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Anthropologie de la douleur - Dr Fabrice Lorin

Dernière mise à jour de la page: 16 nov. 18

 

 

Dr Fabrice Lorin

Psychiatre des hôpitaux

Département douleur, psychosomatique, médecine fonctionnelle

CHU de Montpellier

 

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Divinus est opus cedare dolorum, divine est l'œuvre de soulager les douleurs

 

Étudiez la philosophie! Car la pensée va toujours plus vite que la réalité (Cornelius Castoriadis)

 

Philosopher c’est déchiffrer sur un palimpseste une écriture enfouie (Emmanuel Levinas)

 

Ce travail est en cours et son aspect inachevé donne l'impression d'un catalogue. Un catalogue de logiciels pour une anthropologie de la douleur au 21ème siècle. La curiosité épistémique est le propre de l'Homme. Réfléchir aux liens entre notre société et la douleur, oblige à ouvrir des perspectives au-delà de la médecine classique. Le rapport à la douleur est une expression particulière du rapport à la souffrance, à la mort, à la jouissance. Jeter de la philosophie dans le brasier de la médecine, voilà le projet.

 

D'aucun pourrait penser inutile cette réflexion. La douleur est un symptôme archaïque, un thème en survie, une problématique philosophique sous assistance respiratoire. La science va prochainement la faire disparaître. Elle va éradiquer la douleur comme elle a éradiqué la variole, la lèpre et les épidémies de peste. N'avons-nous pas découvert récemment le gène de la douleur chez une tribu du Pakistan, les Qureshi, dont quelques membres sont insensibles à la douleur? (1) Une mutation commune apparaît sur le gène SCN9A, qui contrôle la quantité d'influx nerveux transitant par les canaux à sodium. Plus récemment c'est le gène PRMD12 trouvé dans 11 familles atteintes d'analgésie congénitale qui ouvre des pistes sur la protéine de la perception de la douleur. Les chercheurs espèrent bien sûr mettre au point un nouvel analgésique, un painkiller (tueur de douleur) avec le secret espoir d'exploser le marché mondial des antalgiques avec un blockbuster: « qui fait exploser le quartier » désigne un médicament phare, du point de vue commercial, dont le chiffre d’affaires atteint le milliard de dollars.

 

Relisons aussi la déclaration transhumaniste: « l’avenir de l’humanité va être radicalement transformé par la technologie. Nous envisageons la possibilité que l’être humain puisse subir des modifications, tel que son rajeunissement, l’accroissement de son intelligence par des moyens biologiques ou artificiels, la capacité de moduler son propre état psychologique, l’abolition de la souffrance et l’exploration de l’univers ».

 

Il convient de rappeler aux honorables chercheurs et transhumanistes que la douleur est essentielle pour nous prévenir des dangers de notre corps (infections, fractures, plaies, brûlures..) et de notre environnement. La douleur est un linéament pour la survie de l'individu et la perpétuation de l'espèce. L'espérance de vie des individus sans douleur, analgique, est considérablement raccourcie.

 

Que la douleur disparaisse un jour ou jamais, il y a néanmoins une réflexion à poursuivre sur notre culture de l'antalgie, le pourquoi, le comment et les conséquences pour l'individu, la société, l'espèce. "Sapere aude", "Ose penser", Aie le courage de te servir de ta propre intelligence! nous dit Kant. Voilà la plus belle devise des Lumières, qui doit inspirer toute réflexion.

 

Cependant la priorité reste le traitement de la douleur. En France, 70% d'une classe d'âge meurent à l'hôpital ou en institution, soit 350 000 personnes chaque année sur 500 000 personnes. Seulement 30% en Suède et 20% aux Pays-Bas décèdent en hôpital/Institutions. Sur ces 350 000 personnes, 80% décèdent sans soulagement de leurs symptômes. Dont 30% sans soulagement de la douleur. Plus de 100 000 françaises et français décèdent chaque année sans traitement de leur douleur de fin de vie. Ces chiffres sont terribles. Ils montrent la priorité du chemin bien avant les développements intellectuels qui suivent. 

 

 

 

Épistémologie

 

Chaque époque de l'histoire de la pensée, Antiquité gréco-romaine, Moyen-âge, Renaissance, Age classique, Lumières, modernité, génère sa vision du monde (die Weltanschauung des romantiques allemands), son épistémè. La douleur est un symptôme et derrière sa théorisation, se dessine justement la vision du monde dans une époque donnée. L'épistémologie (histoire des concepts scientifiques) de la douleur est déjà abordée dans deux autres articles: La Douleur dans la Grèce antique, et Histoire de la douleur : de l’Antiquité à nos jours.

 

Dans l'Antiquité, la douleur est un signe clinique à respecter pour Hippocrate -La vie est courte, la médecine est vaste, l'expérience trompeuse, et l'occasion fugitive- , une expérience subie et non désirée mais à dépasser pour le Sage.

Le christianisme inverse toutes les valeurs. Douleur et souffrance sont un moyen d'honorer Dieu, de lui rendre grâce. La souffrance est une offrande à une transcendance, à Dieu. Elle est comme une justification de notre existence, presque une exaltation: on ne souffrait jamais assez!

 

Le dolorisme est également lié au pessimisme profond qui traverse le christianisme. La finalité des projets, c'est avant tout l'apocalypse! Alors souffrir n'est qu'une mise en jambe de l'avènement de la fin des temps.

 

Le siècle des Lumières et le développement des sciences marquent une rupture avec l'Église. La souffrance va être écrite et publiée. La littérature se féminise, la souffrance sort de l'intime. Mme De Staël, Julie Lespinasse. La souffrance conduit à la création, aux 18ème et 19ème siècles dans la tradition romantique.

 

Au XXème siècle, le religieux s'effondre, pour l'écriture, c'est déjà fait, et surtout on tait sa souffrance. Il ne faut plus la montrer car elle risque de faire contagion et déranger l'autre. Il faut garder les apparences car autrui craint notre souffrance, dans un monde privé de transcendance. Alors la médecine prend le relais; elle prend en charge l'homme globalement, corps et esprit, dans les Centres Anti-Douleur pluridisciplinaires.

 

Maintenant quelle est l'épistémè au début du XXIème siècle? Hypermodernité? Globosphère? La question amène une tentative de réponse. Le projet est ambitieux, n'est-il pas? 

 

 

 

La métamédecine

 

La réflexion doit aller au-delà de la médecine, vers la métamédecine. Mais qu'est-ce donc la métamédecine? D'abord ce que ce n'est pas: le mot métamédecine est parfois employé par les hobereaux d'une harmonie mystique évidemment universelle ou d'une culture new-age. Ce que c'est: un néologisme, constitué du préfixe meta en grec qui signifie au-delà. La métaphysique tente une réflexion au-delà de la physique, une réflexion vers le virtuel au-delà de la matière.

 

La métaphysique est la partie de la philosophie qui recherche les fondements premiers, comprenant en particulier l'ontologie. En philosophie, l'ontologie est l'étude de l'être en tant qu'être, c'est-à-dire l'étude des propriétés générales de ce qui existe. La scolastique médiévale a forgé le terme métaphysique par l'usage, donnant le sens de « au-delà de l'observation scientifique » sous lequel on reconnaît désormais la métaphysique. C'est l'étude des questions fondamentales telle la question concernant l'immortalité de l'âme, l'existence de Dieu, les raisons de l'existence du Mal ou le sens de la vie (le télos), les relations entre l'âme et le corps.

 

La métapsychologie freudienne s'emparait du même projet sur les sciences humaines. La métapsychologie, c'est l'ensemble des concepts théoriques formulés par la psychanalyse. Faute de moyens scientifiques, encore très insuffisants à son époque, Freud décida de laisser de côté l'approche neurobiologique de son temps. Le créatif visionnaire n'a pas toujours les instruments et vérifications de son temps. Il doit improviser et parier sur les procédures du futur. Pour exemple, la théorie de la relativité d'Einstein, n'a été vérifiée scientifiquement que très récemment. Mais on peut avancer une intuitive certitude: les avancées des neurosciences au XXIème siècle auraient probablement passionné Freud! Sans la moindre incompatibilité épistémique: la coexistence contradictoire et hétérogène des deux conceptions de l’âme peut se réaliser sans la dissolution de l’une dans l’autre, sans la disqualification de l’une par l’autre.

 

Comprendre la place de la médecine dans les enjeux humains du futur relève de la métamédecine. Quels seront le sens et la fonction de la médecine du futur? La métamédecine est un sous-ensemble de ce qui s'appelle les métasciences. D'un naturel gourmand, notre réflexion emprunte largement à la philosophie, la sociologie, l'économie, le marketing, la biologie, les neurosciences, la psychologie, la psychanalyse, l'anthropologie, l'éthologie, la cuisine, le bricolage et surtout le footing etc. Depuis Aristote et ses péripatéticiens, jusqu'à Montaigne (1,56 m il inventait s'appeler Montagne) et sa constatation "Tout lieu retiré requiert un promenoir...Mon esprit ne va, si les jambes ne l'agitent", la marche a toujours stimulé la pensée. Maintenant c'est le footing de la pensée. L'éclectisme offre l'image d'un puzzle qu'il reste à rassembler, pièces par pièces, dans l'espoir d'apercevoir quelques lignes de force sous-jacentes. Ce travail est en cours et son aspect inachevé donne l'impression d'un catalogue; un catalogue de logiciels pour une anthropologie de la douleur au 21ème siècle.

 

Nous avons recours aux fragments, fragments de pensées, d'idées, d'intuitions, par opposition à la « grande synthèse germanique » (Kant, Hegel, Marx). Le fragment est un défi à l'ennui, à l'esprit de système, il est un hommage au désordre, une protestation contre le pouvoir. Le fragment refuse de se soumettre à la nécessité d'un ordre du monde. Il est libéral et libertaire. Mais il témoigne de la surinformation, la surcommunication des événements comme des idées, où il devient difficile de se faire UNE idée. Le fragment est le fruit de la profusion, de la curiosité et de la gourmandise. Vive le fragment!

 

L'époque est formidable pour réfléchir, il n'y a jamais eu autant de chercheurs sur la planète, de points de vue variés et inventifs, le monde court alors essayons de l'accompagner.

 

Enfin il y a la langue française avec ses mots étonnants, parfois miraculeux. Comment distinguer souffrance et douleur quand on tombe sur un souffre-douleur. Probablement un homme de peine qui ira un jour chez une fille de joie, rechercher un doux leurre...Recevoir une lettre adressée au « 130 douleurs » pour le Centre Anti-douleur, est touchant et annonciateur d'une consultation dense.

 

 

 

 

La tribalisation des âmes et la marchandisation des corps 


A la mondialisation des objets, répond la tribalisation des sujets (3) (communautarisme); les isolats humains politiques, religieux, ethniques se constituent et s'entredétruisent... Les nouvelles tribus ont des nouveaux totems: les sites Internet sont ces nouveaux Totems autour desquels les groupes humains se rassemblent, fibromyalgiques ou bipolaires par exemple dans le champ médical. La mondialisation génère la marchandisation du corps: trafic d’organes, sexe sur Internet, chirurgie esthétique, délocalisations des soins médico-chirurgicaux.

Nouvelle promesse de réenchantement du monde, la médecine doit supprimer la douleur et ouvrir à la vie éternelle. Au PNB devrait succéder le BNB: Bonheur National Brut. La médecine doit répondre à cette demande que nous pouvons scinder en deux groupes: la marchandisation des corps avec le somaticien, la tribalisation des âmes avec le psychiatre. Marchandisation et tribalisation. Depuis longtemps le marketing a compris cette représentation bicéphale. A titre d'exemple, Mc Donald fabrique une nourriture industrielle (junk food) qui est une marchandise uniforme et universelle; mais les penseurs du marketing ont compris l'importance de la diversité des cultures. Ils ont saisi la tribalisation des âmes. Mc Donald nous propose en Inde des « Mc Maharadja  », en France le « Mc Raclette » ou le « Mc Tartiflette ». Osons imaginer le Mc Bové spécial Roquefort au menu des gaulois moustachus? Mc Do a théorisé cette nouvelle forme de marketing : la « glocalisation » (globalisation locale, un bel oxymore), autrement dit la mondialisation adaptée aux marchés locaux. De ce principe sont nées des recettes que l’on ne trouve que dans un seul pays. 

 

 

 

Le droit à la jouissance: jouer la partition ad lib...

Les faillites de l’espérance politique (religions civiles ou séculières, communisme, nazisme) et de l’idéal religieux (religions révélées, monothéismes), la prééminence de l’individualisme et du narcissisme, la revendication hédoniste et l’exigence de bien-être, ouvrent le droit au plaisir et à la bonne santé, le droit à la jouissance. La locution latine ad libitum, selon son bon plaisir -remarquons l'étymologie commune du ad libitum des musiciens et de libido- devient le slogan du consumérisme. Ainsi le Club Med organise des repas ad libitum, dans lesquels la goinfrerie tient lieu de nouvelle norme.

En 2006, les deux premiers secteurs économiques dans le monde sont la banque-assurance et le loisir (2): l’Homme veut  jouir en sécurité. La médecine participe à la jouissance demandée, avec le traitement des dysfonctions érectiles chez l'homme, les psychotropes, les antalgiques, les THS (Traitement Hormonal de Substitution pour la ménopause) etc. La médecine était un Art. Elle devient un simple service à la personne, parmi d'autres. Elle doit dorénavant optimiser même la bonne santé.

 

Le monde entier doit devenir un espace de loisirs. De Disneyland aux musées d'Art contemporain, des classes modestes aux Bobos (bourgeois bohèmes), le mot d'ordre est au divertissement;  il faut s'amuser. L'impératif est le festif. Les politiques subventionnent Paris-plage, la Techno-parade, la Gay Pride...la domestication des masses permet la réélection. Tout est bon pour éloigner du Réel.

Le monde entier doit devenir un espace de loisirs.

 

 

Brève histoire du bonheur

 

Le philosophe grec Aristote définit que le bonheur, eudaimonia, sera atteint par l’homme vertueux.

 

Le christianisme au Moyen-Age, se détourne de la priorité du bonheur pour définir la vie comme souffrance, souffrance du christ auquel le chrétien doit s’identifier et reproduire. Le bonheur sera plus tard. Après la mort. Au paradis. Dans l’au-delà.

 

Au XVIIIème siècle, siècle des  Lumières, le philosophe Voltaire réfléchit au bonheur et à travers son personnage de Candide nous dit : « il faut cultiver notre jardin ».

 

Le XIXème siècle définit le bonheur comme issue d’un changement politique majeur. La philosophie politique est à son apogée. Le marxisme, le proudhonisme,  l’ anarchisme, le positivisme d’Auguste Comte, toutes ces philosophies promettent le bonheur de l’humanité et de l’individu, à travers leur programme politique. Communisme, socialisme, anarchisme, progrès scientifique apporteront le bonheur aux hommes. 

 

Le XXème siècle, après la seconde guerre mondiale, se tourne vers la psychologie positive de Martin Seligman qui promeut une éducation au bonheur dès l’enfance.

Le XXIème siècle débutant est celui de l’injonction au bonheur, qui a pour fonction d’anesthésier la souffrance sociale (Eva Illouz). Il ne suffit plus d’être heureux, il faut aussi paraitre heureux.

 

 

 

Dualisme ou monisme? Suis-je 2 ou 1? That is the question

Marchandisation des corps et tribalisation des âmes: corps et âme. La conception philosophique dualiste est une constante de PLATON à DESCARTES. La conception dualiste de DESCARTES s'achève dans l'absurdité de la glande pinéale, jonction anatomique entre esprit et corps. 

Les penseurs grecs -le dualisme platonicien- ont séparé au Vème siècle avant JC, la médecine de la philosophie. Terrible hiatus entre philosophie et médecine, dont je pense, nous restons les héritiers appauvris. Certes pour les Anciens, la philosophie était la médecine de l'âme, mais ce n'est plus vrai depuis longtemps. Ne confondons pas la sagesse des philosophes, qui est l'art de vivre dans la vérité, avec la santé mentale des médecins, qui permet d'agir efficacement dans le Réel. Les philosophes ont des difficultés à comprendre la médecine et ses nouvelles avancées scientifiques. Les médecins ignorent souvent la philosophie. Revenons au Yalta entre philosophie et médecine: à HIPPOCRATE, l’étude du corps et des maladies, à ARISTOTE, l’étude du « Génie et de la mélancolie ».

Application pratique: si nous regardons vue du ciel les hôpitaux de Montpellier, nous voyons un corps humain. Discrètement morcelé mais cohérent et assemblé. Membres épars. Œuvre d'un serial-killer sorti du Silence des agneaux? Non. Rationalisme d'architecture urbaine. Ainsi l'hôpital Gui-de-Chauliac est le pôle « Tête et cou/neurosciences », l'hôpital Saint-Eloi est le lieu de soins du ventre (gastroentérologie, chirurgie digestive), l'hôpital Lapeyronie est affecté à la carcasse (orthopédie, rhumatologie), l'hôpital Arnaud-De-Villeneuve soigne la dyade cœur/poumon… Et, bien à l’écart, sise l’hôpital psychiatrique La Colombière pour les malades mentaux. Décidément les maladies de l’âme sont éloignées des maux du corps. La topographie des hôpitaux de Montpellier est superposable aux lieux de soins de nombreuses villes occidentales. 

Derrière ces géolocalisations hospitalières observables par www.mappy.com, nous lisons une application stricto-sensu du dualisme de PLATON à DESCARTES: corps et âme sont séparés! Depuis longtemps. Si SPINOZA était né 2000 ans avant, la santé serait de nos jours organisée différemment.

Chez les Grecs, l’Homme est constitué du Noûs, du Thumos et de l’Epithumia. Le Noûs : c’est l’esprit, la partie la plus haute et la plus divine de l’âme, l’intelligence pour Platon, la tête. Le thumos, c’est le thorax, le cœur, la volonté le sens de l’honneur, le soldat, le courage, le siège des passions. De là vient la thymie ! L’humeur. L’Epithumia, le ventre, le lieu des désirs, des pulsions. Nous voyons que Freud a bien emprunté pour bâtir sa deuxième topique constituée du surmoi, du moi et du ça. Cependant les stoïciens ont une représentation moniste de l'âme et du corps. 

L'apôtre PAUL, Saul de la tribu de Benjamin et élève du Rabbin Gamliel, Paul est l’inventeur du christianisme, il précise le lien entre la chair et la vie spirituelle. Il n'est pas comme PLATON, un adepte du pur Esprit. La chair, la sarks en grec (être de chair et de sang), c'est l'humanité toute entière et toute chair verra le salut de Dieu. PAUL est moniste juif. Il voit une continuité entre esprit et chair, entre vie et résurrection. Il compare l'incroyable de la résurrection à la graine en terre qui ne peut imaginer la plante au-dessus du sol qu'elle deviendra et le monde autour. L'homme est comme la graine. Plus récemment le théologien Joseph RATZINGER en 1985 confirme le monisme de l'église catholique:« La redécouverte de la liturgie rime avec la redécouverte de l'unité de l'esprit et du corps » (Joseph Ratzinger, Discours Fondateurs, Fayard). Préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi, il est devenu plus connu sous le nom de BENOIT XVI, élu pape en 2005. Les Kabbalistes ou mystiques juifs ont aussi une conception moniste; il n'y a pas de différences absolues entre l'Esprit et le Corps, la pensée et la matière, ce ne sont que des différences de degrés, des différences relatives. 


Le dualisme fait un étonnant retour, alors que les neurobiologistes le jetaient aux oubliettes de l'Histoire, avec « L’erreur de Descartes  » et l'unicité de l'Homme (le monisme) enfin confirmé par les neurosciences (4), et déjà annoncée par le moniste FREUD. Je déprime parce que mes transporteurs cérébraux de sérotonine sont insuffisants, une grève des camionneurs de la sérotonine. La sérotonine est le neuromédiateur du bien-être, c'est elle qui procure « que du bonheur » comme dans l'état amoureux. L'IRM cérébrale fonctionnelle montre que nos émotions positives, comme le bonheur, siègent dans le lobe préfrontal gauche, aussi lieu de l'anticipation et de l'imagination. Quand je délire, mon système dopaminergique s'embrase et s'active à l'excès dans les régions frontales. Mais la même dopamine est le principal agent de mon insatiable curiosité pour le monde, mon énergie hyperactive, mon goût pour les voyages ou les idées nouvelles, ou enfin mes addictions: j'ai une satisfaction dopaminergique quand mon circuit du plaisir et de la récompense est bien fonctionnel, mon Nucleus Accumbens Septi est au top. Les toxicomanes et malades alcooliques surutilisent ce système dopaminergique de la récompense. Ah cette peinture est si belle avec de bonnes décharges d'opioïdes endorphiniques rapides. Nous retrouvons la Nature qui constitue l'Homme et ses liens avec la culture. Il existe un continuum et non plus une césure entre l'âme et le corps. Les interactions sont incessantes. FREUD situait d'ailleurs l'inconscient en place d'intermédiaire entre âme et corps. 

Baruch SPINOZA, d'abord héritier de DESCARTES et du rationalisme continental, a conçu un monisme original et opérant; le problème corps-esprit est à considérer comme « une seule et même chose, mais exprimée de deux manières ». SPINOZA élimine toute finalité de la Nature, toute planification intentionnelle. Son monisme intégral fournit un cadre de pensée satisfaisant pour les neurosciences et les avancées en biologie, sciences cognitives, sciences physiques et chimiques. Même son déterminisme absolu rend possible une liberté par la connaissance et laisse de côté le fumeux libre arbitre à ses illusions. Pour SPINOZA, savoir qu'une douleur est due à telle cause, ce n'est pas du tout la même chose que de me croire malade parce que je suis maudit, puni pour mes fautes, mis à l'épreuve par la volonté de Dieu « ce refuge de l'ignorance ». Si je comprends le processus par la connaissance et le savoir, je cesse de le subir en aveugle. Je deviens pleinement vivant et je participe à l'activité de Dieu Nature, Deus sive natura. Il avance dans l'Éthique que «la douleur est le passage à un état de moindre perfection». La douleur, la souffrance ne sont jamais bonnes par elles-mêmes : le spinozisme s’oppose et à l’ascétisme et au dolorisme. Pour SPINOZA, l'homme est animé du conatus, cet effort de persévérer dans notre être, l'augmentation de notre puissance d'agir ou de penser. Le corps cherche l'utile et l'agréable, l'âme recherche la connaissance pour elle-même. Le conatus rejoint le concept d'élan vital des psychiatres, ou de désir des psychanalystes. La dépression est la faillite du conatus. Le philosophe juif d'Amsterdam était un intellectuel solitaire, exclu de la communauté juive, il polissait des lentilles pour télescopes afin de gagner sa vie; il a bouleversé la pensée et inventé la modernité. 

Mais les dualistes posent la question de la liberté de l'homme. Si l'homme est lié et aliéné à son corps, il n'est plus libre, il perd la liberté de sa conscience. Pourtant chaque jour, nous faisons -ou nous croyons faire- l'expérience de la liberté. Les dualistes accusent les monistes d'être liberticides. Pas moins.
Mais pas si simple, car la seconde conséquence de ce débat tourne autour de la question de l'inné et l'acquis. Dans un superbe paradoxe, les dualistes apparemment « libertophiles » épris de liberté, de PLATON à DESCARTES, ils sont pour la prééminence de .....L’inné! Le métèque stagirite ARISTOTE, fils de son père le médecin NICOMAQUE, est le premier à insister sur la notion d'expérience de l'Être humain et l'importance de l'acquis. 

Le débat entre les innéistes et les empiristes est lancé depuis l'Antiquité grecque. Actuellement ce débat inné/acquis se déplace sur les proportions entre la fixité génétique et la variabilité épigénétique. A suivre.

 

Henri Atlan distingue 3 illusions scientifiques: l'illusion du libre arbitre, l'illusion de la connaissance totale, illusion du tout génétique. Il cite les Maximes des Pères, les Pirké Avot, et la tradition talmudique qui énonce "Tout est prévu mais la liberté nous est donnée".

 

La culture occidentale est au fond dualiste, entre santé (du corps) et spiritualité (de l’âme si elle existe…). En Chine, le dualisme n’existe philosophiquement pas, la pensée chinoise, essentiellement d’inspiration taoïste dans ce domaine, se conceptualise dans « l’entre deux ». En médecine chinoise, si la question est comment énergétiser sa vie, la réponse sera de permettre le changement. Comment augmenter son potentiel vital, se défaire de toutes les fixations, pour remettre en mouvement sa vie, car le mal (en Chine) c’est l’obstruction; vivre c’est faire circuler.

 

Au XXème siècle, le philosophe LEVINAS réinterroge les concepts de liberté et de déterminisme à travers une confrontation de la philosophie grecque et du judaïsme. Si ses thèmes connus sont le visage, la responsabilité, la réflexion de Lévinas trouve ses sources dans la philosophie, plus précisément la phénoménologie, et dans le judaïsme. Deux sources qui se nourrissent et s’interrogent l’une et l’autre. Sa phénoménologie est une phénoménologie de la Révélation et de la gloire de Dieu, et s’appuie sur le dieu juif qui n’est pas le dieu chrétien. Le dieu juif n’a pas été incarné et cela importe dans la description de la transcendance. Lévinas veut faire une critique de la philosophie de l’être de Heidegger, à partir du judaïsme. Faut-il partir du Dasein ou partir de l’être juif ? Il fait du judaïsme une catégorie ontologique. Si l’être juif est une catégorie de l’être, c’est associé à deux thèmes : le thème de la persécution. C’est la persécution de la subjectivité de la personne, dans ce qu’elle a de plus unique, on ne persécute pas des choses ni des idées. Le second  thème est que L’être juif au commencement n’est pas libre, il est déjà habité par une alliance et par une élection. Il est précédé dans l’être par une parole qui l’appelle et le fait responsable. La Grèce est la rigueur du concept, de la raison, mais avec l’être juif il y a un autre point de départ. Le bonheur de l’homme n’est pas dans la liberté mais dans l’obéissance à une idée supérieure à lui. La liberté procède de l’obéissance à la transcendance. L’obéissance à Dieu, dans laquelle j’abandonne tous mes pouvoirs de sujet, paradoxalement m’élève et m’inspire. La liberté procède d’une obéissance hétéronome, pas autonome. Cette obéissance, loin de m’aliéner, me libère ! La vraie liberté c’est dans l’obéissance et non dans la liberté totale de l’homme face à lui-même. L’obéissance a la même racine étymologique que l’écoute. Cette obéissance me fait advenir à ce que je suis dans ma profondeur la plus singulière. C’est une élection.

 

 

 

La douleur et les rituels initiatiques

Après les deux guerres mondiales, l’ombilic des valeurs occidentales devient la peur de la mort et de son paradigme: la souffrance. Notre société est algophobe (peur de la douleur), pacifiste et maternelle. 

Dans les sociétés traditionnelles, l'éducation de la douleur constitue un passage obligé de l'éducation des jeunes gens. Et spécifiquement de l'éducation des garçons. Les rituels d'initiation insistent sur le courage et la bravoure, identifiés à la résistance à la douleur. Supporter la douleur, c'est appartenir à la classe des hommes, affirmer la différenciation sexuelle. L'éducation de l'insensibilité des garçons, pouvait aussi prendre sens dans la défense du territoire. Que sont les territoires ancestraux devenus?

Si l'éducation par la douleur nous apparaît comme une conception dépassée, une vision archaïque machiste et barbare, faut-il voir une relation entre la culture de l'égalité des sexes, caractéristique de la société libérale, et la culture de l'antalgie et de l'anesthésie? Dans les sociétés traditionnelles, la différence des sexes est le résultat d'un processus ritualisé, permettant à l'homme de faire face à la sexualité féminine et jouer son rôle dans la reproduction. Mais cette sexualité naturelle devient surannée puisque même la procréation in vivo évolue vers le in vitro.

L'abolition du mal, l'anesthésie de la douleur, ouvrent sur une fiction d'une terre sans mal et d'un corps sans affliction. Maintenant nous élevons nos enfants dans du coton et nous cherchons à leur épargner toute douleur physique, toute souffrance morale.

 

 

L'automutilation, un paradoxe?

Mais le paradoxe resurgit: les scarifications, tatouages, piercing, happy slapping, automutilations et suicides sont en recrudescence chez les adolescents. Pourquoi ? Nouveau rituel initiatique ? Algolagnie (plaisir de la douleur) ? Interpellation brutale de nos Valeurs ? Impasse de la Transmission ?...

Rappelons que la Bible interdit les scarifications, dans le Lévitique 21-5:

« Ils ne se raseront pas la tête, ils ne raseront pas les coins de leur barbe, et ils ne feront pas d’incisions dans leur chair »


Paul VALERY disait que « Le paradoxe, c'est le nom que les imbéciles donnent à la vérité ». L'automutilation est une réalité et une vérité.

Le pédopsychiatre Maurice CORCOS rappelle qu'aux États-Unis, l'incidence des automutilations a presque doublé en 20 ans. En France, aucune étude épidémiologique n'est capable de chiffrer précisément cette pratique pathologique, mais les automutilations seraient de plus en plus nombreuses, de l'ordre de quelques dizaines de milliers par an. Ces pratiques s'exerceraient principalement chez les filles, et de façon de plus en plus précoce. Les automutilations sont les écorchures, les coups, les morsures, les brûlures, l'arrachage des ongles ou des cheveux (trichotillomanie), mais aussi l'anorexie ou la boulimie, et les conduites toxicomaniaques. 

La jeune génération n'arrive pas à contenir la souffrance dans la tête. Au lieu d'exprimer par la parole une anxiété ou un désarroi, les adolescents utilisent maintenant leur corps. Paradoxe total dans une époque de verbalisation instantanée, permanente (téléphone portable, texto, MSN...) et ubiquitaire. On se parle sans arrêt. Depuis DOLTO, jamais les enfants et adolescents n'ont autant eu le droit à la parole, dans les familles comme dans les structures scolaires. Alors, parler sa souffrance est-ce suffisant? Les parents ont du mal à voir la souffrance de leur enfant, parce qu'elle les fait eux-mêmes souffrir, mais aussi parce qu'elle les renvoie à leur propre souffrance.

A l'inverse Philippe JEAMMET pense que l'automutilation représente une tentative de reprise de la maîtrise de sa vie par l'adolescent, tenter de s'appartenir face à une situation d'ouverture sur tout, de possibles sans fins et sans limites préalablement données par des parents généreux et croyant bien faire.

 

 

Modernité et exigence d'autonomie

Par un tout autre chemin, le mathématicien Olivier REY le rejoint lorsqu'il avance que la modernité introduit l'exigence d'autonomie. La modernité serait un passage de l'hétéronomie (la loi reçue du dehors) à l'autonomie (l'homme est créateur de la structure dans laquelle il s'insère). Ce passage a deux étapes: remplacement des autorités traditionnelles imposées par des autorités librement choisies, puis se défaire de toute Autorité pour être soi (5).

En médecine, la question se pose pour les pathologies mentales dites modernes comme les automutilations, ou l'hyperactivité de l'enfant TDAH, d'un inachèvement de ces 2 étapes, ou d'une impossibilité à les franchir. L'un s'autodétruit et l'autre est inattentif car il bouge en tous sens.

 

 

Les Lumières, obscure clarté

Les Lumières sont un mouvement d'idées, né au XVII ème siècle avec HOBBES et LOCKE, et qui s'est épanoui au XVIII ème. L’idéal de progrès des Lumières se révèle d’un optimisme naïf. Ou plutôt Les Lumières ont oublié l'ombre. La part d'ombre des Lumières, c'est l'homme. Il y a trois oublis: l'animalité/violence, la sacralité/croyance, l'appartenance/tribalisation (3). L'homme est un animal, l'homme a besoin de sacré, l'homme veut appartenir à un groupe, un clan, une tribu, un pays, une religion, une famille... Au XVIII ème siècle, les philosophes des Lumières pensaient l'Universel. Le progrès social, éducatif et scientifique résoudra tous les problèmes, les difficultés physiques et psychologiques, matérielles et morales. 

Les Lumières annoncent l'affranchissement de l'Homme et l'avènement de sa liberté par la culture. La culture est le moyen d'extraire l'Homme de son animalité, l'extraire de la Nature. Par conséquent la génétique moderne mine le terrain des Lumières, par son déterminisme sous-jacent.

Dans l'esprit des Lumières, les hommes cherchent -par la raison, la culture et la discussion- la vérité de la réalité. La politique est à l'envers des Lumières: elle manipule la réalité, dans les démocraties comme surtout dans les dictatures.

Les philosophes des Lumières étaient les héritiers d'un prosélytisme chrétien, plus exactement paulinien (L'apôtre Paul).

On considère classiquement qu'il y a eu quatre humanismes dans l'histoire: humanisme grec stoïcien, humanisme chrétien, humanisme de la Renaissance (MONTAIGNE), et humanisme des Lumières. 

 

 

L'avenir d'une pulsion, au 21ème siècle

Un siècle après FREUD, les pulsions ont bien évolué ou plus exactement leurs expressions se sont radicalement transformées. C'est une première piste, articulée autour du bouleversement actuel de la pulsion. 

Depuis toujours, la société a eu pour raison d'exister et de croître, la domestication des pulsions humaines. A l'heure actuelle, l'homo pulsionnel advient au nom de la liberté individuelle (4). On peut et on doit jouir de presque tout. Les perversions n'ont jamais été autant promues. Exhibitionnisme, voyeurisme, échangisme, fétichisme, multisexualité etc. Les sites consacrés à la zoophilie explosent sur le Net. En dehors de la pédophilie et du cannibalisme, un boulevard pervers s'ouvre au nom de l'épanouissement de l'individu, de la Liberté, du Droit et de la démocratie. 

La société doit se sentir suffisamment solide pour s'ouvrir ainsi aux pulsions. Certains prédisent la disparition de la culpabilité dans le futur, point final à la période judéo-chrétienne (2). 

En même temps, le « surf » prospère, surf sur Internet, surf sur la mer, sur le goudron, sur la neige ou dans les airs, toute une culture de la souplesse et de la glisse fait flores. Mais n'est-ce pas plutôt une manière de ne pas se colleter avec la réalité? Le surf devient une stratégie et une pratique de l'évitement. S'ouvrir à la pulsion, c'est risquer la sauvagerie, la barbarie, la guerre ou l'autodestruction. FREUD parlait de pulsions de mort dès 1917. Ne sont-elles pas à l'œuvre dans les automutilations?

 

 

 

 

Technosciences et toute-puissance

D'un côté nous évoluons vers une domination de la technoscience, les outils techniques mis à disposition n'ont jamais été si nombreux, si faciles. Grâce à eux l'homme devient nomade ubiquitaire, un portable à la main, en déplacement incessant, atteint de bougisme aigu, connecté au monde 24h/24. De l'autre, ce retour aux pulsions nous réinscrit dans la Nature, notre nature animale et profonde. Léo STRAUSS disait que « la science est la colonne vertébrale de l'Occident ». La science se sent elle si solide qu'elle puisse dorénavant autoriser l'homo pulsionnel? 

En fait la science a changé. Elle avait autrefois un rôle de contenant social, de progrès raisonnable. Maintenant la science est une machine à rêver. Elle propose le rêve. Elle fournira le rêve. Elle apportera l'énergie propre en quantité infinie (fusion nucléaire), elle pourvoira à nourrir l'humanité, elle guérira les maladies, elle modifiera notre génome, elle nous reproduira à l'identique. Elle vaincra la mort et nous offrira l'immortalité. Les Transhumanistes ou « immortalistes » élaborent une « ingénierie du paradis ». Ce fantasme d'amélioration de l'homme par la technique n'est pas nouveau. Un homme artificiel. Dans l'Antiquité grecque, Homère l'évoquait déjà dans le 18ème Chant de l'Iliade: le dieu boiteux des forgerons, Héphaïstos, construit une nouvelle armure à Achille, après la mort de Patrocle. Une armure avec un bouclier digne de Star Wars. Enfin il construit des robots! Nous étions dans la mythologie, dans l'imaginaire et la fiction.

 

 

 

Le transhumanisme donne l'espoir d'une vie physique éternelle alors que le 20ème siècle démontre la fin de la vie spirituelle éternelle. Avec la destruction du religieux,  la vie éternelle disparaît. C'est la première fois dans l'histoire de l'humanité, que l'homme est directement face à sa propre finitude. Alors l'espoir se porte sur le transhumanisme. Avant, on se tournait vers Rome, La Mecque ou Jérusalem. Dorénavant, nos regards se tournent vers la Silicon Valley. Mais en réalité, actuellement, l'espérance de vie baisse considérablement: avant un homme vivait 50 ans puis il avait la vie éternelle. Maintenant il vit 80 ans mais sans vie éternelle.


Au 21ème siècle la science est dans le Réel, dans le champ des possibles. Elle est prise dans le mouvement de la pulsion, d'une pulsion particulière, la Toute Puissance. Elle n'est plus une berge contenante et rassurante, voire une berge inaccessible et imaginaire. La science est dans le flot pulsionnel, elle l'accélère. Elle excite la fantasmatique humaine. Vous le voulez? Vous l'aurez! Tout évolue. Très vite. Ainsi le dualisme de DESCARTES se transforme: le binôme corps/âme devient un duo corps/machine. L'Homo prothesus sort du laboratoire. Mais la Toute Puissance ou le pouvoir ne signifient pas la maîtrise. Au contraire.

La Toute-puissance n'apparait pas que dans les technosciences. La philosophie péremptoire peut y faire belle figure. Un exemple de Toute-puissance géniale nous est apporté par Jean-Paul SARTRE. En 1948, il affirme avec l'assurance et l'aplomb du narcissique que «  Rien ne peut donner du dehors, de la douleur à la conscience ». L'homme est libre de souffrir ou de ne pas souffrir. L'approche existentialiste de la douleur laisse rêveur.

 

 

 

Intime et extime

La femme ouvre une autre voie de réflexion. Le bouleversement est survenu au 20ème siècle avec l'avènement de la parole des femmes. L'éducation, le travail, l'égalité des droits civiques et civils, l'autonomisation financière, tout concourt à la montée de représentations singulières, une sémiologie de genre, le monde des femmes en l'occurrence. 

Quelles sont les conséquences dans le champ médical qui anticipe d'ailleurs le champ politique? Des différences réelles. Je partirais d'une hypothèse réductrice mais fonctionnelle. Il y a l'intime et l'extime. L'intime est définit: ce qui est le plus en dedans, le plus intérieur, le fond de. En latin, intimus est rattaché à intus, décalque du grec entos: l'intérieur du corps, en retrait, en deçà. Toujours en latin, l'extime signifie: placé à l'extrémité, ce qui est au bout, le plus éloigné. L'étymologie reste d'ailleurs obscure. Le mot ex-time a-t-il été formé comme son contraire, ex au lieu de in ? Sur le modèle d' in-terne/ex-terne ? Quoiqu'il en soit, l'avènement de la parole des femmes nous ouvre vers l'intime. Le monde intérieur. Les hommes sont remarquablement plus à l'aise dans l'extime. Psychologie, communication indirecte allusive et implicite, monstration du corps, cet univers autrefois plus cloisonné fait irruption aussi dans le champ médiatique. Avec de nouvelles déclinaisons en cascade, la téléréalité, la presse people, la mode, les magazines santé, Facebook etc. L'intime est mis en scène, exhibé naturellement. 

Ceci étant définit, je croise ces caractéristiques comportementales et sexuées avec une autre donnée apparemment étrangère qui est la suivante: depuis la seconde guerre mondiale, il persiste une énigme épidémiologique: pourquoi les chiffres de la dépression, maladie essentiellement féminine, explosent? Épidémie? Souffrances? Conditions de vie difficiles? Drames humains? Et la question peut se répéter à l'identique pour la douleur. Dans mon hypothèse, douleur et dépression n'auraient pas augmenté en valeur absolue depuis 1945 car le monde occidental n'a jamais été autant pacifié, le niveau de vie aussi élevé, l'espérance de vie aussi longue etc. Mais le verbe des femmes exprime haut et fort la douleur physique et la souffrance morale. Un porte-voix fantastique. Les automutilations sont d'ailleurs bien plus fréquentes chez les jeunes filles. Là encore, expression corporelle et féminine d'une souffrance psychique. 


La douleur de l'homme réflexif

Autre piste issue des sciences sociales: la douleur chez l'homme réflexif. L'homme réflexif est l'homme qui réfléchit et qui agit. Il est le modèle dominant en ce début du 21ème siècle. 

Tout d'abord petit rappel d'histoire. Après Homo habilis, Homo erectus, Homo sapiens, nous arrivons à la doctrine Hippocratique au 4ème siècle avant JC, de l'homme humoral (les 4 humeurs). Puis l'homme est chimique au 18ème (LAVOISIER), électrique au 19ème, inconscient au 20ème avec FREUD, collectif et prédéterminé avec MARX ou les structuralistes etc.

Maintenant l'homme est doublement dessiné: d'une part l'homo geneticus fruit des extraordinaires avancées de la génétique et de l'espoir d'immortalité induit par le clonage et d'autre part l'homo réflexif. Le déterminisme est écrasant pour l'homo geneticus. Au contraire la liberté est entière pour l'homme réflexif. Après l'homme inconscient de FREUD, l'homme réflexif est un retour au sujet rationnel, qui raisonne, qui maximalise ses intérêts, qui, à partir de ses croyances et de ses préférences, choisit les options qui servent au mieux ses souhaits et ses désirs. Yves MICHAUD parle du court-termisme chez les adolescents, une stratégie de liberté maximum à tout moment, tous les possibles sont ouverts; le téléphone portable renforce cette indétermination hédoniste. Se monter des plans à court terme et si un plan ne marche pas, on en monte un autre. C'est la culture du zapping opportuniste. Les possibles se multiplient et les choix deviennent aléatoires tant les possibles sont innombrables, comme les morceaux de MP3 sur le lecteur. C'est la culture de la fonction shuffle (battre les cartes en anglais) ou du random (au hasard). Perdu dans la multiplicité des possibles, la nécessité d'avoir des repères s'affirme et la demande de coaching prospère... 

Revenons à notre individu rationnel, il agit, totalement conscient des moyens qu'il emploie pour parvenir à ses fins, nous sommes dans la rationalité instrumentale. (Pour compléter les définitions, La rationalité axiologique définit un sujet mû par des valeurs, des déterminismes psychologiques, historiques, un sujet engagé dans la troisième voie, entre déterminisme et rationalité). Avec l'homme réflexif, le sujet est au premier plan. Alors que le modèle déterministe marxiste dissout le sujet et écrase la liberté d'action au profit de la seule stricte égalité entre les hommes, le modèle rationaliste a la faveur des économistes, déclinaison secondaire de l'homo economicus. En gros l'Égalité est la priorité du socialisme, et la Liberté, la priorité du libéralisme. 

Le modèle de l'homo economicus vient bien sûr de l'économie et il veut grignoter les sciences humaines et tout expliquer. Mais existe-t-il ce sujet entièrement rationnel et transparent à lui-même? L'Homo economicus est par définition un être économique moyen, rationnel et calculateur, parfait modèle censé représenter des marchés potentiels. D'après la théorie, il est isolé et il ne fait que des choix rationnels pour maximiser ses gains, ses plaisirs, ses préférences. Mais contrairement à la théorie de départ, l'expérience nous montre qu'il est doué d'émotions et influencé par d'autres individus. La théorie était parfaite mais l'humain vient encore glisser de l'imprévisible, de l'incompréhensible. Damned. Le modèle dysfonctionne, et les flops commerciaux se concrétisent.

Une nouvelle science se développe: la neuroéconomie. Elle démontre par exemple que dans une négociation contradictoire, l'agent peut avoir un comportement paradoxal: il ne cherchera plus à maximiser ses gains mais il voudra punir l'adversaire, et compenser ainsi sa frustration à une proposition jugée indécente. Quitte à perdre, autant évacuer mon agressivité et détruire l'autre, qui m'a méprisé. Les deux adversaires vont s'entre-détruire et se faire perdre avec une réciprocité touchante. Il n'y pas que la stratégie win-win (gagnant-gagnant) qui existe, il y a parfois le lose-lose (perdant-perdant). Le plaisir peut être dans la vengeance. La vengeance est un plat qui se mange froid. Mais au TEP Scan, ça chauffe: une région particulière du cerveau, l'insula, s'allume beaucoup. Cette zone est associée au dégoût et aux sensations négatives. L'état émotionnel guide donc la décision de l'homme économique. C'est un scoop. Quel sera le prochain modèle théorique de l'Homme? L'Homo juridicus tient la corde, casaque jaune toque bleue... 

Mais poursuivons notre déambulation à travers le magasin des praxis: les psychothérapies cognitivistes font appel aux moyens et aux capacités de l'homme réflexif. Les Thérapies cognitivo-comportementales -TCC- s'inscrivent dans cette logique. La méditation pleine conscience également.

Et la douleur? Le traitement de la douleur doit répondre aux souhaits de ce sujet réflexif, à sa demande d'optimisation de la non-douleur, au droit au plaisir, à la bonne santé et à la jouissance. VOLTAIRE disait: « J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé ». Maintenant l'homme dit: « J'ai le droit d'être heureux parce que c'est bon pour la santé ». L'automédication antalgique vient répondre dans l'instant à cette demande. 

Deux conséquences sont visibles à l'hôpital: la fréquence des céphalées d'origine médicamenteuse avec hospitalisations pour sevrage des antalgiques, la moitié des greffes de foie en Grande-Bretagne concerne des patients ayant eu une hépatite toxique au paracétamol.

 

 

Compassion ou empathie: le choix des mots

La compassion vient directement du latin cum patior, et signifie souffrir avec. Son équivalent en grec, est sympathie. D'où vient l'empathie? L'empathie est inventée en 1909, en langue anglaise, à partir de sympathie mais avec une nouvelle dimension, la profondeur. L'empathie introduit l'éprouvé en dedans, l'intime, la résonance intérieure. L'infléchissement sémantique est manifeste. Nous passons de la 2D à la 3D, du système plan à la vision en relief, du Moyen-âge à la Renaissance. D'une compassion latine catholique bien-pensante et distante, à un corps-à-corps du nouveau Monde. Le choix des mots encore une fois est déterminant.

 

 

 


Douleur, compassion et lien social: une question de philosophie politique

La compassion pose d’abord la question de l’humanité. Qu’est-ce qui définit l’être humain par rapport aux animaux par exemple? Aristote dit que l’Homme, c’est l’animal qui pense et qui parle : zôon logikon. Mais que faisons-nous des êtres qui ne parlent pas ou ne pensent pas ? Les autistes, les déments, les infirmes, les handicapés…Sont-ils des Hommes ? Devons-nous les secourir?

Petite philosophie de la pitié: La question de la pitié, de la compassion est une grande question philosophique. Les stoïciens puis SPINOZA, NIETZSCHE et Hanna ARENDT détestent la pitié. DERRIDA écrit que le débat au sujet de la pitié est le grand débat contemporain. Dans un magnifique roman, Stefan ZWEIG nous avertit des risques de la « pitié dangereuse ». A l’origine le christianisme promeut ce soutien aux faibles et à la pitié. Le débat est ensuite explicite entre ROUSSEAU et VOLTAIRE. ROUSSEAU fait de la pitié, non seulement d’homme à animal mais d’animaux entre eux, le cœur même des relations de vivants à vivants ; et il dénonce la philosophie ou un certain type d’usage de la rationalité comme déshumanisant ce rapport fondamental à la pitié. Le philosophe est celui qui va se raisonner pour laisser mourir un homme de faim sous sa fenêtre sans que cela l’empêche de dormir. Bien que combattu par l’église, DARWIN en est le plus proche dans sa défense des faibles. Il pense que la sélection naturelle a sélectionné des comportements anti sélectionnistes, des comportements hypersociaux. L’évolution a sélectionné des instincts sociaux, des instincts de sympathie, qui peu à peu, se sont élargis aux infirmes, aux faibles, aux pauvres et jusqu’aux animaux. C’est « l’élargissement du cercle de la compassion ».Jusqu’à quels animaux ? Les vertébrés ? les mammifères dont Freud disait qu’ils ont en commun avec nous la terrible césure de la naissance.

La culture de l'anesthésie pose la question du lien social, de son évolution du collectif vers l'individualisme, et du déplacement des nouvelles compassions. 

Au départ, la douleur est une expérience solitaire, elle ne se partage pas, elle exprime l'individuel par excellence. Cependant le cri de douleur est probablement le plus fort signal que l'homme soit capable d'émettre et pas seulement en décibels. La douleur fait donc partie des moyens de communication de l'espèce, communication du monde des vivants, tant dans le règne animal que dans le règne végétal. 

La douleur peut donc se partager et déclencher de l'émotion chez l'autre. Le siège de l'empathie a même été localisé dans le cerveau, sur le girus cingulaire antérieur, à proximité immédiate de la projection corticale de la douleur. Cela explique que quand autrui vous raconte ou vous exprime sa douleur, nous pouvons immédiatement la ressentir dans notre corps, une sorte de transitivisme. « Celui qui parvient à se représenter la souffrance des autres, a déjà parcouru la première étape sur le difficile chemin de son devoir » explique Georges DUHAMEL, chirurgien pendant la guerre 14-18 puis écrivain. 

Les neurosciences ont éclairé la capacité d'attribution ou théorie de l'Esprit, qui survient vers l'âge de 4-5 ans. L'enfant peut se représenter les états mentaux de l'autre et leurs différences avec les siens. Le petit d'homme est le seul primate qui peut traiter les états mentaux intentionnels de l'autre. C'est un lien intellectuel. Dans un second temps, il peut ressentir de l'empathie voire de la sympathie, c'est-à-dire un lien émotionnel à l'autre. L'autre comme soi-même. L'empathie apparait très tôt chez le nouveau-né: à la crèche, si un bébé pleure, les autres vont suivre! Si nous supprimons la douleur, nous évoluons vers une culture de l'anesthésie, qui chemine vers l'individualisme. Si tu as mal, ouvres donc ta pharmacie, choisis et avales les médicaments nécessaires, mais ne me déranges plus. La souffrance de l'autre bouscule maintenant notre bien-être. Et les compassions -cum patior=souffrir avec- se déplacent. 

Devant l'importance des dons pour le téléthon, le tsunami, les restos du cœur, l'attention portée au climat, aux SDF, certains évoquent « la vague compassionnelle », ou « la démocratie compassionnelle ». Mais en réalité, si ces campagnes prennent et que d’autres, comme le Darfour, ou les victimes du tremblement de terre au Cashmere, ne prennent pas, si tant de gens continuent de mourir du paludisme, de la bilharziose, de la faim, de la misère, de la dictature de par le monde, c’est que nos sociétés ne sont compassionnelles que par égoïsme. Les maladies génétiques et le Sida touchent les riches comme les pauvres. La précarité peut toucher chacun d’entre nous et le tsunami a concerné des touristes occidentaux en grand nombre. Le climat ne nous concerne que depuis que nos zones tempérées sont menacées de températures dont souffrent des milliards d’hommes depuis des siècles. 

Il faut vivre avec cet égoïsme généralisé, et tenter d’en faire une source d’altruisme intéressé(2). Une générosité égoïste.

La douleur physique n'entraine pas une grande compassion. Un Algothon ne marcherait pas. La souffrance morale du pauvre, du ruiné, du malade, du blessé, ouvre à plus de compassion et d'empathie. Comme on mesure la douleur avec l'échelle de la douleur, on pourrait mesurer la compassion. Et rendre ainsi transcendant, c'est-à-dire mesurable, une expérience intime immanente, non mesurable. 

 

Empathie des médecins: Allo? Allo ? Pas de réponse...

 

Une étude américaine, parue dans NeuroImage en 2010, montre que face à la douleur de leurs patients, « les praticiens ont appris à gérer leurs émotions pour garder la maîtrise de la situation ». Le neurobiologiste Jean Decety, de l'Université de Chicago aux États-Unis, et des chercheurs de l'Université nationale Yang Ming à Taïwan, ont présenté à une trentaine de personnes, des médecins ou des personnes «témoins» n'appartenant pas au secteur médical, des images de personnes piquées. Au même moment, la réaction électrique la plus précoce de leur cerveau était mesurée par électroencéphalogramme.


Résultats : une différence, immédiate, est apparue : le signal de la perception de la douleur chez autrui qui est détecté après un dixième de seconde chez les témoins, faisait défaut chez les médecins. Ce signal, qui était aussi proportionnel à la douleur estimée chez autrui, n'était paradoxalement plus induit chez des personnes habituées à travailler avec des personnes souffrantes.


Jean Decety indique que « ce contrôle implicite très précoce de l'empathie des médecins est probablement acquis au cours des études médicales puis de l'expérience clinique ».
Dès lors ce résultat pourrait permettre d'expliquer pourquoi les médecins ont été si souvent accusés d'être insensibles à la souffrance de leurs patients et pourquoi cette douleur a été si longtemps négligée par la médecine.

 

Il reste à étudier la douleur morale ressentie par les médecins, face à des situations tragiques, de maladie grave, de handicap ou de décès vécus par leur patient.

 

 

Souffrance et victime

La souffrance revient au premier plan en sociologie et comme préoccupation de la philosophie morale. Depuis dix ans une nouvelle théorie de la souffrance voit le jour (6). La simplification est en route. 

Si je souffre, c’est qu’ « on » me fait souffrir. « On » évidement ce ne peut pas être moi-même ! Mais qui donc alors ? Réponse : la société, le supérieur hiérarchique, le conjoint, le bourgeois, le blanc, le noir, le juif, l’arabe, le moustachu, l’autre etc. Parfois il y a cumul des mandats : un conjoint multicolore moustachu supérieur hiérarchique et acteur social. Le raisonnement devient binaire, avec d’un côté les méchants forcément pervers narcissiques et de l’autre les gentils forcément victimes innocentes. Michel SCHNEIDER dit avec lucidité que « La plainte est la forme douce et socialisée de la haine ».

Les raisonnements binaires sont dangereux car ils postulent l’existence de bouc-émissaires. Les conceptions binaires et manichéennes peuvent ouvrir au totalitarisme. Il suffit de relire l’Histoire. 

Prenons l’exemple du harcèlement moral. Bon garde-fou des relations sociales au départ, il tend à une psychologisation des relations au travail et à l’emprise d’une vision binaire moralisante, excluant toutes ambigüités et complexités des rapports humains. Il a surfé sur la vague compassionnelle et son principal acteur: la victime dont la parole devient sanctifiée. L’autre est le mauvais objet à l’origine de ma souffrance et de mon mal-être. C’est simple et efficace. Il n’y a plus à se poser de question sur mon inconscient, mes propres dysfonctionnements, mes interactions avec l’autre, la question de l’altérité au fond. 

La projection, mécanisme infantile décrit par FREUD, est très utilisée dans la paranoïa. La projection est la colonne vertébrale de ce raisonnement binaire. 

Et jouir tout en culpabilisant l'autre, n'est-ce pas le ravissement pervers? 

Depuis dix ans, le succès de la victimisation participe au rétrécissement d’une pensée sociale obnubilée par la domination. C’est une sociologie unidimensionnelle. Elle tourne le dos au point de vue sociologique de la Tradition, les Émile DURKHEIM Marcel MAUSS ou Max WEBER, dont le cœur de la recherche était le sens de l’ensemble et de sa complexité : la société comme monde. Maintenant le mot « social » est appliqué partout. Un mot figé qui rétrécit toutes les dimensions de la vie humaine sur la violence réelle ou symbolique et abandonne le souci du monde. Ce souci était pourtant une des composantes philosophiques majeures de la grande tradition sociologique. Aujourd’hui la société n’existe pas puisqu'elle est faite pour être changée. 

Néanmoins plusieurs questions restent en suspens : d’où vient la valorisation de la victime et pourquoi ce besoin de reconnaissance de la souffrance ? 


Égalité: de Tocqueville à l'analgésie

Il existe trois sortes d'égalité: l'égalité formelle, l'égalité réelle et l'égalité des conditions. 

D’abord l’égalité de forme : nous sommes tous égaux en droits, politiques ou civils, avec -en théorie- une égalité des chances. Ensuite l’égalité réelle: les marxistes disent que l’égalité formelle est un trompe-l’œil inventé par la bourgeoisie, et qu’en réalité les inégalités sont réelles dans l’accès aux études, au travail, au patrimoine, aux opportunités de la vie. Enfin TOCQUEVILLE définit la troisième égalité : l’égalité des conditions.

Dans le second tome de De la démocratie en Amérique, il écrit que l'égalité des conditions est synonyme de démocratie, elle suppose l'absence de castes et de classes sociales, mais sans suppression de la hiérarchie sociale. L'égalité des conditions se redéfinie sans cesse et ne peut se dissocier de la dynamique sociale. Mais plus que d'égalité, il faut parler d'égalisation dans la perspective de l'ordre social démocratique. Tocqueville l'illustre à travers la relation établie entre un maître et son serviteur dans la société démocratique par rapport à celle qui règne dans la société aristocratique. Dans les deux cas il y a inégalité mais dans la société aristocratique elle est définitive alors que dans la société moderne elle est libre et temporaire. Libre car c'est un accord volontaire, que le serviteur accepte l'autorité du maître et qu'il y trouve un intérêt. Temporaire parce qu'il y a le sentiment désormais partagé entre le maître et le serviteur qu'ils sont fondamentalement égaux. Le travail les lie par contrat et une fois terminé, en tant que membres du corps social, ils sont semblables. Les situations sociales peuvent être inégalitaires. La hiérarchie s'établit en fonction des compétences. Autrefois l'aristocrate dominait alors qu'il n'avait souvent aucunes compétences. Ce qui compte c'est l'opinion qu'en ont les membres de la société : ils se sentent et se représentent comme égaux. C’est donc un sentiment, un fait culturel, une attitude mentale qui fonde l'homme démocratique. 

Ce souci égalitaire est d'ailleurs antérieur au processus démocratique, laïque et républicain. Il vient tout simplement de la religion. Sous les dieux, il y a les hommes. Ils doivent être égaux. 

L'autre intuition géniale de Tocqueville est que le processus égalitaire est inéluctable, inexorable dans le mouvement historique mondial. « Le désir d'égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l'égalité est plus grande ». Il domine le souhait de liberté. 

Dans ce processus égalitaire, l'accès aux soins, la bonne santé, l'obligation de résultats, deviennent des enjeux de santé publique. 

Mais si nous poussons au plus loin la question: devons-nous être égaux devant le bonheur? L'État doit-il intervenir dans ce sens? Les grandes causes nationales de lutte contre la douleur par exemple s'inscrivent dans un souci égalitaire. Le processus égalitariste peut mener à l'analgésie individuelle, avant l'anesthésie collective. Il est étonnant de constater que les deux extrémités de la vie, la naissance et la mort, se déroulent de plus en plus sous anesthésie: 60% de péridurale à l'accouchement, et la généralisation des morphiniques en soins palliatifs. Certes l'anesthésie de la parturiente n'est pas l'anesthésie du nouveau-né. C'est vrai, mais nous avançons que prochainement, le nouveau-né sera aussi anesthésié, pour éviter un « traumatisme de la naissance ». Le seul obstacle est, pour l'heure, technique. Les produits actuels peuvent entraîner un arrêt respiratoire. Lorsque cette difficulté sera contournée, une substance découverte, l'anesthésie du bébé sera lancée. Naissance, mort, et le reste de la vie? Panem et circenses, du pain et des jeux, de la téléréalité et du foot, des jeux vidéo, des films en streaming à perpétuité, des réseaux sociaux avec « amis », pour endormir les masses. Nous dormirons rassurés et heureux dans les bras accueillant de Big Mother, la mère supérieure du couvent des cocooning.

 

Mais pourquoi l'Etat français est-il actionnaire à 72% de l'entreprise de jeu de loterie, grattages et autres paris sportifs, "La Française des jeux"? Dont le chiffre d'affaire a plus que doublé entre 2000 et 2013. Atteignant 13 milliards d'euros. Sur le plan de la communication, les dirigeants de la Française des jeux sont extraordinaires. Ils proposent -avec cynisme- comme mission de leur entreprise: "le jeu responsable". Un pur oxymore. Du pain et des jeux, Panem et circenses en latin. L’impôt des pauvres? L'opium des masses? Au passage, Marx se serait-il trompé? Confondant la religion et le jeu? L'Etat n'hésite pas à gagner de l'argent sur les jeux, sur l'imaginaire, le désir et le manque des hommes. Mais pourquoi nous fourvoyons-nous hors de la réalité?



Et qu'est-ce que la réalité? Nous sommes, nous humains, dans ce que j’appelle le complexe de Shéhérazade: Nous nous racontons des histoires pour ne pas mourir, pour ne pas penser à la mort. Toujours de nouvelles passions, de nouveaux projets, de nouveaux achats, de nouvelles consommations. Mais parfois le Réel vient surgir comme une claque ou un coup de poing. Il brise notre histoire, notre rêve, notre petit bonheur individuel et démocratique.

 

Jusqu’ au 19ème siècle la douleur faisait partie de la « Condition Humaine ». La douleur était inexorable, implacable, incontournable. Elle était intégrée à la vie de chacun. Sans réel traitement antalgique, sans solution sinon magique ou religieuse.  Puis la pharmacologie antalgique surgit. Premières fissures dans l’édifice du bâtiment Douleur. Premières fissures dans  un accablement déterministe et fatal. Avançons dans le temps et nous parcourons l’Histoire et la faillite des deux grandes pensées collectives au 20ème siècle: le nazisme et le communisme. Et derrière ces faillites, des tragédies humaines, des millions de morts. La Shoah ou solution finale, les génocides de juifs, des tziganes, des homosexuels, des malades mentaux, des russes…Toutes les souffrances effroyables de la seconde guerre mondiale. Alors la paix retrouvée en 1945, après la reconstruction, le temps de l'individualisme est advenu. Mais ne nous y trompons pas! L'individualisme n'est pas une pensée individuelle. C'est aussi une pensée collective. Celle de ce début de 21ème siècle. Dès lors nous sommes passés du corps œdipien génital au corps narcissique prégénital, un corps beau et jouisseur. Mon corps refuse la douleur, la souffrance, la maladie. Je le cultive avec une attention renouvelée, soins et sobriété. Nourriture bio et footing, pas de clope mais du trekking, de la méditation pleine conscience et une visite chez les moines bouddhistes. Ajoutons que mon corps narcissique vit comme un grave préjudice le bien-être scandaleux de mon voisin de palier, car son bonheur affiché dérange l'impératif catégorique d'égalité démocratique dans le bonheur et la pleine santé. Le désir mimétique en moi va entrainer une amertume, une rivalité, une concurrence des jouissances.

 

 

Mais pourquoi avons-nous besoin d’une anesthésie/antalgie au début et à la fin de la vie? Que souhaitons-nous éviter de vivre? La naissance et la mort? L’apparition et la disparition? L’inconnu? Probablement. Simultanément la science nous propose de la "pleine conscience" à travers la méditation. Pour éviter  la " pleine inconscience" et ses pulsions animales archaïques ? Éviter la sauvagerie du Réel ? N'est-ce pas encore un autre évitement sous couvert de soi-disant conscience? L’homme occidental craint le Réel.

 

Dans Le meilleur des Mondes, Aldous Huxley imagine une drogue artificielle qui permet à tout citoyen de plonger dans un sommeil paradisiaque. Elle est le secret de la cohésion sociale, de l'absence de revendication et du bonheur pour tous. Cette drogue s'appelle le Soma. Nous voyons combien l'anesthésie médicale peut trouver des prolongements avec la philosophie politique. Si pour Marx, la religion était l'opium du peuple, la médecine du futur pourrait œuvrer à l' anesthésie des masses. Passer de l’analgésie individuelle à l’anesthésie des masses. A la naissance, à la mort et au final pendant toute la vie. Certains pensent que le laxisme d'Etat sur le trafic de drogue dans les Cités sensibles, opère dans le même sens: qu'ils se défoncent au cannabis plutôt que des mouvements de rébellion violents. Anesthésier la souffrance sociale, tel serait le but de cette analgésie collective, afin que l’oligarchie conserve le pouvoir.

 

 

Tocqueville avait souligné les dangers de la démocratie: le conformisme, la moyennisation, l'État pourvoyeur de bien-être, une égalité mais sans liberté. Attention, je ne souhaite pas invalider la démocratie ou les objectifs gouvernementaux de lutte contre la douleur. Je souhaite juste éclairer un lien entre la mise en œuvre de grands travaux de santé publique et leurs possibles fondements sociopolitiques. 


Mais au fond la question du bonheur n'est déjà plus une lutte contre la simple douleur, cette sensation désagréable, mais une lutte contre la souffrance. Nous avons en magasin des médicaments antidouleur mais pas encore antisouffrance. Quoique c’est le domaine de la psychiatrie... 


Sister morphine, fais-moi mal: voyage au bout de la nuit opioïde

La morphine est l'antalgique le plus puissant. Elle est employée par les hommes depuis des millénaires, sous forme d'opium extrait du pavot, papaver somniferum. Les sumériens la qualifiaient de plante de joie. D'après les neurobiologistes, la joie est la conséquence d'une décharge massive de dopamine. Quant ARISTOTE définit le télos (sens de la vie dans la Métaphysique) comme la recherche du bien-être et du bonheur, il définit un télos imprégné de dopamine...La neurobiologie ouvre à une relecture de la métaphysique...La morphine stimule la dopamine par effet intermédiaire inhibiteur sur le système Gabaergique inhibiteur de la dopamine. Une double inhibition égale une stimulation. - - = +.Simple. La dopamine est euphorisante. Nous constatons l'effet central de la morphine. C’est dire que la morphine a un effet central sur le cerveau et un effet périphérique sur les neurones. Mais dans la douleur chronique, nous nous apercevons que la morphine est parfois inutile et même dangereuse dans 80 % des cas. Après une ruée vers la morphine, soutenue par la Raison d'État et ses nobles causes, une attitude critique doit advenir. La morphine peut accentuer la douleur chronique! Plus vous prendrez de la morphine, plus vous aurez mal et plus vous augmenterez les doses. Les toxicomanes connaissent bien ce phénomène. Nous hospitalisons de plus en plus souvent des patients douloureux chroniques au Centre d'Étude et Traitement de la Douleur du CHU de Montpellier, pour sevrage aux morphiniques. Comment expliquer ce paradoxe? La morphine abaisse le seuil de la douleur par tout un tas de mécanismes cérébraux des opioïdes.

Il n'y a pas perte d'efficacité pharmacologique de la morphine mais il y a une diminution du seuil de sensibilité à la douleur avec hypersensibilité. Le glutamate, via les récepteurs NMDA, joue un rôle essentiel dans l'hypersensibilité susceptible de faire le lit de douleurs chroniques. Les opioïdes, via leur action sur les récepteurs NMDA, sont responsables de ces phénomènes de sensibilisation du SNC. Ainsi la kétamine, antagoniste des récepteurs NMDA, limite la sensibilisation du SNC à la douleur. (Mais la kétamine, cousine du LSD, peut entraîner des hallucinations, nous en limitons nos prescriptions). 

Alors que se passe-t-il? Des phénomènes de plasticité cérébrale sont à l'œuvre en permanence. Le nombre de récepteurs n'est pas quantitativement et qualitativement fixe. Il varie sans cesse. Le récepteur cérébral n'est pas une unité organique mais une unité fonctionnelle à nombre variable selon les circonstances. Ceci est valable pour les récepteurs à la morphine comme probablement à d'autres molécules (benzodiazépines?) ou d'autres neuromédiateurs. D'un côté la morphine calme la douleur mais de l'autre, elle augmente et stimule les récepteurs au glutamate qui eux augmentent la douleur. Et ces récepteurs -comme les oisillons dans le nid- vont crier famine. Ils vont générer de la douleur etc. Par exemple quand j'ai très mal en postopératoire, ce sont ces mêmes récepteurs NMDA qui flambent par plasticité neuronale, stimulés par la chirurgie, l'inflammation. Et si le médecin -par automatisme systématique et irréfléchi- me rajoute de la morphine, elle va aussi stimuler ces récepteurs et j'aurais encore plus mal et surtout si les doses de morphine sont élevées! L’enfer est pavé de bonnes intentions...disait Saint-Bernard au XIIème siècle. 

 

 

 

 

Douleur, antalgiques et addiction 

 

L’espèce humaine développe une addiction majeure à quatre grands groupes de produits chimiques. Le tabac, l’alcool, les tranquillisants (benzodiazépines) et les antalgiques (dérivés du pavot et du coca).

 

Le traitement de la douleur est donc au carrefour de deux de ces quatre fondamentaux : nous utilisons massivement les tranquillisants pour apaiser la souffrance morale et les antalgiques pour calmer la douleur physique.

 

Par la focale de l’addiction, nous constatons que souffrance et douleur sont encore une fois très proches, et peuvent se confondre.

 

 

 

Overdose

 

En 2017, 65 000 américains sont morts d’overdose aux antalgiques. Morphine et fentanyl. On pense à Mickael Jackson, Prince mais au-delà des stars de la pop ou du cinéma, tous les américains sont touchés. Pourquoi ?

 

La médecine est comme l’économie, elle réponds aux règles de l’offre et de la demande. L’offre de centre antidouleur génère la demande de soins de la douleur

L’offre de médicaments antalgiques entraîne la demande d’antalgiques. Dans une civilisation libérale dans laquelle le consumérisme devient la règle, l'individualisme promeut le tout-à l'Ego, et une jouissance éternelle.

 

Pourquoi cette offre ? Après les souffrance seconde guerre mondiale, apparaît la volonté de jouissance du baby-boom, et la levée des interdits religieux avec Vatican 2. Pour illustration, après le concile Vatican II, la chute brutale des pratiquants réguliers s’amorce. Le rite de la confession a été révisé (Sacrosanctum Concilium, 72). Le sacrement de pénitence et de réconciliation un des 7 sacrements, perd de sa nécessité et de son impératif. 

 

En France les chiffres de la pharmacovigilance montrent une grande différence d’avec les USA. 84 décès/an en France en 2016 (44%Tramadol, 26% morphine, 19% codéine) par overdose d’antalgiques dans l’enquête DTA (Décès Toxiques par Antalgiques) sans notion d'abus ou de toxicomanie. Le nombre de décès par surdosage  involontaire en opioïdes a progressé de 161 % entre 2000 et 2014 en France, passant de 1,3 pour 1 000 000 habitants en 2000 à 3,4 pour 1 000 000 habitants en 2014.

 

Le libéralisme anglo-saxon favorise la prescription des antalgiques mais en Europe le droit Romain règne encore avec ses interdits et sa verticalité. Aux USA Canada la publicité médicale et médicamenteuse est largement répandue à la TV. Ceci est inimaginable en France. Le médecin français dispose d’ordonnance sécurisée et le pharmacien valide ensuite la délivrance avec rigueur.

 

Mais la lame de fond est réelle. En France la mortalité par abus d'antalgiques progresse. La levée de la  prescription de morphine dans les années 70 aux USA et les années 80 en Europe, est en marche. Cependant nous pouvons associer le libéralisme américain à l'égard des armes à celui des antalgiques. Le résultat est une mortalité remarquable aussi bien par les armes que par les antalgiques. En France, c'est inconcevable. Il y a donc plus de douloureux dans le monde occidental, donc plus d’antalgiques distribués.

 

 

 

Quand le désir devient un droit du citoyen puis un droit de l’homme

 

Avec les années 2000, un nouveau virage survient. Ce qui était une poussée de jouissance collective avec les hippies, puis une fièvre de jouissance individuelle dans les années 80, devient un Droit. Je désire un enfant à 60 ans, j'ai le droit d'avoir un enfant à 60 ans. Quel qu’en soit le moyen, seule la réalisation de mon désir compte. Si je désire le bonheur, j'ai le droit au bonheur. Si je veux la bonne santé, j'ai le droit d' avoir une bonne santé. Si je souhaite un logement, j'ai le droit au logement. Si je désire l’amour, j’ai le droit à l’amour; si je ne désire plus travailler, j’ai le droit de vivre décemment sans travailler (revenu universel). Je veux mourir, je demande le droit au suicide assisté. Naissance, mariage, amour, filiation, bonheur, mort, deviennent les fonctions régaliennes de l’individu. Il prendra le contrôle total de sa vie. Alors si je ne veux plus souffrir, j'ai le droit à l'antalgie! Ne nous y trompons pas, le passage du désir au Droit est une affirmation du "tout-à-l'Ego" de l'individu. Une confirmation de notre narcissisme. Magnifié par notre existence sur les réseaux sociaux. Car le génie des réseaux sociaux est d'exalter le narcissisme de chacun et de faire croire que chaque être humain est plus qu’important. Puis d’exploiter les méta-données, les big data pour majorer sa consommation, en toute liberté... Il n’y a jamais eu autant de manuscrits d’écrivains qui arrivent chez les grands éditeurs. 1000 par mois chez Gallimard, 500 par mois chez Acte Sud. Dans 95 % des manuscrits, une autobiographie de l'auteur. L’ère narcissique est en route. Une mutation anthropologique conduit à un coming out permanent de l’individu. Le désir de l’individu devient le Droit de l’individu. Le Droit n’est plus l’ordonnancement du collectif et l’harmonisation du bien-commun, mais la législation du désir de l’individu. Le Droit est dicté par le désir de l’individu et non du groupe. Les devoirs s’éloignent…Alors nous voyons le passage du désir au Droit du citoyen, mais plus encore au Droits de l’Homme. Une dimension universelle concernant toute l’espèce humaine. Comme il n’ y a pas de limites au désir, il n’y aura bientôt plus de limites aux Droits de l’Homme. Et ces Droits vont-ils disparaitre dans l’obésité des Droits. Trop de Droits tuent-ils le Droit ?

 

 

Le traitement de la douleur inscrit dans la déclaration des Droits de l’Homme

 

 

Cette question se pose dans les pays en voie de développement où l’accès aux soins et à la médecine est précaire. Les hommes du continent africain et du monde arabo-musulman sont sous-traités sur la douleur. La question est de savoir si légiférer peut améliorer la situation. Ensuite j’imagine un jour arriver à l’ONU la question du suicide assisté dans les Droits de l’Homme. Que devient le « Tu ne tueras pas » qui fonde notre monde ?

Légiférer sur la douleur, c'est légiférer sur une sensation/perception et une émotion. Pourquoi ne pas interdire la tristesse, l'angoisse, la peur de vivre et inscrire ces interdictions dans les droits de l'Homme? Interdisons le cancer et ses causes, le tabac et l'alcool. Interdisons la maladie et la mort! Il y a un exemple dans la littérature: le meilleur des mondes d' Aldous Huxley. Le gouvernement distribue à chacun un euphorisant antalgique, le soma. Trop de Droit peut tuer le Droit. Je comprends la nécessité de tordre le bras aux dictateurs africains et moyen-orientaux qui préfèrent dépenser l'argent dans leur armée, leur sécurité et leurs châteaux, plutôt que dans les soins à leur population. Mais il y a une naïveté psychologique à croire qu'une telle inscription dans les droits de l'Homme, serait efficiente.

 

 

 

 

 

 

La douleur chronique, une maladie fonctionnelle

 

Pourquoi la douleur ? La douleur chronique est un symptôme fonctionnel. La fibromyalgie est une maladie fonctionnelle, pas lésionnelle. On ne retrouve aucune lésion malgré toutes les explorations les plus pointues. Comme fait civilisationnel, nous sommes en droit de nous demander pourquoi les patients ont « choisi » la douleur chronique. Il y a eu la neurasthénie au 19ème siècle, les déficits moteurs ou sensitifs sans lésion, la tétanie la spasmophilie dans les années 70-80, mais tout cela a disparu. La douleur est LE symptôme fonctionnel actuellement exprimé. La douleur chronique est dans la Silicon Valley de la médecine fonctionnelle. La plainte est la forme douce et socialisée de la haine. Comme le foot est une forme pacifiée de la guerre. La même violence sociale s'exprime sur les Réseaux sociaux; les "amis" peuvent vous "basher" avec une haine déguisée. Chaque personne a une banque des émotions en elle, avec un patrimoine des cinq émotions de base, joie peine peur colère et dégoût.  Chez la fibromyalgique, il y a eu un casse de la banque. Des effractions parfois terribles dans l'enfance. Des hold-ups. Abus sexuel, abus physique, abus psychologique, négligence. La douleur chronique c'est souvent une banque de colère. De colère contenue, nourrie d'amertume, de ressentiment et de sentiment d'injustice. Dans l'empire romain, Galien avait définit la douleur comme une "rupture de la continuité". Cette formule est intéressante car bien sûr elle s'adapte aux douleurs nociceptives et aux douleurs neuropathiques. La chair est coupée ou rompue. Les nerfs de même. Mais je veux étendre le concept de Galien de "rupture de la continuité" aux douleurs fonctionnelles. C'est alors une rupture métaphorique dans l'histoire des patients.

 

 

Hyperthymie dans le main stream et apathie devant les écrans 

 

De plus en plus je suis surpris de constater l’apathie de jeunes adultes, d’adolescents, puis plus tard d’adultes. Une sorte d’ataraxie épicurienne dans laquelle ils ne ressentent rien. Ni joie, ni tristesse. Une grande passivité. A l’inverse, d’autres sont dans une excitation active, un débordement de rapidité, de bougisme, de projets, de start-up, de nomadisme. Une hyperthymie.

 

 

 

Tranquillos et Thanatos, Ubris et Diké

Imaginons l’avenir de la douleur dans 2 ou 3 siècles. La partition du monde va s’accentuer. D’un côté les démocraties calmes et sécures, où le niveau de vie sera élevé, l’éducation et la santé seront développées. Ces pays couvriront une géographie regroupant l’Europe, l’Asie et l’Amérique du nord. La tranquillité sera la règle, la Diké de nos philosophes grecs, la loi sage, l’équilibre. Tranquillos régnera. La douleur sera anesthésiée. No pain. No never no more. Exit la douleur. De l’autre côté, les convulsions d’un monde en devenir, l’excitation, la violence, les attentats, la guerre et son cortège de souffrance, la mort : Thanatos ou l’Ubris de l’Antiquité. L’Ubris est la démesure, la folie, le chaos. Dans ce monde, la douleur sera exacerbée, revendiquée comme preuve de foi ou de martyr, comme preuve de pouvoir et de puissance, de violence ou d’insensibilité. Les continents africain, latino-américain et le monde arabo-musulman seront représentatifs de ce fleuve.

La métapsychologie freudienne était articulée autour de deux pulsions, Eros et Thanatos. Elle se transformera dans un monde bipolaire, en deux entités topographiques : Tranquillos et Thanatos. Raisonnement simpliste jusque-là. Nuançons l’affaire. L’élite dirigeante du monde Diké refusera l’anesthésie. Panem et circences, du pain et des jeux pour le peuple tranquille et vieillissant, mais conscience et maîtrise de soi, pleines sensations quelles qu’elles soient pour les leaders, les vrais maîtres. Pour NIETZSCHE, la douleur est une excitation à la puissance : « l’excitation de la sensation de puissance est causée par un obstacle. Ainsi dans tout plaisir la douleur est enclose. » ; La douleur est aussi un signe de dignité dans l’épreuve. A l’inverse, dans l’ « Ubrisland », il y aura certes de la souffrance et de la mort, mais également un jaillissement de désir, de fécondité, de vie. 


Imagerie cérébrale et douleur

La douleur se projette dans le cerveau au niveau de deux zones principales : le Girus cingulaire antérieur et l’Insula. Juste à côté de la zone de la douleur sur le girus cingulaire antérieur, se trouve la zone de l’empathie, ou compassion. Les racines de l'humanisme. Étonnant ? Non car les hypothèses issues de la sélection naturelle selon les théories de DARWIN, tendent vers un duo indissociable douleur/ empathie. Notre douleur serait le corollaire de notre empathie. La majorité des humains ressentent de la douleur et de la compassion. L’empathie est différente selon le genre, elle est plus intense chez les femmes. Les indifférents (schizophrènes, autistes, psychopathes, pervers) sont finalement peu nombreux. La sélection naturelle a privilégié les comportements sociaux, d’aide aux démunis et aux faibles. Mais la douleur est dans le package génétique. C'est ainsi.

Dans une étude en 2009, une équipe japonaise découvre à l'IRM fonctionnelle, que le sentiment d'envier autrui (désir mimétique) allume une zone superposable à celle de la douleur physique, le cortex cingulaire antérieur dorsal (ACC). La douleur de l'envie. Les participants ont lu des informations concernant des personnes cibles, caractérisées par des niveaux de détention et possession supérieurs à eux. Derrière l'envie, il faut lire la jalousie. Nous pouvons revoir ce magnifique portrait de Théodore Géricault « la monomanie de l'envie », et imaginer la zone cérébrale en action. Si nous éprouvons du plaisir face au malheur d'autrui, petit sadisme quotidien, la Schadenfreude en allemand, le striatum ventral est activé, lieu de la gratification. Et ces deux régions sont encore plus stimulées quand la personne enviée est dans le malheur. Suprême délice, vraie gratification. La jouissance est là. Les preuves de liens entre comportements sociaux et douleur se renforcent. Nous pourrions explorer cliniquement par un auto-questionnaire pointu, la prévalence de l'envie et jalousie d'autrui chez les douloureux chroniques.

Ainsi le véritable enjeu du futur sera de concilier une culture de l’antalgie systématique, incontournable sur le plan éthique mais individualiste dans ses conséquences, et la pérennité de l’empathie c’est-à-dire du lien social, de l’humanisme. Concilier l'individualisme et la démocratie, concilier le singulier et le pluriel.

Que se passe-t-il dans la tête d’un chirurgien de guerre, qui doit choisir quel blessé opérer en priorité sur le champ de bataille, au risque de laisser mourir les autres? En médecine d’urgence de catastrophe, on appelle cet acte : le triage. Dans une publication de 2008, des neurobiologistes de l’Illinois découvrent que deux régions distinctes du cerveau sont activées pour trancher ce dilemme éthique entre rationalité et affectivité. Le Putamen est activé pour privilégier le rationnel et l’efficacité. L’Insula est activée pour l’affectif. Le Putamen est-il masculin quand l'Insula est féminine? Le putamen est-il de droite et l'insula de gauche? L’étude a porté sur les médecins militaires américains à Bagdad en 2006. Et la plupart du temps, même dans des situations cruciales, c’est…l’émotion qui l’emporte.

Autre résultat de l’imagerie, notre contrôle de la douleur vient de la région préfrontale du cerveau. Bien qu’éloigné en distance, le lobe préfrontal agit sur les neuromédiateurs de la douleur dans le tronc cérébral. Calmer sa douleur c’est activer son lobe préfrontal. Pas étonnant, c’est le siège de l’imagination, et rien de mieux que de fantasmer sur l’agréable pour éloigner la douleur. Une étude du Professeur Irène TRACEY à l'université d'Oxford, démontre de manière solide que les catholiques croyants ressentent moins la douleur que les athées. La foi stimule la région préfrontale qui inhibe les centres de la douleur du tronc cérébral et des voies descendantes. La religion protège de la douleur chronique, comme de la dépression d'ailleurs. Ainsi le dolorisme catholique avait peut-être en réalité un effet protecteur contre la douleur! Sanctifier la douleur, c'est s'en protéger.

Où est la mémoire de la douleur ? La douleur est encodée dans l’insula, et probablement mémorisée dans l’hippocampe, lieu de la mémoire. Pas encore lieu de mémoire.

Dans la douleur chronique, comme dans la fibromyalgie ou l’addiction éthylique, on constate la perte de 20-25% de la substance grise du cortex frontal, c’est-à-dire des neurones. A méditer. 

 

 

La banalité du Bien : Humilité et noblesse de la souffrance 

 

Les survivants de la Shoah ont souvent exprimé honte et culpabilité de leur expérience concentrationnaire. Ce qu’on appelle des méta-émotions. La culpabilité du survivant a hanté bon nombre de déportés. Pourquoi avaient-ils survécu quand leurs amis, leur communauté,  leur famille avait été exterminée ? Le psychiatre Bruno Bettelheim rescapé des camps de Dachau et Buchenwald, fut le premier à décrire la «  culpabilité du survivant » en 1952. Bruno Bettelheim fut le premier analyste à travailler cette passion, cette douleur de survivre à la destruction, sa douleur. « En 1976, il a publié Survivre  un ouvrage qui rassemble de nombreux textes, écrits au long des quarante ans de sa carrière. À partir de son expérience concentrationnaire, il montre combien y survivre est une douleur et il en propose l’analyse. La douleur de survivre, dit-il, s’origine dans une question lancinante qui entretient la culpabilité sans fin dont tous les survivants parlent : « Pourquoi moi ? » On ne peut venir à bout d’une telle interrogation que par le renoncement à la toute-puissance qui exigerait qu’à toute question il y ait une réponse. Ce renoncement s’obtient avec l’analyse du complexe et de l’angoisse de castration, et avec l’analyse du fantasme de la scène primitive qui contient en son cœur une autre question insoluble : « Pourquoi suis-je né ? » Ce renoncement permet alors de vivre avec des questions sans réponse ».

 

Jusqu’au procès d’Adolph Eichmann en 1962 à Jérusalem, les rescapés ne racontaient rien de leur histoire. Seul le numéro tatoué sur l’avant-bras gauche témoignait de la souffrance passée. Handicapés par les séquelles ils étaient de plus, souvent déclassés socialement dans le pays d’accueil.  L’humilité était le marqueur de leur souffrance. La modestie était la caractéristique de leur douleur. 

 

 

La noblesse de la souffrance : Simon Wiesenthal le célèbre chasseur de nazis, a créé sa propre légende en racontant plusieurs versions romancées de sa libération du camps de Mauthausen le 5 mai 1945, faisant ensuite passer de 5 ( chiffre réel et bien documenté ) au fil des années à 9 puis 12 camps de concentration nazi dans lesquels il aurait été prisonnier. Pourquoi un survivant de ce calibre a-t-il besoin de magnifier sa légende pourtant déjà remarquable ? Pourquoi exalter sa propre souffrance vécue ? Est-elle le chemin d’une aristocratie de la douleur? Tom Segev son biographe de l’édition 2010, pose la question du besoin de dramatisation chez certains survivants dont Wiesenthal. Plus vous avez souffert plus votre place est élevée parmi les survivants. Certains veulent donner un sens mystique, religieux, presque miraculeux et électif à ce qui a été une simple chance, un sauvetage réussi, une « banalité du Bien ».  C’est la banalité du Bien du Juste parmi les Nations, face à la banalité du Mal du milicien lituanien ou ukrainien qui a jouit d’être le supplétif zélé des nazis. La figure du Héros se décline aussi dans la souffrance et la douleur. 

 

 

 

Douleur aiguë sensation et douleur chronique émotion 

 

 

Classiquement depuis Aristote et Claudius Galien, nous définissons la douleur comme une sensation et une émotion. Sensation douloureuse de la piqûre dans le bras ou de la morsure du froid. Emotion cérébrale au même titre que la joie, la peine, la colère, la souffrance.

Avec les thérapeutiques modernes, nous soignons très bien la douleur aiguë. Les antalgiques des trois paliers sont performants. Pourquoi ? Parce que la douleur aiguë est surtout une sensation. Le modèle est simple. La voie de la douleur utilise quelques neurones sensitifs au trajet connu depuis la périphérie jusqu'au cerveau. Des neuromédiateurs bien identifiés. Ils sont facile à bloquer et l'affaire est jouée. Efficacité totale.

 

 

Malgré les thérapeutiques modernes, nous soignons mal la douleur chronique. Les antalgiques sont souvent inefficaces. Les antidépresseurs et autres psychotropes sont les seuls partiellement efficaces. Pourquoi ? Parce que la douleur chronique est surtout une émotion.  Les circuits neuronaux sont multiples, avec des fibres ascendantes, contrées par des fibres descendantes issues du cortex limbique ou cortex émotionnel, que connaissent bien les fakirs...Oui les émotions sont plus difficiles à traiter que les sensations. Les émotions sont du ressort de la complexité et expriment la diversité de la Condition humaine, et sa fragilité. Si l'espèce humaine a franchi le plafond de verre de l'intelligence, laissant "en dessous" les autres primates et diverses espèces animales et végétales, c'est aussi en raison de la richesse émotionnelle de l'Homme. Ce qui fait notre richesse, notre complexité, fait aussi notre fragilité. Cette fragilité émotionnelle peut se chiffrer en macro-économie. L'OCDE vient de chiffrer pour l'Union Européenne en 2018, les coûts directe et indirects de la santé mentale: 4 % du PIB, 600 milliards d'euro pour les 28 pays de l'UE.

 

 

 

 

Traiter la douleur chronique c’est traiter les méta-émotions

 

Depuis Aristote, nous savons que la douleur est une émotion. Mais nous pouvons ressentir une émotion sur cette émotion. La méta-émotion est une émotion sur l’émotion. Avoir honte de souffrir, devenir triste, être anxieux et peiné, la colère ou la haine, l'amertume et l'injustice...toutes ces émotions se greffent sur la douleur chronique. Le thérapeute doit bien sûr les évaluer et les apprécier et surtout les traiter. S’il ne traite que la douleur seule, par des antalgiques, il passe à coté de ces méta-émotions. C’est pourquoi nous utilisons de nombreux psychotropes, médicaments les plus actifs sur les troubles de l’émotion mais aussi les thérapies non médicamenteuses qui peuvent aussi traiter les méta-émotions.

 

Douleur et Islam

Le Coran se démarque de la culture judéo-chrétienne sur plusieurs points: 

Le temps humain est assujetti au temps divin, car Allah est l’Omniscient, le Tout Puissant qui définit le temps et sa marche. Et le temps des hommes ? Le temps du progrès humain ? Quelle place ont-ils ? L'islam est une religion tournée vers l’avenir, plus précisément vers l’Au-delà. Le passé ne l’intéresse pas. 

L’espérance de l’Au-delà offre au croyant une émancipation de son angoisse existentielle, de ses doutes. Le détachement du kamikaze qui se fait exploser dans un messianisme guerrier, est sous-tendu par l’idée du paradis. Le musulman est libéré de la crainte de la mort. La vacuité devient une liberté supplémentaire. Le temps de l’Histoire scientifique est remplacé par le temps de la prophétie, rivière perpétuelle dont le seul héros est Muhammad. 

Le péché originel et la culpabilité n’existent pas. Le péché originel d’Adam et Ève est pardonné. Pour vivre sur terre, l’homme a un statut d'auxiliaire de Dieu. Par ce statut, le parcours de l’homme sur terre est de mériter un paradis qui lui avait été octroyé mais qu’il devra regagner par ses bonnes œuvres sur terre. 

Le musulman peut se projeter plus facilement dans un paradis sécure et accueillant. Il ira, c'est certain. Les flammes de l’Enfer sont pour les autres, les hommes sans Dieu. 

Si les juifs attendent l’arrivée du messie, les chrétiens attendent le retour du messie, les musulmans chiites espèrent la venue de l’Imam caché, le Mahdi, le 12ème Imam, pour instaurer la justice et la paix. Le musulman sunnite n’attend personne, il est attendu par Allah. Il peut rêver aux délices qu’il trouvera au futur jardin du paradis. 

Devant la maladie, les hommes sont égaux. Personne n’échappera à sa destinée. Si Dieu envoie des maladies sur terre, Dieu a aussi prévu le remède. L’islam recommande le calme, une espèce de stoïcisme devant l’épreuve, la souffrance et même la mort. Il incite à la patience, à l’endurance et à la soumission devant l’adversité ou le mal. Le musulman ne doit pas se révolter. Le bien, le mal, la vie et la mort sont des décrets de Dieu. En assumant la souffrance, la douleur, le croyant manifeste sa foi. L’être humain qui souffre se rapproche de Dieu. La douleur en interpellant la foi, la rend plus vive, la rend plus préoccupée de se rapprocher de Dieu notamment dans les phases ultimes de la vie. Il y a un discours stoïcien par rapport à la douleur ; le Coran dit : Cherchez du secours dans la patience et la prière. En vérité Dieu est avec ceux qui endurent. 

La signification de la douleur n’est connue que d’Allah et il est interdit sous prétexte d’une douleur intense d’attenter à sa vie ou à celle d’autrui. Ni suicide, ni euthanasie. La misère suprême et la douleur éternelle est le sort de l’homme sans Dieu. C’est la damnation. Le Coran dit : La vie éphémère n’est qu’illusion de jouissance (Sourate 62, Verset 20). 

Le mal, la souffrance et le désespoir ne sont donc pas des notions fondamentalement coraniques. La douleur proprement dite ne réclame pas d’attitude particulièrement compassionnelle. La notion de compassion dans l'Islam est ailleurs, elle est représentée par le concept de Zakâh: un bon musulman doit faire preuve de charité et d'attention envers les pauvres. Faire le jeûne lors du Ramadan peut symboliser la solidarité envers les êtres qui souffrent de faim ou d'autre chose.

 

 

Douleur et catholicisme

 

Le cœur de l'intuition chrétienne  est la conception d'un dieu fragile.

 

Dieu fragile.

 

Pourquoi et comment un oxymore (dieu fragile) a-t-il pu entrainer un tel mouvement de foi populaire, convaincre plusieurs milliards d'êtres humains?

 

Interrogeons-nous d'abord sur la fonction et l'effet psychique de l'oxymore. L'oxymore répond par sa contradiction interne, par la juxtaposition de deux mouvements contraires, de deux concepts opposés, au cœur de l'humain. Association du masculin et du féminin? Ying et Yang? Conservatisme et progrès? Droite et gauche? Cerveau droit et cerveau gauche? Passé et avenir? L'oxymore nous trouble, l'oxymore nous séduit. La force tranquille et la fracture sociale ont gagné les élections. Les oxymores savent rassembler les hommes et les femmes en parlant à chacun d'eux. Le seul auteur à s'être intéressé à la fonction idéologique de l'oxymore, est Georges Orwell dans 1984. Pour Orwell, l'oxymore abolit la notion de vérité et relativise le contenu même des concepts, qui peuvent alors signifier une chose et son contraire. L'oxymore brise notre relation à la réalité. On en arrive à croire deux opinions contraires et contradictoires.

 

Juif galiléen pharisien avec influence essénienne, Jésus est divinisé après sa mort. Lui se disait fils de l'homme, ben HaAdam, il s'inscrivait dans une filiation traditionnelle juive, fils de son père et d'une tribu, mais on le dira fils de Dieu ben Elohim. Comment expliquer en pratique cette divinisation? La théologie chrétienne va avancer le concept de kénose. Mais qu'est-ce que la kénose? Le Dieu fragile va s'illustrer par la kénose, l'incarnation, de Dieu dans Jésus. La kénose est un mouvement d'abaissement du divin vers l'humanité. L'apôtre Paul, Saul de Tarse élève du rabbin Gamliel (petit-fils de Hillel), Paul donc dans une épitre aux Philippins, parle d'un anéantissement de Dieu lui-même pour devenir Homme, jusqu'à vivre la souffrance et la mort sur la croix. La notion de kénose reste donc obscure et pure rhétorique paulinienne, pour démontrer la divinité de Jésus. Mais la kénose est une porte vers le christianisme et ses valeurs: Fragilité, souffrance, douleur, humanité, sont donc les fondements théologiques du catholicisme.

 

Le massif hébraïque (Paul Ricœur) a déjà abordé la notion d'un Dieu triste et fragile. En effet, les Maitres de la Tradition disent qu'il existe un lieu appelé ba-Mistarim    במסתרים   qu'on peut traduire par "dans les lieux cachés", où Dieu pleure toutes les nuits. Dans la tradition juive, il y a donc un Dieu qui rit, un Dieu qui pleure, un Dieu sensible, un Dieu pour qui ce qui ce passe ici-bas est un drame et qui nous attend à la fin de l'Histoire; un Dieu qui participe, mais qui attend l'Homme. Mais le Dieu juif, même s'il est sensible, il n'est pas fragile, il n'est pas le Dieu chrétien. 

 

Pour le catholicisme, la douleur était rédemptrice. Quand il y a une douleur, on cherche la blessure. Quand il y a un châtiment, on cherche la faute.

 

L'iconographie de la douleur est riche et constante au fil des siècles. Citons la passion de Jésus-Christ, Mater Dolorosa ou Notre-Dame-des-sept-douleurs, Stabat Mater (la mère se tenait debout), le martyr de Sainte Blandine, la fin tragique de Jeanne d'Arc au bucher... tout autant de repères et d'exemples à suivre pour le croyant. "Le moment de la douleur est vraiment l'heure où Dieu nous visite"..."En souffrant pour donner la vie, les femmes sont châtiées par là où elles ont pêché" dit encore Jean-Paul II dans Le sens chrétien de la souffrance en 1985. Jean-Paul II reste à la suite de Saint Augustin dans la thématique du péché originel d'Ève et du prix à payer. Le culte et la dévotion mariale furent promus notamment par l'ordre des franciscains.

 

 

 

 

Douleur et protestantisme

 

Protestantisme et sciences :

C’est une décision théologique fondamentale, la transcendance absolue de Dieu par rapport au monde, qui va relancer la recherche scientifique à la Renaissance. Que signifie la transcendance absolue de Dieu? Dieu ne peut entrer dans aucune des catégories du monde connu, il nous est totalement extérieur, incompréhensible, inimaginable, ce que le Gaon de Vilna résumera d'une formule directe: "L'Homme ne sait rien de Dieu, pas même s'il existe". Les savants calvinistes de la Renaissance, Ambroise Paré (médecine, chirurgie), Bernard Palissy (artiste), Olivier de Serres (agronomie), ont un rapport émerveillé au monde donné par Dieu, et qui n’est plus un monde avec une finalité magique, mais un monde où tout est mécanique. Si le monde tout entier est l’œuvre d’un créateur, il n’y a que des créatures, nous ne sommes que des créatures parmi des créatures. Dieu n’est plus dans le monde, il est complètement extérieur au monde, il est transcendant au monde, le monde est donc désensorcelé, désenchanté et cela ouvre la porte à toute la science moderne. Tout est mesurable, il n’y a que Dieu qui soit infini. Le calvinisme a préparé le cartésianisme qui s’est développé dans les académies réformées. Il n’y a rien de divin dans le monde. Notre monde est donc un monde mécanique, ce n’est qu’une créature.

 

Pour forcer le trait, deux conceptions de Dieu existent: soit un dieu immanent, immédiat, intuitif, proche et pratique, presque visible, présent dans tout ce qui nous entoure, dans la prière comme dans toute action, tout environnement...et un dieu transcendant,  très intellectuel, théorique, lointain de l'Homme et de la planète Terre, et laissant aux hommes le soin d'achever son œuvre. CALVIN a énoncé la transcendance absolue de Dieu. Il a renouvelé la révolution philosophique des grecs, affirmant que les dieux sont loin, et que les hommes doivent dorénavant penser leur destin et étudier leur milieu. La remise en cause du dogme catholique de la transsubstantiation, c'est à dire de la présence réelle et véridique du corps et du sang du Christ lors de l'eucharistie, et la critique de l'idolâtrie d'une telle conception, ouvre aussi à la science, une nouvelle compréhension de la matière.

 

Calvin et les juifs :

Contrairement à la théologie dominante, Calvin a une vision unifiée du Premier et du Nouveau Testament. Il considère l’Alliance avec Israël comme toujours vivante, les Dix Commandements comme toujours pertinents, et il envisage l’Eglise comme reliée ontologiquement à Israël. Moïse est « le prince des prophètes » quand Luther déclare « Nous ne voulons pas de Moïse comme législateur ». L’événement Jésus-Christ constitue pour Calvin le renouvellement définitif de l’unique alliance, entre Dieu et son peuple, dans l’ouverture à toutes les cultures.  «L’alliance avec Israël n’a jamais été révoquée par Dieu!» Luther était resté dans l’option étroite de la rupture entre Ancien et Nouveau Testament ; la loi héritée du judaïsme s’oppose à l’Evangile, et s’il lit l’Ancien Testament, c’est seulement avec les critères chrétiens. La même sensibilité règne à l’époque en milieu catholique.

 

Rien de cela chez Calvin qui exprime de l’estime pour le peuple juif. Il déclare obsolète la théorie de la substitution (l’église prenant la place d’Israël) et du déicide et annonce le passage de la théologie de la substitution à celle de l’alliance. Luther rêvait de convertir en masse les juifs, les calvinistes refusent toute entreprise de conversion des juifs au nom de leur compréhension commune de l’épître aux Romains. «Ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte!». Ces positions tranchées entre Calvin et Luther sur le judaïsme, auront des retentissements au XXème siècle. L’ Allemagne luthérienne a pu devenir rapidement antisémite quand les calvinistes français ont sauvé des nombreux juifs, devenant des Justes. L’interprétation juive du livre de Jonas, avance la question de l’exemplarité d’Israël, auquel Dieu demande plus qu’aux autres peuples. Pour Calvin, ce devoir d’excellence du juif doit inspirer l’exemplarité du Réformé. « Quand nous voyons que nous sommes pareils aux juifs, nous avons un miroir pour nous connaitre ». La grâce est donnée par Dieu et l'homme doit être digne de ce don. Il doit donc viser l'excellence. Notons que le travail intellectuel n'était pas valorisé par l'église catholique, qui préférait les Bellatores, les guerriers, les Oratores, les prêtres, les Laboratores, les travailleurs manuels. Calvin restaure le travail intellectuel. Pour former les futures élites du royaume, la contre-réforme animée par les Jésuites rejoint le même souci d'excellence intellectuelle des calviniste, et donc des juifs depuis des millénaires...

 

Sola scriptura, l’écriture seule! La Réforme de CALVIN est un retour aux Ecritures  et aux commandements, comparable au primat de l’Etude et au respect des mitzvots dans le judaïsme. Le croyant est adulte pour interpréter dans la solitude les écritures ou s’adresser directement à Dieu ; il n’a plus besoin d’une tutelle, d’une domination des consciences qui penserait pour lui. La Réforme refuse le polythéisme catholique (Vierge Marie et tous les saints), critique les objets de piété, l'idolâtrie, et Calvin ironise sur les Vierges avec suintement de lait « il y a tant de lait que la sainte vierge eut été une vache et qu’elle eut été nourrice toute sa vie, à grand peine en eut-elle pu rendre une aussi grande quantité ».  Et Calvin se moque du culte des reliques: "Comment se fait-il que Jésus-Christ ait eu trois prépuces?" La Réforme protestante est au fond un retour de chrétiens vers le judaïsme. Une sortie d'Égypte renouvelée, une volonté de quitter le polythéisme catholique égyptien, de fuir le Pape  Pharaon qui maintient le peuple dans l'ignorance et l'esclavage, afin de retrouver le monothéisme et la liberté de l'interprétation. La sortie d'Égypte est d'abord intérieure. Symboliquement aussi, quitter la matrice, la mère, se séparer d'une ambiguïté incestueuse afin d'advenir à soi-même. Puis étudier et tutoyer Dieu. Les divergences entre Calvin et le judaïsme sont minimes : la dimension messianique de Jésus, la circoncision et le baptême.

 

Réforme et douleur :

 

Si l’homme est en dette envers son créateur, la rémunération d’une vie pieuse est de se tenir au plus près des 10  commandements. La recherche du salut hors du monde, dans un monastère, les mortifications imposées par identification au Christ souffrant, sont des pratiques étrangères à la Réforme. Calvin prône l’ascétisme intramondain. Ce sera l’origine du courant puritain qui façonne la culture américaine. L’homme souffrant n’est pas en pénitence de ses propres péchés. Si toute douleur est mémoire charnelle du péché originel, Calvin rompt avec la notion d’une douleur pleine de grâce et de vertu, une douleur qui purifierait l’homme de ses scories, ou une douleur qui anticiperait les souffrances futures du purgatoire. La douleur n’est ni une punition ni une rédemption comme l’affirmait Saint-Augustin. La douleur est un mal dont il convient d’éviter les morsures. Il est légitime de combattre la douleur car elle est une voie indifférente à Dieu. Calvin est mort à 54 ans, après avoir surmonté de nombreuses maladies, hémorroïdes, pneumopathies, migraines, et la maladie de la pierre, ou lithiase urinaire dont souffrit aussi le juif marrane Michel de Montaigne. Il a vécu la douleur de l’intérieur, sans parler du décès prématuré de son seul fils puis en 1549 de son épouse Idelette qu’il aimait tendrement.

 L'humanisme juif


Pour certains, l'humanisme n'est pas un héritage juif, car le souci de pureté a toujours pour conséquence l'absence de prosélytisme de la tradition juive. S'il y a absence de prosélytisme, il y a communautarisme, donc distinction et rejet, et refus de l'universalisme humaniste. Pour d'autres dont nous sommes, l'humanisme est l'héritage du judaïsme. Le souci de pureté n'a pas empêché les juifs d'être dans le passé une religion prosélyte; jusqu'à atteindre les 10% de la population de l'empire romain (5 millions sur 50 millions d'habitants).

 
Mais revenons sur le fond: l'humanisme juif nait très tôt, dès la genèse, dans la paracha de Bérechit. La Torah nous dit que tous les hommes descendent d'un couple fondateur, Adam et Ève. Il n'y a donc pas de races supérieures, pas d'ethnies d'origine supérieure, pas de peuples supérieurs à d'autres. Ils évolueront par la suite de manière différente, mais le creuset primordial est le même pour tout être humain.

 
Puis dans la paracha de Noa'h, Noé, 7 commandements sont définis. 7 comme les sept couleurs de l'Arc-en-ciel après le Déluge. Ils sont appelées les Lois noahides: interdiction de blasphémer, de tuer, de voler, d'union sexuelle illicite, d'idolâtrer, de manger un animal encore vivant et le devoir d'établir un système de justice avec des tribunaux. C'est la base d'un système politique humaniste. 


Puis le peuple hébreux nait avec Abraham et l'alliance. Derrière la représentation légendaire d'Abraham prêt à sacrifier son fils Isaac sur le Mont Moriah à Jérusalem, se joue l'interdiction des sacrifices humains il y a 4000 ans. Dieu arrête le geste d'Abraham, Dieu demande l'interdiction des sacrifices humains. Nous savons qu'ils perdureront encore plusieurs milliers d'années dans d'autres cultures... Une question se pose d'ailleurs sur Abraham: a-t-il bien compris l'ordre de Dieu de sacrifier Isaac? Ou l'a-t-il rêvé ou a-t-il déliré? Woody Allen dit qu’Abraham n’avait décidément pas le sens de l’humour ! Dieu aurait-il pu demander un sacrifice humain offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai? 


Enfin le décalogue, transmis par Moïse aux hébreux, est un des plus anciens règlements de la vie humaine. Plus de 700 ans avant la première déclaration des droits de l'homme, le fameux cylindre du roi perse achéménide Cirrus-le-grand, écrit en 539 avant JC. Cirrus a failli se convertir au judaïsme et avec lui tout le peuple perse. Le moyen orient aurait un autre visage...


Nous devons nuancer la pensée juive vis-à-vis de la Loi en général. Il y a des lois naturelles qui règlent la vie humaine, normées par les commandements, et qui introduisent le droit à la sureté (tu ne tueras point), le droit à la propriété (tu ne voleras point), l'exigence de fraternité (aime ton prochain comme toi-même) et la nécessité d'égalité des humains et de l'inscrire dans le droit. Et il y a la vie des hommes: elle est caractérisée par la transgression! Vie humaine et vies des hommes sont donc deux chapitres bien différents, mais complémentaires.

Puisque les hommes sont libres de choisir entre le bien ou le mal, ils peuvent transgresser à tout instant. Le judaïsme montre en son cœur la dualité transgression/repentir (Téchouva). Raphaël DRAÏ dit que le judaïsme énonce trois injonctions: l'injonction de la connaissance, l'injonction de la prudence et l'injonction du discernement. L'injonction de la connaissance est inscrite dans les Proverbes 3:6 de Salomon: "Par toutes les voies, connais-le"  בְּכָל־דְּרָכֶיךָ דָעֵהוּ וְהוּא יְיַשֵּׁר אֹרְחֹתֶיךָ

Le juif ne peut avoir aucune limite dans sa volonté de connaissances: scientifique, littéraires, philosophiques...Toutes les connaissances. Il y a 3000 ans, Dieu donne la Torah, il s'adresse à l'ensemble du peuple d'Israël. Il dit à Moïse que le rôle des Maitres d'Israël sera de découvrir à travers leur raisonnement et leur travail, les différents aspects de la Vérité. Il énonce le double principe de la transmission et du monde de l'Étude, du questionnement. Dans la cabale, les trois premières séphiroth sont  la Khokhma חכמה  (sagesse), la Bina בינה  (intelligence) et Daat  דעת  (connaissance). C'est une mitzva, une recommandation que de connaitre. Mais il y a la prudence, celle qui ordonne de ne pas consommer le fruit de l'arbre de la connaissance dans le Gan Eden, le jardin des délices. L'être humain placé dans des conditions primordiales se heurte à cette injonction. Enfin le discernement représenté par la prière de fin de shabbat, la Havdala ou prière du discernement. Le verbe lehavdil להבדיל qui signifie discerner. Le juif est donc au cœur d'une dialectique entre deux injonctions contradictoires et une troisième résolutoire. La dialectique -grecque ou juive- créée un dynamisme de la pensée, une énergie et un mouvement d'ouverture. Mais elle peut conduire à la folie, à l'excès, la démesure. Maïmonide disait que "l'être humain est le seul élément du vivant qui soit doté de folie". Et Montesquieu dans l'esprit des lois affirme que " l'Homme est le seul être qui transgresse les lois dont il se dote".

 

 


Les Lumières se pensent universelles et dans un mouvement d'utopie politique, elles proposent la généralisation de la démocratie sur la Terre, quelques soient les cultures indigènes parfois plurimillénaires. Dans un mouvement totalement contradictoire, la pensée moderne française s'affiche aussi en parangon du respect profond de la diversité culturelle. Ainsi nos philosophes politiques invoquent sans sourciller les Lumières universalistes et le respect du singularisme des peuples et cultures au nom de... Toujours le débat entre singulier et pluriel, collectif et individualiste, socialisme et anarchisme. 

Après le prosélytisme purement chrétien, il y a le progrès qui lui est judéo-chrétien. L'idéal de progrès des Lumières s'inscrit aussi dans le prolongement du judéo-christianisme. Prolongement critique certes, mais prolongement dans la démarche. L'idée de l'espoir sous-tend le messianisme juif, l'espérance est un pilier du christianisme. La plupart des civilisations sont fondées sur leur passé. Cœur de leur culture. Le judaïsme est par essence tourné vers le futur. Avec le messianisme et l'espérance, le monde peut changer, l'Homme peut agir dans le sens du progrès, à l'inverse de la pensée grecque marquée par le fixisme, le déterminisme, la tragédie. Curieusement d'ailleurs, la révolution philosophique grecque, qui fut LE progrès majeur de l'humanité, ne pense pas le progrès. Les astres et le ciel ont déjà tout écrit. 

Avec les Lumières, l'homme pense par lui-même, et le progrès de la civilisation conduira au progrès de l'Homme. La quête du bonheur évince celle du salut de l'âme. Plus question de subir une vie de mortification pour rejoindre un hypothétique paradis post mortem. Les philosophes dénoncent le mythe catholique du péché originel, censé justifier la rareté du plaisir sur terre, et ils revendiquent un droit au bonheur pour l'individu. La grande vaincue des Lumières, avant la monarchie, c'est l'Église catholique. Le droit divin cède le pas au droit naturel. Mais nous constatons a posteriori que ce raisonnement libérateur débouche sur d'autres complexités. Bonheur individuel contre malheur du péché originel, liberté contre aliénation, raison contre obscurantisme, progrès contre immobilisme, c'est plus compliqué que ça. 

Avec sa deuxième topique, FREUD, éclairé par les leçons de la première guerre mondiale, a mis fin au fantasme des Lumières. Nous ne cherchons pas toujours notre bonheur et notre masochisme peut nous porter vers la recherche de la souffrance, de la douleur ou de la mort.

 

 

Douleur et judaïsme

Le judaïsme célèbre la vie, pleinement la vie. Vivant, ‘haï חי

L'injonction de la vie, "ouba'harta ba'haim", vous choisirez la vie, est dans le Deutéronome 30:19: "Choisis la vie, afin que tu vives..." תבחר בחיים. Valeur éthique centrale dans la vie d'un juif. Facteur de survie d'une religion vouée mille fois à disparaitre?

 

Chaque religion développe un corpus de valeurs et de symboles  centrés sur des temporalités humaines. Le catholicisme a pu célébrer la mort à travers la passion du Christ et le catholique vit maintenant sous l'horizon de la résurrection comme le protestant qui insiste depuis le 16ème siècle sur la résurrection et le retour à la vie, l'islam est tourné vers un avenir qui est l'Au delà; le judaïsme est un hymne à la vie et à un futur messianique humain meilleur. Dès lors le Kaddish, appelé prière des morts, est aussi un hymne à la vie.

 

C'est pourquoi depuis les temps anciens, il y a toujours eu beaucoup de médecins juifs. Soigner pour conserver la vie. D'autre part la profession médicale fut une des rares activités tolérée pour les juifs. Enfin parce que les sciences sont essentielles dans la conception juive du monde, et la vie une priorité essentielle et absolue.

 

Dans la Torah, si un juif ne doit pas vivre dans un endroit sans médecin, cependant il ne doit pas mettre toute sa confiance dans un seul médecin. Une blague dit qu’il faut s’installer dans une ville où il y a deux médecins…et deux synagogues.

 

Dans le judaïsme, la maladie est une manifestation de Dieu afin que l'homme prenne conscience de ses fautes par le corps ou l'âme. Le juif ne croit pas en Dieu, il croit Dieu. Il ne parle pas de Dieu, il parle à Dieu. Et c’est dans le cadre de ce dialogue qu’il peut interpeler Dieu, voire le mettre à l’épreuve. Attitude singulière dans l’histoire des religions, où la soumission totale est de règle.

 

Le Tikkoun olam, réparation du monde, est une notion centrale du judaïsme. Les kabbalistes nous disent qu'il faut réparer les vases brisés lors de la création, en suivant la loi juive, la Halakha. Les libéraux avancent que le juif doit réparer le monde par la voie politique et la justice sociale. La médecine est dans ce mouvement, elle doit traiter la souffrance et la douleur.

 

La douleur se dit en hébreu Keev  כְּאֵב

La souffrance se dit Sevel  סֵבֶל ou en hébreu ancien  עצב

Les souffrances, les tourments, un mot au pluriel car de signification forte se disent yissourim ייסורים

עונש  signifie le châtiment.

 

Le judaïsme autorise donc un dialogue entre le croyant et Dieu; ce dialogue peut aller de la plainte, du gémissement, de l’interpellation jusqu’à la rébellion. Le livre de Job est une bonne illustration de cette dialectique. Plus en profondeur, Job pose cette question inédite : Dieu peut-il vouloir le malheur, la douleur et la souffrance des hommes ? La shoah a reposé avec horreur la question de Job.

Le judaïsme proscrit l’ascèse et la mortification. La douleur auto-infligée n’a aucun sens. Toute douleur doit être apaisée et traitée.

Les cohanim, prêtres du Grand temple, étendaient cette règle humaine aux animaux : il fallait tuer l’animal du sacrifice, sans le faire souffrir. La Cacherout, désigne l'ensemble des règles alimentaires juives. Ces règles se trouvent mentionnées dans la Torah et sont développées dans la Tradition orale, le Talmud. La chéhita ou jugulation, consiste à trancher la majorité de l'œsophage et de la trachée artère avec un couteau effilé. Le but de la chéhita est de ne pas faire souffrir l'animal, puisque la jugulation vide instantanément le cerveau de son sang et donc supprime toute douleur.

 

La circoncision, Brit milah, depuis Abraham symbole d’alliance avec Dieu, doit être effectuée à 8 jours, et si possible sans douleur.

Si une femme a trop souffert lors d’un accouchement, elle peut être autorisée à utiliser une contraception. Fait rare dans l’histoire des religions qui promeuvent de préférence la natalité.

La famille doit entourer et soutenir l'homme souffrant. Il ne peut rester seul dans l'isolement et le dénuement. Depuis 3000 ans, l'histoire du peuple juif et les souffrances endurées, éclairent bien sur le refus de la douleur par l'étayage familial et communautaire. Le phénomène diasporique accentue la prééminence du lien social intrafamilial.

La douleur ne peut donc être ni une punition, ni une rédemption. Elle doit être combattue sans complaisance.

 

L'auto-dérision de l'humour juif, est souvent considéré comme masochiste. Puis on évoque le mur des lamentations ou bien le livre des lamentations de Jérémie. Pour conclure rapidement que le juif est souvent dans la plainte et le masochisme. Quand est-il de cette affirmation? Est-ce pertinent? Tout d'abord le Mur des Lamentations est une invention britannique du XIXème siècle, traduite de l'arabe! Pour les juifs, nulles lamentations, le Mur est le Kotel occidental, mur ouest, lieu de vœux et de prières, pas un lieu de plaintes. L'humour yiddish a pourtant dénommé l'homme qui est adepte de la plainte: le Kvetscher, qui vient de Kvetsch la plainte. L'auto-dérision conduit à des formules comme " Born to Kvetsch", né pour se plaindre.

 

La "plainte juive" n'est pas masochiste, elle est du coté du rire et de la vie. Le code est: "je me moque de moi en train de me plaindre, non pas de la situation en soi, et je réagis à mon angoisse et je m'adapte". Il ne faut pas prendre la plainte pour argent comptant! Daniel Sibony nous dit que le rire, c'est secouer l'identité en étant sûr qu'on peut la récupérer. Sinon c'est l'angoisse...Il faut saisir l'humour dans la bible en général et même dans le livre des lamentations de Jérémie en particulier: "Jusqu'à quand, Oh mon Dieu, tu vas te mettre en colère éternellement?" Se plaindre, c'est se consoler de son malheur afin de l'éloigner. Se plaindre de sa douleur, de sa souffrance, a pour but de l'écarter. La plainte peut être une litanie réconfortante et rassurante. Mais par l'humour et l'auto-dérision, on se console de son bonheur d'être élu. Quand la douleur et la souffrance sont trop fortes, les règles de pudeur, de tsiniout vont alors intervenir. L'écrivain polonais Stanislaw Jerzy Lec, évadé de camps de concentration, disait: "Ne succombez jamais au désespoir: il ne tient pas ses promesses". 


Le traitement de la douleur: un judéo-calvinisme


Depuis la seconde guerre mondiale, le traitement de la douleur est devenu une priorité humaniste du monde occidental. Pourquoi? Nous avançons l'hypothèse culturelle et religieuse, du double souffle du judaïsme et du protestantisme sur la médecine, un judéo-calvinisme influent; mais en réalité une synthèse de l'éthique nord-américaine, association d'une émigration wasp (white anglo-saxon protestants) et d'une émigration juive. Cette éthique américaine fait retour sur l'Europe, qui délaisse alors les vieilles attitudes grecques stoïciennes et catholiques romaines.

 

En 1957 Pie XII, pape de l'Eglise catholique, soutient enfin le traitement de la douleur. Cette année-là, des soignants catholiques, invités auprès de Pie XII, l’interpellent sur la position qu’ils doivent adopter en matière de soulagement de la douleur et, en particulier, lui demandent s’ils peuvent utiliser les antalgiques majeurs. Et le Pape prend alors une position extrêmement claire : selon lui, la douleur en soi n’est pas rédemptrice. Peut-être la manière dont une personne traverse l’expérience de la douleur peut l’être, mais en tout état de cause, il n’y a pas de raison qu’un soignant catholique n’utilise pas les antalgiques. Et il va même plus loin : dans certaines situations, comme il est possible que cela ne suffise pas, le Pape recommande l’utilisation des techniques de sédation.

 

Pour synthétiser les différences entre les trois grands monothéismes, disons que le judaïsme est centré sur un Texte interprétable (Bible hébraïque); le christianisme est centré sur l'Evènement Jésus, et pour l'Islam, le texte est non interprétable, il représente la périphérie et le centre de tout ce qui peut être fait, et la dernière des prophéties. Les conceptions de la douleur découlent directement de ces différences. Si la douleur est le malheur, le bonheur se situe au paradis. Là encore les paradis sont différents: dans le paradis juif, ce qu'il y a à faire c'est étudier paisiblement. Dans le paradis musulman, c'est prendre du bon temps. Dans le paradis chrétien, c'est sortir du temps et du malheur.

 

Religion catholique (jusqu'à 1957) : la douleur permet de se rapprocher de Dieu, de gagner son Ciel.

Religion protestante : la douleur est un malheur universel qu’il faut guérir soi-même.

Religion juive : la douleur est reliée au mal et elle autorise la révolte et le soin.

Religion musulmane : la douleur est une fatalité qu’il faut endurer et accepter.

Religion bouddhiste : la douleur est indissociable de la vie, elle permet la purification d’actions mauvaises accumulées dans la vie (antérieure ou présente).

Religion hindouiste : la douleur permet de retrouver la pureté originelle et d’achever les cycles de réincarnation.

 

Work in progress. Affaire à suivre Inspecteur...

 

 

Bibliographie:

(1) Geoffrey WOODS, Institut de recherche médicale de Cambridge, Nature, 14 décembre 2006

(2) Jacques ATTALI

(3) Régis DEBRAY, Aveuglantes Lumières, Gallimard, 2006

(4) Antonio R. DAMASIO, L'erreur de Descartes, Editions Odile Jacob, 2001

(5) Olivier REY, Une folle solitude : le fantasme de l'homme auto-construit, Seuil, 2006

(6) Caroline ELIACHEFF, Dominique SOULEZ-LARIVIERE: Le temps des victimes, Albin Michel, 2006

 

 

 

 
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