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De l'art gothique aux infirmières : une brève histoire

De l’art gothique aux infirmières : une brève histoire

 

 

 

Docteur Fabrice Lorin

CHU de Montpellier

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Qu’est-ce qui relie la naissance de l’art gothique au métier d’infirmière de nos jours ?

Au XIIème siècle surgit l’art gothique. Avec ce mouvement architectural majeur, un changement théologique insuffle le culte marial. La Vierge Marie est la mère de compassion, de consolation et d’intercession pour les fidèles.  Après des siècles d’art roman marqué par le dolorisme et la représentation du Christ en souffrance associé à une figure de Dieu, père éternel et sévère, surgit la figure maternelle consolatrice et humaine et ses bras apaisants.

Auparavant il y a un long cheminement dans l’église catholique avec notamment les ordres cisterciens (Bernard de Clairvaux) et franciscains pour exalter la figure de Marie. Maternelle et compatissante pour le théologien Bernard de Clairvaux, accessible et proche de la condition humaine pour les Franciscains.

La construction et la consécration de la cathédrale Notre-Dame-de-Paris l’illustre. L’art gothique introduit donc la figure de la femme maternelle, humaine et accessible. Le fantasme marial, maternel et consolateur, n’est-il pas le fond de la vocation du personnel en médecine moderne ?

 

Comme nombre de valeurs chrétiennes se sont laïcisées dans la République avec le temps, la fonction mariale s’est laïcisée dans la prise en charge des malades. Les infirmières étaient des Religieuses pendant des siècles jusqu’à la laïcisation des écoles d’infirmières par le Dr Désiré-Malgloire Bourneville à la fin du 19ème siècle. Descendante des Religieuses catholiques, l’infirmière moderne est donc la version laïcisée de la Vierge Marie.


 

 
La résilience

Réflexions sur la résilience

Dr Fabrice Lorin

 

Ma première rencontre avec la résilience fut la lecture du livre du Dr Victor Frankl[1], médecin psychiatre juif qui a survécu à Auschwitz et qui a raconté sa déportation et la survie en camp. Il est libéré en 1945, toute sa famille est anéantie et  il écrit : « Et cependant dire oui à la vie ! ».

 

La résilience rentre dans le cadre général des processus de réparation chez l’Homme. Le coping pour les anglo-saxons qui vient de to cope with  qui signifie « faire face ».   Nous pouvons encore l’appeler créativité, flexibilité mentale, fonctions exécutives et surtout adaptation. C’est le propre d’Homo Sapiens. S’adapter. L’immaturité du nouveau-né humain ou néoténie, permet tous les câblages d’adaptation future à l’environnement. Le monde d’aujourd’hui est dans le changement permanent et c’est pourquoi les thèmes de la résilience, de l’adaptation sont si présents. S’adapter ou disparaître. 

 

Boris Cyrulnik insiste sur les moyens de la résilience. Pour un nourrisson c’est lui amener une base de sécurité affective chaleureuse et verbale. Le même soutien affectif sera apporté aux psycho-traumatisés du Bataclan ou de l’Ukraine. Il faut donc aider le traumatisé. Mais la médecine de catastrophe nous apprend que cette aide n’est pas à sens unique. Pour se réparer, pour être résilient, il faut aussi aider les autres. Imaginons une femme qui est assise devant sa maison détruite et dans laquelle elle a perdu sa famille. Elle est mutique, prostrée et choquée. Le secouriste lui proposera doucement d’aller chercher de l’eau et de donner à boire à ses voisins allongés, aux blessés et à tous les autres rescapés. Elle redevient utile, elle s’ancre dans le réel et donne un sens à sa survie. Être utile pour les autres. C’est d’ailleurs ce que fait Boris Cyrulnik depuis des années pour s’en sortir. 

 

Comme dans toute copie de philosophie ou discussion talmudique, après la thèse il faut énoncer les avis contraires. Les voici. Tout d'abord la résilience, n'est-elle qu'un oubli soft? Ensuite l'époque est à l’injonction  au bonheur, au bien-être et à l’épanouissement. Une nouvelle injonction à la résilience se profile. Un nouveau Graal. C’est un modèle de développement personnel et de réussite.  Dès lors se pose une première question pour celui ou celle qui n’arrive pas à rebondir. Pourquoi suis-je inapte au bonheur ? Pourquoi ne suis-je pas résilient ? Pourquoi n’ai-je pas la plasticité et l’adaptation d’Arlequin? Dans la Commedia dell’arte, Colombine et Arlequin débordent d’optimisme, d’énergie et de malice. Pas moi. Mon incapacité à la résilience, peut générer un effet inverse : ma culpabilité. Qu’ai-je donc commis comme faute pour ne pas pouvoir rebondir ? Pour ne pas mériter la résilience ? Que dire de l’effondrement ? De Primo Levi et de Joseph Bornstein[2] ? Dire qu’un merveilleux malheur est une chance, c’est un oxymore.

Est-ce que la résilience s’adresse à quelques élus et happy few ? Est-ce le signe d’une vie réussie ? Non pas grâce à un capital, à un patrimoine ou un réseau mais à mes capacités personnelles? La résilience a-t-elle une valeur universelle ? Être résiliant c’est être rare et donc prestigieux, c’est-à-dire que tout le monde ne peut pas y accéder. Le psychisme devient une ressource au même titre que l’argent, le capital, le réseau. Enfin dans l’armée, un soldat résiliant est-il un soldat insensible à la mort de son camarade ? Un soldat qui poursuivra le combat ? Il y a une limite difficile à préciser entre l’empathie nécessaire à la condition humaine, et la résilience nécessaire à la survie personnelle. 

 

Quelles que soient la société, la culture et l’époque, nous sommes tous confrontés au malheur et à la contingence et, la culture va élaborer des modèles de défense face au malheur. Que dit au fond le concept de résilience ? Face au malheur, l’individu est capable de se transformer. Il échappe au déterminisme pour retrouver la liberté. Ce qui ne me tue pas me rend plus fort[3]. Sur le plan philosophique, une forme contemporaine du stoïcisme grec, c’est-à-dire de se tenir droit face au chaos du monde. La résilience est un message d’espoir et de soutien. L’énergie, l’élan vital[4] et le conatus[5] se transmettent entre les Hommes. Alors refusons le déterminisme et  la passivité plaintive victimaire face au malheur, et continuons le perfectionnement  moral de nous-même. 

 



[1] Victor Frankl, Un psychiatre déporté témoigne, éditions du chalet, 1973, Paris

[2] Le père d’Elisabeth Borne, Première ministre française

[3] Nietzsche

[4] Henri Bergson

[5] Spinoza

 
Femmes aux cheveux blancs : mode ou révolution? - Dr Fabrice Lorin

Femmes aux cheveux blancs : mode ou révolution ?

 

 

Le point du vue du psy

 

 

Dr Fabrice Lorin

Psychiatre des hôpitaux

CHU de Montpellier

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Classiquement et depuis des siècles, les cheveux blancs chez la femme signifient le vieillissement, c’est-à-dire la ménopause, l’arrêt de la fécondité et de la sexualité. Ils évoquent la vieille femme voire une représentation de la sorcière, une caricature de féminité. Les jeunes femmes restent encore souvent dans ce préjugé.

 

Mais dorénavant ces préjugés disparaissent et  de belles chevelures argentées se déploient. Quand les femmes senior revendiquent la chevelure blanche, c’est qu’ elles ont des compétences remarquables, comme Christine Lagarde, Françoise Hardy ou Josiane Balasko. Elles ont alors une figure de matriarche , un archétype de mère savante et cultivée mais souvent dorénavant sans sexualité.

 

D’où vient cette mode ? La sortie en 2013 du film « Elsa reine des neiges » a joué un rôle important. Un personnage féminin complexe et vulnérable qui affiche une réelle beauté avec ses cheveux blancs. L’année suivante en 2014, sort la saison 4 de « Game of Thrones » avec Daenerys Targaryen, la mère des dragons, également auréolée de cheveux blancs. Amazon a remarqué que les ventes de kits de coloration argenté ont bondi de 533% en avril 2014 dès la sortie de la saison 4. Les deux films inaugurent un nouvel archétype féminin de jeunesse, de beauté, de subtilité aux cheveux blancs argentés. Ajoutons Lady Gaga et Stromae sans oublier le blond platine de Marylin Monroe.

 

 

Sur le plan économique, après les cheveux rouges ou bleus, l’industrie du cinéma et de la mode devait innover. 

 

 

Le personnage de la reine des neiges est intéressant car il souligne comment une femme peut advenir à elle-même sans être dans le désir de l'autre. "Libérée, délivrée" devient l’hymne de la libération de la femme moderne.  

 

 

Sur le plan sociologique, cette revendication féminine apparait surtout chez les  femmes de catégorie CSP+ comme un choix purement psychologique car l'argent dont elle disposent ne saurait intervenir, là où les femmes modestes avancent d'abord un argument économique, car le coût des teintures toutes les 5 semaines est réel.

 

 

Est-ce que les femmes sont encore réticentes à laisser leurs cheveux blancs ? De moins en moins. Les femmes sont beaucoup plus ouvertes à la nouveauté esthétique et à la mode que les hommes. La teinture capillaire chez l’homme vieillissant reste rare et cachée.

 

Est-ce qu’afficher son âge c’est vivre dans l’être plutôt que dans le paraître?

Si les femmes adoptent pleinement une acceptation de la nature et de l’effet du temps, alors ces femmes accepteraient la package complet du vieillissement : la prise de poids, les rides, la pilosité, la graisse abdominale...et le blanchiment des cheveux. Elles refuseraient les crèmes de jour et de nuit, les soins, l’esthéticienne etc. En réalité, il n' y a jamais un tel engagement total dans "l'être".

 

Elles ont au fond une volonté de se distinguer et  je ne vois pas de différence avec d’autres dimensions esthétiques comme le tatouage ou le piercing. Un effet de mode. L’Oréal mise sur les couleurs argentées pour 2019.

 

Alors est-ce un signe d’épanouissement ?

Les cheveux blancs c’est en sociologie l’inversion de stigmates. Je revendique ce qui était auparavant stigmatisé. Tout comme le Gay va revendiquer son homosexualité, l’antillais écrira un livre en créole, le breton appellera sa fille Rozenn etc.

 

Est-ce que l’affirmation identitaire est un épanouissement, une maturité psychique ? Non c’est juste une affirmation de l’individualisme et du narcissisme, ce qui est totalement dans l’air du temps. Chacun affirme son identité, probablement parce qu'avec la mondialisation, les identités faibles sont menacées d'effacement voire de disparition.

Ajoutons que les chiffres de la psychiatrie montrent l’inverse. Les pathologies psychiatriques augmentent avec l’individualisme.

 

Une autre raison est peut-être paradoxalement une identification aux hommes. Classiquement, aux femmes les couleurs, aux hommes le naturel qui évolue inexorablement vers le gris puis le blanc...ou la calvitie. Dans la reconquête féministe des attributs masculins, la chevelure blanche peut devenir un acte militant pour certaines femmes. Reconquérir les territoires perdus de la féminité! Le militantisme écoanxieux et néoféministe d'une Sandrine Rousseau serait invalidé par une belle teinture capillaire.

 

Voyez-vous en consultation des personnes qui vivent mal le temps qui passe et pour lesquelles se colorer les cheveux est un moyen de rester jeune? Oui, les patientes ne viennent pas pour ce motif nous consulter, mais le vieillissement est au cœur des questions dans la Condition humaine, avec la mort. Doté d’intelligence, nous avons en cadeau l’anticipation des jours à venir et ce futur peut bien sûr être angoissant. Une patiente dépressive se laissera aller sur le plan esthétique, ce qui renforcera sa dépression et inversement, une reprise des colorations est un signe d’amélioration de l’humeur.

 

Un autre aspect des cheveux blancs pour une femme est qu'elle va soudainement voir dans son miroir l'image de sa mère ou de sa grand-mère. Si elle a eu une bonne relation dans sa filiation féminine, elle pourra d'autant plus s'y inscrire et accepter cette ressemblance physionomique. Si la relation a été délétère et destructrice, soyons clair, ressembler à la personne qui vous a fait du mal est inconcevable.

Arrêter de se colorer les cheveux, est-ce le signe d'un renoncement ou est-ce au contraire accepter  que son corps vieillit? Les deux ne s’opposent pas, accepter que son corps vieillisse c’est renoncer à la beauté de la jeunesse pour privilégier d’autres richesses.

 

Est-ce un signe de vraie maturité? Aller davantage vers l'être que vers le paraître?  Être en accord avec soi-même? Les situations humaines sont plus nuancées et complexes. C’est vrai pour certaines femmes mais pour d’autres afficher une chevelure argentée est un nouveau look tendance à la pointe du paraitre.

 

Comme souvent, les sujets d'apparence futile posent des questions de fond. La couleur des cheveux interroge notre rapport à la vie/la mort, notre vieillissement, notre genre masculin/féminin, notre identité et notre place dans la société.



 

  

 

 

 

 
Le judaïsme et la greffe d'organes - Dr Fabrice Lorin

Le judaïsme et la greffe d’organes

 

Dr Fabrice Lorin

CHU Montpellier

 

 

 

Il y a dans le judaïsme l’opposition entre 2 forces : le principe de ramener à soi et le principe de donner aux autres: le ‘Hesed la bonté la générosité 

 

Certains modèles de société poussent à tout ramener à soi. Le modèle ultralibéral va dans cette direction.

 

La question du don d’organes rentre dans la dialectique du don aux autres 

 

Le judaïsme est une vieille culture de 4000 ans. Une des plus vieilles et toujours vivante. Les autres ont disparu. 

Alors que peut amener le judaïsme, la Torah aux questions d’une société moderne du 21ème siècle ?

 

Nous ne pensons pas de manière éthérée, juste pour l’exercice et la jouissance de la pensée, ce que nous appelons une « expérience de pensée ». 

Nous pensons à partir de la bible hébraïque,  de la Torah ou ancien testament. Après il y a les débats entre Sages dans le Talmud au sujet de chaque verset de la Bible.

 

La question des greffes d’organes doit être divisée en trois catégories :
I- Don d’un donneur vivant
II- Don d’un donneur au stade de mort clinique : qu’est-ce que la mort ?
III- Don d’un donneur mort 

I-            Don d’un donneur vivant

 

Que dit la Torah ? 

1-   Un verset dit: « Ne reste pas indifférent devant le sang de ton frère » (Vayikra Lévitique 19:16) 

 

לֹ֥א תַֽעֲמֹ֖ד עַל־דַּ֣ם רֵעֶ֑ךָ

 

רֵעַ ami, frère



C’est un commandement une mitzva de non-assistance à personne en danger 

Le raisonnement va plus loin, il n’y a pas que la passivité de l’inaction. Laisser autrui souffrir c’est participer à sa souffrance , le sadiser directement. C’est participer activement à sa souffrance

 

2-   Pikouakh nefesh פיקוח נפש : sauver la vie (nefesh : l’âme animale, neshama : l’âme intellectuelle) 

 

Ce principe vient de Lévitique 18:5 « Vous observerez donc mes lois et mes statuts, parce que l'homme qui les pratique obtient, par eux, la vie: je suis l'Éternel »

L’homme doit rester vivant pour obéir aux lois de Dieu.

 

En pratique si une vie est en danger tous les principes du judaïsme sont mis entre parenthèses. 

Tous les interdits de Shabbat sont suspendus, toutes les règles de la casherout (manger du porc, du sang, du boudin) sont suspendues, tout est remis à plat. 

 

3- Dans Genèse 4:9, Cain pose une question à Dieu : « Suis-je le gardien de mon frère ? »

Le judaïsme répond « oui tu es le gardien de ton frère »

   

4- L’obligation de préserver l’intégrité du corps 

 

Mais il y a une contradiction entre sauver l’autre et préserver son intégrité corporelle

Maimonide : nous n’avons pas le droit de nous mutiler même pour sauver. 

Mais l’interdit de mutilation disparaît lorsqu’il faut sauver une vie. 

 

L’histoire se passe en Egypte au XVème siècle :

Le Radbaz était le grand rabbin d’Egypte sous la période du sultanat Mamelouk

Un juif est emprisonné par les mamelouks, le tyran prend alors en otage la communauté juive de la ville du Caire en disant « soit on coupe la jambe d’un juif de la communauté, soit on tue le captif ». Il n’y a pas de problème médical, mais la perversion d’un tyran mamelouk circassien abusant de son pouvoir et qui met par jeu en balance la vie d’un homme contre la jambe d’un autre homme. Les deux sont juifs.

Qu’a répondu la communauté juive à ce dilemme ? On a le droit de sacrifier un membre pour sauver la vie d’un homme. Ce principe est déjà retenu au XVème siècle

 

Pour le Radbaz, la personne qui met sa vie en danger (Safek Sakana) en faisant un don d’organe, est un « ‘Hassid chotè » (un zélé insensé). Mais ajoute également que si l’opération ne présente pas de danger pour le donneur, son don sera considéré comme une action généreuse toutefois (Midate ‘Hassidoute), mais non imposable. Ici l’injonction du verset Lévitique 19 :16 « Lo ta’amod ‘al dam ré’ékha » ne sera pas appliquée.

« Ne reste pas indifférent devant le sang de ton frère » (Vayikra Lévitique 19:16) 

Il sera donc permit de faire un don d’organe, lorsque celui-ci ne met pas en danger la vie du donneur (don de rein par exemple).

 

Les décisionnaires modernes se fondent sur ce raisonnement pour autoriser la transplantation d’un organe entre un donneur vivant pour sauver la vie d’autrui. A condition que le don soit sans danger pour la vie du donneur. Le don du vivant est donc autorisé mais la vraie question surgit lorsque la vie du donneur peut être mise en danger par le don. Il faut alors réfléchir au cas par cas et analyser les détails de la situation de greffe.

 

De manière générale, le don du vivant est autorisé.

 

 

II-         Don d’un donneur au stade de mort clinique

 

Nous avons 2 principes qui vont s’opposer : il est interdit de dégrader le corps d’un défunt. Pourquoi ?

 

Le corps est sacré. Il n’est pas simplement un objet de matière. Il est aussi le réceptacle de l’âme. « Lo taline nivlato ‘al ha’éts » (« tu ne laisseras pas séjourner son cadavre sur un arbre ») Deutéronome Devarim 21 : 23

« tu ne laisseras pas séjourner son cadavre sur l’arbre, mais tu auras soin de l'enterrer le même jour, car un pendu est chose offensante pour Dieu, et tu ne dois pas souiller ton pays, que l'Éternel, ton Dieu, te donne en héritage ».

 

De plus nous avons l’obligation d’enterrer le corps du défunt dans son intégralité.

 

Enfin nous avons l’interdiction de tirer profit d’une partie d’un défunt. Ce que certains appellent « la marchandisation des corps » est pour nous un interdit de milliers d’années. Choul’hane ‘Aroukh, Yoré Dé’a chap. 349 paragraphe 2

 

Mais face à ces 3 interdits, nous avons le commandement de sauver la vie d’autrui ! Ce commandement va prendre le dessus sur les 3 autres.

Toucher au corps même après la mort ne sera pas considéré comme une dégradation.

Au contraire le corps va gagner en Kedousha, en sacré s’il participe à aider la vie d’autrui.

Dans le judaïsme, les interdits disparaissent devant la possibilité de donner ou protéger la vie d’autrui.

 

 

III-       Don d’un donneur mort

 

Reste un problème pour nous : comment définir le moment de la mort ?

 

La question reste ouverte.

- l’arrêt de la fonction cardiaque ?
- l’arrêt de la respiration ?
- l’arrêt de l’activité cérébrale ?

 

Les rabbinats israélien et internationaux ont statué en 1986. La mort est l’arrêt de l’activité cérébrale.

 

Dès lors les grands rabbins de multiples pays autorisent le prélèvement d’organe et les dons après la mort, dès que la mort cérébrale a été diagnostiquée.

 

Mais des résistances peuvent émerger dans la communauté juive car nous croyons aussi en la résurrection des morts. Et le fidèle se pose la question : « si je donne une partie de mon corps, si un jour je dois revivre, vais-je revivre avec une partie de mon corps en moins ? »

 

Le Zohar de Shimon Bar Yo’hai donne une réponse à cette question légitime. Lorsque la résurrection des morts arrivera, toutes les maladies disparaitront. Le corps réapparaitra comme il était au moment de la mort, et si un membre a été abimé, endommagé voir perdu parce que donné à un autre pour une greffe, il réapparaitra automatiquement. Ajoutons que nous n’aurons plus de vêtements physiques, nous aurons des vêtements lumineux qui dépendront des bonnes actions que nous avons réalisé sur terre. Plus nous réalisons de bonnes actions, plus nos vêtements seront lumineux. La bonne action de permettre à autrui de vivre et de gagner des années de vie supplémentaires, me permettra d’être vêtu de plus de lumière.

 

C’est la vision de la Kabbale ou mystique juive.

 

 

 

 
La médecine et le judaïsme face à l’euthanasie - Rabbin Itzhak Benhamou, Dr Fabrice Lorin, Dr Simon Benamran

La médecine et le  judaïsme face à l’euthanasie

Rabbin Itzhak Benhamou, Dr Fabrice Lorin, Dr Simon Benamran

 

« Hélas ! Ne mourez pas Monsieur ; suivez plutôt mon conseil et vivez encore longtemps. Parce que la plus grande folie que puisse faire un homme dans cette vie, c’est de se laisser mourir tout bêtement, sans que personne ne le tue, et que ce soient les mains de la mélancolie qui l’achèvent »

Sancho Pansa à Don Quichotte

Cervantès (juif marrane)

 



I  Introduction par Dr Fabrice Lorin

 

 

L’allongement de l’espérance de vie dans les pays occidentaux et la modernisation de la médecine, ont développé des questions sur la fin de vie et l’acharnement thérapeutique. La médecine est devenue technique et peut devenir tragique. La médecine engendre aussi des handicaps dont le plus fameux est la vieillesse. Certains pays ont modifié leur appareil législatif pour répondre à ces nouvelles situations.

600 000 personnes décèdent par an en France dont 60 % en hôpital, 15 % en maison de retraite et 25 % à domicile. Donc ¾ des décès en institution, ¼ à la maison.

Que nous dit la loi juive sur l’euthanasie ? Le Rabbin Itzak Benhamou, rabbin de Montpellier, répondra à cette question. Comment concilier les deux mitzvot « tu ne tueras point » et « Aimez-vous les uns les autres » ?

Si la médecine et le serment d’Hippocrate représentent Athènes, c’est un dialogue entre Athènes et Jérusalem qui se déroule ici. Deux civilisations se penchent sur un sujet de société.

Mais à côté du religieux et du médical, il y a un 3ème terme dans ce débat : le corps social. Le citoyen du monde occidental et le citoyen français en particulier, veut que la législation évolue. Que le droit s’ouvre à la modernité, à la décision libre de l’individu de vivre ou de mourir.

 

 

II  La loi juive sur l’euthanasie par le Rabbin Itzhak Benhamou

(transcription d’une conférence)

 

 

La question de l’euthanasie se présente de plus en plus, devant des situations tragiques, où la mort devient le plus doux des remèdes. Certains revendiquent alors le droit « du meurtre par amour ». La valeur absolue de la vie devient floue et notre système de réflexion est perturbé. Quel que soit la décision que nous prendrons, nous aurons des remords. Il faut donc connaitre la loi juive, parce que ce que la loi nous dicte c’est la volonté de Dieu et lorsque nous faisons la volonté de Dieu, nous prenons la bonne décision ; et notre culpabilité diminuera. Voici les grandes lignes des conceptions juives concernant la question de l’euthanasie.

1-     La loi de base

2-     Les exceptions à la règle

 

1-     La loi de base : dans le Shoul’hane A’hour dans le tome Iore Dea chapitre 331 alinéa 1 et mêmes références dans le livre a’hour hashoul’hane

« Il est interdit de faire quoique ce soit pour hâter la mort. Et même si nous voyons qu’il souffre beaucoup dans son agonie et que la mort lui serait douce, il nous est néanmoins défendu de faire quoique ce soit pour hâter la mort, le monde et ce qu’il contient appartiennent à Dieu et tel est sa volonté». La loi nous dit qu’il est interdit d’abréger la vie d’un malade. Cette loi est basée sur un verset du prophète Ezéchiel qui rapporte une parole de Dieu : « Toutes les vies sont à moi, la vie du père comme la vie du fils, elles sont à moi ». Dieu nous dit qu’il donne la vie, c’est lui qui a le droit de la reprendre quand il le désire et en aucun cas un être humain pourra intervenir dans cette décision.

 

 

Il y a une histoire dans la Bible qui pourrai laisser paraitre l’inverse de ce qui précède. Il y a 3000 ans, le premier roi d’Israël Saul est en guerre contre les philistins, ils gagnent la guerre, des soldats s’approchent de Saul et le blessent à mort. Il agonise. Le roi Saul demande à un jeune soldat de l’achever. Il l’achève. Plus tard ce jeune homme va voir le 2ème roi d’Israël, le roi David et il lui raconte ce qu’il a fait au roi Saul. Mais le roi David décide de condamner à mort ce jeune homme en lui disant « tu as tué un roi d’Israël ». Alors le judaïsme ne tient-il pas compte de la souffrance humaine ? Est-il sans pitié ? Pourtant il est écrit dans le Talmud que la pitié est une vertu spécifique au peuple juif.

Dans bien des cas le judaïsme prend en compte la souffrance humaine.

Quatre exemples vont l’illustrer.

Exemple 1 tiré du Talmud traité Baba Kama page 51A

« Choisis pour lui une belle mort comme il est écrit tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Dans ce passage du talmud, on parle du condamné à mort auquel on avait l’obligation d’administrer une potion anesthésique pour ne pas qu’il souffre au moment de la mise à mort. A plus forte raison si un condamné à mort ne doit pas souffrir, un malade encore moins.

 

 

Exemple 2 tiré des Psaumes (Tehilim), psaume 32 verset 6

« C’est ainsi que priera tout homme pieux au moment propice ». Quel est ce moment propice ? Le Talmud traité Berakhot page 8A nous dit que c’est le moment où la personne va mourir et qu’il est bon de prier à ce moment-là pour demander à Dieu de ne pas nous faire souffrir.

 

 

Exemple 3 sur la souffrance animale. Il est interdit dans la Torah, au moment où on laboure un champs d’atteler un âne avec un taureau. Ils n’ont pas la même force, l’âne souffrirait.

 

 

Exemple 4, Deutéronome 11-15, Dieu dit « J’ai mis de l’herbe dans ton champs pour ton animal, tu mangeras et tu te rassasieras ». On donne d’abord à manger à l’animal et ensuite l’homme mange et se rassasie. L’animal pourrai souffrir de voir l’homme manger alors que lui n’a pas mangé. La Torah est très attentive à la souffrance animale et donc à la souffrance humaine.

 

L’euthanasie interroge deux valeurs juives. D’ une part la souffrance humaine, d’autre part le respect de la vie. Qu’est-ce qui l’emporte ? La loi donne la primauté à la vie, son caractère est sacré et absolu pour le judaïsme. Dans le Lévitique 18-5, il est écrit à propos des commandements de la torah « et tu vivras par eux ». Si un commandement devait aboutir à la mort, il ne faut pas obéir à ce commandement. Toute la torah s’efface face à la vie. Dieu lui-même se met en retrait face à notre vie. Dans le Psaume 118 verset 18, « Dieu m’a fait souffrir, mais au moins il ne m’a pas livré à la mort ». Pour le roi David il vaut mieux souffrir que de mourir. Un instant de vie a une valeur suprême.

 

 

La vie momentanée est indépendante de la qualité de vie. Rien nous permet de mesurer le prix de la vie dont la valeur est inquantifiable. La qualité de vie est indépendante de la valeur de la vie. Attenter à un instant de vie c’est devenir un meurtrier. Dans le traité Shabbat du Talmud page 151B, il est dit « Celui qui ferme les yeux d’un agonisant est un meurtrier, c’est comme une bougie en train de s’éteindre, si un homme met le doigt dessus, elle s’éteint aussitôt ». Cet interdit de l’euthanasie existe même si le malade donne l’autorisation au médecin de pratiquer l’euthanasie. Dans le judaïsme, il n’y a aucune différence entre une personne qui se suicide et une personne qui donne à une autre personne l’autorisation de la tuer. La vie ne nous appartient pas. Ni au malade, ni au médecin. C’est donc interdit pour le malade comme pour le médecin juifs.

 

Peut-on mettre en rapport la valeur de la vie et la qualité de vie ? On se heurte à un problème énorme : comment définir la qualité de vie ? Prenons l’exemple d’une personne qui a un problème cérébral. Comment définir le niveau correspondant à une qualité de vie acceptable et une éventuelle qualité inacceptable, donc une mort préférable ? La même question pour la douleur, la souffrance. Comment définir l’intensité de la souffrance qui autoriserai de vivre ou de mourir ? Qui va définir la qualité de vie ? Le malade seul ? Sa famille ? Le médecin ? La société ? Mon professeur disait « on est passé de l’Etat nazi à l’euthanasie ». On peut être sur une chaise roulante, branché à un respirateur artificiel et…apporter énormément à la société. Pour mémoire Stephen Hawking le grand scientifique. Si on l’avait euthanasié il y a dix ans, ce serait de multiples découvertes scientifiques perdues pour l’humanité. Qui a le droit de vivre ou pas sur cette terre ?

 

 

En conclusion, dans le judaïsme, on ne lie pas la qualité de vie avec la valeur de la vie.

 

2-     Les exceptions à la règle

Dans le judaïsme, on distingue trois types d’euthanasie. L’euthanasie active, l’injection d’une dose léthale, l’euthanasie passive avec deux sous-catégories : le fait de cesser un soin, le fait de ne pas engager un nouveau soin.

L’euthanasie active est interdite dans le judaïsme. C’est considéré comme un meurtre donc interdit.

L’euthanasie passive est-elle un meurtre ?  Non mais elle tombe sous le coup d’un autre interdit, celui de non-assistance à personne en danger. Car la non-assistance en danger existe dans la bible, Lévitique 19-16 « tu ne t’élèveras pas contre le sang de ton prochain ». Qu’est-ce que l’assistance ? C’est si elle est profitable pour une personne en danger. Mais si la personne en danger préfère mourir plutôt que vivre avec ses souffrances, l’assistance n’est plus profitable à la personne. D’ autres réfutent cette thèse en disant que nous ne sommes pas prophètes et qu’on ne peut exclure la découverte future d’un traitement qui soulagerai le malade. L’assistance pourrai donc être future même si elle n’est pas efficiente dans le présent. Cela reste une question complexe.

Cesser un soin déjà mis en œuvre, comme débrancher une personne d’un respirateur ou d’une perfusion, est assimilé à une euthanasie active. C’est interdit.

Il ne reste qu’une seule solution : ne pas engager un soin. Est-ce autorisé ?

Il faut distinguer deux types de soins : les besoins naturels d’un malade ou soins dits ordinaires (boire, manger, oxygène, antibiotiques) ils doivent être assurés sinon c’est considéré comme une euthanasie active.

Enfin les soins extraordinaires. C’est la seule éventualité autorisée dans le judaïsme. Par exemple recourir à une réanimation, un électrochoc, brancher une respiration artificielle, faire une intervention chirurgicale. Alors nous avons le droit de ne pas engager le soin si le malade est incurable et en proie à de grandes souffrances. Pour permettre une euthanasie il faut donc trois critères réunis : une euthanasie passive, ne pas engager un nouveau soin extraordinaire, une grande souffrance. S’il manque l’un de ces trois éléments -par exemple un coma sans souffrance- nous aurons l’obligation d’engager les soins même extraordinaires.

Enfin, abordons la question de la morphine. Elle soulage la douleur et elle est adaptée aux soins palliatifs, mais elle ne doit pas être utilisée à dose létale car elle est assimilée alors à une euthanasie active. Si l’intention du praticien est de mettre un terme à la vie du patient, c’est interdit. Si l’intention est de soulager la souffrance mais la dose peut aussi entraîner une mort certaine, c’est aussi interdit. Si l’intention est de soulager la douleur sans obligatoirement entraîner la mort, c’est autorisé.

Pour conclure, le Talmud dans le traité Berakhot 60A nous dit : « Dieu a donné la permission aux médecins de guérir, mais de donner la mort consciemment à un malade ne fait plus partie du cadre de la mission d’un médecin ». Dans la difficile confrontation entre le souci d’atténuer la souffrance et l’interdit de supprimer la vie, la primauté doit être accordée à la vie sur la souffrance. Si le judaïsme s’oppose à l’euthanasie, il réprouve également l’acharnement thérapeutique dans des situations précises en donnant le droit à une euthanasie passive.

 

 

 

III  La loi française et l’euthanasie par le Dr Fabrice Lorin

1-     Les grandes définitions

2-     L’évolution de la loi française

3-     Les problèmes éthiques soulevés

 

1-     Les grandes définitions

 

Définition : l’euthanasie en grec veut dire « la bonne mort ». Ce terme a été inventé par  Francis Bacon, médecin et philosophe en 1605 dans Du progrès et de la promotion des Savoirs : « J’estime que c’est la tâche du médecin, non seulement de faire retrouver la santé mais encore d’atténuer la souffrance et les douleurs, et ce non seulement quand un tel adoucissement est propice à la guérison mais aussi quand il peut aider à trépasser facilement et paisiblement…les médecins devraient à la fois perfectionner leur Art et apporter du secours pour faciliter et adoucir l’agonie et les souffrances de la mort».

L’euthanasie passive : elle consiste à cesser un traitement curatif actif ou à arrêter l'usage d'instruments ou de produits maintenant un patient en vie. La loi Leonetti l’autorise.

L’euthanasie active: une injection létale dans une structure de soins. Autorisé au Colombie, Luxembourg, Pays-Bas et Belgique

Le suicide assisté : une ordonnance médicale est délivrée au patient conscient qui va prendre le poison ou s’injecter le poison, pour se suicider hors d’une structure de soins. C’est le patient qui déclenche sa mort et non un tiers. Autorisé en Suisse, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, cinq états de l’Ouest des États-Unis, Canada.

 

 

 

2-     Evolution de la loi française

Avant la loi Kouchner, les médecins faisaient ce qu’ils voulaient. Le nom de code était « cocktail lytique » à l’époque DLP Dolosal Largactil Phénergan. Maintenant la recette mortelle est constituée de morphine et midazolam (Hypnovel). En 2002 le loi Kouchner sur les droits des malades : « doit s'abstenir de toute obstination déraisonnable dans les investigations ou la thérapeutique et peut renoncer à entreprendre ou poursuivre des traitements qui apparaissent inutiles, disproportionnés ou qui n'ont d'autre objet ou effet que le maintien artificiel de la vie »

En 2005 et  la loi Leonetti , les 3 fondamentaux :

1)     elle interdit l’obstination déraisonnable ou l’acharnement thérapeutique, elle limite l’emploi du traitement actif.

2)     elle offre la possibilité de limiter ou d’arrêter le traitement au risque de sa vie

3)     elle offre d’écrire des directives anticipées dans le cas où il lui deviendrait impossible d’exprimer sa volonté.

Elle ne dépénalise ni l’euthanasie active, ni le suicide assisté, elle ne prévoit pas les cas de néonatologie (la Belgique a étendu sa loi à tous les enfants), les très grands vieillards, les douleurs intraitables,

La Belgique dépénalise l’euthanasie active depuis 2002

2016 loi Leonetti-Clayes : modifications sur les soins palliatifs, les directives anticipées et la personne de confiance. La loi instaure également la sédation profonde et continue jusqu’au décès. En pratique une perfusion sur 3 jours d’un cocktail létal.

Mars 2018 en France: 156 députés demandent une nouvelle législation autorisant l'euthanasie active. Si la loi entrée en vigueur en France en 2016 a apaisé le débat sur la question de l’accompagnement des malades en fin de vie, reste à mieux faire connaître les soins palliatifs. "Il convient de donner aux malades en fin de vie la libre disposition de leur corps et, c’est essentiel, de leur destin. C’est pourquoi nous, députés issus d’horizons différents, proposons de légiférer en ce sens au cours de l’année 2018". Ils sont en faveur du suicide assisté et de l’euthanasie active.

Quand on sait que 95 % des français sont pour une euthanasie active, Les députés surfent sur une opinion publique favorable. Mais le rapport est quasi inversé puisque seulement 20 % des médecins sont prêts à pratiquer l’euthanasie active.

En pratique, il y a 3 situations différentes:

Les personnes conscientes : lois belges et hollandaise

Les personnes dégradées sur le plan intellectuel

Les personnes inconscientes

 

3-     Problèmes d’éthique médicale soulevés :

 

Un médecin prête le serment d’Hippocrate, comment peut-il donner la mort ? La vocation du médecin est de soigner, de guérir, de prévenir, surement pas de tuer et chaque décès peut être vécu comme un échec

60 % des médecins sont d’accord pour l’euthanasie active mais seulement un tiers accepterait de participer. 95 % des médecins demandent que soit garantie leur clause de conscience, c’est-à-dire de pouvoir refuser cet acte .

3-1 La bonne mort ne fera pas disparaître le problème de la mort

La bonne mort existe-t-elle ? On meurt toujours mal, personne n’est consentant dans ce drame de la mort, et personne n’accepte la mort de ceux qu’il aime. Une bonne mort est-ce une mort subite et accidentelle ? En pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels? C’est alors injuste et privé de sens. Au contraire une mort lente ? Au terme d’un long déclin ? D’ un détachement du monde ? Mais alors le déclin est vécu comme trop douloureux soit  le détachement du monde est trop douloureux soit on n’est pas assez détaché du monde pour mourir…

La « bonne mort » est un oxymore, ou un idéal régulateur. Sans avoir vocation à exister réellement, cette idée peut guider nos efforts. La médecine a effectivement son rôle à jouer dans cet effort vers la « bonne mort », mais elle y est bien seule, à côté de la religion. Cela ne fera pas disparaitre le problème de la mort.

Pourtant la médecine engendre des handicaps et le plus fameux est la vieillesse, qui n’est plus une exception mais grâce à la médecine elle est devenue la norme. Les vieillards sont toujours plus dépendants donc handicapés. La médecine répare tout sauf le cerveau. Nous ne devenons pas des « êtres pour la mort » au sens de Heidegger mais des êtres pour la démence sénile. La démence sénile est notre avenir. Pouvons-nous accepter cet avenir ? Pour échapper à un malheur, ne risque-t ‘on pas de provoquer un malheur plus grand qui touchera tout le monde?

Dans les pays qui ont légalisé l’euthanasie active, elle représente 1-2 % des décès prévus. En Belgique, après 16 ans, le nombre n’augmente pas. Mais une loi touchera les 99 % qui ne désirent pas l’euthanasie seront touchés car la loi a une portée pratique et hautement symbolique.

 

3-2 Dignité/indignité

Pour la principale association qui milite pour cette Loi, la mort hors euthanasie, est une mort indigne. Dans une société de performance, Être vieux, malade, dément, impotent, handicapé, c’est être indigne…Si vous êtes vieux et malade, voulez-vous qu’on vous assène qu’en plus vous êtes indigne avec la force de la Loi ? L’immense majorité de ces gens a envie de vivre. Quand les médias font l’apologie d’un homme (Hugo Klaus) qui se fait euthanasier en toute conscience à un stade débutant d’Alzheimer, cet homme a une attitude « digne noble et courageuse », les autres entendent que leur attitude de se cramponner à la vie comme un parasité, est indigne, lâche et minable. Dépénaliser c’est culpabiliser. Les médecins sont plus confrontés à l’angoisse des personnes à qui on signifie  que leur place n’est plus sur terre, pour leur Bien…une pression morale qui peut venir du corps médical pour des raisons économiques mais qui vient surtout du corps social obsédé par la performance.

Faut-il vivre à tout prix la vie pour la vie ? Au sens d’un Conatus biologique de Spinoza. Y-a-t ’il un moment où on n’est plus que cela ? As t’on le droit de ne pas être réduit à l’hébétude du besoin, au seul de désir de la vie pour la vie ? N’avons-nous pas le droit d’être vivant et conscient jusqu’à la mort ?

Il y a chez les grands malades la souffrance physique mais aussi la souffrance d’être mis à part ; ils voudraient justement de ne pas vivre seulement comme un être biologique. Une relation d’échange existe toujours avec l’entourage, si on sait la lire. Le pire est de leur signifier qu’ils n’ont plus rien à apporter à personne. L’euthanasie c’est leur dire qu’ils sont débiteurs, ils n’apportent plus rien à personne. Ils sont hors-jeu, hors-combat. Le mieux est donc qu’ils ne soient plus là. Mais en pratique, malgré la dégradation, les grands malades ont envie de sentir que nous souhaitons qu’elles restent parmi nous. Les plus effrayées par les projet d’euthanasie active, sont les associations d’handicapés trisomique, polyhandicapés, ou Alzheimer. L’immense majorité des personnes veut vivre. Et si on ne leur donne pas cette chance parce que de l’autre coté il y a une solution simple, peu coûteuse, efficace et « digne »…

 

3-3 La relation soignant/soigné

Enfin la possibilité de l’euthanasie active bouleverse gravement la relation soignante. Il y a une rupture morale à faire une injection létale. En Belgique, les familles deviennent soupçonneuses d’un coup de pouce euthanasique médical à l’hôpital, si l’hôpital a besoin de lits « avec ces médecins belges, on ne sait jamais ce qui se passe, au moindre problème on file en France où on ne risque pas d’y être achevé discrètement ». Il y a une perte de confiance dans les médecins.

 

Conclusion : les médecins sont pris en tenaille entre les euthanasieurs et les pro-life. Les euthanasieurs ont peur de l’acharnement thérapeutique, les pro-life ont peur que les médecins n’en fassent jamais assez. Les médecins sont victimes de l’illusion de toute-puissance qu’ils ont contribué à faire naître dans l’esprit des gens. Mais en fin de vie, cette toute-puissance se heurte au fait que justement les médecins ne sont pas tout-puissants.

Il y a un parallèle troublant entre le droit à l’euthanasie, la disparition des arrières-mondes religieux, le remplacement par une Jérusalem scientifique sise dans la Silicon Valley et le transhumanisme. Il y a un parallèle troublant entre l’interdiction du glyphosate au nom de l’écologie et de la vie, et la libéralisation de l’euthanasie. L’euthanasie est-elle le glyphosate de la vie ?

Le MIT de Boston développe la « Machine morale » qui résoudra les dilemmes moraux de l’intelligence artificielle. A la base équiper les futures voitures automatiques d’un logiciel de décision morale. La Machine morale choisit actuellement d’écraser une personne âgée plutôt qu’un enfant ou une femme enceinte, en cas de dilemme moral sur la route. La majorité morale tranche donc pour éliminer les vieux en priorité.

Yehoushoua Leibowitz nous dit que l’euthanasie se prétend être charitable envers l’agonisant. « Mais en vérité, nous sommes charitables envers nous-mêmes. Nous voulons nous débarrasser de lui. L’euthanasie est un mensonge de la société ».

 
La douleur, scandale ou nécessité - Arte 2018 - Square Idées - Dr Fabrice Lorin
https://www.arte.tv/fr/videos/058227-062-A/square-idee/
 
Forum européen de bioéthique, la douleur - Strasbourg 2014 - Dr Fabrice Lorin
https://www.youtube.com/watch?v=dz32HSOOe7w
 
Impact psychologique de la prostatectomie - Dr Fabrice Lorin

 

Dr Fabrice Lorin

Psychiatre des hôpitaux

CHU de Montpellier

 

 

L’impact psychologique de l’ablation de la prostate

 

Introduction :

La médecine moderne est issue de trois pratiques préhistoriques : le couteau, la plante et la parole. Le couteau a donné la chirurgie, la plante a donné la médecine, le Chaman a donné le psychiatre. C’est donc un Chaman qui va vous parler des conséquences des actes de son frère maniant le couteau.

 

Je veux d’abord vous rassurer. En 30 ans de métier, je n’ai pas souvenir d’une décompensation psychiatrique chez un homme suite à une ablation de la prostate. Je ne dirai pas la même chose pour l’ablation du sein chez la femme.

 

Une étude de 2015 confirme le faible risque de dépression et anxiété après prostatectomie d’autant que l’homme est encore actif sur le plan professionnel.

Une autre étude allemande de 2014 évalue le niveau de détresse psychologique et d’adaptation à la maladie chez 329 patients ayant subi une prostatectomie radicale. (L'impact de l'incontinence urinaire et de la dysfonction érectile sur la détresse a été évalué chez 329 patients atteints de cancer de la prostate avant l'intervention chirurgicale, ainsi que 3, 6 et 12 mois après la chirurgie. Ces résultats ont été comparés à ceux d'un groupe de référence de population générale allemande masculine.) Les patients ont signalé de faibles niveaux de détresse psychologique à tous les points d'évaluation, similaires aux normes de population des hommes allemands. Une détresse persistante a été observée chez environ 8% des patients. Les prédicteurs pertinents de la détresse psychologique après la chirurgie étaient les symptômes urinaires et la détresse initiale c’est-à-dire avant l’intervention. En général, les hommes résistent à l'expérience du cancer de la prostate localisé et s'adaptent bien psychologiquement après la chirurgie. (Cependant, 8% des patients pourraient bénéficier d'un soutien psychologique.)

 

S’il n’y a pas de détresse psychologique majeure, il y a cependant des répercussions psychologiques.

J’en distingue 5 selon le court, moyen ou long terme

 

1-     L’incontinence urinaire

2-     La dysfonction érectile

3-     L’orgasme sec

4-     La stérilité

5-     La peur de récidive du cancer

 

Inutile de vous dire que pour un psychanalyste, tous ces symptômes font résonner chez l’homme son angoisse de castration et son angoisse de mort. Donc un possible tremblement de terre. Dans une étude de 2011, 68,3 % des patients avaient des répercussions psychologiques (perte de masculinité, dévalorisation, angoisse de performance)

 

1-     L’incontinence urinaire

Elle reste la préoccupation majeure mais finalement temporaire puisque dans les 6 mois la plupart des hommes récupèrent une bonne continence

 

2-     La dysfonction sexuelle

La perte de la fonction érectile est directement reliée à la perception masculine de la virilité.

Toutes les études montrent que l’homme âgé de plus de 60 ans est moins impacté parce qu’il est…âgé. Il peut avoir déjà abandonné ou renoncé à la sexualité. Ou sa partenaire l’y a fait renoncé. Pour mémoire, le rapport Kinsey de 2015 nous dit que l’homme normal jouit lors de 95 % des relations sexuelles et sa femme dans 65%.

A l’inverse un homme jeune sera plus impacté par une prostatectomie. Ce sont les hommes de moins de 50 ans qui signalent la plus grande détresse face à la dysfonction sexuelle. Ils rapportent éprouver le plus de difficulté à obtenir de l’aide pour des problèmes sexuels, et l’implication de leur partenaire dans ce processus est faible. Ils peuvent alors se sentir trahis par le résultat chirurgical et regretter leur choix de traitement.

 

3-     L’orgasme sec

 

Les spécialistes -souvent autoproclamés- de l'orgasme masculin, décrivent chez l'homme normal, deux types d'orgasme: l'orgasme éjaculatoire et l'orgasme prostatique. Le premier est directement issu de la progression du liquide séminal dans l'urètre jusqu'à son évacuation par la verge, le second contingent d'un gonflement de la prostate pendant l'excitation.

 

 

La question est: que se passe-t'il après prostatectomie radicale puisque il n'y a plus d'éjaculation, les deux canaux déférents ont été sectionnés (comme dans une vasectomie). Par ailleurs après prostatectomie, la prostate a totalement disparu...Alors l'homme a-t'il encore un orgasme? La réponse est oui! Ce qui signifie que ces fameux modèles d'orgasmes éjaculatoire et prostatique sont très imparfaits. 

 

 

Dans une étude de 2011, 40 % d’anorgasmie et 40 % de baisse d’intensité. 8 % déclaraient leur orgasme plus intense après prostatectomie.

Les pertes d’urine lors de l’orgasme étaient rapportées par 25 % des patients mais pas au point d’éviter les rapports sexuels.


L’anéjaculation était considérée comme gênante par 54 % et très gênante au point d’éviter les rapports sexuels par seulement 8 %.

 

 

Dans une étude de 2013 parue dans l'AFU, 87.6% des hommes après prostatectomie radicale mais conservation des bandelettes nerveuses ont une RRS, reprise des rapports sexuels.

 

 

Enfin dernière remarque, un homme peut jouir et avoir un orgasme sans érection et sans éjaculation. Il faut simplement adapter la sexualité du couple à cette nouvelle configuration.

 

 

4-     La stérilité

Curieusement, aucune étude scientifique n’explore cet aspect. Autant elle est évoquée et évaluée chez les femmes après hystérectomie ou ovariectomie, autant elle n’est pas interrogée chez l’homme. L’évolution des mœurs, les unions tardives et la volonté de reproduction poseront certainement un jour l’actualité de cette conséquence.

 

5-     Peur du cancer après prostatectomie : les preuves biochimiques de récidive

Une étude de 2003 se pose la question de patients qui peuvent avoir des signes de récidive -c’est-à-dire l’augmentation du PSA- et ne savent pas ce que cela signifie en ce qui concerne l'évolution future de la maladie. Quelles sont les conséquences émotionnelles de la récidive biochimique, l’augmentation du PSA ? Elle montre que des symptômes plus importants des voies urinaires sont associés à une augmentation de la peur du cancer et à des troubles de l'humeur.

 

 

Impact sur la qualité de vie

Une étude scandinave de 2011 (avant le robot DaVinci) montre que 88% des  hommes du groupe de prostatectomie radicale , 87% des  hommes du groupe sous surveillance active et 76% des hommes du groupe témoin basé sur la population ont répondu au questionnaire. Les hommes ont eu un suivi médian de 12,2 ans (intervalle de 7 à 17 ans) et un âge médian de 77 ans (intervalle de 61 à 88 ans). Une qualité de vie élevée auto-évaluée a été rapportée par 35% des hommes affectés à la prostatectomie radicale , 34% des  hommes assignés à une surveillance active et 45% des hommes du groupe témoin. L'anxiété était plus élevée à 43% dans le groupe prostatectomie que dans le groupe témoin 33% des hommes. La prévalence de la dysfonction érectile était de 84% dans la prostatectomie radicale, 80% dans le groupe surveillance active, et 46%  dans le groupe témoin et la prévalence des fuites urinaires était de 41% après prostatectomie, 11% en surveillance active, et 3% dans le groupe témoin. La détresse causée par ces symptômes a été signalée beaucoup plus souvent chez les hommes après prostatectomie radicale que par des hommes assignés à une surveillance active. 

Dans le groupe prostatectomie , la dysfonction érectile et les fuites urinaires étaient souvent la conséquence de la chirurgie. Dans le groupe surveillance active, les effets secondaires peuvent être causés par la progression de la tumeur. Les effets secondaires évoluent avec le temps plus rapidement que le vieillissement normal et une perte de capacité sexuelle est un problème psychologique persistant pour les deux interventions.

 

L’accompagnement psychologique lors de l’annonce du cancer et de l’ablation prostatique:

L’annonce au patient du diagnostic et du traitement proposé est un choc brutal qui doit être modéré par la réalité scientifique de la maladie.

 

Stress et cancer

Le stress constitue l'ensemble des réponses psychologiques, émotionnelles et physiques de l'organisme soumis à des contraintes ou à des pressions. Ces réponses dépendent toujours de la perception qu'a l'individu des pressions qu'il ressent.

Une étude finlandaise, en 2003, ébranle les idées reçues et pointe la dangerosité du stress dans le cancer: 10.808 femmes ont été suivies à partir de 1981, soit pendant vingt-deux ans, un questionnaire listant les circonstances particulièrement stressantes (divorce, séparation, deuil conjugal, perte d'un être proche) de leur vie. Au cours du suivi, 180 cancers du sein ont été diagnostiqués. L'existence d'au moins un antécédent de stress avait augmenté le risque de cancer du sein de 35 %. Plus encore, le divorce ou la séparation multipliaient le risque par 2,2 - la mort du mari par 2 et la mort d'un parent très proche de 35 %. Chez les hommes, l'impact du stress est tout aussi terrible avec sa cohorte de dommages. En 2016, une étude britannique établissait le lien entre anxiété généralisée et le risque de mourir d'un cancer chez plus de 15.000 Anglais âgés de plus de 40 ans. Chez l'homme, l'anxiété provoquait un doublement de la mortalité par cancer.

 

Le 3 septembre 2018, une étude démontre que des mouches de laboratoire porteuses du cancer développaient moins de métastases lorsqu'elles étaient en compagnie d'autres individus cancéreux. A contrario, l'isolement social et même la compagnie d'individus sains accéléreraient le développement de la tumeur.

 

En conclusion, le traitement du cancer est triple : la chirurgie, la médecine (chimiothérapie, radiothérapie), la parole (psychothérapie). Le niveau de stress, les conditions de traitement du cancer et l'entourage affectif du patient déterminent fortement ses chances de guérison. Alors Mesdames soutenez votre époux après l’ablation de sa petite châtaigne,  rassurez-le sur sa virilité, ne le surprotégez pas en amenant dès son retour à la maison des cartons de couche-bébé, et tout rentrera vite dans l’ordre ! 

 
Douleur et Islam - Dr Fabrice Lorin

Douleur et Islam

 

Dr Fabrice Lorin

Psychiatre des hôpitaux

Département douleur, psychosomatique maladie fonctionnelle, CHU Montpellier

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Si la douleur physique fut rédemptrice dans le christianisme du Moyen-âge, si elle doit impérativement être traitée dans le judaïsme et le protestantisme, qu'en est-il dans la dernière religion révélée, l’islam ?

Dans l’islam, la douleur est une épreuve de la foi mais elle n’est pas la sanction d’une faute et Allah donne les moyens de la combattre par la prière et la médecine.

Le recteur Dalil Boubakeur recteur de la Grande Mosquée de Paris disait que l'islam préconise l'endurance et la patience face à la douleur: «C'est un décret de Dieu. Pour un musulman, la règle est de dominer sa douleur. Cependant, le Coran n'incite pas au culte de la souffrance. Car il nous impose un respect absolu du corps.»

 

Il y a donc deux temps successifs chez le musulman face à la douleur : premier temps, l’endurance la patience et la prière, ensuite second temps celui de la médecine. Dans l’islam la douleur est ressentie comme un poison du corps. 

 

Les occurrences de la douleur dans le Coran renvoient en priorité vers la Sourate 19, dite sourate de Mariam, la Marie des chrétiens.

Nous parcourrons ce sujet à travers trois personnages : Marie, Jésus et Mahomet

Pourquoi ? Le prophète Mahomet est très peu cité dans le Coran et toute la construction théologique sur le prophète n’est pas issue du texte révélé mais elle est issue des commentaires sur sa vie : les hadiths. Avec la même surprise, les deux personnages les plus célébrés dans le Coran, sont chrétiens (et juifs en réalité), c’est-à-dire Marie et Jésus.

 

D’autre part nous introduirons les hypothèses des travaux des chercheurs issus de la tradition historico-critique, méthode qui étudie tous les textes sacrés, qu’il s’agisse de la Torah des juifs et des évangiles et épitres des chrétiens. Mais cela ne va pas de soi car l’islam est encore réticent à un discours interprétatif du texte révélé et à la mise en œuvre d’une approche critique.

 

 

La douleur de Marie-Mariam:

 

Contrairement au christianisme, le Coran dit que Jésus a bien existé mais il n'a pas été crucifié sur la croix . Il n’a donc vécu ni passion ni chemin de croix ni souffrance. Le dolorisme catholique consécutif à la passion du Jésus avant sa mise à mort sur la croix, est donc absent. De même l’idée augustinienne d’un péché originel est absente de l’islam. La seule douleur physique sera celle de Marie car elle était vierge lors de l'accouchement. La sourate 19 (Mariam) est consacrée à Marie. Joseph n'existe pas, il est totalement absent de la narration du Coran. Marie a une place exceptionnelle dans le Coran, c'est la seule femme désignée par son nom. Une trentaine de fois. Davantage que dans les quatre évangiles canoniques et les Actes des apôtres. Elle est la figure de la mère alors que Sarah (mère d’Isaac et d’Ismaël) ou Elisabeth (mère de Jean-Baptiste) auraient pu être mises en avant. La place de Marie est le terreau du Coran.

 

Alors qui est la Marie coranique ? Dieu l’a choisie pour transmettre son verbe (sourate 4). Elle est vierge, elle n'a pas commis l'adultère, elle n'est pas une prostituée. Le Coran reconnaît la conception virginale de Jésus, défendue précédemment par les chrétiens. Mais au final le Coran réfute le caractère divin de Jésus "Ibn Mariam" fils de Marie ; fils de Marie une vierge oui mais Jésus n'est pas le fils de Dieu. Jésus est humain et non divin. En répétant  souvent dans le texte "Jésus fils de Marie" il s’agit d’un moyen rhétorique d'affirmer son humanité et donc de refuser sa qualité divine, et donc de se détacher du christianisme. L’expression "Jésus fils de Marie" n'apparaît qu'une fois dans les évangiles (Marc). Alors pourquoi le Coran insiste-t-il sur l’expression « Jésus fils de Marie » ? La filiation paternelle est pourtant primordiale dans le monde arabe, comme dans le monde juif. Le fils est Ben (hébreu, arabe) ou Bar (araméen). Alors dire "Jésus fils de Marie", en réalité fils d'une femme, c'est aussi un moyen de subvertir le message et gifler le message. 

 

Avec Marie surgit la douleur de l'accouchement d'une vierge. " les douleurs de l'enfantement la surprirent auprès d'un tronc de palmier. Plut à Dieu s'écria-t-elle que je fusse morte avant et oubliée de tous. L'enfant (Jésus) lui cria : " ne t’afflige point, ton seigneur a fait couler un ruisseau à tes pieds, secoue le tronc du palmier, des dattes mûres tomberont vers toi, Mange et bois et consoles-toi  et si tu vois un homme dis-lui j'ai voué un jeûne au miséricordieux aujourd'hui je ne parlerai à aucun homme".

 

Soit nous lisons ce passage comme Révélation stricto sensu, soit comme élément de narration théologique. Les commentateurs historiens et théologiens occidentaux sont issus du grand mouvement d’archéologie et exégèse biblique apparu fin XIXème siècle. Les éléments de notre approche sont issus de leurs travaux sur le Coran. Nous ne souhaitons en aucune manière choquer des lecteurs croyants mais simplement ouvrir le champs de compréhension d’un texte majeur, le Coran.

 

D’où pourrait alors venir ce passage de la sourate 19 ? Évidemment ce texte reste obscur et ne correspond absolument pas au texte de la nativité relaté dans les quatre évangiles canoniques. Le Coran raconte une histoire qui ne correspond à aucun récit chrétien. Cependant ce texte se rapproche de textes apocryphes ou de traditions liturgiques chrétiennes. Notamment l'influence du proto-évangile de Jacques Le Juste (seconde moitié du IIème siècle) écrit en grec qui à l'origine s'intitulait " le livre de la nativité de Marie". Jacques était le frère de Jésus et la tradition chrétienne l’a occulté en raison du dogme de la virginité perpétuelle de Marie.

 

Le verset 23 de la sourate 19 (et la sourate 3) insiste de manière empathique sur les douleurs de l'enfantement que ressentait Marie et la solution thérapeutique par le palmier et l'eau. L’évangile du Pseudo-Matthieu, encore appelé Livre de la naissance de la bienheureuse Vierge Marie et de l’enfance du Sauveur, a été rédigé entre 600 et 625 ; il évoque le palmier dans la nativité et lors de la fuite en Egypte. Une autre piste avec le palmier est que le récit coranique peut être une reprise de la fuite en Egypte à travers le Sinaï de Marie et Joseph et la question de la nourriture en chemin, à base de dattes et d’eau. Si nous notons l'emprunt coranique aux évangiles apocryphes, les chercheurs soulignent l’intertextualité entre Coran et évangiles apocryphes plutôt que des influences réelles pour rester religieusement correct.

 

Au final, Les sourates 3 et 19 réunissent en une seule figure la Marie mère de Jésus ( Mariam) et Myriam sœur d’Aaron et de Moise et fille d’Amram: " Oh sœur d’Aaron". Les deux personnages féminins sont pourtant séparés par 1500 ans. Nous avançons l’hypothèse d’un processus de condensation et de simplification comme dans le rêve et dans l'inconscient qui ignorent le temps. Mais au-delà de la psychanalyse, comment interpréter la fusion des deux personnages féminins sur le plan théologique ? S’agit-il d’une reconnaissance d'une filiation spirituelle entre Myriam la sœur de Moise et Marie la mère de Jésus ? S’agit-il d’une confusion de personnages de l’ancien et du nouveau testament? S’agit-il d’une recréation d'une nouvelle figure maternelle? Alors s’agit-il de réécrire par un procédé littéraire une filiation Myriam/Marie ? Deux femmes musulmanes en parallèle à la filiation Aaron/Moise du peuple juif, comme la filiation issue d’Abraham, Ismaël père des musulmans et Isaac père des juifs? La sœur en arabe أخت ukht signifie surtout ancêtre prédécesseur. Ukht désigne souvent dans le Coran la lignée plutôt que la sœur. Les chercheurs conseillent plutôt de traduire comme "Marie descendante d’Aaron" plutôt que « Marie sœur d’Aaron ». Mais dans d'autres passages comme dans la sourate 6, il est dit que Marie est la fille d’Amram et sœur d’Aaron et dans la sourate 3, il est dit la femme d’Amram dit : "Seigneur j'ai mis au monde Marie". Il y a donc une mise en perspective de la figure de Marie dans son lignage aaronique et dans son lignage chrétien. L'évangile de Luc laisse aussi supposé que Marie, cousine d'Elisabeth, est comme sa riche cousine aussi une Cohen, descendante de la lignée d'Aaron. 

 

L’accouchement de Jésus implique de manière allusive -comme souvent dans le Coran- deux douleurs aiguës: d’abord la douleur de la rupture de l'hymen d’une vierge puis la douleur de l'accouchement proprement dit. D'autre part l'utilisation de dattes comme antalgique pour Marie, indique dans la tradition musulmane une naissance de Jésus à l'automne, période de maturité des dattes et non en hiver le 25 décembre.

 

Le traitement de la douleur issu de la sourate Mariam, est donc à base de dattes et d’eau. Certains avancent qu’il faut un nombre impair de dattes 1-3-5-7 dattes ( 7 est le chiffre sacré du prophète, un nombre impair signifie l’évitement de l'affrontement et le chiffre 1 a une signification positive) associé à l’eau de la source. 

 

Une patiente nous confie qu’elle soigne sa douleur chronique avec sept graines de Nigelle (cumin noir) chaque matin avec du miel. La nigelle est effectivement antiinflammatoire antimycosique antibactérienne et antifongique. Encore le chiffre 7 chiffre sacré.

 

Une autre patiente nous disait qu’en cas de douleur, elle devait réciter la sourate 1 et réciter 3 fois les deux dernières sourates et le verset Le Trône de la sourate Al-Baqarah (la vache) ou 2ème sourate et la plus longue du Coran. Probablement cette injonction fait suite à un hadith : « Ne faites pas de vos maisons des cimetières. Satan, en effet, fuit la maison où on lit la sourate Al-Baqarah. » Plus précisément, la lecture du Le verset du Trône, le 255ème verset de la 2ème sourate du Coran. C'est l'un des versets les plus récités par les musulmans au regard de sa fonction protectrice. 

 

Le prophète Jésus : dans le Coran, Jésus nait de façon miraculeuse; pour le Coran, avec Jésus c'est un nouvel Adam qui apparaît. Adam et Jésus sont deux prophètes très différents des autres. Dans les deux cas Dieu envoie directement son souffle et ils s’animent. Ils naissent grâce au souffle de Dieu. Dans la sourate 3, Dieu a créé Jésus comme Adam de la poussière : Il a dit Soit et Il a été. Par analogie Jésus et Adam sont pareils. Il n’y a pas de péché originel. Adam n'est pas l'auteur de la mort ou du pêché. Jésus n'est pas le sauveur ni le rédempteur. Le dolorisme chrétien a lié pêché originel et douleur. Rien de cela dans l’islam. 

 

Les chrétiens ont accusé les juifs d'avoir tué Jésus pour se rapprocher politiquement de l'empire romain et dédouaner les romains. L'islam a repris cette erreur historique pour abattre les trois tribus juives de Médine qui s'opposaient théologiquement à Mahomet. Mahomet accusera les juifs de mensonges, de falsification des écritures, de trahison de leur pacte (alliance) avec Dieu, de turpitudes...même d'avoir tué leurs propres prophètes juifs précédents sauf Jésus! Malgré ces charges récurrentes contre les juifs,  dans le Coran, il n’est fait aucune mention ni des romains ni des juifs comme tueurs de Jésus : Or, ils ne l'ont ni tué ni crucifié ; mais ce n'était qu'un faux semblant ! Et ceux qui ont discuté sur son sujet sont vraiment dans l'incertitude : ils n'en ont aucune connaissance certaine, ils ne font que suivre des conjectures et ils ne l'ont certainement pas tué Mais Allah l'a élevé vers lui, et Allah est puissant et sage (sourate 4)

 

Le prophète Mahomet :

 

Mahomet "celui qui est admiré ". Il reçoit la Révélation à 40 ans, il serait mort en 632, mais des textes indépendants juifs et chrétiens disent que le prophète était encore actif lors des conquêtes en Palestine contre les perses sassanides et qu’il serait mort vers 635.

 

Le modèle du prophète est Moise qui a vécu 120 ans donc Mahomet vit 60 ans. Moise a commencé sa carrière prophétique à 80 ans, Mahomet à 40 ans. Le Coran ne dit rien sur Mahomet, quatre citations sur les 114 sourates ; dès lors tout vient de la Tradition musulmane: la Sira (biographie du prophète établie 150 ans après la mort du prophète) et les Hadiths.

 

Nous savons qu’il est un homme sans fils, issu de la tribu de Qureysh qui dirigeait La Mecque, il n’a eu que des filles dans un monde tribal marqué par la filiation patrilinéaire. Le Coran est constitué de 114 sourates révélées à Mahomet en deux lieux distincts : La Mecque puis Médine. C’est pourquoi on distingue les sourates d'origine mecquoise et les sourates médinoise. Deux personnes ont influencé le prophète : sa femme Khadija et Waraqa ibn Nawfal cousin de Khadija et probablement judéo-nazaréen. Les historiens remarquent aussi l’influence de la langue et de la culture syriaque (araméen) dans le Coran. La Sourate 3 l’illustre lorsqu’elle établit un lien entre Adam et Jésus. Elle montre un travail de clerc, de scribe, un type d'exégèse typiquement chrétienne donc de familiarité avec la méthode. Le Coran est-il un travail alors collectif ? C'est un corpus composite d'après les historiens. Le Coran apparaît comme un texte travaillé et terriblement humain tout en étant une révélation divine. Texte également fragmenté et rassemblé. Plusieurs thèmes et plusieurs styles se côtoient. Mais l'unité du texte, le Kerygme, est le centre de la foi islamique et quand on parle de composition le sujet déchaîne les passions et incite à la prudence. En islam il y a une rupture trop grande un abime entre le croyant et le savant philologue. 

 

 

Avec quatre citations, Mahomet est presque absent dans le Coran. Un autre exemple de ce silence sur le prophète Mahomet ? La mosquée du rocher du dôme à Jérusalem. Les épigraphistes ont remarqué que le nom de Mahomet est absent pendant plusieurs années après sa mort en 632. Son nom n'apparaît dans aucuns documents musulmans les plus anciens. La mosquée du dôme du rocher date de 72 de l’hégire, soit 62 années après la mort de Mohamed. L'apparition du nom du prophète survient alors dans la majestueuse inscription du dôme du rocher de Jérusalem achevé en 691. Une inscription de 240 m de long en mosaïque dorée sur fond bleu. Le prophète Mahomet y est cité six fois. C'est la présentation officielle du prophète. Cinq fois " Mohamed est l'envoyé de Dieu que Dieu le bénisse". Dans la même inscription Jésus est  présenté comme le Messie avec une résurrection attendue, un serviteur de Dieu.

 

Les développements les plus intéressants dans cette épigraphie du dôme du roche,  concernent Jésus de manière surprenante. Pourquoi ? L’islam politique est à maturation et il s'inscrit au cœur de Jérusalem, il s'installe dans la ville sainte, surtout celle des chrétiens, défiant alors l'Eglise du Saint-Sépulcre sa rivale chrétienne; et accessoirement à la fin du 7ème siècle,  des juifs qui étaient peu nombreux alors. Le Calife Abd El Malik, 9ème calife de l’islam, a fait construire le dôme du rocher, pour décentrer la nouvelle religion de la péninsule arabique, de la Mecque et Médine. Il veut marquer un changement politique et un changement religieux. Il est le véritable fondateur de l’islam impérial. Il est l’artisan de l'arabisation de la langue arabe face au perse de l’empire perse sassanide vaincu et au grec langue de l'administration. Un pouvoir politique s’assoit sur un pouvoir sacré qui doit s'exprimer dans une langue dédiée. L'arabe à cette époque. Si le judaïsme reste un religion-peuple (on reste juif même en étant athée), si le bouddhisme est une religion-philosophie, l’islam est un projet politique sous-tendu par une religion-juridique, une soumission au droit islamique. On ne peut pas être un musulman athée, un musulman philosophe ou musulman et manger du porc. Les règles juridiques sont annoncées.

 

Le Coran a aussi une composante politique; les historiens nous disent que le texte est fixé par la famille Omeyade, au cours de guerres civiles sur plusieurs siècles qui verront s'affronter des cousins, des tribus, des neveux.  Les quatre premiers califes ( Abu Bakr, Omar, Othman, Ali) sont assassinés. La famille Omeyade guerroie contre les hérétiques les partisans d’Ali (Shi'a 'Ali, origine du chiisme). Le Coran doit se définir doublement : théologiquement face aux chrétiens et aux juifs, et à l'intérieur dans des conflits fratricides, des guerres civiles ou fitna.

 

 

Hypothèse osée : est-ce que les juifs ont soufflé aux musulmans de reconstruire un temple sur le mont du temple ? Possible et probable disent les historiens. Mais les musulmans n'ont pas reconstruit le temple des juifs, mais leur temple à eux construit d'ailleurs par des ouvriers chrétiens arméniens. L’islam est dès lors proclamé religion d’état. 

 

Le texte du Coran :

L'idée que Mahomet était analphabète et illettré est tardive. Elle a eu pour but d'appuyer la Révélation divine chez un être non-érudit non-savant , vierge de tout présupposé, pur réceptacle de la révélation divine. Dieu l’a choisi. Un verset (Sourate 3 verset 93) le confirme -lors de débats avec les juifs et les chrétiens- " Toute nourriture était licite aux enfants d'Israël, sauf celle qu'Israël lui-même s'interdit avant que ne descendit la Torah.  Apportez  la Torah et lisez-là, si ce que vous dites est vrai ".  Cela montre qu'il ne savait pas lire   l’hébreu, alors que les Juifs apprenaient à lire dès l'âge de cinq ans selon la prescription de la Mishna (Rabbi Yehuda Ben Teima, Pirke Avot chapitre 5, 25) dès le 2ème siècle après EC. Il avait certes la culture large de l'aristocratie mecquoise marchande. Et les marchands ont été les premiers à savoir compter et écrire mais Mahomet n'en a pas eu l'apprentissage.

 

La transgression du prophète : Zaynab

 

« Un jour le prophète de Dieu se rendait vers la maison de son fils adoptif pour s’entretenir avec ce dernier qui n’était pas à la maison. Zaynab décida d’accueillir le prophète à la fenêtre. Zaynab était alors en tenue légère, et la tenture en poil de chameau qui tenait lieu de porte se souleva sous une brise légère, et révéla alors son corps aux yeux du prophète de Dieu, qui baissa la tête, rougit et détourna son regard. Il s’écria alors, troublé par la beauté de la femme de son fils adoptif :"Oh transcendance de Dieu comme Il inverse l'inclinaison des cœurs "

 

Aicha son autre épouse lui dit: " Les Révélations de ton Dieu t’arrangent bien!" ...Si tous les mariages du prophète sont politiques, le mariage de Zaynab se heurte à la loi. Elle est l’épouse de son fils adoptif. Le prophète renie donc son fils adoptif et par là toute démarche d’adoption, attiré par la beauté de Zaynab. Mohamed doit assumer son désir dans la transgression. Zaynab sort la nuit pour ses besoins  Sourate 33: Le voile est un des droits de la femme et c'est elle qui décide quand et où elle doit en user. Curieusement la mixité dans l’islam n'existe qu'à la Kaaba; elle est l’héritière du temps du prophète. C'est la seule mosquée où la mixité est admise. La femme fait le tour de la Kaaba à côté de l'homme et elle jette les pierres de la lapidation à côté des hommes. C'était le cas partout au temps du prophète. La mixité était présente dans tous les espaces. Quelle est la condition de la femme du vivant du prophète ? La tolérance était alors très grande. Bien des années plus tard apparaitront les harem ultérieurs et la propension à cacher les femmes. 

 

En conclusion, face à la douleur dans l’islam, un bon musulman doit endurer, prier. Mais le culte de la douleur n’existe pas et si le croyant le souhaite il peut faire appel à la médecine et au traitement de la douleur ; car elle n’est ni un péché ni le témoignage d’une faute originelle ou personnelle.

 

 Mise à jour le 01 septembre 2021

 

 
La philosophie est-elle une thérapie? - Dr Fabrice Lorin

Docteur Fabrice Lorin

Psychiatre des hôpitaux

CHU  de Montpellier

 

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La philosophie est-elle une thérapie?

 

 

Un jeune homme se rend auprès d'un vieux rabbin et lui dit: 

- J'ai bien réfléchit et j'ai pris une grave décision, j’ai décidé de mourir. 
- Ce n'est pas une solution, lui dit le rabbin. 
Le jeune homme s'en va, et revient une semaine plus tard en disant: 
- Vous aviez raison. J’ai bien réfléchis et j'ai décidé de vivre. 
- Ce n'est pas une solution, lui dit le rabbin. 
- Mais vous m'avez dit que mourir n'était pas une solution ! Maintenant vous me dites que vivre n'est pas une solution.
Alors quelle est la solution ? 
Le rabbin lui répond :
- Parce que tu crois qu'il y a une solution ? 

 

Un rabbin sceptique…

 

1- Définition des termes

 

Philosophie signifie « qui aime la sagesse »

Thérapie en grec veut dire soigner

 

Les Sagesses millénaires sont devenues une ressource pour les psychothérapies actuelles comme la méditation empruntée au bouddhisme, le coaching... Si la psychothérapie emprunte à une Sagesse, donc à une philosophie, alors la philosophie n’est-elle pas une thérapie ? Nous allons éclairer les démarches spécifiques de la philosophie et de la thérapie, afin de sortir de la confusion entretenue par les promesses en librairie. 

 

2- Rappel historique

 

                                                                                                                                                                                   

Maître Yoda : Quand 900 ans comme moi tu auras, moins en forme tu seras



Dans la Grèce antique, avant Hippocrate et Socrate, médecine et philosophie allaient de concert. L’homme était Un. Indivisible dans sa santé physique et dans sa santé mentale.  Puis les deux disciplines, médecine et philosophie, se sont séparées. La spécialisation commençait son œuvre de partage.  Au médecin le champ du corps, au philosophe les questions de l’âme. Dès lors nous pouvons comprendre pourquoi, pour les Anciens, la philosophie reste un art de vivre et pas seulement une pure connaissance. Pourquoi la philosophie est une attitude concrète et un style de vie qui engage l’homme. L’homme grec associe pensée et manière de vivre. En langage moderne, il n’a pas "le cœur à gauche et le portefeuille à droite" ; ce comportement serait inconcevable pour un grec ancien. Il doit vivre en accord avec sa pensée.

 

La philosophie sert à vivre mieux. Descartes écrit : «  Bien penser pour bien faire » et Kant nous confirme que «  la philosophie est une pratique et un exercice de la sagesse non une simple science ».

Mais la philosophie est d’abord un art de penser avant d’être un art de vivre.  Cet art de vivre nous l’appelons la Sagesse, ou le Souverain-Bien.

 

Pour les Modernes, surtout au XXème siècle, la philosophie devient plus politique qu’éthique, la philosophie se recentre sur la question du pouvoir et de la domination, sur la lutte des classes, plus que sur une éthique personnelle. Sartre n’a jamais illustré sa philosophie par une éthique personnelle particulière. Il continue de vivre en grand bourgeois parisien tout en haranguant de discours maoïstes les ouvriers Renault de Billancourt en 1970.

 

 

 

3- Philosophie et sciences 

Maître Yoda : Nous sommes des êtres illuminés pas une simple matière brute, tu dois sentir la force autour de toi, elle est dans l’arbre la roche et même dans le sol

 

La biologie est une interprétation technique de la vie. Les sciences ne font pas de la philosophie, les sciences n’ont aucun discours éthique ou métaphysique, elles ne répondent pas aux questions sommes-nous  libres ou sommes-nous déterminés ?  Dieu existe-t-il ? Qu’est ce que la justice? Le bonheur ? La liberté ? La beauté ? Le Bien ? Le Mal ? Est-ce que la vie vaut la peine d’être vécue ?

 

A l’inverse, la philosophie n’est pas une science, et les sciences ne tiennent pas lieu de philosophie. La philosophie est juste une réflexion sur les savoirs disponibles. 

"Philosopher c’est penser sa vie et vivre sa pensée" dit André Comte-Sponville.

Une part de la vie n’a pas de réponse par la science donc nous nous tournons vers la philosophie pour chercher des réponses.

 

 

4- Le souci de soi, le développement personnel et le philosophe coach

 

Maître Yoda : 

*Toujours par deux ils vont. Ni plus, ni moins. Le maître et son apprenti

 *N’essaie pas ! Fais-le, ou ne le fais pas ! Il n’y a pas d’essai

*A vos intuitions vous fier, il faut

 

Des techniques nous sont proposées pour nous rendre meilleur ou plus heureux. Pouvant aller jusqu’à une injonction au bonheur : Tu dois être heureux !  Une injonction hédoniste à la jouissance. La philosophie risque d’être annexée par le New Age au risque de caricaturer la philosophie des Anciens. 

Certes la finalité de la philosophie, c’est le bonheur.

La philosophie eudémoniste (eudemonia = béatitude) fait du bonheur la finalité de toute pensée ou de toute sagesse. Mais elle était à l’origine pour un bonheur collectif. Marx rêvait du bonheur pour  tous dans une société socialiste utopique. Après le 20ème siècle, nous savons que les rêves d’utopie collective, qu’ils soient communiste ou nazi, sont devenus des cauchemars. Alors  la philosophie eudémoniste peut être récupérée par une philosophie individualiste avec une vision personnelle du bonheur ; mais l’illusion qu’une pratique de la philosophie pourrait amener au contentement de soi.

 

La philosophie comme thérapie ou technique de management de soi laisse de côté l’essentiel de la philosophie: la dimension critique. Et critique y compris des préjugés, comme définir ce que sont une vie réussie ou un bonheur individuel.

 

La philosophie est d’abord un art de penser avant d’être un art de vivre. Toute pensée doit se soumettre à la vérité ou au peu de vérité auquel nous avons accès, ce que Spinoza appelait "la norme de l’idée vraie donnée ".

 

Si le but de la philosophie est le bonheur comme pour tout être humain, cependant il ne faut pas confondre le but avec le fond de la philosophie qui est et reste la recherche de la vérité.

Mieux vaut une vraie tristesse qu’une fausse joie. En philosophie, la vérité prime, pas la santé mentale.

 

Pour le thérapeute, la vérité et la lucidité ne sont pas les moyens d’aider le malade au contraire du philosophe. 

La philosophie n’est ni un antalgique ni un euphorisant.

La philosophie c'est d’abord de penser ce qui paraît vrai et ensuite d’en tirer éventuellement un certain bonheur. La philosophie examine et élucide la vie.

Freud disait: "La psychanalyse ça ne sert pas à être heureux, ça sert à passer d’une souffrance névrotique à un malheur banal". On n’est alors plus prisonnier de sa névrose de ses symptômes, mais que faire ensuite quand on est dans le malheur banal? On fait de la philosophie! 

La philosophie commence là où la thérapie s’arrête.  

Il ne faut pas compter sur un psy pour vous dispenser de vivre (sauf lors d’une cure de sommeil) ou penser à votre place.

 

Philosophie et thérapie ne sont pas opposables, ce sont deux activités foncièrement différentes.  Il est exclu que l’une tienne lieu de l’autre. La philosophie n’a jamais guéri personne ; la philosophie ne peut pas guérir une dépression et ne peut pas remplacer un antidépresseur. A l’inverse, si on compte sur un antidépresseur pour nous dire comment vivre c’est la même erreur. La philosophie n’est pas une thérapie et elle ne guérira aucune pathologie mais comme la santé psychique ne suffit pas, comme la santé ne répond pas à des questions essentielles, comme la science ne répond pas à des questions essentielles,  alors nous avons besoin de la philosophie. 

 

5-  La mort de Dieu et le Tragique de la Condition humaine

 

Maître Yoda : Robuste je suis grâce à la Force, mais pas à ce point là. Le crépuscule m'envahi et bientôt, la nuit va tomber. Humm. Ainsi vont les choses. Ainsi va la Force

 


La vérité est-elle un gage de bonheur ou de joie?

 

Ernest Renan: "Il se pourrait que la vérité fût triste"

La vérité n’est pas là pour nous rendre heureux, la recherche de la vérité implique une inquiétude

 

Philosophie

 

Film: Il était une fois dans l’ouest : la vérité apparaît dans un flash-back final, où Harmonica révèle l’origine de sa vengeance. Quand il était enfant, Franck (le méchant) l’avait obligé à soutenir sur ses épaules son grand frère pendu à une arche et lui avait enfoncé un harmonica dans la bouche. La philosophie est un travail sur le Réel et la vérité.

 

 

 

 

 

Thérapie

Voir le monde à travers des lunettes roses, c'est la qualité de l'homme heureux; la thérapie est partie intégrante de la consolation et d’une distorsion volontaire du Réel. Les lunettes roses augmentent avec l'âge...

 

 

 

 

6- Consolation 

 

Maître Yoda : La mort est un élément naturel de la vie, réjouis-toi pour tous ceux autour de toi qui retournent à la Force. Ni les pleurer ni les regretter tu ne dois. L’attachement mène à la jalousie, à l’ombre de la convoitise il grandit.



Sans les arrières-mondes de la religion, l’espérance d’une vie après la mort, sans au-delà ni vie éternelle ni immortalité de l’âme, ces croyances ayant  presque disparu, comment être moderne? Etre moderne c’est être inconsolé mais pas inconsolable.  

Pour Platon, la consolation vient d’un savoir sur la métaphysique sur l’immortalité de l’âme, pour les chrétiens par la promesse d’une vie éternelle mais le philosophe a renoncé à consoler dans ce sens là. Nous savons que la perte est définitive dans l’exemple du deuil. La consolation, c’est donner à penser à imaginer au-delà de la perte. La philosophie ne console pas mais peut s’intéresser à la consolation.  Pour Kant le progrès est une des catégories de la consolation. Le progrès c’est la possibilité d’ouvrir un avenir. Une consolation future sur la base d’une désolation du présent.  

 

Freud dans le célèbre article Deuil et mélancolie écrit que : « Le travail de deuil consiste en ce que l’épreuve de réalité a montré que l’objet aimé n’existe plus, et édicte l’exigence de retirer toute la libido des liens qui la retiennent à cet objet". C’est à dire arracher la libido au monde des morts. Cesser d’aimer nos morts. Comme une injonction au travail de deuil, symétrie parfaite à l’injonction de bonheur.

 

La consolation peut aussi se faire par l’amour, l’amitié, les réseaux sociaux,  la culture, l’engagement, l’aide à autrui, les chants, le toucher, les pratiques de consolation mais sans l’impératif de ramener la perte à un non-événement. Le but du deuil c’est que la joie redevienne possible ce n’est pas désaimer les morts, mais apprendre à aimer d’autres vivants. 

 

Si  la médecine est consolatrice par essence,  la philosophie antique fait aussi œuvre de consolation face à la maladie, la douleur, la souffrance, la tromperie, la trahison, le vieillissement et la mort, l’absence de salut après la mort.

 

Spinoza est un philosophe de la joie et il dit que parce que nous savons que nous sommes complètement déterminés,  sans libre arbitre alors nous pouvons être libres et rencontrer la joie: sachant que je ne suis pas libre je deviens libre.

 

Nietzsche dit qu’il y a une volonté de puissance et qu’on débouche sur la béatitude du surhumain.

 

Schopenhauer, bien que pessimiste, dit que le désir ne tient jamais ses promesses qu’il n'y a pas de libre-arbitre et que la vie n'est qu’oscillation entre souffrance ( la semaine) et ennui ( le dimanche) mais  il dit qu’une "joie tragique" est possible à travers la pitié et l’amour du prochain, et la contemplation esthétique ( poésie , musique) avec une abstinence sexuelle pour ne plus avoir d’enfants ; donc plus de vouloir donc l’humanité disparaîtra et avec elle, la souffrance ( discours repris par certains adeptes de la décroissance économique )

La consolation, c’est imaginer Sisyphe heureux.



7-  Le sens de l’histoire : une dialectique du bien et du mal ?

 

Maître Yoda : Difficile à voir. Toujours en mouvement est l'avenir



Pour Hegel il y a une finalité à l’histoire qui va dans le sens du bien, l’histoire humaine est l’histoire de la liberté. Hegel proclame que la Raison se réalise dans l'Histoire.  "La consolation est une compensation factice d’un mal qui n’aurai pas dû se produire, son domaine est celui des choses finies, aussi bien la philosophie n’est pas une consolation elle est quelque chose de plus, elle réconcilie elle transfigure le réel qui paraît injuste et l’élève jusqu’au rationnel en montrant qu’il est fondé sur l’idée elle-même et en mesure de donner satisfaction à la raison car c’est dans la raison que réside le divin". Hegel s’inscrit dans une conception de la philosophie de l’histoire qui est la théodicée  (justice de Dieu, justification du sens de Dieu en dépit du mal): le mal, les massacres et l’injustice prennent sens. 



Michel Foucault : « L’épreuve décisive pour les philosophes de l’Antiquité c’ était leur capacité à produire des Sages, au Moyen-âge à rationaliser les dogmes, à l’Age classique à fonder la science, à l’Epoque moderne c’est leur aptitude à rendre raison des massacres. Les premiers aidaient l’homme à supporter sa propre mort, les derniers à supporter la mort des autres" 

Rupture avec l’idée de l’histoire comme laboratoire de constitution du bien. Il n’y a plus de plan spéculatif ou divin qui mènera au bien. 

Pour Spinoza la nature ne poursuit aucune fin, aucun but. 

Althusser: l’histoire est un procès sans sujet ni fin

Engels: l’histoire est soumise à un jeu de forces contradictoires "ce que veut chaque individu est empêché par ce que veut chaque autre et le résultat global est quelque chose que personne n’a voulu "

Mais doit-on s’incliner devant l’existence du mal? Mais arrêtons de l’évacuer au nom d’une impossible réconciliation. 

Le caractère non dialectisable du mal est un acquis des expériences totalitaires du 20eme siècle c’est à dire que oui à la sacralisation des notions de bien et de mal dans leur antinomie mais non à la dialectique du couple bien/mal comme justification  d’émancipation ou de progrès


Quelle est la différence entre le messie et le plombier? On les attend tous les deux mais on sait que le plombier ne viendra jamais

 

8- Conclusion

Maître Yoda : La peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine...mène à la souffrance.


La philosophie n’est pas une thérapie. Elle est un outil d’analyse critique et non de réconfort. La douleur et la souffrance peuvent trouver dans la philosophie un moyen de compréhension, mais pas une consolation. Si pour le bien portant la philosophie commence là où la thérapie s’arrête,   la formule peut être inversée pour le malade souffrant : la thérapie commence quand la philosophie s’amende? Mais disait Montaigne "philosopher c'est apprendre à mourir" , alors une voie médiane entre philosophie et thérapie est souhaitable, une réflexion sur le sens de la vie associée à une consolation.

 

Remerciements aux philosophes Alain Finkielkraut, André Comte-Sponville et Michael Foessel

Talmud: l'homme qui énonce une vérité en citant son auteur accélère la venue du Messie 

 

Modifié le 08 12 2019

 

 
Sigmund Freud et le B’naï Brith : vers une nouvelle identité juive- Dr Fabrice Lorin

Dr Fabrice Lorin

 

 חיים   לורין

 

 

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A Marcel Lorin matricule 20014 rescapé de Buchenwald qui a  fondé avec Jean-Michel Rosenfeld  la Fraternelle des franc-maçons rescapés des camps de concentration.

 

 

 

Mes remerciements à la Loge Rambam-Maimonide du B'naï Brith de Montpellier

 

 

 

Sigmund Freud et le B’naï Brith : vers une nouvelle identité juive

 

Résumé : Freud rentre au B’naï Brith  en 1897, juste après la mort de son père Jakob, et il débute son auto-analyse la même année. Il a 41 ans. Le B’naï Brith  est son lieu communautaire. Les pères de cette génération se retrouvaient à la synagogue et les fils se rassemblent au B’naï Brith, la synagogue laïque de Freud et des intellectuels juifs viennois. Les juifs sans Dieu ont le même atavisme que leurs pères, le même gout de la discussion, de la Ma’hloket. Simplement les sujets changent, on ne parle plus de Torah ni de Talmud mais de problèmes de société, de philosophie, d’histoire des religions, de progrès scientifiques, de sionisme et de l’identité juive.

 

 

 

    

 

 

 

1- Freud et le B’naï Brith de Wien :

 

 

1-1  Sigmund Freud :

 

 

 

 

 

Freud est né en 1856. Son père est un ‘Hassid libéral, il porte le Schtreimel (bonnet de fourrure) mais il est convaincu des valeurs de la Haskala, les Lumières juives de Moise Mendelsohn.

 

Freud devient un médecin brillant mais, en 1897, il n’est toujours pas reçu au titre de professeur de médecine qu’il espérait depuis toujours. Il confirme qu’ « un professeur élève un homme au rang de demi-dieu auprès de ses patients » et il ajoute « chacun doit avoir un but pour son propre salut et j’avais choisi comme salut l’obtention du titre de professeur ». La vraie raison n’est pas dans son manque de compétence, mais  une décision impériale de limiter le nombre de juifs professeurs d’université. C’est le ministre de l’empereur François-Joseph qui bloque la nomination de Freud.

 

Début 1897 quelques mois avant son entrée au BB, Freud fait plusieurs rêves sur Rome. Son héros est Hannibal, « le général sémite symbolisant le conflit entre la ténacité juive et l’organisation catholique romaine ». Ajoutons que son père est mort en octobre 1896, et nous voyons le contexte de la vie de Freud avant son entrée au BB. Il est admis le 29 septembre 1897. Il entre pour contrer son isolement et supporter le « fardeau de l’ostracisme ». Il espère « un cercle d’hommes excellents avec un idéal élevé qui pourraient m’accepter en amitié malgré ma témérité. Votre loge m’était décrite comme un endroit où je pourrai trouver de tels hommes ». Face à l’antisémitisme, les juifs viennois ont une vie sociale avec les non-juifs dans l’espace public, mais ils  restent dans une vie communautaire dans leur vie privée.

Ainsi les premières années, Freud ne reçoit chez lui que des juifs. Son fils Martin confirme « je peux difficilement me souvenir d’un non-juif parmi les invités à la maison ».

 

Et le BB a alors un rôle de protection et de soutien mutuel. Knopfmacher, un ami de lycée et de l’université, affirme « sans l’antisémitisme, nous n’aurions jamais formé cette association ».

La fonction du BB devient donc pour Freud d’abord une consolation certes mais au-delà un lieu pour exposer ses travaux. Non seulement exposer, mais débattre et discuter comme dans tout lieu juif ! Le BB est un forum intellectuel pour l’élaboration de sa métapsychologie durant 5 années de grande créativité : 1897-1902.

 

Mais qu’est-ce que la métapsychologie ? Freud se dit que ce qu’il a découvert chez les névrosés, les malades mentaux fonctionne aussi chez tout être humain. La métapsychologie éclaire aussi le comportement des gens normaux. L’inconscient est à l’œuvre chez tous. « L’inconscient ne fait pas que perturber le comportement, et il faut admettre qu’il est la base générale de la vie psychique ». Son élaboration quitte la sphère des maladies pour englober l’universel. C’est une vraie intuition géniale.  Freud rejoint les grands penseurs de l’humanité. Comme Darwin constatant des évolutions animales différenciées selon les 13 Iles des Galapagos et qui en construit une théorie générale de l’évolution, comme Newton observant la chute de la pomme qui en construit une loi de la pesanteur et de l’attraction universelle, Freud découvre l’inconscient des malades et construit une métapsychologie valable pour tout être humain.

 

A propos du BB, Freud dira : « à l’époque où personne en Europe ne m’écoutait, et sans élève à Vienne, vous m’avez offert votre sympathique attention, vous avez été mes premiers auditeurs ».

Et il participe aux repas de l’association, il recrute 3 membres (Koenigstein, Rie, Hirschmann), il est membre du comité de justice et président du comité culturel. Il propose en 1901 un débat sur « Buts et objectifs du BB » puis en 1902 sur « le rôle de la femme dans notre association ». Les loges étaient alors uniquement masculines.

 

Freud participe à la création de la 2ème loge viennoise « Eintracht » harmonie, de 1900 à 1903.

 

 

1-2  Le B’naï Brith à Vienne 

 

La loge « Wien » (Vienne) a été fondé en 1895 comme 449ème loge de l’ordre international, 52 ans après la première loge new-yorkaise. La loge viennoise est fondée par des juifs allemands immigrés en Autriche qui l’appellent d’abord «  Bundes-Brüder » les frères de l’alliance. C’est plus tard qu’ils deviennent B’naï Brith les fils de l’alliance,  gardant les initiales BB.

Le nom allemand montre que les fondateurs insistent sur la valeur de l’unité et de l’amitié plutôt que sur la religion juive. La procédure intègre d’abord dix juifs viennois dans la loge de Prague ; puis Edmond Kohn créera la loge. Il est gynécologue et il propose à Freud dès 1895 d’y entrer. Freud décline la première proposition.

 

 

Trois hommes vont présider le BB viennois et laisser leur nom : Kohn, Ehrmann et Braun. Tous les trois sont des amis intimes de Freud.

 

Kohn est le fondateur. Il veut que le BB soit « une phalange de juifs intelligents et éduqués avec de hauts principes, et une société éthique basée sur et à travers le regard du judaïsme, une protestation éloquente et énergique aux critiques contre le judaïsme ». La loge de Vienne est fondée quand le chiffre de 50 membres est atteint.

 

Puis Ehrmann. Dans le manifeste intitulé « Was wir wollen » ce que nous voulons, Ehrmann le nouveau président et ami intime de Freud souhaite stimuler le retour au judaïsme à travers le BB de certains isolés. Il reconnait l’héritage de l’humanisme, des Lumières, de l’universel mais il laisse sans résolution la question des relations entre le BB et le reste de la société. Comment peut-on promouvoir l’union et l’universel et rester dans une singularisation strictement juive ? Ce sujet a divisé les frères de la loge viennoise pendant les premières années. Freud est lui-même exposé à la question fondamentale de sa propre identité juive, la relation entre l’attachement juif et les idéaux humanistes universels.

 

Par ailleurs, ils soutiennent un programme de charité et d’assistance économique auprès des juifs viennois et des juifs venus de l’Est, du Yiddishland et de la zone de résidence russe. C’est une zone où sont confinés des millions de juifs, qui s’étend de la Lituanie, Pologne, Biélorussie, Moldavie, Ukraine et l’ouest de la Russie. Ils vivent dans les Shtetls (villages) et ils sont une cible aisée des pogroms.

 

Le BB viennois se donne pour but de réunir le peuple juif, ils sentent que l’émancipation et l’assimilation seront une menace pour l’idée et l’idéal d’unité du peuple juif. Il devient donc une agence pour l’emploi pour les immigrants juifs. A titre d’exemple, l’agence du BB de Vienne pourvoit à 13 000 emplois les premières années. La fraternité monte aussi une agence de prêt d’argent, une agence de traitement de la tuberculose et de prise en charge des orphelins. Ils savent que les juifs sont victimes d’un « boycott social » et l’organisation pourvoit aux défaillances volontaires de l’Etat.

 

Sur le plan philosophique, Freud et ses amis appartiennent à l’association de lettres allemandes « deutschnationale Leseverein », d’orientation libérale. Ils pensent que la religion est obsolète ou tout au plus accessoire. Le livre d’Esther pourrait être leur livre car il a la particularité de ne jamais évoquer le nom de Dieu. Le livre d'Esther confirme que l'humanité a quitté l'Age des prophètes pour entrer dans l'Age de l’intelligence et de l’Étude. Un âge débarrassé de la pensée magique et de croyances occultes.

 

Leur second grand débat interne est sur le sionisme. Theodor Herzl a l’âge de Freud, il est né Budapest, son père est un religieux libéral comme le père de Freud. Il y a une correspondance entre Freud et Herzl, correspondance en allemand et pas encore traduite, mais les  lettres sont pleines de respect et de soutien. Au BB de Wien, plusieurs frères veulent un lien plus fort entre la loge et le sionisme. Les uns pensent que le BB est un refuge dans un environnement hostile, les autres frères, sionistes,  affirment que le refuge doit être hors de cet environnement. Hors de l’Autriche, en Palestine.

Mais tous se retrouvaient pour dire que les juifs sont le seul peuple à ce jour, capable de soutenir et d’exercer des idéaux nobles, avec un sens de la singularité et de la supériorité remarquable.

 

Les intellectuels juifs viennois ne sont plus religieux et ils tentent de définir les caractéristiques de l’identité juive, quand un homme n’est plus religieux.

Ehrmann, président de la loge,  avance l’idée que la sélection darwinienne a promu une population juive possédant un esprit dynamisé par « un élan vital juif ».

Puisque la religion n’est plus le vecteur de la judaïté, comment est-on juif ? La question de l’identité est le fil conducteur des intellectuels juifs athées viennois.

 

Ludwig Braun devient président de la loge et médecin personnel de Freud dans les années 20 ; il va tenter de poursuivre la réponse à cette question de l’identité. Il a écrit un texte « die persönlichkeit Freuds und seine Bedeutung als Bruder » la personnalité de Freud et son importance comme frère. Braun inscrit la judaïté dans trois dimensions :

1- un esprit d’indépendance à l’égard de la religion des dogmes. Le seul guide d’un juif est sa morale intérieure

2- une détermination courageuse à combattre le reste de la société

3- le sens du tout, de la globalité (Das Ganze : le tout). Le « Ganzjude », le juif du tout, est capable de discerner derrière les fragments épars et contradictoires en surface, l’unité et l’indivisibilité de la nature.

Braun pense que ces trois caractéristiques sont la base du dynamisme du juif, expliquant pourquoi tant de juifs ont été martyrs de la liberté.

 

Freud sera profondément influencé par la recherche d’une « nature juive », associant l’élan vital juif d’ Ehrmann et le Ganzjude de Braun.

 

 Freud définit quatre valeurs essentielles au judaïsme universel et post-religieux : 1-l’éthique 2-le rationalisme scientifique 3-l’esthétique ou le goût du beau et 4-l’athéisme 

Freud a un regard à la fois tendre et désespéré sur les gens. Il a perdu toute illusion sur la condition humaine mais c’est un désespéré qui reste un amoureux inconditionnel de la vie. 

 

Cependant pour son 70ème anniversaire en 1926, Freud est gêné par l’éloge excessif que lui fait la fraternité ; il dit « c’est comme si j’étais un Grand Rabbin craignant-Dieu,  un héros national ». Car pour la Fraternité, Freud illustre parfaitement le « Génie juif ».

 

Quels sont les exposées de Freud au BB ?

Il a fait 8 exposés, souvent issus de ses propres travaux avant publication.

Les deux premiers sur l’interprétation des rêves, le 3ème sur l’oubli, puis la vie psychique de l’enfant, Emile Zola, la chance et la superstition, nous les juifs et la mort en 1915 en pleine guerre, il dit alors ce mot d’esprit « quand on demande son âge à un juif, il répond entre soixante et cent-vingt » et raconte cette histoire : « une mère voit son fils lui mentir après être tombé de l’échelle, elle va voir le Rebbe pour être conseillée et aidée face au mensonge de son fils. Le Rebbe lui répond bien sur par une question "mais  dis-moi pourquoi un garçon juif est sur l’échelle ? ».

 

 

Plus tard Freud va créer son groupe d’élèves avec Jung, Binswanger, car il veut que sa découverte soit universelle et ne reste pas une « science juive ». Cependant il dira à Abraham : « c’est plus facile pour toi de suivre mes idées que pour Jung ».

 

Freud pense que les juifs doivent être à l’avant-garde et « préparer la terre ». Bien qu’athée, il croit une des plus vieilles traditions : tous les juifs, nés ou à naître, étaient présents au Mont Sinaï et acceptent le «  joug de la loi ».

Freud a un pied dans un passé lointain et l’autre dans l’avenir. C’est pour lui la définition du juif. Le BB est comme toute structure communautaire un moyen de supporter le fardeau de l’antisémitisme.

 

 

2- Sigmund Freud et l’identité juive

 

Dans les années 20-30 Freud fait un retour vers le monde juif mais à travers ce qui peut apparaître en première lecture comme une provocation : l’essai sur Moise et le monothéisme.

 

 

Moise et le monothéisme : il faut le lire comme un document psychologique sur la vie intérieure de Freud, et son identité juive. Comme une histoire de cas, un dernier cas qui serait l’homme Freud lui-même. Mais aussi une prise de position publique sur le judaïsme à un moment où l’histoire prend un tour tragique.

La démarche de Freud est talmudique, il rédige un véritable midrash, réécrivant l’histoire de Moise, pour comprendre le sens secret de l’histoire du peuple juif, le secret, le Sod en hébreu.

Mais il est atteint de ce que j’appelle « la tentation Spinoza » : bousculer le monde juif, en provocateur de génie. Là où Spinoza en philosophe rationnel affirme que la torah n’est pas une révélation divine mais une construction humaine, Freud assène la quatrième destitution au peuple juif. Il avait asséné la 3ème à l’humanité, à la suite de  Copernic et de Darwin. Copernic a annoncé que l’humanité et la planète terre ne sont pas au centre de l’univers, Darwin affirme que l’homme est un animal en évolution, et Freud que l’homme est mu par son inconscient. La 4ème destitution est donc pour le peuple juif : il lui annonce plusieurs scoops : premièrement Moise n’était pas juif mais égyptien, deuxièmement le peuple juif n’a pas inventé le monothéisme car le véritable auteur est Akhenaton, troisièmement il n’est donc pas le peuple élu par Dieu et enfin quatrièmement le peuple juif a tué Moise.

 

Avec le « Moise », beaucoup ont évoqué la profonde « ambivalence »  de Freud à l’égard de son identité juive. Il écrit à son fils « les juifs se sentiront très offensés par ce texte ». Pourtant il s’est lui-même à plusieurs moments de sa vie identifié à Moise. Mais également au Rav Ben Zakaï, qui a reconstruit le judaïsme à Yavné, après la chute du second temple de Jérusalem. En niant le fait que Moise était un hébreu, Freud désire-t-il une autre filiation ? Freud se demande « pourquoi la psychanalyse n’a pas été découverte par un homme pieux mais par « einen ganz gottlosen Juden » ?

 

Comme tous les intellectuels ashkénazes de la Mittel Europa, Freud est l’héritier de la Haskala, les Lumières juives depuis Moses Mendelsohn. Ce mouvement intellectuel va balayer le monde juif et inventer le « gottloser Jude » le juif laïc et athée. Et ils vont trouver des substituts laïcs variés depuis les « Wissenshaft des Judentums » les sciences juives, en passant par le sionisme, le socialisme, la philanthropie, le BB ! La culture yiddish ou la cuisine juive (Heinrich Heine « j’aime mieux votre cuisine que votre religion ». En réalité c’est la création du « juif psychologique », coupé du contenu cultuel et des textes traditionnels. Le « caractère » juif se substitue au juif religieux.

 

Freud épouse Martha Bernays. Elle est la petite fille du grand Rabbin de Hambourg, le célèbre ‘Hakham de Hambourg Isaac Bernays.

 

 

Durant leurs fiançailles Freud lui demande d’arrêter tous les rituels juifs, la gronde si elle refuse d’écrire à Shabbat, la pousse à manger du jambon, car il veut faire d’elle une « mécréante ». Et il veut un mariage civil, pas religieux. En même temps il lui écrit « quelque chose d’essentiel…ce judaïsme si plein de sens et de joie de vivre, n’abandonnera pas notre foyer ». En 1925, il écrit « j’ai toujours éprouvé un fort sentiment d’appartenance à mon peuple, et l’ai toujours cultivé chez mes enfants. Nous sommes tous restés de confession juive ».

 

Sa correspondance inédite avec Teodor Herzl montre l’estime dans laquelle il tenait le père du sionisme. Il lui écrit la « haute considération que je porte depuis des années…au combattant des droits de notre peuple ». Freud a accepté immédiatement que son nom figure dans le conseil d’administration de l’Université Hébraïque de Jérusalem, et il a souvent exprimé sa sympathie pour la cause sioniste « je me réjouis de la prospérité de nos colonies de peuplement. Cependant je ne crois pas que la Palestine deviendra un jour un Etat juif…il aurait été plus raisonnable de créer un foyer juif dans une terre moins chargée  de signification historique ».

 

 

Dans une lettre à Max Graf le père du célèbre cas du petit Hans il écrit « si vous ne laissez pas grandir votre fils comme juif, vous allez le priver de ses sources d’énergie qui ne peuvent être remplacées par rien d’autre. Il aura à se battre comme juif, et vous devez développer en lui toute l’énergie dont il aura besoin pour ce combat ».

 

Après l’Anschluss en 1938, Freud compare la perte de Vienne à la destruction du Temple de Jérusalem en 70 par l’armée romaine.

 

Moise a-t-il créé le juif ?

En 1937 Freud écrit « j’ai commencé à me demander comment les juifs ont acquis leurs caractères et je suis remonté aux toutes premières origines ». Il considère la religion comme une névrose obsessionnelle universelle. Avec Totem et tabou, il découvre l’origine dans le meurtre œdipien du père de la horde primitive, dévoré par ses fils bientôt rivaux entre eux. Si l’origine de la religion en général réside dans le meurtre du père primitif, alors l’origine du judaïsme pose un parricide de même nature : le meurtre de Moise par les juifs.

 

Quand on reprend les peintures et gravures classiques sur Moise, il brise les tables de la loi. Mais Freud brise non pas les tables, mais Moise lui-même !

Freud s’inscrit dans le mouvement de la « critique biblique ». C’est une approche non pas théologique mais un héritage de Spinoza, associant histoire, mythologie, anthropologie etc.

 

Les juifs ont-ils tué Moïse ? Curieusement dans le Zohar, le Rabbi Shimon Bar Yo’hai (IIème siècle), élève de Rabbi Akiva, précurseur de la kabbale, a écrit le même midrash ! 2000 ans avant Freud, il dit que chaque génération de juifs veut tuer Moïse, mais n’y arrive pas. Et d’ajouter que le juif a donc en lui une pulsion d’assassin, tendance interne contre laquelle il doit lutter.

 

Les 3 meurtres de Freud.

Chaque meurtre est à l’origine d’une religion.

1er meurtre : Le père de la horde primitive est tué à origine du polythéisme

2ème meurtre : Moise est tué par les juifs à l’origine du judaïsme

3ème meurtre: Jésus est tué à l’origine du christianisme

 

Que cherche Freud après la destruction du corpus mosaïque ?

Il veut chercher le cœur de l’identité juive, du caractère juif dépouillé du religieux, le socle commun à tous les membres du peuple.

 

Nietzsche nous dit que tout sujet de recherche est un aveu autobiographique. Alors disons que Freud, au soir de sa vie, veut déchiffrer une énigme : pourquoi bien qu’incroyant, se sent-il si juif ? Après avoir résolu l’énigme du Sphinx, l’énigme d’ Œdipe, il veut percer l’énigme sinaïtique. Pour cela il retourne au Livre des livres, il revient vers son père Jakob qui lui avait offert la Bible familiale. Son chemin est un exemple d’ « obéissance après coup ».

 

Au final, Freud n’est pas si iconoclaste qu’il  apparaît car il confirme que les juifs ont bien été élus par Moise l’égyptien, et que s’ils n’ont pas créé leur religion, cependant leur religion a fait d’eux ce qu’ils sont. Il s’éloigne donc du judaïsme libéral qui reste bien embarrassé par la notion d’élection.

 

Pour Freud, le peuple juif garde une place centrale car le retour du refoulé du meurtre originel ne s’est produit qu’en eux, avec une conséquence majeure pour le destin de l’humanité. Le peuple juif est donc doublement élu : d’abord par Moise l’égyptien puis par le retour du refoulé chez le seul peuple juif. Freud rédige en réalité une nouvelle théologie de l’histoire juive dans laquelle l’inconscient prend sa place, plus qu’un simple midrash, une nouvelle Torah. Suprême hérésie pour certains, digne du traité théologico-politique de son prédécesseur Spinoza. Au fond à travers la réécriture du personnage Moïse, Freud tente de voir à travers les couloirs de l'Histoire, séduit par la place de visionnaire.

  

 

Il y a un détail qu’aucun historien n’a relevé, à ma connaissance ; il s’agit du prénom hébraïque de

Freud. Le prénom hébraïque est le signifiant identitaire le plus important dans le judaïsme. Il est en deux dimensions, horizontale et verticale. Il identifie la personne et son ascendance. Hors pour Freud, ce n’est pas Simon ou Shimon dérivé de Sigmund. Son vrai prénom hébraïque est

Shelomoh (Salomon). Le prénom de son grand-père paternel donc du père de Jakob Freud. Salomon, le constructeur du Temple de Jérusalem. Nous savons combien le choix du prénom peut  être porteur de sens et du désir parental quant à la progéniture. Si tous les Shelomoh n’ont pas bâti de temple matériel, reconnaissons que Freud a bâti un temple intellectuel, celui de la psychanalyse. « C’est après la destruction du temple visible que l’invisible édifice du judaïsme pu être construit » (lettre à Martha 1882). Pour Freud le « progrès est dans la vie de l’esprit ».

 

 

 

Mais avant Freud et Spinoza, un autre juif de génie, un traître pour certains, Saul de Tarse devenu l’apôtre Paul a inventé le christianisme et lui aussi réécrit la Torah. Les prophéties d’Elie et d’Isaïe annoncent Jésus. Freud s’inscrit donc dans les pas de Paul, de Spinoza, à universaliser une géniale découverte. Il a d’ailleurs une admiration pour Paul qui a compris que la mise à mort de  Jésus est le retour du refoulé de la mise à mort de Moise. Le judaïsme est la religion du père, là où le christianisme est la religion du fils. « Paul le continuateur du judaïsme devint aussi son destructeur ». Le christianisme de Paul représente un progrès pour Freud, mais après Paul le christianisme régresse car il incorpore le culte païen de la déesse mère (la vierge Marie) et plusieurs figures du polythéisme. C’est la revanche des prêtres d’ Amon après la chute d’Akhenaton. L’Egypte reconquiert Rome.  

 

Un autre détail qui n'a pas été relevé par les historiens, c'est le prénom de son chien préféré: "Yofi". En hébreu c'est le diminutif affectueux de "mignon, beau" יפה  Yofe. La racine hébraïque du prénom « chéri » montre l'attachement de Freud à son identité.

 

 

Avançons vers l’identité juive laïcisée que Freud dessine. J’ai distingué six contributions freudiennes à définir une identité juive transmissible :

1- Chercher et découvrir

2- Une exigence éthique jamais dépassée

3- Une élection optimiste

4- L’interdiction des images et l’abstraction

5- Une combativité

6- La transmission génétique de caractères acquis

 

1- Chercher et découvrir : Dans une lettre à sa fiancée, il écrit en 1883 « je vais passer le reste de mon apprentissage à l’hôpital à la façon des goyim (non juifs), modestement, en apprenant et en pratiquant les choses ordinaires, sans m’efforcer de faire des découvertes ni de trop approfondir les choses ». Pour Freud le juif cherche, approfondit et veut découvrir. En 1913, il écrit à Ferenczi « certes il existe de grandes différences entre l’esprit juif et l’esprit aryen…de petits écarts dans la façon de concevoir la vie et l’art ». Freud conçoit l'identité juive comme une identité évolutive. Le juif doit toujours lire, apprendre, évoluer, avide de connaissance et d'avancer. Une identité évolutive, à l'inverse d'une identité compacte, figée et définitive. Le XXIème siècle nous montre combien les identités de genre, de culture, de religion, de communauté devront être évolutive au risque de disparaître si elles restent en l'état.

 

2- L’exigence éthique : du judaïsme religieux, il extraie l’exigence éthique qui mène à « des hauteurs éthiques …inaccessibles aux autres peuples antiques ». Les dix commandements sont pour Freud le fondement d'une civilisation et la sortie de la barbarie. En psychanalyste, il avance que l'amour a été le moyen par lequel l'Homme a pu s'extraire de la barbarie, passant de l'égoïsme à l'altruisme.

 

3- L’élection : elle donne aux juifs, en dépit de l’antisémitisme corollaire, « une confiance particulière dans la vie…une sorte d’optimisme ; les gens pieux parleraient de confiance en Dieu ».

 

4- L’interdiction des images : elle entraîne un renoncement aux pulsions, à la vie sensorielle, une sublimation ouvrant à une tendance à l’abstraction « Geistigkeit » entre intellectualisme et spiritualité. Avec ce terme, Freud maintient une ambiguïté. Car au fond sa conviction est que la psychanalyse est une science matérialiste. Freud est un matérialiste et pas un spiritualiste. Le caractère juif n’a plus besoin de la religion qui a accompli sa mission en ayant formé l’identité juive. Une fois la religion fossilisée et disparue, le caractère juif n’a plus qu’à se transmettre génétiquement.

 

5- La combativité : le souvenir de l’humiliation de son père un jour de Shabbat lorsqu’un goy a jeté son Streimel (bonnet de fourrure) dans la boue, reste vivace. Freud sera toujours combatif et agressif à l’égard de l’antisémitisme. En 1913, il écrit à Sabina Spilrein « si votre enfant est un garçon, il deviendra un inébranlable sioniste ».

 

6- L’hérédité : Freud est persuadé que ce socle juif est héréditaire et indélébile puisqu'il persiste même chez les « juifs psychologiques » athées. Curieusement Sigmund reste profondément lamarckien, il croit en la transmission génétique des caractères acquis. Pour mémoire, Darwin pense que le génome mute sous l’effet de l’environnement et du hasard. Lamarck postule qu’une expérience vécue peut laisser une trace dans la descendance. Depuis des travaux récents en biologie, nous savons que la transmission des caractères acquis est possible.

Mais dans les années 30, bien que le darwinisme soit roi, que dit Freud ? Que la Révélation sinaïtique, comme les expériences de l’exil, de la Galout, ont durablement marqué le peuple et l’identité : « La Palestine…nous sortons de là…nos ancêtres ont habité là-bas un demi-millénaire, peut-être un millénaire entier et il est impossible de dire ce que nous avons emmené en héritage, dans le sang et dans les nerfs de notre séjour dans ce pays » (lettre à Arnold Zweig 1932).

 

Dans le cadre de notre recherche, nous avons découvert le point de vue freudien à l’égard de l’islam : pour Freud, l’islam est dépourvu du meurtre d’une figure paternelle « la fondation de la religion mahométane, m’ apparaît comme une répétition abrégée de la fondation de la religion juive…(dont) le développement intérieur s’arrêtât bientôt parce qu’il manquait l’approfondissement que produisit, dans le cas du peuple juif, le meurtre du fondateur de la religion ».

 

Enfin d'autres traits de caractères constitutifs de l'identité juive ont été décrit par la suite par d'autres auteurs. Citons rapidement le culot et l'insolence ('Huzpa), l'innovation ('hidoush) et la proactivité (Victor Frankl). Trois traits de caractères au demeurant tout à fait applicable à l'homme Sigmund Freud. Mais au-delà de l'aspect généraliste et caricatural de telles descriptions, il est néanmoins intéressant de comprendre comment de telles caractéristiques ont pu se constituer et se transmettre.

 

 

Le 23 septembre 1939, âgé de 83 ans, le Dr Sigmund Freud meurt volontairement avec l'aide de son médecin traitant  le Dr Max Schur. Nous savons qu'il a demandé à son ami de mettre fin aux souffrances du cancer de la mâchoire qui le ronge depuis des années. Ce qui est plus étrange, c'est que le 23 septembre 1939, c'est le Yom Kippour, le Grand Pardon, la principale fête juive du calendrier religieux hébraïque. Un jour d'expiation et de jeûne. Pourquoi Freud, le juif athée, a-t-il voulu mourir un tel jour? Dans la Tradition juive, à Yom Kippour, les portes du Ciel s'ouvrent pendant 25 heures.

 

Une blague raconte: "Un jour à Yom Kippour, le rabbin se rend compte que, dans le fond de la synagogue, un homme, Yisthak, semble parler seul, s’agiter et se disputer avec quelqu’un. Le rabbin s’approche de lui et lui demande : « Yitshak, à qui parlais-tu ? »Et l’homme répond : « Je parlais à Dieu. Je lui disais : « Je veux bien demander pardon pour ce que j’ai fait mais, franchement, je n’ai rien fait de si terrible. Par contre, toi, Dieu, regarde ce monde, la souffrance, la douleur, les catastrophes qui s’abattent sur nous. Toi Dieu, c’est à toi de nous demander pardon ! »Alors le rabbin demande : « Mais comment s’est finie la conversation ? » Et Yitshak dit : « C’est simple, j’ai dit à Dieu : « Je te pardonne, tu me pardonnes, et on est quittes ! » » Et c’est alors que le rabbin s’emporte contre Yitshak et lui dit : « Mais enfin, pourquoi as-tu laissé Dieu s’en tirer à si bon compte ? »

 

Sigmund Shelomo Freud  arrive au paradis, et dans un nuage de fumée de cigare, il s'adresse à Dieu et lui dit calmement mais fermement que, par son culte narcissique de la personnalité divine, Dieu a transformé les hommes en névrosés obsessionnels et que lui Sigmund Freud veut les en libérer...

 

En conclusion,

 

A travers sa participation aux travaux du B’naï Brith comme dans la réflexion de son essai sur Moise, Freud tente de définir un nouvel homme juif, celui du 20ème siècle, un juif athée, un juif psychologique, et qui pourtant se sent farouchement juif. Il avance que la judéité peut se transmettre indépendamment du judaïsme. Et la judaïté est interminable à l’échelle du temps.

Malgré une rupture définitive et irréparable d’avec la Tradition, Freud explore son identité et par là, comme tous les grands chercheurs, il nous ouvre des portes sur notre propre identité. Auparavant il n'y avait qu'une façon d'être juif: juif religieux. Avec la génération de Freud, surviennent mille manières d’être juif: juif religieux, juif athée, juif culturel, juif psychologique, juif sioniste, juif antisioniste...puis plus tard juif israélien...Chacun peut choisir dans cette ouverture remarquable de son identité. Dès lors si les parents sont dans le prêt-à-porter, rien n’empêche les enfants à devenir psychanalyste.

 

 

 

 

 

 

Bibliographie :

*Jewish origins of the psychoanalytic movement, Dennis B Klein, The University of Chicago press, 1985

*Le Moïse de Freud: Judaïsme terminable et interminable, Yosef Hayim Yerushalmi,  1993

* Freud (1856-1939) au B’nai B’rith, 17 Octobre 2011, Alain Lellouch, mentor de la Loge Ben Gourion  http://www.bbfrance.org/Freud-1856-1939-au-B-nai-B-rith_a24.html 

 

 

 

Mis en ligne le 21 septembre 2018 

 
Douleur, médecine et judaïsme - Dr Fabrice Lorin

 

Dr Fabrice Lorin 

 

חיים   לורין

 

 

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Douleur, médecine et judaïsme

 

Pain, medecine and Judaism

 

כאב ויהדות

 

 

Rabbi Levi Isaac de Berditchev écoute un jour le discours qu’un Rabbin fait à la synagogue. Il n’y est question que des pêchés, des transgressions des fidèles et de leur mauvaise conduite. Il s’adresse alors au Rabbin : « Maintenant que tu as passé en revue tous ces pêchés, il est temps que tu t’adresses aussi à D.ieu et que tu lui dises la liste des douleurs et des souffrances qu’il a infligé à ses fidèles et surtout n’oublie pas de lui dire que ça suffit comme ça! (dayenou)»

 

 

Quiconque sauve la vie d'un homme, sauve un monde entier (Talmud babylonien Sanhédrin 37a 38-39)

 

 

Tant que l'homme sera mortel, il ne sera jamais complètement décontracté (Woody Allen)

 

 

La culture religieuse imprègne profondément l’approche de la douleur et son traitement.

Dans la question générale d’une anthropologie de la douleur, quelles sont les spécificités de la civilisation juive face à la douleur? Et quelles sont les conceptions d’une permanence singulière de 3500 ans? D'une culture qui se transmet de générations en générations? Pourquoi cette obsession du peuple juif est-elle de toujours transmettre? (Lédor vador: de génération en génération) 

 

Pour aller à l’essentiel, le judaïsme n'est ni une religion de mortification, ni une religion d'ascèse. Si un jour, vous croisez un ermite solitaire dans sa grotte, maigre fantôme erratique, anorexique et meurtri par une contrition masochiste, il ne peut pas être juif...Sauf s'il se cache d'une persécution ancestrale.

 

Le judaïsme interdit la souffrance et l' esseulement. Le judaïsme est une révélation de liberté et de vie. Et cette révélation a surgi dans un désert improbable et universel: le Sinaï (Torah min Hashamaïm: la Torah venue du ciel). Ensuite la révélation est collective, elle eu lieu devant des centaines de milliers de personnes au pied du Mont Sinaï; tout le peuple hébreu a entendu le début des dix commandements. La révélation n'est donc pas individuelle comme dans les autres monothéismes (les solitudes de Jésus, de Mahomet). Cette dimension collective est très importante pour comprendre l'approche de la douleur, et nous reviendrons sur cet aspect.  La libération est double: physique et psychique. D'abord physique à la Pâques juive (Pessa'h). Elle est le souvenir de la sortie d'Égypte et de la fin de l'esclavage, de la liberté enfin retrouvée après 215 ans d'esclavage. Et sept semaines après, la libération devient spirituelle (Shavouot : semaines).

 

Le Midrash ( histoire, parabole) raconte l'histoire de cet homme juif très pieux qui perd le même jour son épouse et son fils. Pour le soutenir, ses amis lui disent qu'avec une telle quantité de souffrance morale, le jour de sa mort,  il ira directement au paradis à coté de Moïse (Moshe Rabenou). Que répond-il à ses amis? Il préférerait ne pas souffrir et ne jamais aller au paradis (Pardes). Que nous dit le Talmud à travers ce Midrash? Il nous dit que la douleur involontaire ou volontaire, n’a aucune signification, et n'aura jamais aucune valeur rédemptrice. Toute douleur doit être apaisée et traitée. La douleur ne peut donc être ni une recherche, ni une célébration, ni une sanction, ni un espoir, ni un pardon. Elle doit être combattue sans complaisance.

 

 

A travers douze chemins de montagne, nous allons tenter d’explorer l' écoumène juif, la "patrie portative" du poète allemand Heinrich Heine,  le "Massif hébraïque" pour le philosophe protestant Paul Ricœur. Remarquons que notre connaissance sur ce sujet reste fort incomplète et le lecteur voudra bien nous lire avec la plus grande des indulgences. Par avance, nous l'en remercions.

 

 

 

 

 

 

 

 

Homme zodiacal circoncis, superposé à un Homme aux veines, illustrant les points de ponction et effets de la saignée,  

XIVe siècle, BNF, Paris, 

(Médecine hébraïque, manuscrit hébreu 1181, Librairie de Blois de François Ier)


 

 

1- Une célébration de la vie

 

Le judaïsme ne prône pas le culte des morts car il célèbre la vie, pleinement la vie. Et même plus: un pluriel de vies. "Le’haïm"  (Vers les vies) vie matérielle et vie spirituelle. Et le peuple s’affirme toujours vivant, ‘haï, en hébreu חי

 

Le philosophe psychanalyste Daniel Sibony avance que le peuple juif a construit une "texture de la vie", spécifique. Cette texture est marquée par la transmission, mais également par un aspect unique du texte biblique: écrire sur soi en écrivant contre soi. La lecture de la Torah, l'Ancien Testament pour les chrétiens,  montre le peuple juif souvent dans la faute, dans l’égarement et la transgression. Prenons pour exemple l'histoire du "Veau d'Or": une tragédie et une succession de fautes humaines. La dimension humaine éclate à chaque verset de la lecture biblique avec les errements et la faute; ils restent le terreau de la vie. Le juif vénère donc un livre qui  s’attaque à lui-même. Quand les péchés et imperfections s'égrènent au fil des versets, nous sommes loin d'une hagiographie narcissique.  Voilà comment dès la Torah, l'autodérision s'est probablement installée.

 

L'injonction de la vie se retrouve dans plusieurs passages de la Torah. Dans le livre de Devarim 4:9 (Deutéronome)  "Garde-toi et protège avec soin ta vie",  dans Devarim 4:15 « Venishma’htem meod lenafashote’hem » veillez très attentivement sur vous-mêmes, dans Devarim 23:9 « Venishma’hta mikol davar ra » gardes-toi de toutes mauvaises choses,  enfin dans le  Devarim 30:19 "ouba'harta ba'haim", vous choisirez la vie, "Choisis la vie, afin que tu vives" וּבָחַרְתָּ בַּחַיִּים. La vie est une valeur éthique centrale dans le monde juif. Facteur de survie d'une civilisation vouée trop souvent à disparaître Le psychiatre viennois, le Dr Viktor Frankl, à sa sortie d'Auschwitz en 1945, s'exclama: "Und trozdem Ja zum Leben sagen", "Et cependant dire oui à la vie".

 

Mais si nous n'avons pas le droit de donner la mort à quelqu'un qui souffre, une histoire extraite du traité sur les mariages (Ketoubot dans le Talmud babylonien), rapporte un avis divergent. C'est l'histoire d'un rabbin célèbre, le rabbin Yehuda HaNassi (compilateur de la Mishna) qui approche de la mort mais il souffre le martyre car il est maintenu en vie par les prières de ses disciples. : "Alors que les Sages élevaient vers D.ieu leur supplication pour que Rabbi vive, sa servante, le voyant en proie à des souffrances intolérables, demanda à D.ieu d'y mettre fin: que ta volonté soit que ceux d'en haut l'emportent sur ceux d'en bas". La Gemara nous dit que la servante est alors montée en haut de la maison et qu'elle a jeté un pot de terre en bas dans la rue. Avec le bruit du choc, les gens ont arrêté de prier; alors Rabbi est mort et Dieu a pu reprendre son âme, sa Neshama. Les Sages ont donc admis que l'on puisse intercéder en faveur d'un malade pour qu'il meure.

 

 

La question de l'empathie et de prendre les douleurs de l'autre est posée dans le Talmud à propos de Rabbi Yo'hanan: pour guérir un confrère rabbin, il lui prend la main, mais à son tour, il tombe malade. Un rabbin visiteur vient le voir et lui demande "Ces souffrances te sont-elles supportables?" Et le Rabbin Yo'hanan répond: "Non, ni les souffrances, ni leur récompense". Le rabbin visiteur a alors guéri Yo'hanan en lui prenant la main à son tour.

 

Chaque religion développe un corpus de valeurs, de croyances et de symboles  centrés sur des temporalités humaines. Au 6ème siècle avant l'ère commune,  le bouddhisme s'est construit autour des enseignements de la vie exemplaire du Bouddha. Quelques siècles plus tard, le christianisme s'est agrégé autour de "l'Evènement Jésus". Jésus: sa conception, sa naissance, son éducation, sa vie publique, sa mort et sa résurrection.  Le catholicisme a surtout célébré dans "l’ Evènement Jésus", la souffrance et la mort à travers la Passion du Christ à Pâques. Contrepoint à la souffrance et la mort, véritable réforme juive du christianisme, le protestantisme  insistera sur la résurrection et le retour à la vie de Jésus. Quant à l'islam, il considère le texte du prophète comme in-interprétable, il est tourné vers un avenir qui est l'au-delà. Le judaïsme est centré sur un texte constamment interprétable, la Torah, (shivim panim laTorah: les 70 visages vers la Torah),  un hymne à la vie et à un futur humain meilleur. Dès lors le Kaddish, appelé prière des morts, est avant tout un hymne à la vie. Sa traduction montre d'ailleurs une grande proximité avec la prière chrétienne (Notre Père), qui s'en est largement inspirée.

 

Certes le judaïsme  a abordé la notion d'un Dieu triste et fragile, en souffrance. En effet, les Maîtres de la Tradition, (les kha’hamim), disent qu'il existe un lieu appelé baMistarim    במסתרים   qu'on peut traduire par "dans les lieux cachés", où Dieu pleure toutes les nuits. Dans la tradition juive, il y a donc un Dieu qui rit, un Dieu qui pleure, un Dieu sensible, un Dieu pour qui ce qui ce passe ici-bas est un drame et qui nous attend à la fin de l'Histoire; un Dieu qui participe, mais qui attend l'Homme. Mais le Dieu juif, même s'il est sensible, il n'est pas fragile, se différenciant ainsi du Dieu chrétien.

 

Néanmoins certains Sages avancent que la signification de la souffrance physique est à considérer à travers un raisonnement sur les deux langages: langage matériel, langage spirituel. La Torah orale a été donnée par Dieu aux hommes dans la langue des hommes: le langage du corps. Le langage de la matière, du corps. Celui de la souffrance physique, ou de la maladie par exemple. La Torah emploie des termes très concrets et qui parlent immédiatement à l’homme. Des maux qui renvoient immédiatement au corps de l’homme. Et c’est à l’homme de prendre cette langue du corps pour la remétamorphoser et la renvoyer à Dieu dans ce qui est la langue de la Torah orale,  la souffrance physique devient symbolique. L’homme fait le travail inverse, il va reprendre ses maux et les réinterpréter dans une langue plus conceptuelle et abstraite, la langue du dédommagement par exemple pour « œil pour œil, dent pour dent ». Si Dieu peut utiliser les deux langues, l’homme peut utiliser la langue de la matérialité mais aussi, à travers la réflexion intellectuelle des Sages, il a accès à une spiritualité immatérielle forte. Dans la conception juive de l'homme, il y a toujours une démarche d'arrachement à la torpeur de la matérialité, vers la spiritualité.

 

Enfin pour certains Sages, la douleur pourrait avoir une valeur messianique. La période messianique sera précédée par les douleurs d'enfantement du Messie, disent-ils. Des douleurs terribles comme l'homme n'en a jamais connue, s'abattront sur le monde! Si fortes qu'un Sage du IVème siècle disait: " Je vis chaque jour dans l'attente du Messie, mais je préfère ne pas être là lorsque ces douleurs commenceront!". Pour certains le XXe siècle et la Shoah témoignent de ces douleurs. Nous serions donc dans un temps pré-messianique...

 

Revenons à cette fameuse injonction primordiale de la vie: 'haï. Une première constatation montre l'absence de guerres civiles au sein du peuple juif dans l'Histoire. S'il y eu des régicides et luttes de pouvoir entre les royaumes de Judée et royaume d’Israël au 8ème siècle avant l'ère moderne, des exactions de la part des zélotes au Ier siècle, , il n'y eu jamais de guerres civiles comparables aux guerres de religion en France, à la guerre de Sécession aux USA, aux guerres du monde arabo-musulman.  Deuxième constatation: elle pose inévitablement en creux, la question de la survie du peuple juif à travers ses cinq milles ans d'histoire. Georges Steiner explique que justement l'antisémitisme est issu de cette longévité du peuple juif: "le juif a duré trop longtemps en tant qu'identité ethnique et historique". Les juifs ont un pacte inextinguible avec la vitalité et le mystère de cette longévité, de cette survie, exaspère les autres peuples. Et comment a-t-il pu survivre à tant de massacres, de pogrom et de volonté exterminatrice? Curieusement, si un peuple peut invoquer la notion de "résurrection" au sens symbolique dans sa longévité,  c'est bien  le peuple juif! De la première déportation par les Assyriens en -722 avant l'ère commune, qui conduit à la disparition de dix des douze tribus, de dix des douze familles descendantes de Jacob, puis la déportation par Nabuchodonosor en -586 avant l'ère commune, à la chute du second Temple (70) et le premier génocide romain (1,5 millions de morts) lors de la révolte de Bar Korbah jusqu'au XXème siècle et la Shoah: comment un si petit peuple a-t-il pu ressusciter après chaque séisme? Là où tant de civilisations glorieuses sont disparues corps et biens dans les naufrages de l'Histoire: babylonienne, perse, égyptienne, grecque, romaine, arabe, ottomane, inca, maya...La liste est longue.

 

La première réponse à cette survie plurimillénaire est dans la croyance religieuse. La protection est divine. Elle est la garantie et la démonstration de l'Alliance éternelle entre Dieu et le peuple juif. Les religieux ont foi en cette explication, ce qui peut parfois aboutir à un rejet de l'armée israélienne, car Dieu seul va protéger son peuple et la Terre d’Israël, son lieu de résidence.

 

Hors du religieux, dans les sciences humaines, le psychiatre Boris Cyrulnick a élaboré le concept de résilience. Maintenant le terme est bien connu, il s'applique à un individu qui se reconstruit malgré une histoire chaotique qui aurait du le mener à une destruction psychique, sinon corporelle. L'extension du concept de résilience au peuple juif est pertinente. Elle a commencé depuis l'esclavage en Egypte et surtout la sortie d'Egypte. Le franchissement de la mer rouge est symboliquement une route vers un avenir de vie. Pour certains, la résilience du Am Israël est le signe d'une mission  quasi prophétique pour l'ensemble de l'humanité.

 

C'est ainsi que les juifs sont devenus un "peuple monde" qui a traversé le temps et l'espace, un peuple qui a parlé dans plusieurs langues et a développé des traditions populaires distinctes, des modes de vie variés. Mais avec des valeurs communes issues de la Loi religieuse, la Halakha,  avec une même conscience historique depuis la chute du second Temple en 70 après l'ère commune. Alors à coté de nombreuses explications religieuses, sociologiques, ethnologiques, économiques, administratives, militaires... nous avançons l'hypothèse de la survie des corps complexes, une transposition darwinienne des corps biologiques aux corps sociaux. Pour détruire un ennemi, il faut bien le connaitre, c'est-à-dire avoir assimilé toutes les parties du corps pour tuer son cœur. L'Histoire de l'antisémitisme montre qu'aucun des  ennemis des juifs n'avait vraiment étudié,  connu, compris réellement le corpus profond du judaïsme. En parallèle et en réponse,  le judaïsme n'a cessé de développer des ramifications complexes afin de mettre toujours à l’abri le cœur du peuple. Un réseau de transmission interne bien sur, mais aussi une complexité spirituelle et intellectuelle. Alors, après chaque tentative d'extermination, la repousse revient à partir d'une racine intacte, aidée en cela par le nomadisme et l'inscription de la diaspora dans la mondialisation bien avant le siècle actuel . Comme dans la vie biologique et les questions darwiniennes de l'évolution et de l’adaptation. Corps simple ou corps complexe? Si la repousse n'est pas d'ordre physique, si la réponse n'est pas de la puissance militaire par exemple, elle sera intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2-  Les médecins juifs

 

 

"Tous les médecins sont juifs...Tous les pharmaciens sont juifs...Tous les archevêques de Paris sont juifs...Tout le monde sont juifs. Pour les médecins, je suis formel...enfin pour le docteur Petiot je ne suis pas sûr..." nous dit Pierre Desproges dans son sketch "Les juifs". Alors est-ce vrai ? Pourquoi cette représentation populaire est-elle si forte ?

 

Le 15 décembre 1945, à la prison de Nuremberg, l'idéologue nazi Alfred Rosenberg -après avoir entendu lors du procès les plans secrets d’Hitler et les destructions massives- répond au capitaine américain Gustave Mark Gilbert, psychologue de la prison : « Nous n’avions l’intention de tuer personne au début…Retirer aux juifs leurs positions dominantes, c’est tout. Au lieu d’avoir 90 % de docteurs juifs à Berlin, réduire cette proportion à 30 %...Je ne pensais jamais que cela conduirait à des horreurs telles que des assassinats en masse ». Alfred Rosenberg sera pendu le 16 octobre 1946 à Nuremberg pour crime contre l’Humanité. Mais il avoue par-là que trop de médecins juifs est une cause d’antisémitisme. La figure du médecin juif dans l'idéologie nazie touche au délire chez Julius Streicher (directeur du journal antisémite Der Stürmer et pendu en 1946 à Nuremberg) qui confie au capitaine Gilbert: " Nous savons maintenant pourquoi le juif utilise tous les artifices de séduction pour entraîner des jeunes filles allemandes à un age aussi jeune que possible; pourquoi le docteur juif viole ses malades pendant qu'elles sont sous anesthésie. Il veut que la jeune fille et la femme allemandes absorbent le sperme étranger du juif".

 

 

 

Revenons à la figure du médecin juif dans le judaïsme. Si nous suivons, pas-à-pas la Torah, le premier médecin, c'est Dieu. Le verset d’Exode (Shemot) 15 : 26 est simple et direct : "je suis Dieu ton médecin" (Ani haShem Rofe'ha). Les talmudistes se posent alors la question :  mais si Dieu est notre seul médecin, devons-nous appeler un médecin si nous sommes malades ? Ou peut-être devons-nous obéir au seul destin divin ? Et attendre éventuellement une guérison venant de Dieu ? C'est le premier verset et il nous laisse bien sûr en suspens. Fort heureusement un second verset arrive un peu plus loin, Exode (Shemot) 21 : 19, et il dit : "Et soigné, il sera soigné" (Verapo yerapé), avec redoublement du signifiant soigner. Disons-le avec force, grâce à ce verset, les talmudistes s’engouffrent dans un passage étroit au bout duquel ils ouvrent le chemin à.. Toute la médecine des hommes. Incroyable, mais qu'est-ce qui était en question ? Réponse simple : Dieu créée les maladies, mais les hommes ont-ils le droit de soigner ces maladies ? Voir de les guérir et se substituer ainsi au Tout-Puissant ? Oui répondent les Sages. Si c'est écrit dans la Torah, et accompagné d’une bonne interprétation... Ensuite des champs intellectuels et scientifiques s'ouvrent à la recherche humaine. Sans fin. Nous sommes devant une rupture épistémologique remarquable.    

 

 

Après l'Exode et la sortie d'Egypte, vient le désert du Sinaï où Moïse reçoit cette injonction de Dieu, Nombres 21 : 8 (BaMidbar) :  et l’Éternel lui dit : « Fais-toi un serpent venimeux et place-le sur une perche. Toute personne mordue qui le regardera aura la vie sauve. » Nous reconnaissons le caducée, symbole de la médecine, symbole de la thérapeutique.

 

 

Pour synthétiser notre propos, cinq petits versets de la Torah définissent la médecine. Cinq versets, pas plus, pas moins. La fonction et le but de la médecine depuis 3000 ans sont ici résumés. Cinq phrases courtes : Tu choisiras la vie, tu devras faire très attention à ta vie, je suis Dieu ton médecin, et soigné il sera soigné, toute personne qui le regardera aura la vie sauve.

 

 

A partir de la Torah, le Talmud définit les conduites à l'égard de la santé : un malade a le droit de se soigner mais il a aussi le devoir de se soigner. Il ne doit pas rester à souffrir et dépérir. Il doit choisir la vie.  Le commandement (mitzvah) est alors d'aller consulter un médecin et de préférence le meilleur des médecins. Et le médecin juif doit être dans les meilleurs...Car depuis des siècles, soigner est pour lui un commandement divin. Progresser, être à l'avant-garde des connaissances, est encore un commandement renouvelé dans le Shoul'hane Arour de Joseph Caro. Le médecin doit s'updater constamment.  La Formation Médicale Continue est écrite dans le Talmud depuis bien longtemps.

 

 

Si soigner est un commandement, nous comprenons pourquoi nombre de rabbins étaient également médecin et le plus fameux d'entre eux, bien sûr Maïmonide dit Le Rambam. Soigner les âmes et soigner les corps n'est pas contradictoire pour une religion qui a une conception moniste des relations entre l'âme et le corps.

 

 

Et pour le paiement ? Combien ça coûte Docteur ? Combien je vous dois ? Si pour un médecin, soigner est un commandement divin, peut-il accepter un paiement ? Les Sages nous disent qu'un médecin ne peut pas gagner de l'argent avec un commandement (mitzvah). Exactement comme un Rabbin pour sa communauté. Le paiement à l'acte est inconcevable dans les fonctions, qu’elles soient médicales ou rabbiniques. Alors le paiement sera calculé en fonction du temps passé, superposable à une activité profane potentiellement rémunératrice. Si j'ai soigné des malades pendant 8 heures, combien aurai-je gagné si j'avais été ingénieur pendant le même temps ?

 

 

Plus tard avec le second Moïse, Maïmonide (1138-1204), appelé le Rambam, la figure du médecin juif devient universelle et reconnue. La prière du médecin de Maïmonide, Tefilat HaRofeh, orne souvent les cabinets médicaux des médecins. Elle est inspirée du serment d'Hippocrate.

 

 

 

 

 

                                            La prière du médecin (Tefilat HaRofeh) de Maïmonide

 

 

« Mon Dieu, remplis mon âme d'amour pour l'art et pour toutes les créatures. N'admets pas que la soif du gain et la recherche de la gloire m'influencent dans l'exercice de mon Art, car les ennemis de la vérité et de l'amour des hommes pourraient facilement m'abuser et m'éloigner du noble devoir de faire du bien à tes enfants. Soutiens la force de mon cœur pour qu'il soit toujours prêt à servir le pauvre et le riche, l'ami et l'ennemi, le bon et le mauvais.

Fais que je ne voie que l'homme dans celui qui souffre. Fais que mon esprit reste clair auprès du lit du malade et qu'il ne soit distrait par aucune chose étrangère afin qu'il ait présent tout ce que l'expérience et la science lui ont enseigné, car grandes et sublimes sont les recherches scientifiques qui ont pour but de conserver la santé et la vie de toutes les créatures.

Fais que mes malades aient confiance en moi et mon Art pour qu'ils suivent mes conseils et mes prescriptions. Éloigne de leur lit les charlatans, l'armée des parents aux mille conseils, et les gardes qui savent toujours tout : car c'est une engeance dangereuse qui, par vanité, fait échouer les meilleures intentions de l'Art et conduit souvent les créatures à la mort. Si les ignorants me blâment et me raillent, fais que l'amour de mon Art, comme une cuirasse, me rende invulnérable, pour que je puisse persévérer dans le vrai, sans égard au prestige, au renom et à l'âge de mes ennemis. Prête-moi, mon Dieu, l'indulgence et la patience auprès des malades entêtés et grossiers.

Fais que je sois modéré en tout, mais insatiable dans mon amour de la science. Éloigne de moi l'idée que je peux tout. Donne-moi la force, la volonté et l'occasion d'élargir de plus en plus mes connaissances. Je peux aujourd'hui découvrir dans mon savoir des choses que je ne soupçonnais pas hier, car l'Art est grand mais l'esprit de l'homme pénètre toujours plus avant ».

 

 

Belle leçon de sagesse du rabbin médecin Maïmonide. Il réussit à concilier l'héritage juif de Jérusalem et l'héritage grec d’Athènes; il réussit une synthèse des deux grandes sagesses du monde occidental.

 

Mais pourquoi y-a-t-il eu toujours autant de médecins juifs, de ces grands noms de Maïmonide à Freud? De chercheurs,  de biologistes, de dentistes et pharmaciens?

 

L'attrait des disciplines intellectuelles est illustré par le prophète Zacharie 4:6:" Ni par la puissance, ni par la force mais par mon Esprit".

 

Aussi, soigner un homme malade est un commandement de la Torah. Un commandement, ou en hébreu une "Mitzva". Ensuite, si pour soigner une maladie le médecin ordonne au malade  quelque chose qui est contraire à la Torah, et bien le malade doit lui obéir! S’il faut manger le jour du jeûne de Kippour, s'il faut prendre une ambulance à Shabbat ou manger du porc, manger de la viande mélangée au lait (ne pas cuire le chevreau dans le lait de sa mère, Lo tevashel Gedi Ba khalav Imo), manger des aliments non casher...afin de rester en vie...Aucun problème. C'est Pikouakh nefesh, sauvetage d'une âme.  La vie est fondamentale dans le judaïsme. Les règles de la Torah, issues du don de la Torah au Sinaï, s'effacent devant l'urgence de la santé. Dès lors le médecin a dans le triptyque cognitif juif "pensée-parole-action",  le pouvoir de "mettre la Torah entre parenthèses". Les rabbins (Rabbanim) n'ont pas ce pouvoir. La vie est une valeur primordiale, supérieure à toute exégèse.  

 

 

Mais alors, pourquoi tant de médecins?  Avançons au minimum...cinq réponses possibles. 

  

Premièrement soigner les hommes pour conserver la vie; nous renvoyons au chapitre précédent. Deuxièmement la profession médicale fut une des rares activités tolérée pour les juifs, et troisièmement une activité professionnelle immédiatement transportable en toutes contrées. Transporter son fond de commerce, ne pas avoir un stock qui retarde les déplacements, voyager sans craindre les voleurs, les bandits et les détrousseurs de grands chemins. Faire tenir le fond de commerce en soi, simplement dans son cerveau. Qu'il ne tienne qu'à la connaissance, au savoir et à la sensibilité. Transporter son savoir comme on transporte un instrument de musique, et si possible dans un petit étui. Alors le violon plutôt que le piano, la clarinette plutôt que l'orgue ou la contrebasse... Les deux disciplines qui appliquent ces principes sont la médecine et la musique. Ajoutons l'orfèvrerie, le commerce et la traduction. A propos de la joaillerie une histoire new-yorkaise dit que jew est le diminutif de jeweler.  Pour mieux comprendre le choix du métier dans le judaïsme, rappelons le Tragique du "destin juif": il est  soutenu par au moins deux sentiments: le sentiment de précarité et le sentiment d'être rejeté par la monde. Etre médecin répond en partie à cette double contrainte. Le médecin espère la sécurité personnelle et l'estime de ses patients ou de ses pairs, pour éloigner l'exil et le rejet.  Ensuite parce que les sciences sont essentielles dans la conception juive du monde; la recherche et la connaissance sont une nécessité pour la priorité de la vie. Mais revenons sur le Tragique du destin juif: le grand historien américano-polono-autrichien Salo Wittmayer Baron (1895-1989) a ironisé sur "la conception lacrymale de l'histoire juive", en soulignant la nécessité de distinguer l'histoire de l'antisémitisme, et l'histoire du peuple juif.

 

Un jeune juif  a donc au moins cinq bonnes raisons pour s'engager dans les études médicales, surtout si ses parents lui "suggèrent" fortement...! Soigner et conserver la vie, une profession tolérée, une activité transportable, la recherche et la connaissance, enfin être aimé et reconnu malgré le rejet identitaire a priori. Nous laisserons de coté momentanément la fierté de sa mère, une future Parnassa (réussite matérielle), et d'autres aspects réparateurs dans la vocation (enfants de rescapés des camps de la mort, ou de l'exil séfarade).

 

Si devenir médecin est une première étape, être médecin juif, ouvre une seconde porte: la porte de l'humilité: "il paiera les frais de guérison" (Exode [Shemot] 21-19). Le médecin paye de sa personne...La Torah orale dit que nous avons le droit de guérir (Talmud, Traité Baba Kama 85B). Enfin plutôt que guérir, surtout le devoir de soigner. C'est acquis. Mais pourquoi est-il écrit que "le meilleur des médecins, mérite l'enfer"? "Tov sheBeRofim liguehinom" (Talmud, Traité Kidoushin 82A). La réponse est simple. Le médecin qui se pense le meilleur des médecins est dans la Toute Puissance de la pensée et de la fonction. Il perd sa dimension humaine. Il devient dangereux. Il a oublié l'humilité de l'homme. Le Dr Julius Preuss (1861-1913), brillant médecin talmudiste décédé prématurément à 52 ans, a fait graver sur sa tombe une épitaphe si typiquement marquée par l'autodérision : "Rofé velo lo ": "médecin mais pas pour lui-même"... "La vie est sacrée, nous ne pouvons pas décider si nous devons la donner ou l'enlever" nous disait le Rabbin Didier Kassabi. Dès lors la médecine est comme la Loi juive, la Halakha, elle est en discussion, en progrès. Un bon médecin doit être sûr de lui,  attentif à la marche du monde, au progrès de la science et des dernières connaissances. Mais jamais se croire le meilleur!

 

 

Pour rebondir sur cette soif de connaissance, la libido sciendi, souvenons-nous des premiers cartographes maritimes; ils sont juifs majorquains (chuetas) et ils établissent les premières cartes maritimes et terrestres dès le XIVème siècle. Intermédiaires, traducteurs (Tordjman), polyglottes, voyageurs, commerçants, ils circulent entre les mondes chrétiens et musulmans. Le plus célèbre d'entre eux est Abraham Cresques, l'auteur de l'Atlas Catalan en 1375. Ils servent les rois ibériques, les rois d'Espagne et du Portugal, comme Henri le Navigateur, qui pourront avec ces cartes, bâtir leur empire...Découvrir la Terre, c'est comme découvrir le corps. Les cartographes sont des anatomistes. Les continents terrestres sont une émergence du corps de l'humanité, du corps de l'homme, de la création divine. La curiosité ne peut avoir de limite dans le judaïsme. Connaitre la terre, c'est connaitre l'homme, c'est approcher Dieu. Connaitre le monde, c'est envisager la création divine et le Maître de l'Univers. Si les kabbalistes traquent Dieu dans la moindre lettre de la Torah, les anatomistes et les géographes font à l'identique dans les sciences.  Médecine et cartographie sont intimement liées, depuis ces temps anciens du Moyen-âge, jusqu'à l'imagerie médicale moderne!

  

Les sept tuniques de l’œil, Selecta artis medicalis, XIVe siècle, BNF, Paris, hébreu

(Médecine hébraïque)

 

  Dans la Talmud, si un juif ne doit pas vivre dans un endroit sans médecin, toutefois il ne doit pas mettre toute sa confiance dans un seul médecin. Une histoire raconte qu’il faut s’installer et vivre dans une ville où il y a deux médecins…et deux synagogues. Car un juif a toujours deux synagogues: celle qu'il fréquente assidûment... et celle dans laquelle il ne mettra jamais les pieds! Cependant la disparition progressive du spirituel au profit du matériel, du sacré au profit du profane, a conduit le médecin à remplacer le prêtre (Cohen) dans la gestion du pur et de l'impur: Tahor véTamè טהור וטמא. Le pur c'est ce qui est de l'ordre de la vie, l'impur ce qui est de l'ordre de la mort.

 

Dans le Labyrinthus medicorum errantium (Nuremberg, 1553), le médecin suisse Paracelse1 écrit: "Quant à la médecine, les Juifs d'aujourd'hui, comme ceux d'autrefois, se vantent d'abondance et n'ont pas honte de mentir. Ils prétendent être les plus anciens et les premiers médecins. Certes, ils sont les premiers parmi toutes les nations, les premiers gredins, s'entend… Eux qui ont rejeté Dieu et son unique fils, eux qui ne les ont pas reconnus, comment pourraient-ils connaître les pouvoirs mystérieux de la Nature ? Dieu leur a retiré, leur a arraché des mains l'Art de la médecine, les condamnant et les bannissant tout à la fois, eux et leurs enfants, pour toute éternité… Néanmoins, ils revendiquent comme leurs, toutes les louanges de la médecine. N'y prêtons pas attention… Car ils ne sont pas nés pour la médecine et n'y ont jamais été formé. Depuis le tout commencement du monde, ils ont reçu pour mission d'attendre le divin Messie… Et tout ce qu'ils ont entrepris par ailleurs leur est resté étranger et faux. La médecine a été donnée aux Gentils."

 

Paracelse nous fait la triste liste des thèmes antisémites classiques, il rappelle la seconde alliance au profit dorénavant des médecins chrétiens... et il rend "à l’insu de son plein gré" un hommage jaloux. Au XVIème siècle, la concurrence est rude entre médecins chrétiens et médecins juifs! Toujours trop de médecins juifs! C'est exactement l'argument de l’idéologue nazi Alfred Rosenberg en 1945 (voir ci-dessus). Mais à la Renaissance, le sens de l'histoire devient défavorable, les médecins juifs vont être effacés progressivement du monde européen à coup d'interdictions successives.

 

 

Pourquoi? La raison est simple. Les chrétiens ont toujours beaucoup apprécié les médecins juifs pour leur savoir et leur pratique omnipraticienne (3). Le médecin juif fait de la médecine et de la chirurgie, il n'a pas toutes les contraintes réglementaires imposées au médecin chrétien. Nombre d’Archevêques avait à leur service un médecin juif et les praticiens juifs sont retrouvés dans le sillage des Papes en Avignon et des grandes Maison de Savoie, de Bourgogne et d'Anjou. Au fronton de la Faculté de médecine de Montpellier, nous lisons les noms d’Isaac Ben Abraham, Meshulam, Shem Tov Ben Isaac, Profacius. Jacob Ben Machir ibn Tibbon (appelé Don Profiat ou encore Profiatus Judaeus),  est astronome et médecin.

 

 

Cependant il faut détruire un mythe sur la fondation de la plus vieille faculté de médecine au monde, celle de Montpellier fondée en 1220. Le mythe raconte que chrétiens, juifs et musulmans étaient dans cette université. Il n'en est rien. Des chrétiens oui, mais les Juifs sont interdits à l'Université et se transmettent l'art médical par compagnonnage souvent en famille. Et les musulmans sont absents. L'influence de l'Islam ne se fait que par les livres. Aucun médecin arabe n'est venu à Montpellier. Par contre il y a dans le sud de la France de nombreux médecins juifs qui se forment hors des universités où ils sont tout simplement refusés. Ils se forment par compagnonnage, un apprentissage de deux ans ou plus avec un Maître juif; le plus souvent ce sont des dynasties médicales familiales. Ce compagnonnage implique des bibliothèques médicales privées détenues par des médecins juifs. Ce compagnonnage hors université a le mérite de générer d'excellents médecins, nombreux et de qualité. Ainsi à Montpellier, il y a 3 médecins juifs pour 17 médecins chrétiens au XIIe siècle et 10 médecins juifs pour 45 médecins chrétiens au XIIIe siècle soit 18 % (4). De même, à Marseille, le nombre des médecins juifs est plus élevé que celui des médecins chrétiens, 20 pour 16 soit 55%, durant la première moitié du XVe siècle (Caroline Darricau-Lugat). A partir du XVe siècle, ils subissent néanmoins les persécutions et perdent en grande partie leur patientèle chrétienne. A Rome, le pape de la Renaissance Jules II, le protecteur de Michel-Ange auquel il commande les peintures de la fameuse Chapelle Sixtine,  a pour médecin personnel le Rabbin médecin Samuel Sarfati; nous savons qu' il a offert au pape Jules II, une bible magnifiquement décorée lors de l'accession de Jules II au pontificat en 1503. Ainsi la fondation de la Faculté de médecine de Montpellier en 1220 officiellement par le Seigneur Guilhem VIII avec la ferme détermination du Légat du Pape le Cardinal Conrad d'Urach, a peut-être pour motivation profonde de  christianiser la formation médicale.  

 

Les interdictions ont couru jusqu'au XXème siècle, avec l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste de Mussolini. Ainsi les lois de septembre à novembre 1938 en Italie, interdisent les mariages mixtes, excluent les enseignants des écoles, excluent les juifs des bibliothèques, des annuaires téléphoniques...et interdisent aux médecins juifs de soigner des non juifs "sauf en cas de nécessité" si aucun médecin non juif n'est disponible. Le Grand-Rabbin de Rome, Elio Toaff raconte l'histoire de son frère chirurgien, Enzo Toaff. Alors qu'il opère, la police arrive et lui demande de quitter le bloc opératoire sur le champs. Il demande juste le temps de terminer l'intervention chirurgicale en cours et recoudre le patient. Le mois suivant, il émigre en Palestine. Nous sommes en 1938.

 

En 2014, Le sondage Fodapol (Fondation pour l'innovation politique) et son rapport sur "L'antisémitisme dans l'opinion publique française" , compare les données de 2004 et 2014. L'antisémitisme progresse. Nous apprenons que 8% des français -soit 5,3 millions de personnes- éviteraient d'avoir recours à un médecin juif. Ce chiffre monte à 28% chez les personnes proches du Front National. Par ailleurs 16% des français estiment que les médecins juifs sont trop nombreux en France. Les temps sombres de l'antisémitisme n'ont pas quitté les rivages du pays. Mais finalement, si les antisémites ne consultent pas un médecin juif, tant mieux. Rien de plus douloureux pour un médecin que d'entendre dans l'intimité de la relation médicale, le surgissement brutal de propos antisémites ou racistes. Saluons le nouveau médicament contre l'antisémitisme: Antisemitox disponible en patch, bonbons au miel, dans toutes les bonnes pharmacies! Et imaginons une nouvelle aventure d'Astérix le gaulois, "Astérix à Jérusalem" . Le héros gaulois rencontre un autre irréductible face aux romains : Antisemitix le druide juif, tombé dans la Torah quand il était tout petit.  

 

 

 

 

Moïse Maïmonide (1134-1204) : De Astrologia, Cologne, 1555

 

 

 

3- La maladie

 

Dans le judaïsme, la maladie est certes une manifestation de Dieu afin que l'homme prenne conscience de ses fautes par le corps ou l'âme. Mais un verset de la Torah vient contrecarrer le projet divin, Exode 21:19 (Shemot), il est dit:    

ורפא ירפא     Verapo Yerape  "Et soigné il sera soigné"

 

 

Le mot soigné est répété deux fois. Pourquoi? Les talmudistes savent qu'un mot, une phrase, ou un commandement  répété plusieurs fois dans la Torah, souligne l'insistance du concept. L'interprétation de ce verset ouvre donc tout le champ de la thérapeutique. Si Dieu envoie une maladie, l'homme doit néanmoins la soigner et la guérir. L’homme peut donc intervenir dans l’évolution du monde, dans la transformation de la Nature. Nous sommes dans le classique débat philosophique: Nature ou Culture, quelle rôle pour l’homme ? Le judaïsme a tranché pour la Culture et la transformation. Transformation de l'homme, de sa personnalité (métanoïa), de son milieu, transformation de la culture par la connaissance, transformation du monde, de la génétique, de l'épigénétique. Remercier la Nature oui, la transformer aussi. Alors même si le juif ne croit pas toujours en Dieu, il croit Dieu. S'il ne parle pas de Dieu, il parle à Dieu... Et dans le cadre de cet étrange dialogue, il peut interpeller Dieu, voire le mettre à l’épreuve. Attitude singulière dans l’histoire des religions, où la soumission est de règle.

 

 

Le Tikkoun olam, réparation du monde, est une notion du judaïsme cabalistique. Les kabbalistes nous disent qu'il faut réparer les vases brisés lors de la création, en suivant la loi juive, la Halakha. Les libéraux avancent que le juif doit réparer le monde par la voie politique et la justice sociale. La médecine est dans ce mouvement, elle doit traiter la souffrance et la douleur.

 

Le judaïsme proscrit l’ascèse et la mortification. La douleur auto-infligée n’a aucun sens. Toute douleur doit être apaisée et traitée.

 

 

4- Le vocabulaire de la douleur en hébreu

 

La langue hébraïque est très importante dans le judaïsme. Certains parlent d’un peuple-laboratoire pour la pensée et la foi, et d'un peuple-langue pour affirmer le lien profond entre le groupe humain, la communauté et sa langue. Alors voyons les termes utilisés.

 

Tout d'abord le mot Enosh qui signifie l'humain ou l'humanité, a la même racine que Anoush, la douleur physique ou morale, douleur que l'humain ressent pour lui-même ou qu'il partage avec autrui par empathie et/ou qu'il pourrait causer. Cette proximité entre l'humain et la douleur est un premier indice.

 

 La douleur se dit en hébreu Keev  כְּאֵב

 La souffrance se dit Sevel  סֵבֶל ou en hébreu ancien  עצב

 Les souffrances, les tourments, un mot au pluriel car de signification forte se disent yissourim ייסורים

עונש  signifie le châtiment.

 

 

Le judaïsme autorise donc un dialogue entre le croyant et D.ieu; ce dialogue peut aller de la plainte, du gémissement, de l’interpellation jusqu’à la rébellion. Le livre de Job est une bonne illustration de cette dialectique. Plus en profondeur, Job pose cette question inédite : Dieu peut-il vouloir le malheur, la douleur et la souffrance des hommes ? La Shoah a reposé avec horreur la question de Job. Ou Job pratiquait-il sans comprendre, sans se poser de questions ? C’est l’interprétation de Maïmonide.

 

 

5- Les sacrifices et la Cacherout :

 

Les Cohanim, prêtres du Grand temple, étendaient la règle humaine aux animaux : il fallait tuer l’animal du sacrifice, sans le faire souffrir. La Cacherout, désigne l'ensemble des règles alimentaires juives. Ces règles se trouvent mentionnées dans la Torah et sont développées dans la Tradition orale, le Talmud. La shehita ou jugulation, consiste à trancher la majorité de l'œsophage et de la trachée artère, les artères carotides et les veines jugulaires, avec un couteau effilé (hallaf). Le but de la shehita est de ne pas faire souffrir l'animal, puisque la jugulation vide instantanément le cerveau de son sang et donc supprime toute douleur.

 

 

 

 

6- La circoncision :

  

 

La circoncision, Giovanni BELLINI, 1500, huile sur bois, National Gallery, Londres

 

 

6- La circoncision :

Appelée Brit milah (בְרִית מִילָה alliance circoncision), depuis Abraham elle symbole l’alliance avec Dieu, elle doit être effectuée à 8 jours, et si possible sans douleur.

 

En pratique actuellement, la circoncision est précédée par l'application de crème antalgique (Emla 5% lidocaïne prilocaïne) sur le pénis du nourrisson 1 heure avant la circoncision. L'application assure une antalgie complète.

 

 

 

7- L’accouchement :

 

 

 

 

 

 

 

 Accouchement de jumeaux (Esaü, Jacob)

Médecine hébraïque,

Haggadah de Sarajevo, 1350

 

Classiquement le verset de la Genèse serait un argument pour laisser libre cours à la douleur de la jeune accouchée :

אֶל - הָאִשָּׁה אָמַר הַרְבָּה אַרְבֶּה עִצְּבֹונֵךְ וְהֵרֹנֵךְ בְּעֶצֶב תֵּלְדִי בָנִים וְאֶל - אִישֵׁךְ תְּשׁוּקָתֵךְ וְהוּא יִמְשָׁל - בָּךְ: ס

A la femme il dit : «  j’aggraverai tes labeurs et ta grossesse ; tu enfanteras dans la douleur ; ta passion t’attirera vers ton époux et lui te dominera (Genèse 3.16)

En réalité, il n’en est rien, le judaïsme retient un autre verset, qui raconte l’endormissement d’Adam avant l’extraction d’une côte pour créer Ève et qui autorise l’anesthésie (Genèse 2.21) :

וַיַּפֵּל יְהוָה אֱלֹהִים תַּרְדֵּמָה עַל-הָאָד  Et tomba l’ Éternel Dieu un sommeil sur Adam

 

Dieu est donc le premier anesthésiste de l’histoire de la médecine et de l'humanité.

 

Dès lors, si une femme a trop souffert lors d’un accouchement, elle peut être autorisée à utiliser une contraception et ne plus avoir d’enfant. Soulignons ce fait rare dans l’histoire des religions qui promeuvent de préférence la natalité et la reproduction.

 

La douleur de l'accouchement est également mentionnée lors de la naissance du douzième et dernier fils de Jacob: Benjamin (Genèse 35, 16-20). Rachel a tellement souffert pour le mettre au monde, qu'elle prénomme son fils Ben-Oni, fils de ma douleur. Puis elle meurt des suites de couche. Jacob renomme alors l'enfant Benyamin, Benjamin, fils de la droite (coté favorable) ou fils de la vieillesse. Il ne voulait pas que son dernier enfant portât un nom aussi chargé d'une signification péjorative. Mais la douleur de Rachel n'est pas qu'une douleur physique de l'accouchement. C'est aussi sa souffrance de n'avoir eu que deux enfants, Joseph et Benjamin, pendant que sa sœur aînée Léa en avait eu six...Le premier roi d’Israël, Saül, descendra de Benjamin.

 

 

 

8- Communauté et douleur

 

Dans un midrash du Talmud, un rabbin fait cette proposition surréaliste : " si tu as trop de soucis, cherche une fourmi, proposes-lui de lui donner tes soucis et toi de prendre les siens. Mais fais attention à ce que la fourmi n'ai pas déjà servi". En clair, le Sage nous dit de rester prudent à prendre en nous les souffrances d'autrui.

 

Autre histoire, vraie celle-ci, le Rav Ariel Levin, Grand Rabbin de Géorgie, vient à Jérusalem , il va voir un jour un dentiste avec son épouse et il dit au dentiste: "Docteur! La dent de ma femme nous fait mal" " Votre dent vous voulez dire?" " Non la dent de ma femme!"

La famille doit entourer et soutenir l'homme souffrant. Il ne peut rester seul dans l'isolement et le dénuement. Depuis 3000 ans, l'histoire du peuple juif et les souffrances endurées, éclairent bien sur le refus de la douleur par un étayage familial et communautaire fort. Le phénomène diasporique accentue la prééminence du lien social intrafamilial.

 

 

Géopolitologue et historien, Alexandre Adler définit le peuple juif comme un "peuple-monde". Essaimage et diaspora, polyglottisme et internationalisme.  Mais le peuple juif est aussi un "peuple-famille" dans sa dimension affective. Peuple-famille? Voilà une notion étrange et pourtant facile à comprendre. Chacun est membre d'une famille, issue d'une généalogie souvent bien déterminée, séfarade ou ashkénaze,  ou mixée, mais chacun fait parti du peuple entier. Si un membre du peuple-famille souffre, l'entourage doit faire le commandement (la mitzva) de "Bikour 'Holim". La visite aux malades. Renforcer leur moral.

 

 

 

Moïse Maïmonide (1135-1204), Mishne Torah, 1490

 

 


9- Approche philosophique : l'humanisme juif et la douleur

 

L’humanisme juif est à la base du refus de la douleur. Mais pour certains, l'humanisme n'est pas un héritage juif, car le souci de pureté a toujours pour conséquence l'absence de prosélytisme de la tradition juive. S'il y a absence de prosélytisme, il y a communautarisme, donc distinction et rejet, et refus de l'universalisme humaniste. Pour d'autres, l'humanisme est l'héritage du judaïsme. Le souci de pureté n'a pas empêché les juifs d'être dans le passé une religion très prosélyte. A l'époque romaine, les juifs représentent 10% de la population de l'Empire romain (5 millions sur 50 millions d'habitants), dont 2,5 millions de convertis en un siècle. Avec la chute du second Temple en 70,  1 million de juifs sont tués, c'est le premier génocide.

 

 

Le sens de l'humanité chez les juifs naît très tôt, dès la Genèse, dans la paracha de Bérechit. La Torah nous dit que tous les hommes descendent d'un couple fondateur, Adam et Ève. Il n'y a donc pas de races supérieures, pas d'ethnies d'origine supérieure, pas de peuples supérieurs à d'autres. Ils évolueront par la suite de manière différente, mais le creuset primordial est le même pour tout être humain. Le judaïsme a apporté l'idée de progrès, qui n'existe pas chez les grecs, l'idée de changement, de transformation de la nature, l'idée que l'esprit domine la matière, que l'intelligence vainc la force.

 

 

Puis dans la paracha de Noa'h, Noé, 7 commandements sont définis. Ils sont appelées les Lois noahides: interdiction de blasphémer, de tuer, de voler, d'union sexuelle illicite, d'idolâtrer, de manger un animal encore vivant et le devoir d'établir un système de justice avec des tribunaux. C'est la base d'un système politique d'humanité.

 

 

Puis le peuple hébreux naît avec Abraham et l'alliance. Derrière la représentation légendaire d'Abraham prêt à sacrifier son fils Isaac sur le Mont Moriah à Jérusalem, se joue l'interdiction des sacrifices humains il y a 4000 ans. Dieu arrête le geste d'Abraham, Dieu demande l'interdiction des sacrifices humains. Nous savons qu'ils perdureront encore plusieurs milliers d'années dans d'autres cultures... Une question se pose d'ailleurs sur Abraham: a-t-il bien compris l'ordre de Dieu de sacrifier Isaac? Ou l'a-t-il rêvé ou a-t-il déliré? Woody Allen dit qu’Abraham n’avait décidément pas le sens de l’humour ! Dieu aurait-il pu demander un sacrifice humain offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai?

 

 

Enfin le décalogue, transmis par Moïse aux hébreux, est un des plus anciens règlements de la vie humaine. Plus de 700 ans avant la première déclaration des droits de l'homme, le fameux cylindre du roi perse achéménide Cirrus-le-grand, écrit en 539 avant l'ère commune. Cirrus a failli se convertir au judaïsme et avec lui tout le peuple perse, l'Iran actuel. Le moyen orient aurait un autre visage de nos jours...

 

 

Nous devons nuancer la pensée juive vis-à-vis de la Loi en général. Il y a des lois naturelles qui règlent la vie humaine, normées par les commandements, et qui introduisent le droit à la sûreté (tu ne tueras point), le droit à la propriété (tu ne voleras point), l'exigence de fraternité (aime ton prochain comme toi-même) et la nécessité d'égalité des humains et de l'inscrire dans le droit. Et il y a la vie des hommes: elle est caractérisée par la transgression! Vie humaine et vies des hommes sont donc deux chapitres bien différents, mais complémentaires.

 

 

Puisque les hommes sont libres de choisir entre le bien ou le mal, ils peuvent transgresser à tout instant. Le judaïsme montre en son cœur la dualité transgression/repentir (Téchouva).

 

 

 

 10- Médecine, connaissance et judaïsme

 

Mais pourquoi ce petit peuple originaire du Moyen-Orient (14 millions de personnes en 2013) a-t-il tant marqué l'Histoire des hommes? Sur le plan cognitif, nous avançons l'hypothèse de la capacité à l’abstraction. Avec trois pistes: le monothéisme, la chute du Temple en 70, la langue hébraïque.

 

Tout d'abord le monothéisme. Il interdit les idoles, les représentations figuratives de Dieu. Abraham détruit physiquement et métaphoriquement les idoles du magasin de son père Terah à Ur en Chaldée. Le monothéisme est déjà un premier pas vers l'abstraction, au sens de s'abstraire du figuratif, du matériel, de la matière.

 

Ensuite rappelons-nous la chute du Temple le 9 Av en 70 après l'ère commune. A Jérusalem, le Temple est détruit et brûlé par l'armée de Titus. La destruction du Temple et avec lui de la Shekina שכינה (présence ou résidence divine) est une catastrophe. Cependant la destruction réelle du Temple va ouvrir l'idée de construction d'un temple spirituel personnel (dans l'âme, le cerveau) et collectif (la synagogue). Construire une "abstraction céleste". Nous pensons que cette "abstraction céleste" deviendra plus tard "l' abstraction" tout court pour de nombreux intellectuels juifs lors des Lumières juives la Haskala  השכלה (Moïse Mendelssohn) et plus tard au XIXème et XXème siècles, c'est-à-dire une propension et une faculté à s'extraire encore de la matière pour tenter de comprendre le monde.

 

Enfin la langue hébraïque, à la différence des hiéroglyphes égyptiens ou des idéogrammes chinois, n'est plus immédiatement représentative d’une figure d’une image et devient d’ailleurs pour les kabbalistes un outil mathématique (Gematria).

 

L'apport juif est aussi de penser l'Universel  tout en  demeurant singulier. Abraham, Moïse, Jésus, Maïmonide, Spinoza, Marx, Freud, Einstein, Larry Page et Serguei Brin (Google), Marc Zuckerberg (Facebook)... Pourquoi? Parce que le judaïsme inclue la liberté de penser et de la pensée; Raphaël Draï dit que le judaïsme énonce trois injonctions: l'injonction de la connaissance, l'injonction de la prudence et l'injonction du discernement. L'injonction de la connaissance est inscrite dans les Proverbes 3:6 de Salomon: "Par toutes les voies, connais-le" בְּכָל־דְּרָכֶיךָ דָעֵהוּ וְהוּא יְיַשֵּׁר אֹרְחֹתֶיךָ

 

 

Une notion centrale du judaïsme, c'est  le 'Hidoush: la nouveauté. La pensée talmudique s'organise autour de la nouveauté. Le Maître espère la question qui relancera une nouvelle interprétation du texte. Il espère l'élève qui va décoiffer par sa pertinence et sa fulgurance. Marc-Alain Ouaknin évoque une transcendance de l' intelligence dans la pensée talmudique. Dès-lors la transcendance du christianisme serait la foi et la charité, la transcendance de l'islam la conquête et le martyr dans les formes extrêmes, la transcendance du bouddhisme l'apaisement. Oh combien avons-nous besoin, nous occidentaux hyperthymiques hyperactifs, de l'apaisement bouddhiste!

Nous sommes devant des transcendances de moyens: l'intelligence, la charité, la conquête, l'apaisement. Le moyen devient dans un but d'un accomplissement de soi. Autant de Sagesses humaines, autant de moyens personnels pour advenir à soi-même. Car il n'y a pas une voie privilégiée. Toutes sont égales. 

Si pour le juif, la transcendance est dans la nouveauté, il n'aura pas de limites dans son désir de connaissances; qu'elle soit scientifique, littéraire, philosophique...peu importe. Toutes les connaissances sont à réfléchir, comme les Pères ont discuté la Torah depuis 3000 ans. Pour illustrer notre idée, resituons la démarche de l'inventeur de la psychanalyse, Sigmund Freud. Freud et ses disciples étaient des juifs qui voulaient réfléchir à une nouvelle pensée, à de nouveaux concepts, à de nouveaux textes, dans la démarche d'innover chaque semaine, comme une start-up intellectuelle, mais surtout sans jamais mettre le pieds à la synagogue! Ils n'étaient pas religieux pour un demi-shekel, ils n'étaient pas comme leurs pères, ces hommes pieux, ces haredim. Les fils étaient dorénavant modernes et laïques. Athées. Dieu n'existe pas et le fils médecin diagnostique une névrose obsessionnelle à son père croyant et à tous les croyants par extension! Mais au final les fils ont fait comme leurs pères. Ils ont renouvelé la réflexion pour innover. Comme en étude talmudique, en Gemara. Freud a fait du 'Hidoush, du  neuf. Et ainsi de générations en générations.

 

 

Il y a 3000 ans, Dieu donne la Torah, il s'adresse à l'ensemble du peuple d'Israël. Il dit à Moïse que le rôle des Maîtres d'Israël sera de découvrir à travers leur raisonnement et leur travail, les différents aspects de la Vérité. Il énonce le double principe de la transmission et du monde de l'Étude, du questionnement. Le raisonnement et le travail ne peuvent être solitaires, le débat contradictoire (la makhloket), doit être permanent. Les élèves étudient toujours par deux.

 

La makhloket est le débat juif, le débat talmudique joyeux et intelligent. L'équivalent de la dialectique grecque. En partie car...imaginons deux copies de philosophie: la copie grecque est solide et bien structurée en trois parties logiques: thèse-antithèse-synthèse. La copie juive sera interminable: thèse-antithèse-antithèse-antithèse-antithèse...Comme dans les discussions. Deux juifs, trois opinions, quatre partis. La makhloket est une dialectique incessante et joyeuse, qui peut épuiser l'art du raisonnement jusqu'à la transe. Dans l'étude talmudique, le Maître attend et espère LA question de l'élève qui sera génératrice d'une réelle nouveauté. Au 3ème siècle en Galilée, Rabbi Yohanan était ravi d'avoir comme disciple Rech Lakish, un ancien gladiateur. Après la mort de Rech Lakish, Rabbi Yohanan tomba dans un grand désespoir et mourut peu après. Faute de contradicteurs, ce fut la fin du Talmud de Jérusalem. Sur une page de Talmud, nous pouvons donc lire des opinions totalement opposées juxtaposées les unes à coté des autres dans une apparente totale contradiction. De plus jamais un Rabbin dira à un autre Rabbin "Vous avez tort!" Il dira "Autre parole" (davar a'her en hébreu). C'est à dire un autre avis, un autre point de vue, mais qui ne cherche pas à détruire le précédent. Ajoutons que le Talmud se chante, se cantile: "il y en a qui disent....d'autres pensent que..." Les fameux Yesh Omrim (il y en qui disent) ou le Yesh mekomot (il y a des lieux)... Au 18ème siècle le Ram'hal -Rabbi Moshe Haïm Luzzato- a déterminé les 7  parties dans la dialectique talmudique: la proposition en discussion (le memra), questions, réponses, contradictions, preuves, objections, solutions.  Alors comment résoudre ces juxtapositions de sagesses parfois contradictoires? En réalité, les Sages disent que lorsque viendront les Temps messianiques, le prophète Elie reviendra et il tranchera définitivement en faveur de la bonne opinion. En attendant, les avis divergents restent en suspension.

 

La logique du Talmud est donc au-delà de la logique classique et contradictoire d'Aristote. Elle est classique mais n'hésite pas à raisonner jusque dans l'absurde et au-delà. Jouant sur les mots, les lettres, les sonorités, les homophonies etc. Par exemple à propos de la mitzva du nid d'oiseau dans Deutéronome 22:6 "Si tu rencontres en ton chemin un nid d'oiseau sur quelque arbre ou à terre..." le Rabbin A'her (autre en hébreu...) n'hésite pas à se poser la question: "et si le nid d'oiseau est dans ma tête? Que fais-je?" Et il avance une réponse logique: l'homme vient du premier homme Adam, qui vient de Adama la terre en hébreu, l'homme est donc semblable à la terre et si le nid d'oiseau est dans ma tête, c'est comme s'il est à terre etc.

 

Deux peuples ont remarquablement formalisé le débat d'idées dans le monde antique: les grecs et les juifs. Mais de manière totalement différente. La dialectique grecque veut une synthèse harmonieuse, esthétique, permettant la contemplation d'idées parfaites et finies dans le temps. Ulysse revient dans son île après un long voyage initiatique qui lui apporte enfin la sagesse. Les grecs ont un pays, une indépendance, une fixité depuis des millénaires. La makhloket juive est sans fin, interminable, comme l'exil du peuple. Nous avançons que l'éparpillement forcé, l'exil perpétuel, sont une analogie au mode de raisonnement de la makhloket. On ne peut comprendre la pensée juive sans faire intervenir le tiers structurant de l'Exil. Il est un des constituants primordiaux avec le peuple, la torah, la terre d’Israël.

 

 

La discussion talmudique fonctionne selon le principe du shakla vetarya : question réponse (en araméen). Donc toujours à deux, deux élèves formant un couple intellectuel d'apprentissage. 

 

Cette discussion contradictoire juive, la makhloket,   est une mise en commun fluide et pertinente, des pensées d'individus. Elle est à l'origine du Brain Storming  (tempête de cerveau) des entrepreneurs créatifs et du Think Tank (réservoir de pensée) des politiques. Nous avançons que le judaïsme a inauguré la mise en commun des pensées et du futur "méta-cerveau" construit avec Internet. Nous pourrions penser que le seul débat et son ivresse sont le fondement de la ma'hloket. En réalité, la discussion talmudique a un but essentiel, la nouveauté. Le 'hidouch, le renouvellement du sens. Un Maître devra apporter un regard nouveau sur un verset, sur un commentaire, un point de vue original qui va ouvrir de nouveaux horizons de pensées, de spiritualité. Créer un nouveau monde de sens. Et pour cela, utiliser le questionnement, le doute, la dialectique, les énigmes, la langue protosinaïtique etc. Rabbi Nahman de Braslav a énoncé l'idée par un aphorisme "il est interdit d'être vieux". Marc-Alain Ouaknin le décline en "il est interdit de désespérer", et "souviens-toi de ton futur".

 

 

Dans la Gemara (partie du Talmud), les raisonnements sont souvent poussés jusqu'à l'absurde et... au delà; une sorte de surréalisme jubilatoire. Elle nous rappelle l'expérience de pensée (Gedankenexperiment en allemand) que pratiquait Einstein. L'Expérience de pensée, c'est comment résoudre un problème par la seule puissance de l'imagination. Un exercice de philosophie analytique. Galilée en faisait la clé de ses recherches scientifiques. Génial successeur, Einstein pratique également l'expérience de pensée; il se pose un problème de physique. Par exemple une question: deux horloges s'éloignent l'une de l'autre en ligne droite, chacune d'elle est censée retarder par rapport à l'autre d'après le Relativité Générale, ce qui est contraire au sens commun... Einstein essaye de résoudre le problème par l’intellect. La Gemara, le Talmud procèdent de la philosophie analytique. Les Rabbins de la Gemara ont pratiqué les expériences de pensée de manière continue durant des siècles et il n'est pas surprenant de retrouver cette technique dans les champs scientifiques investis par les juifs au XXème siècle. Derrière les expériences de pensée, la question est de comment "ouvrir des espaces"? Les footballeurs savent répondre à cette question. La circulation du ballon est une métaphore de la circulation de la pensée.

 

Les sciences cognitives se sont intéressées aux caractéristiques du génie humain. Les résultats sont surprenants. Le seul QI (quotient intellectuel) ne suffit pas. On peut avoir un QI à 160 et n'avoir aucune imagination, aucune créativité, et on peut avoir un QI à 120 et devenir un génie. Alors quelles sont les facultés attendues? L'essentiel du génie réside dans la créativité. Dix critères de la créativité sont dénombrés.  Un créatif a cinq traits de personnalité et cinq caractéristiques cognitives. Cinq traits de personnalité: l'ouverture d'esprit (chercher la nouveauté, essayer des choses inconnues), la tolérance à l’ambiguïté (capacité à supporter des informations contradictoires), suivre son intuition, prendre des risques, être motivé à créer. Cinq dimensions cognitives essentielles: la flexibilité mentale, faire des associations d'idées, la pensée convergente (capacité au raisonnement et à la synthèse), la pensée analogique (créer des métaphores), la pensée divergente (production d'alternatives à partir d'une seule information). Il est un trait de personnalité qui nous intéresse particulièrement: quand l'esprit peut supporter les ambiguïtés, les paradoxes, les contradictions. En d'autre terme, vivre de manière non conflictuelle des positions opposées, et ne pas vouloir trancher d'emblée. Trancher c'est stériliser un champs de créativité. La page de Talmud illustre la juxtaposition d'avis contraires, parfois contradictoires, mais ça ne dérange pas le talmudiste. Est-ce une des sources de la créativité juive? Ou une conséquence?

 

 

La mère d' Elie Wiesel, prix Nobel en 1986, interrogeait son fils quand il revenait de l'école: "Alors... quelle bonne question as-tu posé en classe aujourd'hui?". Les spécialiste de la guematria (calculs à partir d'un chiffrage des lettres hébraïques d'un mot) constatent que la sommes des chiffres de l'"Homme" (Adam) est égale à celle de "quoi?" (Ma), ce qui signifie que l'homme est question. Mais plus troublant encore, le nom de Dieu, le tétragramme, donne le même nombre, c'est-à-dire que Dieu aussi est question! 

 

 

 

Dans la cabale, les trois premières séphiroth sont  la Khokhma חכמה  (sagesse), la Bina בינה  (intelligence) et le Daat  דעת  (connaissance). C'est une mitzva, une recommandation que le Daat la recherche de connaissance. Comme l'intelligence, la binah; la binah a la même racine que bein qui veut dire en hébreu  "entre". C'est à dire que l'intelligence se situe dans l’entre-deux (cultures, connaissances etc.). Pour la connaissance,  il y a cependant une prudence, celle qui ordonne de ne pas consommer le fruit de l'arbre de la connaissance dans le Gan Eden, le jardin des délices. L'être humain placé dans des conditions primordiales se heurte à cette injonction. Enfin le discernement représenté par la prière de fin de shabbat, la Havdala ou prière du discernement. Le verbe lehavdil להבדיל qui signifie discerner.

 

 

Le juif est donc au cœur d'une dialectique entre deux injonctions contradictoires et une troisième résolutoire. La dialectique -grecque ou juive- créée un dynamisme de la pensée, une énergie et un mouvement d'ouverture. Mais elle peut conduire à la folie, à l'excès, la démesure. Maïmonide disait que "l'être humain est le seul élément du vivant qui soit doté de folie". Et Montesquieu dans l'esprit des lois affirme que " l'Homme est le seul être qui transgresse les lois dont il se dote".

 

 

 

 

 

11- Philosophes juifs et douleur :

 

 

Quand nous lisons le Talmud, nous sommes devant une longue discussion, qui traverse les siècles,  succession d'opinions organisées de manière concentrique. Voilà une suite d'avis de Rabbins, d'interprétations, de positions, de convictions. Le lecteur fait sa synthèse et construit sa pensée. Nous sommes au cœur de la philosophie, dans la dialectique. Nous ne sommes pas dans la philosophie grecque socratique qui utilise la dialectique Maître-élève, Maître-contradicteur, pour souligner là au final, la seule et bonne vérité du Maître. Ici nulle conclusion, tout reste en suspens, aménageable par une génération suivante, par une intelligence à venir, une fulgurance à venir, un messie à venir. La pratique de l'interaction intellectuelle permanente, structure la pensée juive. Elle est philosophie.

 

La question de la souffrance traverse la philosophie juive, et par exemple la pensée de Hermann COHEN.

 Hermann COHEN (1842-1918) voit le juif comme pouvant être le symbole de l'humanité car dit-il la souffrance est devenue son énergie vitale. Il est commentateur de KANT mais il avance qu'en même temps qu'il y a un mobile de la conduite morale ou éthique qui est la Loi Morale, il y a un moteur qui est la compassion. Cette synthèse de la morale kantienne dans son austérité et son sens du devoir avec de la compassion, plus classiquement retrouvée chez un JJ Rousseau est intéressante et rejoint une proximité avec le hassidisme. Pour Hermann Cohen "l'Autre c'est un humain avec qui...". Il y a du LEVINAS, le "mit Mensch" prélude au "mit sein", l'être avec. Comme le peuple d’Israël, Am Israël, c'est l'être avec.

 

Baruch SPINOZA:

 

" A présent je mène deux existences. Le jour, je suis un homme neuf qui a quitté sa vieille peau, lit le latin et le grec, aborde des sujets passionnants, est libre de ses pensées. Mais la nuit je suis Baruch, un juif errant que sa mère et sa sœur réconfortent, que les anciens interrogent sur le Talmud, et qui trébuche parmi les ruines carbonisées d'une synagogue. Plus je m'éloigne de la veille et de la conscience, plus je retourne à mes origines et m'agrippe aux fantômes de mon enfance" (Le Problème Spinoza par Irvin Yalom). Ces paroles de Spinoza imaginées par le Dr Yalom, illustrent la difficulté du chemin parcouru.

 

Spinoza a eu une éducation juive rigoureuse et complète. Puis il est sur le plan philosophique d'abord héritier de DESCARTES et du rationalisme continental, a conçu un monisme original et opérant; le problème corps-esprit est à considérer comme « une seule et même chose, mais exprimée de deux manières ». SPINOZA élimine toute finalité de la Nature, toute planification intentionnelle. Son monisme intégral fournit un cadre de pensée satisfaisant pour les neurosciences et les avancées en biologie, sciences cognitives, sciences physiques et chimiques. Même son déterminisme absolu rend possible une liberté par la connaissance et laisse de côté le fumeux libre arbitre à ses illusions. Pour SPINOZA, savoir qu'une douleur est due à telle cause, ce n'est pas du tout la même chose que de me croire malade parce que je suis maudit, puni pour mes fautes, mis à l'épreuve par la volonté de Dieu « ce refuge de l'ignorance ». Si je comprends le processus par la connaissance et le savoir, je cesse de le subir en aveugle. Je deviens pleinement vivant et je participe à l'activité de Dieu Nature, Deus sive natura. Il avance dans l'Éthique que «la douleur est le passage à un état de moindre perfection». La douleur, la souffrance ne sont jamais bonnes par elles-mêmes : le spinozisme s’oppose et à l’ascétisme et au dolorisme. Pour SPINOZA, l'homme est animé du conatus, cet effort de persévérer dans notre être, l'augmentation de notre puissance d'agir ou de penser. Le corps cherche l'utile et l'agréable, l'âme recherche la connaissance pour elle-même. Le conatus rejoint le concept d'élan vital des psychiatres, ou de désir des psychanalystes. La dépression est la faillite du conatus. Le philosophe juif d'Amsterdam était un intellectuel solitaire, exclu de la communauté juive, il polissait des lentilles pour télescopes afin de gagner sa vie; il a bouleversé la pensée et inventé la modernité. 

 

Levinas critique ainsi la pensée de Spinoza. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus opposer simplement une lecture croyante à une lecture scientifique. Spinoza s’est tourné vers le passé et il a voulu faire la genèse du texte, dans cet esprit critique, dans cet esprit scientifique, mais il n’en n’a pas fait l’exégèse. Pourtant sa haute culture talmudique aurait renouvelé considérablement l’interprétation exégétique. La lecture philosophique est existentielle et éthique. Quand les archéologues avancent que la domestication du chameau date de -1200 avant JC, alors c’est une preuve tangible que le récit biblique selon lequel Eliezer qui prend les chameaux d’Abraham, est donc un récit fictif. Est-ce si important ? Les chameaux d’Abraham, dans le Talmud, sont très particulièrement décris : ils sortaient toujours avec une muselière pour ne pas brouter l’herbe qui ne leur appartenait pas ; c’est une leçon qu’on ne trouve pas dans les vestiges archéologiques. C’est une leçon des Sages. Et c’est une leçon qui traverse les siècles. Ce n’est pas par une approche scientifique qu’on arrive à cette leçon-là. La lecture éthique,  c’est la lecture reçue de l’école de pensée juive de Paris. Levinas oppose l’Exégèse et la Genèse. Levinas critique Spinoza et il regrette que Spinoza n’ait pas fait l’exégèse du texte, exégèse qui est la créativité, la dimension féconde de l’interprétation, exégèse qui est tournée vers le futur et surtout vers le présent, c'est-à-dire qu’est-ce que ce texte est en train de dire mais qu’est-ce que ce texte est en train de nous dire ? 

 

 

 

Baruch SPINOZA (1632-1677)

 

 

 

Au XXème siècle, le philosophe LEVINAS réinterroge les concepts de liberté et de déterminisme à travers une confrontation de la philosophie grecque et du judaïsme. Si ses thèmes connus sont le visage, la responsabilité, la réflexion de Levinas trouve ses sources dans la philosophie, plus précisément la phénoménologie, et dans le judaïsme. Deux sources qui se nourrissent et s’interrogent l’une et l’autre. Sa phénoménologie est une phénoménologie de la Révélation et de la gloire de Dieu, et s’appuie sur le dieu juif qui n’est pas le dieu chrétien. Le dieu juif n’a pas été incarné et cela importe dans la description de la transcendance. Levinas veut faire une critique de la philosophie de l’être de Heidegger, à partir du judaïsme. Faut-il partir du Dasein ou partir de l’être juif ? Il fait du judaïsme une catégorie ontologique. Si l’être juif est une catégorie de l’être, c’est associé à deux thèmes : le thème de la persécution. C’est la persécution de la subjectivité de la personne, dans ce qu’elle a de plus unique, on ne persécute pas des choses ni des idées. Le second  thème est que L’être juif au commencement n’est pas libre, il est déjà habité par une alliance et par une élection. Il est précédé dans l’être par une parole qui l’appelle et le fait responsable. La Grèce est la rigueur du concept, de la raison, mais avec l’être juif il y a un autre point de départ. Le bonheur de l’homme n’est pas dans la liberté mais dans l’obéissance à une idée supérieure à lui. La liberté procède de l’obéissance à la transcendance. L’obéissance à Dieu, dans laquelle j’abandonne tous mes pouvoirs de sujet, paradoxalement m’élève et m’inspire. La liberté procède d’une obéissance hétéronome, pas autonome. Cette obéissance, loin de m’aliéner, me libère ! La vraie liberté c’est dans l’obéissance et non dans la liberté totale de l’homme face à lui-même. L’obéissance a la même racine étymologique que l’écoute. Cette obéissance me fait advenir à ce que je suis dans ma profondeur la plus singulière. C’est une élection.

 

 

Levinas marque avec force le fait que «la souffrance physique, à tous ses degrés, est une impossibilité de se détacher de l'instant de l'existence», et qu'il y a dans la douleur et la souffrance une «absence de tout refuge», une «impossibilité de fuir et de reculer».

 

 

 

«L'épreuve suprême de la liberté n'est pas la mort, mais la souffrance» (Totalité et infini, p. 216). C'est à cette épreuve de la souffrance que médecins, infirmières ou infirmiers et toute personne humaine concernée ont à répondre, en réalité.

 

 

 

 

 

Emmanuel LEVINAS (1906-1995)

 

 

 

 

Depuis la seconde guerre mondiale, le traitement de la douleur est devenu une priorité  du monde occidental. Il est né aux USA après la seconde guerre mondiale avec le Dr John Bonica. Supprimer la douleur devient un objectif thérapeutique majeur. Nous avançons l'hypothèse d'une double influence culturelle et religieuse, le double souffle de la médecine américaine, au confluent du judaïsme et du protestantisme. Les influences de l'émigration juive ashkénaze et des idées de la Réforme protestante ont construit la culture américaine et l'ont orienté vers l'avant-garde et la modernité.

 

 

 

 

 

12- L’humour juif est-il un masochisme ?

 

« La vie est insupportable, elle n'est qu'une suite de longues souffrances, mais le pire c'est qu'elle s’arrête »Woody Allen 

 

 

 "La douleur, ça ne s'exprime pas toujours avec des mots nobles. Ça peut sortir par de petites plaisanteries tristes, petites vieilles grimaçant aux fenêtres mortes de nos yeux » Albert Cohen 

 

 

 

A quoi sert de courir après le bonheur alors que la douleur est à portée de main? Dans "le Rire du somnambule: humour et sagesses" Jean-Louis Maunoury constate que deux religions se détachent loin des autres quant à l'humour: le judaïsme et le bouddhisme zen. A l'inverse le catholicisme considère l'humour comme suspect car il relève de l'oeuvre de Satan. Dans le célèbre roman "Le nom de la Rose", Umberto Eco met en scène un manuscrit secret d'Aristote sur le Rire qu'il faut absolument soustraire aux croyants en raison du danger intrinsèque qu'incarne le rire. Le Tragique de la passion de Jésus qui a souffert et est mort sur la croix pour sauver l'humanité, met en avant la souffrance plutôt que le rire pour l'Eglise. Face au même Tragique de la vie, l'humour juif interpellera Dieu et lui reprochera de l'avoir élu dès le premier tour alors qu'il n'était pas candidat et n'avait rien demandé et que cette élection ne lui rapporte que des ennuis, des avanies et des malheurs! Nous avançons l'idée que l'humour, l'autodérision, la distanciation à l'égard des mythes fondateurs dans les Sagesses, sont superposables à leur approche de la douleur. Nous pensons que les sagesses qui utilisent l'humour, refusent la douleur.

 

Cependant l'auto-dérision de l'humour juif, peut être considéré comme masochiste par certains. Puis on évoque le Mur des Lamentations ou bien le livre des lamentations de Jérémie. Pour conclure rapidement que, décidément le Juif est trop souvent dans la plainte et dans le masochisme. Quand est-il de cette affirmation? Est-elle pertinente?

 

 

Rappelons que le Mur des Lamentations est une invention britannique du XIXème siècle, traduite de l'arabe! Pour les juifs, nulles lamentations, le Mur est le Kotel occidental, mur ouest, lieu de vœux et de prières, pas un lieu de plaintes.

 

Cependant la souffrance imprègne toute la culture juive.

 

Un exemple à travers Esaü, le frère de Jacob. Il a vendu son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Esaü se dit Esav en hébreu, qui signifie ce qui est fait. Qui ne peut donc plus changer, sans évolution possible, à l'inverse de toute la pensée juive. Esaü est l'ascendant d’Amalek le pire ennemi des hébreux, l'exterminateur. Autant dire qu’ Esaü est vraiment mal considéré. Pourtant une Tradition des Sages rapporte que les larmes qu’ Esaü a versé le jour où il a appris que, Jacob venait de lui voler la bénédiction de leur père Isaac, ce sont ces larmes-là que les souffrances d’Israël sont en train de payer.

 

 

L'humour yiddish a pourtant dénommé l'homme qui est adepte de la plainte: le Kvetscher, qui vient de Kvetsch la plainte. L'autodérision conduit à des formules comme " Born to Kvetch", né pour se plaindre.

 

En 1945, le procureur général représentant les États-Unis au procès de Nuremberg, Robert Jackson prépare le procès et déclare: "Il ne faut pas faire venir les Juifs à Nuremberg, ni les faire témoigner, car ils ont toujours tendance à exagérer leurs souffrances". Il faudra attendre le procès d' Adolf Eichmann en 1961 pour entendre les témoignages de la Shoah.

 

 

Mais en réalité la "plainte juive" n'est pas masochiste, elle ne vise pas à obtenir de la jouissance de la souffrance; elle est surtout du coté du rire et de la vie. Le code de la plainte est: "je me moque de moi en train de me plaindre, non pas de la situation en soi, et, je réagis à mon angoisse et je m'adapte". Il ne faut surtout pas prendre la plainte pour argent comptant!

Le juif est heureux et inquiet. Il vit en situation de veille. Il est toujours aux aguets et à l'avant garde sur le plan religieux, culturel, artistique, scientifique, économique...Alors l'humour juif surgit surtout pour se distancier d'une histoire marqué par les persécutions, les évictions et les massacres. Un exemple, la scène se passe à Auschwitz: "Mais où est passé Isaac?", "il s'est suicidé", "Ah, il ne faut jamais empêcher un juif de vouloir améliorer sa condition."

 

Daniel Sibony nous dit que le rire, c'est secouer l'identité en étant sûr qu'on peut la récupérer. Sinon c'est l'angoisse...Il faut saisir l'humour dans la Bible en général et même dans le livre des lamentations de Jérémie en particulier: "Jusqu'à quand, Oh mon Dieu, vas-tu te mettre en colère éternellement?" Se plaindre, c'est se consoler de son malheur afin de l'éloigner. Se plaindre de sa douleur, de sa souffrance, a pour but de l'écarter. La plainte peut être une litanie réconfortante et rassurante. Mais par l'humour et l’autodérision, on se console aussi de son bonheur d'être élu. En 2012, le Grand Rabbin Gilles Bernheim écrit: "Et au plus profond, l'homme qui rit de lui-même va vers sa Vérité". En écho Daniel Sibony avance que "Le Je est l'ensemble des jeux qu'il a pu supporter".

 

Quand la douleur et la souffrance sont trop fortes, les règles de pudeur, de Tsiniout vont alors intervenir.

 

 

 

 

 

Nous conclurons avec l'écrivain juif polonais Stanislaw Jerzy Lec, évadé en 1943 d'un camp de concentration, qui disait: "Ne succombez jamais au désespoir: il ne tient pas ses promesses".

 

 

 

 

 

Mur Occidental ou Kotel, Jérusalem

 

 

Bibliographie:

1- Yerushalmi Yosef Hayim, Le Moïse de Freud, p 84, Gallimard, Paris, 1993

2- Sibony Daniel, Le sens du rire et de l'humour, Odile Jacob, Paris, 2010

3- Iancu-Agou Danièle, Les médecins juifs en Provence au XVe siècle; praticiens, notables et Lettrés

4- Iancu Carol, , Les Juifs et la médecine à Montpellier au Moyen Age, La Médecine à Montpellier du Xlle au XXe siècle (sous la direction de L. Dulieu), Havas, 1988

5- Gustave Marc Gilbert, Le journal de Nuremberg, Flammarion, Paris, 1947.

 

 

 

 Dernière mise à jour de la page: 29 08 2024

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
Anthropologie de la douleur - Dr Fabrice Lorin

Dernière mise à jour de la page: 16 nov. 18

 

 

Dr Fabrice Lorin

Psychiatre des hôpitaux

Département douleur, psychosomatique, médecine fonctionnelle

CHU de Montpellier

 

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Divinus est opus cedare dolorum, divine est l'œuvre de soulager les douleurs

 

Étudiez la philosophie! Car la pensée va toujours plus vite que la réalité (Cornelius Castoriadis)

 

Philosopher c’est déchiffrer sur un palimpseste une écriture enfouie (Emmanuel Levinas)

 

Ce travail est en cours et son aspect inachevé donne l'impression d'un catalogue. Un catalogue de logiciels pour une anthropologie de la douleur au 21ème siècle. La curiosité épistémique est le propre de l'Homme. Réfléchir aux liens entre notre société et la douleur, oblige à ouvrir des perspectives au-delà de la médecine classique. Le rapport à la douleur est une expression particulière du rapport à la souffrance, à la mort, à la jouissance. Jeter de la philosophie dans le brasier de la médecine, voilà le projet.

 

D'aucun pourrait penser inutile cette réflexion. La douleur est un symptôme archaïque, un thème en survie, une problématique philosophique sous assistance respiratoire. La science va prochainement la faire disparaître. Elle va éradiquer la douleur comme elle a éradiqué la variole, la lèpre et les épidémies de peste. N'avons-nous pas découvert récemment le gène de la douleur chez une tribu du Pakistan, les Qureshi, dont quelques membres sont insensibles à la douleur? (1) Une mutation commune apparaît sur le gène SCN9A, qui contrôle la quantité d'influx nerveux transitant par les canaux à sodium. Plus récemment c'est le gène PRMD12 trouvé dans 11 familles atteintes d'analgésie congénitale qui ouvre des pistes sur la protéine de la perception de la douleur. Les chercheurs espèrent bien sûr mettre au point un nouvel analgésique, un painkiller (tueur de douleur) avec le secret espoir d'exploser le marché mondial des antalgiques avec un blockbuster: « qui fait exploser le quartier » désigne un médicament phare, du point de vue commercial, dont le chiffre d’affaires atteint le milliard de dollars.

 

Relisons aussi la déclaration transhumaniste: « l’avenir de l’humanité va être radicalement transformé par la technologie. Nous envisageons la possibilité que l’être humain puisse subir des modifications, tel que son rajeunissement, l’accroissement de son intelligence par des moyens biologiques ou artificiels, la capacité de moduler son propre état psychologique, l’abolition de la souffrance et l’exploration de l’univers ».

 

Il convient de rappeler aux honorables chercheurs et transhumanistes que la douleur est essentielle pour nous prévenir des dangers de notre corps (infections, fractures, plaies, brûlures..) et de notre environnement. La douleur est un linéament pour la survie de l'individu et la perpétuation de l'espèce. L'espérance de vie des individus sans douleur, analgique, est considérablement raccourcie.

 

Que la douleur disparaisse un jour ou jamais, il y a néanmoins une réflexion à poursuivre sur notre culture de l'antalgie, le pourquoi, le comment et les conséquences pour l'individu, la société, l'espèce. "Sapere aude", "Ose penser", Aie le courage de te servir de ta propre intelligence! nous dit Kant. Voilà la plus belle devise des Lumières, qui doit inspirer toute réflexion.

 

Cependant la priorité reste le traitement de la douleur. En France, 70% d'une classe d'âge meurent à l'hôpital ou en institution, soit 350 000 personnes chaque année sur 500 000 personnes. Seulement 30% en Suède et 20% aux Pays-Bas décèdent en hôpital/Institutions. Sur ces 350 000 personnes, 80% décèdent sans soulagement de leurs symptômes. Dont 30% sans soulagement de la douleur. Plus de 100 000 françaises et français décèdent chaque année sans traitement de leur douleur de fin de vie. Ces chiffres sont terribles. Ils montrent la priorité du chemin bien avant les développements intellectuels qui suivent. 

 

 

 

Épistémologie

 

Chaque époque de l'histoire de la pensée, Antiquité gréco-romaine, Moyen-âge, Renaissance, Age classique, Lumières, modernité, génère sa vision du monde (die Weltanschauung des romantiques allemands), son épistémè. La douleur est un symptôme et derrière sa théorisation, se dessine justement la vision du monde dans une époque donnée. L'épistémologie (histoire des concepts scientifiques) de la douleur est déjà abordée dans deux autres articles: La Douleur dans la Grèce antique, et Histoire de la douleur : de l’Antiquité à nos jours.

 

Dans l'Antiquité, la douleur est un signe clinique à respecter pour Hippocrate -La vie est courte, la médecine est vaste, l'expérience trompeuse, et l'occasion fugitive- , une expérience subie et non désirée mais à dépasser pour le Sage.

Le christianisme inverse toutes les valeurs. Douleur et souffrance sont un moyen d'honorer Dieu, de lui rendre grâce. La souffrance est une offrande à une transcendance, à Dieu. Elle est comme une justification de notre existence, presque une exaltation: on ne souffrait jamais assez!

 

Le dolorisme est également lié au pessimisme profond qui traverse le christianisme. La finalité des projets, c'est avant tout l'apocalypse! Alors souffrir n'est qu'une mise en jambe de l'avènement de la fin des temps.

 

Le siècle des Lumières et le développement des sciences marquent une rupture avec l'Église. La souffrance va être écrite et publiée. La littérature se féminise, la souffrance sort de l'intime. Mme De Staël, Julie Lespinasse. La souffrance conduit à la création, aux 18ème et 19ème siècles dans la tradition romantique.

 

Au XXème siècle, le religieux s'effondre, pour l'écriture, c'est déjà fait, et surtout on tait sa souffrance. Il ne faut plus la montrer car elle risque de faire contagion et déranger l'autre. Il faut garder les apparences car autrui craint notre souffrance, dans un monde privé de transcendance. Alors la médecine prend le relais; elle prend en charge l'homme globalement, corps et esprit, dans les Centres Anti-Douleur pluridisciplinaires.

 

Maintenant quelle est l'épistémè au début du XXIème siècle? Hypermodernité? Globosphère? La question amène une tentative de réponse. Le projet est ambitieux, n'est-il pas? 

 

 

 

La métamédecine

 

La réflexion doit aller au-delà de la médecine, vers la métamédecine. Mais qu'est-ce donc la métamédecine? D'abord ce que ce n'est pas: le mot métamédecine est parfois employé par les hobereaux d'une harmonie mystique évidemment universelle ou d'une culture new-age. Ce que c'est: un néologisme, constitué du préfixe meta en grec qui signifie au-delà. La métaphysique tente une réflexion au-delà de la physique, une réflexion vers le virtuel au-delà de la matière.

 

La métaphysique est la partie de la philosophie qui recherche les fondements premiers, comprenant en particulier l'ontologie. En philosophie, l'ontologie est l'étude de l'être en tant qu'être, c'est-à-dire l'étude des propriétés générales de ce qui existe. La scolastique médiévale a forgé le terme métaphysique par l'usage, donnant le sens de « au-delà de l'observation scientifique » sous lequel on reconnaît désormais la métaphysique. C'est l'étude des questions fondamentales telle la question concernant l'immortalité de l'âme, l'existence de Dieu, les raisons de l'existence du Mal ou le sens de la vie (le télos), les relations entre l'âme et le corps.

 

La métapsychologie freudienne s'emparait du même projet sur les sciences humaines. La métapsychologie, c'est l'ensemble des concepts théoriques formulés par la psychanalyse. Faute de moyens scientifiques, encore très insuffisants à son époque, Freud décida de laisser de côté l'approche neurobiologique de son temps. Le créatif visionnaire n'a pas toujours les instruments et vérifications de son temps. Il doit improviser et parier sur les procédures du futur. Pour exemple, la théorie de la relativité d'Einstein, n'a été vérifiée scientifiquement que très récemment. Mais on peut avancer une intuitive certitude: les avancées des neurosciences au XXIème siècle auraient probablement passionné Freud! Sans la moindre incompatibilité épistémique: la coexistence contradictoire et hétérogène des deux conceptions de l’âme peut se réaliser sans la dissolution de l’une dans l’autre, sans la disqualification de l’une par l’autre.

 

Comprendre la place de la médecine dans les enjeux humains du futur relève de la métamédecine. Quels seront le sens et la fonction de la médecine du futur? La métamédecine est un sous-ensemble de ce qui s'appelle les métasciences. D'un naturel gourmand, notre réflexion emprunte largement à la philosophie, la sociologie, l'économie, le marketing, la biologie, les neurosciences, la psychologie, la psychanalyse, l'anthropologie, l'éthologie, la cuisine, le bricolage et surtout le footing etc. Depuis Aristote et ses péripatéticiens, jusqu'à Montaigne (1,56 m il inventait s'appeler Montagne) et sa constatation "Tout lieu retiré requiert un promenoir...Mon esprit ne va, si les jambes ne l'agitent", la marche a toujours stimulé la pensée. Maintenant c'est le footing de la pensée. L'éclectisme offre l'image d'un puzzle qu'il reste à rassembler, pièces par pièces, dans l'espoir d'apercevoir quelques lignes de force sous-jacentes. Ce travail est en cours et son aspect inachevé donne l'impression d'un catalogue; un catalogue de logiciels pour une anthropologie de la douleur au 21ème siècle.

 

Nous avons recours aux fragments, fragments de pensées, d'idées, d'intuitions, par opposition à la « grande synthèse germanique » (Kant, Hegel, Marx). Le fragment est un défi à l'ennui, à l'esprit de système, il est un hommage au désordre, une protestation contre le pouvoir. Le fragment refuse de se soumettre à la nécessité d'un ordre du monde. Il est libéral et libertaire. Mais il témoigne de la surinformation, la surcommunication des événements comme des idées, où il devient difficile de se faire UNE idée. Le fragment est le fruit de la profusion, de la curiosité et de la gourmandise. Vive le fragment!

 

L'époque est formidable pour réfléchir, il n'y a jamais eu autant de chercheurs sur la planète, de points de vue variés et inventifs, le monde court alors essayons de l'accompagner.

 

Enfin il y a la langue française avec ses mots étonnants, parfois miraculeux. Comment distinguer souffrance et douleur quand on tombe sur un souffre-douleur. Probablement un homme de peine qui ira un jour chez une fille de joie, rechercher un doux leurre...Recevoir une lettre adressée au « 130 douleurs » pour le Centre Anti-douleur, est touchant et annonciateur d'une consultation dense.

 

 

 

 

La tribalisation des âmes et la marchandisation des corps 


A la mondialisation des objets, répond la tribalisation des sujets (3) (communautarisme); les isolats humains politiques, religieux, ethniques se constituent et s'entredétruisent... Les nouvelles tribus ont des nouveaux totems: les sites Internet sont ces nouveaux Totems autour desquels les groupes humains se rassemblent, fibromyalgiques ou bipolaires par exemple dans le champ médical. La mondialisation génère la marchandisation du corps: trafic d’organes, sexe sur Internet, chirurgie esthétique, délocalisations des soins médico-chirurgicaux.

Nouvelle promesse de réenchantement du monde, la médecine doit supprimer la douleur et ouvrir à la vie éternelle. Au PNB devrait succéder le BNB: Bonheur National Brut. La médecine doit répondre à cette demande que nous pouvons scinder en deux groupes: la marchandisation des corps avec le somaticien, la tribalisation des âmes avec le psychiatre. Marchandisation et tribalisation. Depuis longtemps le marketing a compris cette représentation bicéphale. A titre d'exemple, Mc Donald fabrique une nourriture industrielle (junk food) qui est une marchandise uniforme et universelle; mais les penseurs du marketing ont compris l'importance de la diversité des cultures. Ils ont saisi la tribalisation des âmes. Mc Donald nous propose en Inde des « Mc Maharadja  », en France le « Mc Raclette » ou le « Mc Tartiflette ». Osons imaginer le Mc Bové spécial Roquefort au menu des gaulois moustachus? Mc Do a théorisé cette nouvelle forme de marketing : la « glocalisation » (globalisation locale, un bel oxymore), autrement dit la mondialisation adaptée aux marchés locaux. De ce principe sont nées des recettes que l’on ne trouve que dans un seul pays. 

 

 

 

Le droit à la jouissance: jouer la partition ad lib...

Les faillites de l’espérance politique (religions civiles ou séculières, communisme, nazisme) et de l’idéal religieux (religions révélées, monothéismes), la prééminence de l’individualisme et du narcissisme, la revendication hédoniste et l’exigence de bien-être, ouvrent le droit au plaisir et à la bonne santé, le droit à la jouissance. La locution latine ad libitum, selon son bon plaisir -remarquons l'étymologie commune du ad libitum des musiciens et de libido- devient le slogan du consumérisme. Ainsi le Club Med organise des repas ad libitum, dans lesquels la goinfrerie tient lieu de nouvelle norme.

En 2006, les deux premiers secteurs économiques dans le monde sont la banque-assurance et le loisir (2): l’Homme veut  jouir en sécurité. La médecine participe à la jouissance demandée, avec le traitement des dysfonctions érectiles chez l'homme, les psychotropes, les antalgiques, les THS (Traitement Hormonal de Substitution pour la ménopause) etc. La médecine était un Art. Elle devient un simple service à la personne, parmi d'autres. Elle doit dorénavant optimiser même la bonne santé.

 

Le monde entier doit devenir un espace de loisirs. De Disneyland aux musées d'Art contemporain, des classes modestes aux Bobos (bourgeois bohèmes), le mot d'ordre est au divertissement;  il faut s'amuser. L'impératif est le festif. Les politiques subventionnent Paris-plage, la Techno-parade, la Gay Pride...la domestication des masses permet la réélection. Tout est bon pour éloigner du Réel.

Le monde entier doit devenir un espace de loisirs.

 

 

Brève histoire du bonheur

 

Le philosophe grec Aristote définit que le bonheur, eudaimonia, sera atteint par l’homme vertueux.

 

Le christianisme au Moyen-Age, se détourne de la priorité du bonheur pour définir la vie comme souffrance, souffrance du christ auquel le chrétien doit s’identifier et reproduire. Le bonheur sera plus tard. Après la mort. Au paradis. Dans l’au-delà.

 

Au XVIIIème siècle, siècle des  Lumières, le philosophe Voltaire réfléchit au bonheur et à travers son personnage de Candide nous dit : « il faut cultiver notre jardin ».

 

Le XIXème siècle définit le bonheur comme issue d’un changement politique majeur. La philosophie politique est à son apogée. Le marxisme, le proudhonisme,  l’ anarchisme, le positivisme d’Auguste Comte, toutes ces philosophies promettent le bonheur de l’humanité et de l’individu, à travers leur programme politique. Communisme, socialisme, anarchisme, progrès scientifique apporteront le bonheur aux hommes. 

 

Le XXème siècle, après la seconde guerre mondiale, se tourne vers la psychologie positive de Martin Seligman qui promeut une éducation au bonheur dès l’enfance.

Le XXIème siècle débutant est celui de l’injonction au bonheur, qui a pour fonction d’anesthésier la souffrance sociale (Eva Illouz). Il ne suffit plus d’être heureux, il faut aussi paraitre heureux.

 

 

 

Dualisme ou monisme? Suis-je 2 ou 1? That is the question

Marchandisation des corps et tribalisation des âmes: corps et âme. La conception philosophique dualiste est une constante de PLATON à DESCARTES. La conception dualiste de DESCARTES s'achève dans l'absurdité de la glande pinéale, jonction anatomique entre esprit et corps. 

Les penseurs grecs -le dualisme platonicien- ont séparé au Vème siècle avant JC, la médecine de la philosophie. Terrible hiatus entre philosophie et médecine, dont je pense, nous restons les héritiers appauvris. Certes pour les Anciens, la philosophie était la médecine de l'âme, mais ce n'est plus vrai depuis longtemps. Ne confondons pas la sagesse des philosophes, qui est l'art de vivre dans la vérité, avec la santé mentale des médecins, qui permet d'agir efficacement dans le Réel. Les philosophes ont des difficultés à comprendre la médecine et ses nouvelles avancées scientifiques. Les médecins ignorent souvent la philosophie. Revenons au Yalta entre philosophie et médecine: à HIPPOCRATE, l’étude du corps et des maladies, à ARISTOTE, l’étude du « Génie et de la mélancolie ».

Application pratique: si nous regardons vue du ciel les hôpitaux de Montpellier, nous voyons un corps humain. Discrètement morcelé mais cohérent et assemblé. Membres épars. Œuvre d'un serial-killer sorti du Silence des agneaux? Non. Rationalisme d'architecture urbaine. Ainsi l'hôpital Gui-de-Chauliac est le pôle « Tête et cou/neurosciences », l'hôpital Saint-Eloi est le lieu de soins du ventre (gastroentérologie, chirurgie digestive), l'hôpital Lapeyronie est affecté à la carcasse (orthopédie, rhumatologie), l'hôpital Arnaud-De-Villeneuve soigne la dyade cœur/poumon… Et, bien à l’écart, sise l’hôpital psychiatrique La Colombière pour les malades mentaux. Décidément les maladies de l’âme sont éloignées des maux du corps. La topographie des hôpitaux de Montpellier est superposable aux lieux de soins de nombreuses villes occidentales. 

Derrière ces géolocalisations hospitalières observables par www.mappy.com, nous lisons une application stricto-sensu du dualisme de PLATON à DESCARTES: corps et âme sont séparés! Depuis longtemps. Si SPINOZA était né 2000 ans avant, la santé serait de nos jours organisée différemment.

Chez les Grecs, l’Homme est constitué du Noûs, du Thumos et de l’Epithumia. Le Noûs : c’est l’esprit, la partie la plus haute et la plus divine de l’âme, l’intelligence pour Platon, la tête. Le thumos, c’est le thorax, le cœur, la volonté le sens de l’honneur, le soldat, le courage, le siège des passions. De là vient la thymie ! L’humeur. L’Epithumia, le ventre, le lieu des désirs, des pulsions. Nous voyons que Freud a bien emprunté pour bâtir sa deuxième topique constituée du surmoi, du moi et du ça. Cependant les stoïciens ont une représentation moniste de l'âme et du corps. 

L'apôtre PAUL, Saul de la tribu de Benjamin et élève du Rabbin Gamliel, Paul est l’inventeur du christianisme, il précise le lien entre la chair et la vie spirituelle. Il n'est pas comme PLATON, un adepte du pur Esprit. La chair, la sarks en grec (être de chair et de sang), c'est l'humanité toute entière et toute chair verra le salut de Dieu. PAUL est moniste juif. Il voit une continuité entre esprit et chair, entre vie et résurrection. Il compare l'incroyable de la résurrection à la graine en terre qui ne peut imaginer la plante au-dessus du sol qu'elle deviendra et le monde autour. L'homme est comme la graine. Plus récemment le théologien Joseph RATZINGER en 1985 confirme le monisme de l'église catholique:« La redécouverte de la liturgie rime avec la redécouverte de l'unité de l'esprit et du corps » (Joseph Ratzinger, Discours Fondateurs, Fayard). Préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi, il est devenu plus connu sous le nom de BENOIT XVI, élu pape en 2005. Les Kabbalistes ou mystiques juifs ont aussi une conception moniste; il n'y a pas de différences absolues entre l'Esprit et le Corps, la pensée et la matière, ce ne sont que des différences de degrés, des différences relatives. 


Le dualisme fait un étonnant retour, alors que les neurobiologistes le jetaient aux oubliettes de l'Histoire, avec « L’erreur de Descartes  » et l'unicité de l'Homme (le monisme) enfin confirmé par les neurosciences (4), et déjà annoncée par le moniste FREUD. Je déprime parce que mes transporteurs cérébraux de sérotonine sont insuffisants, une grève des camionneurs de la sérotonine. La sérotonine est le neuromédiateur du bien-être, c'est elle qui procure « que du bonheur » comme dans l'état amoureux. L'IRM cérébrale fonctionnelle montre que nos émotions positives, comme le bonheur, siègent dans le lobe préfrontal gauche, aussi lieu de l'anticipation et de l'imagination. Quand je délire, mon système dopaminergique s'embrase et s'active à l'excès dans les régions frontales. Mais la même dopamine est le principal agent de mon insatiable curiosité pour le monde, mon énergie hyperactive, mon goût pour les voyages ou les idées nouvelles, ou enfin mes addictions: j'ai une satisfaction dopaminergique quand mon circuit du plaisir et de la récompense est bien fonctionnel, mon Nucleus Accumbens Septi est au top. Les toxicomanes et malades alcooliques surutilisent ce système dopaminergique de la récompense. Ah cette peinture est si belle avec de bonnes décharges d'opioïdes endorphiniques rapides. Nous retrouvons la Nature qui constitue l'Homme et ses liens avec la culture. Il existe un continuum et non plus une césure entre l'âme et le corps. Les interactions sont incessantes. FREUD situait d'ailleurs l'inconscient en place d'intermédiaire entre âme et corps. 

Baruch SPINOZA, d'abord héritier de DESCARTES et du rationalisme continental, a conçu un monisme original et opérant; le problème corps-esprit est à considérer comme « une seule et même chose, mais exprimée de deux manières ». SPINOZA élimine toute finalité de la Nature, toute planification intentionnelle. Son monisme intégral fournit un cadre de pensée satisfaisant pour les neurosciences et les avancées en biologie, sciences cognitives, sciences physiques et chimiques. Même son déterminisme absolu rend possible une liberté par la connaissance et laisse de côté le fumeux libre arbitre à ses illusions. Pour SPINOZA, savoir qu'une douleur est due à telle cause, ce n'est pas du tout la même chose que de me croire malade parce que je suis maudit, puni pour mes fautes, mis à l'épreuve par la volonté de Dieu « ce refuge de l'ignorance ». Si je comprends le processus par la connaissance et le savoir, je cesse de le subir en aveugle. Je deviens pleinement vivant et je participe à l'activité de Dieu Nature, Deus sive natura. Il avance dans l'Éthique que «la douleur est le passage à un état de moindre perfection». La douleur, la souffrance ne sont jamais bonnes par elles-mêmes : le spinozisme s’oppose et à l’ascétisme et au dolorisme. Pour SPINOZA, l'homme est animé du conatus, cet effort de persévérer dans notre être, l'augmentation de notre puissance d'agir ou de penser. Le corps cherche l'utile et l'agréable, l'âme recherche la connaissance pour elle-même. Le conatus rejoint le concept d'élan vital des psychiatres, ou de désir des psychanalystes. La dépression est la faillite du conatus. Le philosophe juif d'Amsterdam était un intellectuel solitaire, exclu de la communauté juive, il polissait des lentilles pour télescopes afin de gagner sa vie; il a bouleversé la pensée et inventé la modernité. 

Mais les dualistes posent la question de la liberté de l'homme. Si l'homme est lié et aliéné à son corps, il n'est plus libre, il perd la liberté de sa conscience. Pourtant chaque jour, nous faisons -ou nous croyons faire- l'expérience de la liberté. Les dualistes accusent les monistes d'être liberticides. Pas moins.
Mais pas si simple, car la seconde conséquence de ce débat tourne autour de la question de l'inné et l'acquis. Dans un superbe paradoxe, les dualistes apparemment « libertophiles » épris de liberté, de PLATON à DESCARTES, ils sont pour la prééminence de .....L’inné! Le métèque stagirite ARISTOTE, fils de son père le médecin NICOMAQUE, est le premier à insister sur la notion d'expérience de l'Être humain et l'importance de l'acquis. 

Le débat entre les innéistes et les empiristes est lancé depuis l'Antiquité grecque. Actuellement ce débat inné/acquis se déplace sur les proportions entre la fixité génétique et la variabilité épigénétique. A suivre.

 

Henri Atlan distingue 3 illusions scientifiques: l'illusion du libre arbitre, l'illusion de la connaissance totale, illusion du tout génétique. Il cite les Maximes des Pères, les Pirké Avot, et la tradition talmudique qui énonce "Tout est prévu mais la liberté nous est donnée".

 

La culture occidentale est au fond dualiste, entre santé (du corps) et spiritualité (de l’âme si elle existe…). En Chine, le dualisme n’existe philosophiquement pas, la pensée chinoise, essentiellement d’inspiration taoïste dans ce domaine, se conceptualise dans « l’entre deux ». En médecine chinoise, si la question est comment énergétiser sa vie, la réponse sera de permettre le changement. Comment augmenter son potentiel vital, se défaire de toutes les fixations, pour remettre en mouvement sa vie, car le mal (en Chine) c’est l’obstruction; vivre c’est faire circuler.

 

Au XXème siècle, le philosophe LEVINAS réinterroge les concepts de liberté et de déterminisme à travers une confrontation de la philosophie grecque et du judaïsme. Si ses thèmes connus sont le visage, la responsabilité, la réflexion de Lévinas trouve ses sources dans la philosophie, plus précisément la phénoménologie, et dans le judaïsme. Deux sources qui se nourrissent et s’interrogent l’une et l’autre. Sa phénoménologie est une phénoménologie de la Révélation et de la gloire de Dieu, et s’appuie sur le dieu juif qui n’est pas le dieu chrétien. Le dieu juif n’a pas été incarné et cela importe dans la description de la transcendance. Lévinas veut faire une critique de la philosophie de l’être de Heidegger, à partir du judaïsme. Faut-il partir du Dasein ou partir de l’être juif ? Il fait du judaïsme une catégorie ontologique. Si l’être juif est une catégorie de l’être, c’est associé à deux thèmes : le thème de la persécution. C’est la persécution de la subjectivité de la personne, dans ce qu’elle a de plus unique, on ne persécute pas des choses ni des idées. Le second  thème est que L’être juif au commencement n’est pas libre, il est déjà habité par une alliance et par une élection. Il est précédé dans l’être par une parole qui l’appelle et le fait responsable. La Grèce est la rigueur du concept, de la raison, mais avec l’être juif il y a un autre point de départ. Le bonheur de l’homme n’est pas dans la liberté mais dans l’obéissance à une idée supérieure à lui. La liberté procède de l’obéissance à la transcendance. L’obéissance à Dieu, dans laquelle j’abandonne tous mes pouvoirs de sujet, paradoxalement m’élève et m’inspire. La liberté procède d’une obéissance hétéronome, pas autonome. Cette obéissance, loin de m’aliéner, me libère ! La vraie liberté c’est dans l’obéissance et non dans la liberté totale de l’homme face à lui-même. L’obéissance a la même racine étymologique que l’écoute. Cette obéissance me fait advenir à ce que je suis dans ma profondeur la plus singulière. C’est une élection.

 

 

 

La douleur et les rituels initiatiques

Après les deux guerres mondiales, l’ombilic des valeurs occidentales devient la peur de la mort et de son paradigme: la souffrance. Notre société est algophobe (peur de la douleur), pacifiste et maternelle. 

Dans les sociétés traditionnelles, l'éducation de la douleur constitue un passage obligé de l'éducation des jeunes gens. Et spécifiquement de l'éducation des garçons. Les rituels d'initiation insistent sur le courage et la bravoure, identifiés à la résistance à la douleur. Supporter la douleur, c'est appartenir à la classe des hommes, affirmer la différenciation sexuelle. L'éducation de l'insensibilité des garçons, pouvait aussi prendre sens dans la défense du territoire. Que sont les territoires ancestraux devenus?

Si l'éducation par la douleur nous apparaît comme une conception dépassée, une vision archaïque machiste et barbare, faut-il voir une relation entre la culture de l'égalité des sexes, caractéristique de la société libérale, et la culture de l'antalgie et de l'anesthésie? Dans les sociétés traditionnelles, la différence des sexes est le résultat d'un processus ritualisé, permettant à l'homme de faire face à la sexualité féminine et jouer son rôle dans la reproduction. Mais cette sexualité naturelle devient surannée puisque même la procréation in vivo évolue vers le in vitro.

L'abolition du mal, l'anesthésie de la douleur, ouvrent sur une fiction d'une terre sans mal et d'un corps sans affliction. Maintenant nous élevons nos enfants dans du coton et nous cherchons à leur épargner toute douleur physique, toute souffrance morale.

 

 

L'automutilation, un paradoxe?

Mais le paradoxe resurgit: les scarifications, tatouages, piercing, happy slapping, automutilations et suicides sont en recrudescence chez les adolescents. Pourquoi ? Nouveau rituel initiatique ? Algolagnie (plaisir de la douleur) ? Interpellation brutale de nos Valeurs ? Impasse de la Transmission ?...

Rappelons que la Bible interdit les scarifications, dans le Lévitique 21-5:

« Ils ne se raseront pas la tête, ils ne raseront pas les coins de leur barbe, et ils ne feront pas d’incisions dans leur chair »


Paul VALERY disait que « Le paradoxe, c'est le nom que les imbéciles donnent à la vérité ». L'automutilation est une réalité et une vérité.

Le pédopsychiatre Maurice CORCOS rappelle qu'aux États-Unis, l'incidence des automutilations a presque doublé en 20 ans. En France, aucune étude épidémiologique n'est capable de chiffrer précisément cette pratique pathologique, mais les automutilations seraient de plus en plus nombreuses, de l'ordre de quelques dizaines de milliers par an. Ces pratiques s'exerceraient principalement chez les filles, et de façon de plus en plus précoce. Les automutilations sont les écorchures, les coups, les morsures, les brûlures, l'arrachage des ongles ou des cheveux (trichotillomanie), mais aussi l'anorexie ou la boulimie, et les conduites toxicomaniaques. 

La jeune génération n'arrive pas à contenir la souffrance dans la tête. Au lieu d'exprimer par la parole une anxiété ou un désarroi, les adolescents utilisent maintenant leur corps. Paradoxe total dans une époque de verbalisation instantanée, permanente (téléphone portable, texto, MSN...) et ubiquitaire. On se parle sans arrêt. Depuis DOLTO, jamais les enfants et adolescents n'ont autant eu le droit à la parole, dans les familles comme dans les structures scolaires. Alors, parler sa souffrance est-ce suffisant? Les parents ont du mal à voir la souffrance de leur enfant, parce qu'elle les fait eux-mêmes souffrir, mais aussi parce qu'elle les renvoie à leur propre souffrance.

A l'inverse Philippe JEAMMET pense que l'automutilation représente une tentative de reprise de la maîtrise de sa vie par l'adolescent, tenter de s'appartenir face à une situation d'ouverture sur tout, de possibles sans fins et sans limites préalablement données par des parents généreux et croyant bien faire.

 

 

Modernité et exigence d'autonomie

Par un tout autre chemin, le mathématicien Olivier REY le rejoint lorsqu'il avance que la modernité introduit l'exigence d'autonomie. La modernité serait un passage de l'hétéronomie (la loi reçue du dehors) à l'autonomie (l'homme est créateur de la structure dans laquelle il s'insère). Ce passage a deux étapes: remplacement des autorités traditionnelles imposées par des autorités librement choisies, puis se défaire de toute Autorité pour être soi (5).

En médecine, la question se pose pour les pathologies mentales dites modernes comme les automutilations, ou l'hyperactivité de l'enfant TDAH, d'un inachèvement de ces 2 étapes, ou d'une impossibilité à les franchir. L'un s'autodétruit et l'autre est inattentif car il bouge en tous sens.

 

 

Les Lumières, obscure clarté

Les Lumières sont un mouvement d'idées, né au XVII ème siècle avec HOBBES et LOCKE, et qui s'est épanoui au XVIII ème. L’idéal de progrès des Lumières se révèle d’un optimisme naïf. Ou plutôt Les Lumières ont oublié l'ombre. La part d'ombre des Lumières, c'est l'homme. Il y a trois oublis: l'animalité/violence, la sacralité/croyance, l'appartenance/tribalisation (3). L'homme est un animal, l'homme a besoin de sacré, l'homme veut appartenir à un groupe, un clan, une tribu, un pays, une religion, une famille... Au XVIII ème siècle, les philosophes des Lumières pensaient l'Universel. Le progrès social, éducatif et scientifique résoudra tous les problèmes, les difficultés physiques et psychologiques, matérielles et morales. 

Les Lumières annoncent l'affranchissement de l'Homme et l'avènement de sa liberté par la culture. La culture est le moyen d'extraire l'Homme de son animalité, l'extraire de la Nature. Par conséquent la génétique moderne mine le terrain des Lumières, par son déterminisme sous-jacent.

Dans l'esprit des Lumières, les hommes cherchent -par la raison, la culture et la discussion- la vérité de la réalité. La politique est à l'envers des Lumières: elle manipule la réalité, dans les démocraties comme surtout dans les dictatures.

Les philosophes des Lumières étaient les héritiers d'un prosélytisme chrétien, plus exactement paulinien (L'apôtre Paul).

On considère classiquement qu'il y a eu quatre humanismes dans l'histoire: humanisme grec stoïcien, humanisme chrétien, humanisme de la Renaissance (MONTAIGNE), et humanisme des Lumières. 

 

 

L'avenir d'une pulsion, au 21ème siècle

Un siècle après FREUD, les pulsions ont bien évolué ou plus exactement leurs expressions se sont radicalement transformées. C'est une première piste, articulée autour du bouleversement actuel de la pulsion. 

Depuis toujours, la société a eu pour raison d'exister et de croître, la domestication des pulsions humaines. A l'heure actuelle, l'homo pulsionnel advient au nom de la liberté individuelle (4). On peut et on doit jouir de presque tout. Les perversions n'ont jamais été autant promues. Exhibitionnisme, voyeurisme, échangisme, fétichisme, multisexualité etc. Les sites consacrés à la zoophilie explosent sur le Net. En dehors de la pédophilie et du cannibalisme, un boulevard pervers s'ouvre au nom de l'épanouissement de l'individu, de la Liberté, du Droit et de la démocratie. 

La société doit se sentir suffisamment solide pour s'ouvrir ainsi aux pulsions. Certains prédisent la disparition de la culpabilité dans le futur, point final à la période judéo-chrétienne (2). 

En même temps, le « surf » prospère, surf sur Internet, surf sur la mer, sur le goudron, sur la neige ou dans les airs, toute une culture de la souplesse et de la glisse fait flores. Mais n'est-ce pas plutôt une manière de ne pas se colleter avec la réalité? Le surf devient une stratégie et une pratique de l'évitement. S'ouvrir à la pulsion, c'est risquer la sauvagerie, la barbarie, la guerre ou l'autodestruction. FREUD parlait de pulsions de mort dès 1917. Ne sont-elles pas à l'œuvre dans les automutilations?

 

 

 

 

Technosciences et toute-puissance

D'un côté nous évoluons vers une domination de la technoscience, les outils techniques mis à disposition n'ont jamais été si nombreux, si faciles. Grâce à eux l'homme devient nomade ubiquitaire, un portable à la main, en déplacement incessant, atteint de bougisme aigu, connecté au monde 24h/24. De l'autre, ce retour aux pulsions nous réinscrit dans la Nature, notre nature animale et profonde. Léo STRAUSS disait que « la science est la colonne vertébrale de l'Occident ». La science se sent elle si solide qu'elle puisse dorénavant autoriser l'homo pulsionnel? 

En fait la science a changé. Elle avait autrefois un rôle de contenant social, de progrès raisonnable. Maintenant la science est une machine à rêver. Elle propose le rêve. Elle fournira le rêve. Elle apportera l'énergie propre en quantité infinie (fusion nucléaire), elle pourvoira à nourrir l'humanité, elle guérira les maladies, elle modifiera notre génome, elle nous reproduira à l'identique. Elle vaincra la mort et nous offrira l'immortalité. Les Transhumanistes ou « immortalistes » élaborent une « ingénierie du paradis ». Ce fantasme d'amélioration de l'homme par la technique n'est pas nouveau. Un homme artificiel. Dans l'Antiquité grecque, Homère l'évoquait déjà dans le 18ème Chant de l'Iliade: le dieu boiteux des forgerons, Héphaïstos, construit une nouvelle armure à Achille, après la mort de Patrocle. Une armure avec un bouclier digne de Star Wars. Enfin il construit des robots! Nous étions dans la mythologie, dans l'imaginaire et la fiction.

 

 

 

Le transhumanisme donne l'espoir d'une vie physique éternelle alors que le 20ème siècle démontre la fin de la vie spirituelle éternelle. Avec la destruction du religieux,  la vie éternelle disparaît. C'est la première fois dans l'histoire de l'humanité, que l'homme est directement face à sa propre finitude. Alors l'espoir se porte sur le transhumanisme. Avant, on se tournait vers Rome, La Mecque ou Jérusalem. Dorénavant, nos regards se tournent vers la Silicon Valley. Mais en réalité, actuellement, l'espérance de vie baisse considérablement: avant un homme vivait 50 ans puis il avait la vie éternelle. Maintenant il vit 80 ans mais sans vie éternelle.


Au 21ème siècle la science est dans le Réel, dans le champ des possibles. Elle est prise dans le mouvement de la pulsion, d'une pulsion particulière, la Toute Puissance. Elle n'est plus une berge contenante et rassurante, voire une berge inaccessible et imaginaire. La science est dans le flot pulsionnel, elle l'accélère. Elle excite la fantasmatique humaine. Vous le voulez? Vous l'aurez! Tout évolue. Très vite. Ainsi le dualisme de DESCARTES se transforme: le binôme corps/âme devient un duo corps/machine. L'Homo prothesus sort du laboratoire. Mais la Toute Puissance ou le pouvoir ne signifient pas la maîtrise. Au contraire.

La Toute-puissance n'apparait pas que dans les technosciences. La philosophie péremptoire peut y faire belle figure. Un exemple de Toute-puissance géniale nous est apporté par Jean-Paul SARTRE. En 1948, il affirme avec l'assurance et l'aplomb du narcissique que «  Rien ne peut donner du dehors, de la douleur à la conscience ». L'homme est libre de souffrir ou de ne pas souffrir. L'approche existentialiste de la douleur laisse rêveur.

 

 

 

Intime et extime

La femme ouvre une autre voie de réflexion. Le bouleversement est survenu au 20ème siècle avec l'avènement de la parole des femmes. L'éducation, le travail, l'égalité des droits civiques et civils, l'autonomisation financière, tout concourt à la montée de représentations singulières, une sémiologie de genre, le monde des femmes en l'occurrence. 

Quelles sont les conséquences dans le champ médical qui anticipe d'ailleurs le champ politique? Des différences réelles. Je partirais d'une hypothèse réductrice mais fonctionnelle. Il y a l'intime et l'extime. L'intime est définit: ce qui est le plus en dedans, le plus intérieur, le fond de. En latin, intimus est rattaché à intus, décalque du grec entos: l'intérieur du corps, en retrait, en deçà. Toujours en latin, l'extime signifie: placé à l'extrémité, ce qui est au bout, le plus éloigné. L'étymologie reste d'ailleurs obscure. Le mot ex-time a-t-il été formé comme son contraire, ex au lieu de in ? Sur le modèle d' in-terne/ex-terne ? Quoiqu'il en soit, l'avènement de la parole des femmes nous ouvre vers l'intime. Le monde intérieur. Les hommes sont remarquablement plus à l'aise dans l'extime. Psychologie, communication indirecte allusive et implicite, monstration du corps, cet univers autrefois plus cloisonné fait irruption aussi dans le champ médiatique. Avec de nouvelles déclinaisons en cascade, la téléréalité, la presse people, la mode, les magazines santé, Facebook etc. L'intime est mis en scène, exhibé naturellement. 

Ceci étant définit, je croise ces caractéristiques comportementales et sexuées avec une autre donnée apparemment étrangère qui est la suivante: depuis la seconde guerre mondiale, il persiste une énigme épidémiologique: pourquoi les chiffres de la dépression, maladie essentiellement féminine, explosent? Épidémie? Souffrances? Conditions de vie difficiles? Drames humains? Et la question peut se répéter à l'identique pour la douleur. Dans mon hypothèse, douleur et dépression n'auraient pas augmenté en valeur absolue depuis 1945 car le monde occidental n'a jamais été autant pacifié, le niveau de vie aussi élevé, l'espérance de vie aussi longue etc. Mais le verbe des femmes exprime haut et fort la douleur physique et la souffrance morale. Un porte-voix fantastique. Les automutilations sont d'ailleurs bien plus fréquentes chez les jeunes filles. Là encore, expression corporelle et féminine d'une souffrance psychique. 


La douleur de l'homme réflexif

Autre piste issue des sciences sociales: la douleur chez l'homme réflexif. L'homme réflexif est l'homme qui réfléchit et qui agit. Il est le modèle dominant en ce début du 21ème siècle. 

Tout d'abord petit rappel d'histoire. Après Homo habilis, Homo erectus, Homo sapiens, nous arrivons à la doctrine Hippocratique au 4ème siècle avant JC, de l'homme humoral (les 4 humeurs). Puis l'homme est chimique au 18ème (LAVOISIER), électrique au 19ème, inconscient au 20ème avec FREUD, collectif et prédéterminé avec MARX ou les structuralistes etc.

Maintenant l'homme est doublement dessiné: d'une part l'homo geneticus fruit des extraordinaires avancées de la génétique et de l'espoir d'immortalité induit par le clonage et d'autre part l'homo réflexif. Le déterminisme est écrasant pour l'homo geneticus. Au contraire la liberté est entière pour l'homme réflexif. Après l'homme inconscient de FREUD, l'homme réflexif est un retour au sujet rationnel, qui raisonne, qui maximalise ses intérêts, qui, à partir de ses croyances et de ses préférences, choisit les options qui servent au mieux ses souhaits et ses désirs. Yves MICHAUD parle du court-termisme chez les adolescents, une stratégie de liberté maximum à tout moment, tous les possibles sont ouverts; le téléphone portable renforce cette indétermination hédoniste. Se monter des plans à court terme et si un plan ne marche pas, on en monte un autre. C'est la culture du zapping opportuniste. Les possibles se multiplient et les choix deviennent aléatoires tant les possibles sont innombrables, comme les morceaux de MP3 sur le lecteur. C'est la culture de la fonction shuffle (battre les cartes en anglais) ou du random (au hasard). Perdu dans la multiplicité des possibles, la nécessité d'avoir des repères s'affirme et la demande de coaching prospère... 

Revenons à notre individu rationnel, il agit, totalement conscient des moyens qu'il emploie pour parvenir à ses fins, nous sommes dans la rationalité instrumentale. (Pour compléter les définitions, La rationalité axiologique définit un sujet mû par des valeurs, des déterminismes psychologiques, historiques, un sujet engagé dans la troisième voie, entre déterminisme et rationalité). Avec l'homme réflexif, le sujet est au premier plan. Alors que le modèle déterministe marxiste dissout le sujet et écrase la liberté d'action au profit de la seule stricte égalité entre les hommes, le modèle rationaliste a la faveur des économistes, déclinaison secondaire de l'homo economicus. En gros l'Égalité est la priorité du socialisme, et la Liberté, la priorité du libéralisme. 

Le modèle de l'homo economicus vient bien sûr de l'économie et il veut grignoter les sciences humaines et tout expliquer. Mais existe-t-il ce sujet entièrement rationnel et transparent à lui-même? L'Homo economicus est par définition un être économique moyen, rationnel et calculateur, parfait modèle censé représenter des marchés potentiels. D'après la théorie, il est isolé et il ne fait que des choix rationnels pour maximiser ses gains, ses plaisirs, ses préférences. Mais contrairement à la théorie de départ, l'expérience nous montre qu'il est doué d'émotions et influencé par d'autres individus. La théorie était parfaite mais l'humain vient encore glisser de l'imprévisible, de l'incompréhensible. Damned. Le modèle dysfonctionne, et les flops commerciaux se concrétisent.

Une nouvelle science se développe: la neuroéconomie. Elle démontre par exemple que dans une négociation contradictoire, l'agent peut avoir un comportement paradoxal: il ne cherchera plus à maximiser ses gains mais il voudra punir l'adversaire, et compenser ainsi sa frustration à une proposition jugée indécente. Quitte à perdre, autant évacuer mon agressivité et détruire l'autre, qui m'a méprisé. Les deux adversaires vont s'entre-détruire et se faire perdre avec une réciprocité touchante. Il n'y pas que la stratégie win-win (gagnant-gagnant) qui existe, il y a parfois le lose-lose (perdant-perdant). Le plaisir peut être dans la vengeance. La vengeance est un plat qui se mange froid. Mais au TEP Scan, ça chauffe: une région particulière du cerveau, l'insula, s'allume beaucoup. Cette zone est associée au dégoût et aux sensations négatives. L'état émotionnel guide donc la décision de l'homme économique. C'est un scoop. Quel sera le prochain modèle théorique de l'Homme? L'Homo juridicus tient la corde, casaque jaune toque bleue... 

Mais poursuivons notre déambulation à travers le magasin des praxis: les psychothérapies cognitivistes font appel aux moyens et aux capacités de l'homme réflexif. Les Thérapies cognitivo-comportementales -TCC- s'inscrivent dans cette logique. La méditation pleine conscience également.

Et la douleur? Le traitement de la douleur doit répondre aux souhaits de ce sujet réflexif, à sa demande d'optimisation de la non-douleur, au droit au plaisir, à la bonne santé et à la jouissance. VOLTAIRE disait: « J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé ». Maintenant l'homme dit: « J'ai le droit d'être heureux parce que c'est bon pour la santé ». L'automédication antalgique vient répondre dans l'instant à cette demande. 

Deux conséquences sont visibles à l'hôpital: la fréquence des céphalées d'origine médicamenteuse avec hospitalisations pour sevrage des antalgiques, la moitié des greffes de foie en Grande-Bretagne concerne des patients ayant eu une hépatite toxique au paracétamol.

 

 

Compassion ou empathie: le choix des mots

La compassion vient directement du latin cum patior, et signifie souffrir avec. Son équivalent en grec, est sympathie. D'où vient l'empathie? L'empathie est inventée en 1909, en langue anglaise, à partir de sympathie mais avec une nouvelle dimension, la profondeur. L'empathie introduit l'éprouvé en dedans, l'intime, la résonance intérieure. L'infléchissement sémantique est manifeste. Nous passons de la 2D à la 3D, du système plan à la vision en relief, du Moyen-âge à la Renaissance. D'une compassion latine catholique bien-pensante et distante, à un corps-à-corps du nouveau Monde. Le choix des mots encore une fois est déterminant.

 

 

 


Douleur, compassion et lien social: une question de philosophie politique

La compassion pose d’abord la question de l’humanité. Qu’est-ce qui définit l’être humain par rapport aux animaux par exemple? Aristote dit que l’Homme, c’est l’animal qui pense et qui parle : zôon logikon. Mais que faisons-nous des êtres qui ne parlent pas ou ne pensent pas ? Les autistes, les déments, les infirmes, les handicapés…Sont-ils des Hommes ? Devons-nous les secourir?

Petite philosophie de la pitié: La question de la pitié, de la compassion est une grande question philosophique. Les stoïciens puis SPINOZA, NIETZSCHE et Hanna ARENDT détestent la pitié. DERRIDA écrit que le débat au sujet de la pitié est le grand débat contemporain. Dans un magnifique roman, Stefan ZWEIG nous avertit des risques de la « pitié dangereuse ». A l’origine le christianisme promeut ce soutien aux faibles et à la pitié. Le débat est ensuite explicite entre ROUSSEAU et VOLTAIRE. ROUSSEAU fait de la pitié, non seulement d’homme à animal mais d’animaux entre eux, le cœur même des relations de vivants à vivants ; et il dénonce la philosophie ou un certain type d’usage de la rationalité comme déshumanisant ce rapport fondamental à la pitié. Le philosophe est celui qui va se raisonner pour laisser mourir un homme de faim sous sa fenêtre sans que cela l’empêche de dormir. Bien que combattu par l’église, DARWIN en est le plus proche dans sa défense des faibles. Il pense que la sélection naturelle a sélectionné des comportements anti sélectionnistes, des comportements hypersociaux. L’évolution a sélectionné des instincts sociaux, des instincts de sympathie, qui peu à peu, se sont élargis aux infirmes, aux faibles, aux pauvres et jusqu’aux animaux. C’est « l’élargissement du cercle de la compassion ».Jusqu’à quels animaux ? Les vertébrés ? les mammifères dont Freud disait qu’ils ont en commun avec nous la terrible césure de la naissance.

La culture de l'anesthésie pose la question du lien social, de son évolution du collectif vers l'individualisme, et du déplacement des nouvelles compassions. 

Au départ, la douleur est une expérience solitaire, elle ne se partage pas, elle exprime l'individuel par excellence. Cependant le cri de douleur est probablement le plus fort signal que l'homme soit capable d'émettre et pas seulement en décibels. La douleur fait donc partie des moyens de communication de l'espèce, communication du monde des vivants, tant dans le règne animal que dans le règne végétal. 

La douleur peut donc se partager et déclencher de l'émotion chez l'autre. Le siège de l'empathie a même été localisé dans le cerveau, sur le girus cingulaire antérieur, à proximité immédiate de la projection corticale de la douleur. Cela explique que quand autrui vous raconte ou vous exprime sa douleur, nous pouvons immédiatement la ressentir dans notre corps, une sorte de transitivisme. « Celui qui parvient à se représenter la souffrance des autres, a déjà parcouru la première étape sur le difficile chemin de son devoir » explique Georges DUHAMEL, chirurgien pendant la guerre 14-18 puis écrivain. 

Les neurosciences ont éclairé la capacité d'attribution ou théorie de l'Esprit, qui survient vers l'âge de 4-5 ans. L'enfant peut se représenter les états mentaux de l'autre et leurs différences avec les siens. Le petit d'homme est le seul primate qui peut traiter les états mentaux intentionnels de l'autre. C'est un lien intellectuel. Dans un second temps, il peut ressentir de l'empathie voire de la sympathie, c'est-à-dire un lien émotionnel à l'autre. L'autre comme soi-même. L'empathie apparait très tôt chez le nouveau-né: à la crèche, si un bébé pleure, les autres vont suivre! Si nous supprimons la douleur, nous évoluons vers une culture de l'anesthésie, qui chemine vers l'individualisme. Si tu as mal, ouvres donc ta pharmacie, choisis et avales les médicaments nécessaires, mais ne me déranges plus. La souffrance de l'autre bouscule maintenant notre bien-être. Et les compassions -cum patior=souffrir avec- se déplacent. 

Devant l'importance des dons pour le téléthon, le tsunami, les restos du cœur, l'attention portée au climat, aux SDF, certains évoquent « la vague compassionnelle », ou « la démocratie compassionnelle ». Mais en réalité, si ces campagnes prennent et que d’autres, comme le Darfour, ou les victimes du tremblement de terre au Cashmere, ne prennent pas, si tant de gens continuent de mourir du paludisme, de la bilharziose, de la faim, de la misère, de la dictature de par le monde, c’est que nos sociétés ne sont compassionnelles que par égoïsme. Les maladies génétiques et le Sida touchent les riches comme les pauvres. La précarité peut toucher chacun d’entre nous et le tsunami a concerné des touristes occidentaux en grand nombre. Le climat ne nous concerne que depuis que nos zones tempérées sont menacées de températures dont souffrent des milliards d’hommes depuis des siècles. 

Il faut vivre avec cet égoïsme généralisé, et tenter d’en faire une source d’altruisme intéressé(2). Une générosité égoïste.

La douleur physique n'entraine pas une grande compassion. Un Algothon ne marcherait pas. La souffrance morale du pauvre, du ruiné, du malade, du blessé, ouvre à plus de compassion et d'empathie. Comme on mesure la douleur avec l'échelle de la douleur, on pourrait mesurer la compassion. Et rendre ainsi transcendant, c'est-à-dire mesurable, une expérience intime immanente, non mesurable. 

 

Empathie des médecins: Allo? Allo ? Pas de réponse...

 

Une étude américaine, parue dans NeuroImage en 2010, montre que face à la douleur de leurs patients, « les praticiens ont appris à gérer leurs émotions pour garder la maîtrise de la situation ». Le neurobiologiste Jean Decety, de l'Université de Chicago aux États-Unis, et des chercheurs de l'Université nationale Yang Ming à Taïwan, ont présenté à une trentaine de personnes, des médecins ou des personnes «témoins» n'appartenant pas au secteur médical, des images de personnes piquées. Au même moment, la réaction électrique la plus précoce de leur cerveau était mesurée par électroencéphalogramme.


Résultats : une différence, immédiate, est apparue : le signal de la perception de la douleur chez autrui qui est détecté après un dixième de seconde chez les témoins, faisait défaut chez les médecins. Ce signal, qui était aussi proportionnel à la douleur estimée chez autrui, n'était paradoxalement plus induit chez des personnes habituées à travailler avec des personnes souffrantes.


Jean Decety indique que « ce contrôle implicite très précoce de l'empathie des médecins est probablement acquis au cours des études médicales puis de l'expérience clinique ».
Dès lors ce résultat pourrait permettre d'expliquer pourquoi les médecins ont été si souvent accusés d'être insensibles à la souffrance de leurs patients et pourquoi cette douleur a été si longtemps négligée par la médecine.

 

Il reste à étudier la douleur morale ressentie par les médecins, face à des situations tragiques, de maladie grave, de handicap ou de décès vécus par leur patient.

 

 

Souffrance et victime

La souffrance revient au premier plan en sociologie et comme préoccupation de la philosophie morale. Depuis dix ans une nouvelle théorie de la souffrance voit le jour (6). La simplification est en route. 

Si je souffre, c’est qu’ « on » me fait souffrir. « On » évidement ce ne peut pas être moi-même ! Mais qui donc alors ? Réponse : la société, le supérieur hiérarchique, le conjoint, le bourgeois, le blanc, le noir, le juif, l’arabe, le moustachu, l’autre etc. Parfois il y a cumul des mandats : un conjoint multicolore moustachu supérieur hiérarchique et acteur social. Le raisonnement devient binaire, avec d’un côté les méchants forcément pervers narcissiques et de l’autre les gentils forcément victimes innocentes. Michel SCHNEIDER dit avec lucidité que « La plainte est la forme douce et socialisée de la haine ».

Les raisonnements binaires sont dangereux car ils postulent l’existence de bouc-émissaires. Les conceptions binaires et manichéennes peuvent ouvrir au totalitarisme. Il suffit de relire l’Histoire. 

Prenons l’exemple du harcèlement moral. Bon garde-fou des relations sociales au départ, il tend à une psychologisation des relations au travail et à l’emprise d’une vision binaire moralisante, excluant toutes ambigüités et complexités des rapports humains. Il a surfé sur la vague compassionnelle et son principal acteur: la victime dont la parole devient sanctifiée. L’autre est le mauvais objet à l’origine de ma souffrance et de mon mal-être. C’est simple et efficace. Il n’y a plus à se poser de question sur mon inconscient, mes propres dysfonctionnements, mes interactions avec l’autre, la question de l’altérité au fond. 

La projection, mécanisme infantile décrit par FREUD, est très utilisée dans la paranoïa. La projection est la colonne vertébrale de ce raisonnement binaire. 

Et jouir tout en culpabilisant l'autre, n'est-ce pas le ravissement pervers? 

Depuis dix ans, le succès de la victimisation participe au rétrécissement d’une pensée sociale obnubilée par la domination. C’est une sociologie unidimensionnelle. Elle tourne le dos au point de vue sociologique de la Tradition, les Émile DURKHEIM Marcel MAUSS ou Max WEBER, dont le cœur de la recherche était le sens de l’ensemble et de sa complexité : la société comme monde. Maintenant le mot « social » est appliqué partout. Un mot figé qui rétrécit toutes les dimensions de la vie humaine sur la violence réelle ou symbolique et abandonne le souci du monde. Ce souci était pourtant une des composantes philosophiques majeures de la grande tradition sociologique. Aujourd’hui la société n’existe pas puisqu'elle est faite pour être changée. 

Néanmoins plusieurs questions restent en suspens : d’où vient la valorisation de la victime et pourquoi ce besoin de reconnaissance de la souffrance ? 


Égalité: de Tocqueville à l'analgésie

Il existe trois sortes d'égalité: l'égalité formelle, l'égalité réelle et l'égalité des conditions. 

D’abord l’égalité de forme : nous sommes tous égaux en droits, politiques ou civils, avec -en théorie- une égalité des chances. Ensuite l’égalité réelle: les marxistes disent que l’égalité formelle est un trompe-l’œil inventé par la bourgeoisie, et qu’en réalité les inégalités sont réelles dans l’accès aux études, au travail, au patrimoine, aux opportunités de la vie. Enfin TOCQUEVILLE définit la troisième égalité : l’égalité des conditions.

Dans le second tome de De la démocratie en Amérique, il écrit que l'égalité des conditions est synonyme de démocratie, elle suppose l'absence de castes et de classes sociales, mais sans suppression de la hiérarchie sociale. L'égalité des conditions se redéfinie sans cesse et ne peut se dissocier de la dynamique sociale. Mais plus que d'égalité, il faut parler d'égalisation dans la perspective de l'ordre social démocratique. Tocqueville l'illustre à travers la relation établie entre un maître et son serviteur dans la société démocratique par rapport à celle qui règne dans la société aristocratique. Dans les deux cas il y a inégalité mais dans la société aristocratique elle est définitive alors que dans la société moderne elle est libre et temporaire. Libre car c'est un accord volontaire, que le serviteur accepte l'autorité du maître et qu'il y trouve un intérêt. Temporaire parce qu'il y a le sentiment désormais partagé entre le maître et le serviteur qu'ils sont fondamentalement égaux. Le travail les lie par contrat et une fois terminé, en tant que membres du corps social, ils sont semblables. Les situations sociales peuvent être inégalitaires. La hiérarchie s'établit en fonction des compétences. Autrefois l'aristocrate dominait alors qu'il n'avait souvent aucunes compétences. Ce qui compte c'est l'opinion qu'en ont les membres de la société : ils se sentent et se représentent comme égaux. C’est donc un sentiment, un fait culturel, une attitude mentale qui fonde l'homme démocratique. 

Ce souci égalitaire est d'ailleurs antérieur au processus démocratique, laïque et républicain. Il vient tout simplement de la religion. Sous les dieux, il y a les hommes. Ils doivent être égaux. 

L'autre intuition géniale de Tocqueville est que le processus égalitaire est inéluctable, inexorable dans le mouvement historique mondial. « Le désir d'égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l'égalité est plus grande ». Il domine le souhait de liberté. 

Dans ce processus égalitaire, l'accès aux soins, la bonne santé, l'obligation de résultats, deviennent des enjeux de santé publique. 

Mais si nous poussons au plus loin la question: devons-nous être égaux devant le bonheur? L'État doit-il intervenir dans ce sens? Les grandes causes nationales de lutte contre la douleur par exemple s'inscrivent dans un souci égalitaire. Le processus égalitariste peut mener à l'analgésie individuelle, avant l'anesthésie collective. Il est étonnant de constater que les deux extrémités de la vie, la naissance et la mort, se déroulent de plus en plus sous anesthésie: 60% de péridurale à l'accouchement, et la généralisation des morphiniques en soins palliatifs. Certes l'anesthésie de la parturiente n'est pas l'anesthésie du nouveau-né. C'est vrai, mais nous avançons que prochainement, le nouveau-né sera aussi anesthésié, pour éviter un « traumatisme de la naissance ». Le seul obstacle est, pour l'heure, technique. Les produits actuels peuvent entraîner un arrêt respiratoire. Lorsque cette difficulté sera contournée, une substance découverte, l'anesthésie du bébé sera lancée. Naissance, mort, et le reste de la vie? Panem et circenses, du pain et des jeux, de la téléréalité et du foot, des jeux vidéo, des films en streaming à perpétuité, des réseaux sociaux avec « amis », pour endormir les masses. Nous dormirons rassurés et heureux dans les bras accueillant de Big Mother, la mère supérieure du couvent des cocooning.

 

Mais pourquoi l'Etat français est-il actionnaire à 72% de l'entreprise de jeu de loterie, grattages et autres paris sportifs, "La Française des jeux"? Dont le chiffre d'affaire a plus que doublé entre 2000 et 2013. Atteignant 13 milliards d'euros. Sur le plan de la communication, les dirigeants de la Française des jeux sont extraordinaires. Ils proposent -avec cynisme- comme mission de leur entreprise: "le jeu responsable". Un pur oxymore. Du pain et des jeux, Panem et circenses en latin. L’impôt des pauvres? L'opium des masses? Au passage, Marx se serait-il trompé? Confondant la religion et le jeu? L'Etat n'hésite pas à gagner de l'argent sur les jeux, sur l'imaginaire, le désir et le manque des hommes. Mais pourquoi nous fourvoyons-nous hors de la réalité?



Et qu'est-ce que la réalité? Nous sommes, nous humains, dans ce que j’appelle le complexe de Shéhérazade: Nous nous racontons des histoires pour ne pas mourir, pour ne pas penser à la mort. Toujours de nouvelles passions, de nouveaux projets, de nouveaux achats, de nouvelles consommations. Mais parfois le Réel vient surgir comme une claque ou un coup de poing. Il brise notre histoire, notre rêve, notre petit bonheur individuel et démocratique.

 

Jusqu’ au 19ème siècle la douleur faisait partie de la « Condition Humaine ». La douleur était inexorable, implacable, incontournable. Elle était intégrée à la vie de chacun. Sans réel traitement antalgique, sans solution sinon magique ou religieuse.  Puis la pharmacologie antalgique surgit. Premières fissures dans l’édifice du bâtiment Douleur. Premières fissures dans  un accablement déterministe et fatal. Avançons dans le temps et nous parcourons l’Histoire et la faillite des deux grandes pensées collectives au 20ème siècle: le nazisme et le communisme. Et derrière ces faillites, des tragédies humaines, des millions de morts. La Shoah ou solution finale, les génocides de juifs, des tziganes, des homosexuels, des malades mentaux, des russes…Toutes les souffrances effroyables de la seconde guerre mondiale. Alors la paix retrouvée en 1945, après la reconstruction, le temps de l'individualisme est advenu. Mais ne nous y trompons pas! L'individualisme n'est pas une pensée individuelle. C'est aussi une pensée collective. Celle de ce début de 21ème siècle. Dès lors nous sommes passés du corps œdipien génital au corps narcissique prégénital, un corps beau et jouisseur. Mon corps refuse la douleur, la souffrance, la maladie. Je le cultive avec une attention renouvelée, soins et sobriété. Nourriture bio et footing, pas de clope mais du trekking, de la méditation pleine conscience et une visite chez les moines bouddhistes. Ajoutons que mon corps narcissique vit comme un grave préjudice le bien-être scandaleux de mon voisin de palier, car son bonheur affiché dérange l'impératif catégorique d'égalité démocratique dans le bonheur et la pleine santé. Le désir mimétique en moi va entrainer une amertume, une rivalité, une concurrence des jouissances.

 

 

Mais pourquoi avons-nous besoin d’une anesthésie/antalgie au début et à la fin de la vie? Que souhaitons-nous éviter de vivre? La naissance et la mort? L’apparition et la disparition? L’inconnu? Probablement. Simultanément la science nous propose de la "pleine conscience" à travers la méditation. Pour éviter  la " pleine inconscience" et ses pulsions animales archaïques ? Éviter la sauvagerie du Réel ? N'est-ce pas encore un autre évitement sous couvert de soi-disant conscience? L’homme occidental craint le Réel.

 

Dans Le meilleur des Mondes, Aldous Huxley imagine une drogue artificielle qui permet à tout citoyen de plonger dans un sommeil paradisiaque. Elle est le secret de la cohésion sociale, de l'absence de revendication et du bonheur pour tous. Cette drogue s'appelle le Soma. Nous voyons combien l'anesthésie médicale peut trouver des prolongements avec la philosophie politique. Si pour Marx, la religion était l'opium du peuple, la médecine du futur pourrait œuvrer à l' anesthésie des masses. Passer de l’analgésie individuelle à l’anesthésie des masses. A la naissance, à la mort et au final pendant toute la vie. Certains pensent que le laxisme d'Etat sur le trafic de drogue dans les Cités sensibles, opère dans le même sens: qu'ils se défoncent au cannabis plutôt que des mouvements de rébellion violents. Anesthésier la souffrance sociale, tel serait le but de cette analgésie collective, afin que l’oligarchie conserve le pouvoir.

 

 

Tocqueville avait souligné les dangers de la démocratie: le conformisme, la moyennisation, l'État pourvoyeur de bien-être, une égalité mais sans liberté. Attention, je ne souhaite pas invalider la démocratie ou les objectifs gouvernementaux de lutte contre la douleur. Je souhaite juste éclairer un lien entre la mise en œuvre de grands travaux de santé publique et leurs possibles fondements sociopolitiques. 


Mais au fond la question du bonheur n'est déjà plus une lutte contre la simple douleur, cette sensation désagréable, mais une lutte contre la souffrance. Nous avons en magasin des médicaments antidouleur mais pas encore antisouffrance. Quoique c’est le domaine de la psychiatrie... 


Sister morphine, fais-moi mal: voyage au bout de la nuit opioïde

La morphine est l'antalgique le plus puissant. Elle est employée par les hommes depuis des millénaires, sous forme d'opium extrait du pavot, papaver somniferum. Les sumériens la qualifiaient de plante de joie. D'après les neurobiologistes, la joie est la conséquence d'une décharge massive de dopamine. Quant ARISTOTE définit le télos (sens de la vie dans la Métaphysique) comme la recherche du bien-être et du bonheur, il définit un télos imprégné de dopamine...La neurobiologie ouvre à une relecture de la métaphysique...La morphine stimule la dopamine par effet intermédiaire inhibiteur sur le système Gabaergique inhibiteur de la dopamine. Une double inhibition égale une stimulation. - - = +.Simple. La dopamine est euphorisante. Nous constatons l'effet central de la morphine. C’est dire que la morphine a un effet central sur le cerveau et un effet périphérique sur les neurones. Mais dans la douleur chronique, nous nous apercevons que la morphine est parfois inutile et même dangereuse dans 80 % des cas. Après une ruée vers la morphine, soutenue par la Raison d'État et ses nobles causes, une attitude critique doit advenir. La morphine peut accentuer la douleur chronique! Plus vous prendrez de la morphine, plus vous aurez mal et plus vous augmenterez les doses. Les toxicomanes connaissent bien ce phénomène. Nous hospitalisons de plus en plus souvent des patients douloureux chroniques au Centre d'Étude et Traitement de la Douleur du CHU de Montpellier, pour sevrage aux morphiniques. Comment expliquer ce paradoxe? La morphine abaisse le seuil de la douleur par tout un tas de mécanismes cérébraux des opioïdes.

Il n'y a pas perte d'efficacité pharmacologique de la morphine mais il y a une diminution du seuil de sensibilité à la douleur avec hypersensibilité. Le glutamate, via les récepteurs NMDA, joue un rôle essentiel dans l'hypersensibilité susceptible de faire le lit de douleurs chroniques. Les opioïdes, via leur action sur les récepteurs NMDA, sont responsables de ces phénomènes de sensibilisation du SNC. Ainsi la kétamine, antagoniste des récepteurs NMDA, limite la sensibilisation du SNC à la douleur. (Mais la kétamine, cousine du LSD, peut entraîner des hallucinations, nous en limitons nos prescriptions). 

Alors que se passe-t-il? Des phénomènes de plasticité cérébrale sont à l'œuvre en permanence. Le nombre de récepteurs n'est pas quantitativement et qualitativement fixe. Il varie sans cesse. Le récepteur cérébral n'est pas une unité organique mais une unité fonctionnelle à nombre variable selon les circonstances. Ceci est valable pour les récepteurs à la morphine comme probablement à d'autres molécules (benzodiazépines?) ou d'autres neuromédiateurs. D'un côté la morphine calme la douleur mais de l'autre, elle augmente et stimule les récepteurs au glutamate qui eux augmentent la douleur. Et ces récepteurs -comme les oisillons dans le nid- vont crier famine. Ils vont générer de la douleur etc. Par exemple quand j'ai très mal en postopératoire, ce sont ces mêmes récepteurs NMDA qui flambent par plasticité neuronale, stimulés par la chirurgie, l'inflammation. Et si le médecin -par automatisme systématique et irréfléchi- me rajoute de la morphine, elle va aussi stimuler ces récepteurs et j'aurais encore plus mal et surtout si les doses de morphine sont élevées! L’enfer est pavé de bonnes intentions...disait Saint-Bernard au XIIème siècle. 

 

 

 

 

Douleur, antalgiques et addiction 

 

L’espèce humaine développe une addiction majeure à quatre grands groupes de produits chimiques. Le tabac, l’alcool, les tranquillisants (benzodiazépines) et les antalgiques (dérivés du pavot et du coca).

 

Le traitement de la douleur est donc au carrefour de deux de ces quatre fondamentaux : nous utilisons massivement les tranquillisants pour apaiser la souffrance morale et les antalgiques pour calmer la douleur physique.

 

Par la focale de l’addiction, nous constatons que souffrance et douleur sont encore une fois très proches, et peuvent se confondre.

 

 

 

Overdose

 

En 2017, 65 000 américains sont morts d’overdose aux antalgiques. Morphine et fentanyl. On pense à Mickael Jackson, Prince mais au-delà des stars de la pop ou du cinéma, tous les américains sont touchés. Pourquoi ?

 

La médecine est comme l’économie, elle réponds aux règles de l’offre et de la demande. L’offre de centre antidouleur génère la demande de soins de la douleur

L’offre de médicaments antalgiques entraîne la demande d’antalgiques. Dans une civilisation libérale dans laquelle le consumérisme devient la règle, l'individualisme promeut le tout-à l'Ego, et une jouissance éternelle.

 

Pourquoi cette offre ? Après les souffrance seconde guerre mondiale, apparaît la volonté de jouissance du baby-boom, et la levée des interdits religieux avec Vatican 2. Pour illustration, après le concile Vatican II, la chute brutale des pratiquants réguliers s’amorce. Le rite de la confession a été révisé (Sacrosanctum Concilium, 72). Le sacrement de pénitence et de réconciliation un des 7 sacrements, perd de sa nécessité et de son impératif. 

 

En France les chiffres de la pharmacovigilance montrent une grande différence d’avec les USA. 84 décès/an en France en 2016 (44%Tramadol, 26% morphine, 19% codéine) par overdose d’antalgiques dans l’enquête DTA (Décès Toxiques par Antalgiques) sans notion d'abus ou de toxicomanie. Le nombre de décès par surdosage  involontaire en opioïdes a progressé de 161 % entre 2000 et 2014 en France, passant de 1,3 pour 1 000 000 habitants en 2000 à 3,4 pour 1 000 000 habitants en 2014.

 

Le libéralisme anglo-saxon favorise la prescription des antalgiques mais en Europe le droit Romain règne encore avec ses interdits et sa verticalité. Aux USA Canada la publicité médicale et médicamenteuse est largement répandue à la TV. Ceci est inimaginable en France. Le médecin français dispose d’ordonnance sécurisée et le pharmacien valide ensuite la délivrance avec rigueur.

 

Mais la lame de fond est réelle. En France la mortalité par abus d'antalgiques progresse. La levée de la  prescription de morphine dans les années 70 aux USA et les années 80 en Europe, est en marche. Cependant nous pouvons associer le libéralisme américain à l'égard des armes à celui des antalgiques. Le résultat est une mortalité remarquable aussi bien par les armes que par les antalgiques. En France, c'est inconcevable. Il y a donc plus de douloureux dans le monde occidental, donc plus d’antalgiques distribués.

 

 

 

Quand le désir devient un droit du citoyen puis un droit de l’homme

 

Avec les années 2000, un nouveau virage survient. Ce qui était une poussée de jouissance collective avec les hippies, puis une fièvre de jouissance individuelle dans les années 80, devient un Droit. Je désire un enfant à 60 ans, j'ai le droit d'avoir un enfant à 60 ans. Quel qu’en soit le moyen, seule la réalisation de mon désir compte. Si je désire le bonheur, j'ai le droit au bonheur. Si je veux la bonne santé, j'ai le droit d' avoir une bonne santé. Si je souhaite un logement, j'ai le droit au logement. Si je désire l’amour, j’ai le droit à l’amour; si je ne désire plus travailler, j’ai le droit de vivre décemment sans travailler (revenu universel). Je veux mourir, je demande le droit au suicide assisté. Naissance, mariage, amour, filiation, bonheur, mort, deviennent les fonctions régaliennes de l’individu. Il prendra le contrôle total de sa vie. Alors si je ne veux plus souffrir, j'ai le droit à l'antalgie! Ne nous y trompons pas, le passage du désir au Droit est une affirmation du "tout-à-l'Ego" de l'individu. Une confirmation de notre narcissisme. Magnifié par notre existence sur les réseaux sociaux. Car le génie des réseaux sociaux est d'exalter le narcissisme de chacun et de faire croire que chaque être humain est plus qu’important. Puis d’exploiter les méta-données, les big data pour majorer sa consommation, en toute liberté... Il n’y a jamais eu autant de manuscrits d’écrivains qui arrivent chez les grands éditeurs. 1000 par mois chez Gallimard, 500 par mois chez Acte Sud. Dans 95 % des manuscrits, une autobiographie de l'auteur. L’ère narcissique est en route. Une mutation anthropologique conduit à un coming out permanent de l’individu. Le désir de l’individu devient le Droit de l’individu. Le Droit n’est plus l’ordonnancement du collectif et l’harmonisation du bien-commun, mais la législation du désir de l’individu. Le Droit est dicté par le désir de l’individu et non du groupe. Les devoirs s’éloignent…Alors nous voyons le passage du désir au Droit du citoyen, mais plus encore au Droits de l’Homme. Une dimension universelle concernant toute l’espèce humaine. Comme il n’ y a pas de limites au désir, il n’y aura bientôt plus de limites aux Droits de l’Homme. Et ces Droits vont-ils disparaitre dans l’obésité des Droits. Trop de Droits tuent-ils le Droit ?

 

 

Le traitement de la douleur inscrit dans la déclaration des Droits de l’Homme

 

 

Cette question se pose dans les pays en voie de développement où l’accès aux soins et à la médecine est précaire. Les hommes du continent africain et du monde arabo-musulman sont sous-traités sur la douleur. La question est de savoir si légiférer peut améliorer la situation. Ensuite j’imagine un jour arriver à l’ONU la question du suicide assisté dans les Droits de l’Homme. Que devient le « Tu ne tueras pas » qui fonde notre monde ?

Légiférer sur la douleur, c'est légiférer sur une sensation/perception et une émotion. Pourquoi ne pas interdire la tristesse, l'angoisse, la peur de vivre et inscrire ces interdictions dans les droits de l'Homme? Interdisons le cancer et ses causes, le tabac et l'alcool. Interdisons la maladie et la mort! Il y a un exemple dans la littérature: le meilleur des mondes d' Aldous Huxley. Le gouvernement distribue à chacun un euphorisant antalgique, le soma. Trop de Droit peut tuer le Droit. Je comprends la nécessité de tordre le bras aux dictateurs africains et moyen-orientaux qui préfèrent dépenser l'argent dans leur armée, leur sécurité et leurs châteaux, plutôt que dans les soins à leur population. Mais il y a une naïveté psychologique à croire qu'une telle inscription dans les droits de l'Homme, serait efficiente.

 

 

 

 

 

 

La douleur chronique, une maladie fonctionnelle

 

Pourquoi la douleur ? La douleur chronique est un symptôme fonctionnel. La fibromyalgie est une maladie fonctionnelle, pas lésionnelle. On ne retrouve aucune lésion malgré toutes les explorations les plus pointues. Comme fait civilisationnel, nous sommes en droit de nous demander pourquoi les patients ont « choisi » la douleur chronique. Il y a eu la neurasthénie au 19ème siècle, les déficits moteurs ou sensitifs sans lésion, la tétanie la spasmophilie dans les années 70-80, mais tout cela a disparu. La douleur est LE symptôme fonctionnel actuellement exprimé. La douleur chronique est dans la Silicon Valley de la médecine fonctionnelle. La plainte est la forme douce et socialisée de la haine. Comme le foot est une forme pacifiée de la guerre. La même violence sociale s'exprime sur les Réseaux sociaux; les "amis" peuvent vous "basher" avec une haine déguisée. Chaque personne a une banque des émotions en elle, avec un patrimoine des cinq émotions de base, joie peine peur colère et dégoût.  Chez la fibromyalgique, il y a eu un casse de la banque. Des effractions parfois terribles dans l'enfance. Des hold-ups. Abus sexuel, abus physique, abus psychologique, négligence. La douleur chronique c'est souvent une banque de colère. De colère contenue, nourrie d'amertume, de ressentiment et de sentiment d'injustice. Dans l'empire romain, Galien avait définit la douleur comme une "rupture de la continuité". Cette formule est intéressante car bien sûr elle s'adapte aux douleurs nociceptives et aux douleurs neuropathiques. La chair est coupée ou rompue. Les nerfs de même. Mais je veux étendre le concept de Galien de "rupture de la continuité" aux douleurs fonctionnelles. C'est alors une rupture métaphorique dans l'histoire des patients.

 

 

Hyperthymie dans le main stream et apathie devant les écrans 

 

De plus en plus je suis surpris de constater l’apathie de jeunes adultes, d’adolescents, puis plus tard d’adultes. Une sorte d’ataraxie épicurienne dans laquelle ils ne ressentent rien. Ni joie, ni tristesse. Une grande passivité. A l’inverse, d’autres sont dans une excitation active, un débordement de rapidité, de bougisme, de projets, de start-up, de nomadisme. Une hyperthymie.

 

 

 

Tranquillos et Thanatos, Ubris et Diké

Imaginons l’avenir de la douleur dans 2 ou 3 siècles. La partition du monde va s’accentuer. D’un côté les démocraties calmes et sécures, où le niveau de vie sera élevé, l’éducation et la santé seront développées. Ces pays couvriront une géographie regroupant l’Europe, l’Asie et l’Amérique du nord. La tranquillité sera la règle, la Diké de nos philosophes grecs, la loi sage, l’équilibre. Tranquillos régnera. La douleur sera anesthésiée. No pain. No never no more. Exit la douleur. De l’autre côté, les convulsions d’un monde en devenir, l’excitation, la violence, les attentats, la guerre et son cortège de souffrance, la mort : Thanatos ou l’Ubris de l’Antiquité. L’Ubris est la démesure, la folie, le chaos. Dans ce monde, la douleur sera exacerbée, revendiquée comme preuve de foi ou de martyr, comme preuve de pouvoir et de puissance, de violence ou d’insensibilité. Les continents africain, latino-américain et le monde arabo-musulman seront représentatifs de ce fleuve.

La métapsychologie freudienne était articulée autour de deux pulsions, Eros et Thanatos. Elle se transformera dans un monde bipolaire, en deux entités topographiques : Tranquillos et Thanatos. Raisonnement simpliste jusque-là. Nuançons l’affaire. L’élite dirigeante du monde Diké refusera l’anesthésie. Panem et circences, du pain et des jeux pour le peuple tranquille et vieillissant, mais conscience et maîtrise de soi, pleines sensations quelles qu’elles soient pour les leaders, les vrais maîtres. Pour NIETZSCHE, la douleur est une excitation à la puissance : « l’excitation de la sensation de puissance est causée par un obstacle. Ainsi dans tout plaisir la douleur est enclose. » ; La douleur est aussi un signe de dignité dans l’épreuve. A l’inverse, dans l’ « Ubrisland », il y aura certes de la souffrance et de la mort, mais également un jaillissement de désir, de fécondité, de vie. 


Imagerie cérébrale et douleur

La douleur se projette dans le cerveau au niveau de deux zones principales : le Girus cingulaire antérieur et l’Insula. Juste à côté de la zone de la douleur sur le girus cingulaire antérieur, se trouve la zone de l’empathie, ou compassion. Les racines de l'humanisme. Étonnant ? Non car les hypothèses issues de la sélection naturelle selon les théories de DARWIN, tendent vers un duo indissociable douleur/ empathie. Notre douleur serait le corollaire de notre empathie. La majorité des humains ressentent de la douleur et de la compassion. L’empathie est différente selon le genre, elle est plus intense chez les femmes. Les indifférents (schizophrènes, autistes, psychopathes, pervers) sont finalement peu nombreux. La sélection naturelle a privilégié les comportements sociaux, d’aide aux démunis et aux faibles. Mais la douleur est dans le package génétique. C'est ainsi.

Dans une étude en 2009, une équipe japonaise découvre à l'IRM fonctionnelle, que le sentiment d'envier autrui (désir mimétique) allume une zone superposable à celle de la douleur physique, le cortex cingulaire antérieur dorsal (ACC). La douleur de l'envie. Les participants ont lu des informations concernant des personnes cibles, caractérisées par des niveaux de détention et possession supérieurs à eux. Derrière l'envie, il faut lire la jalousie. Nous pouvons revoir ce magnifique portrait de Théodore Géricault « la monomanie de l'envie », et imaginer la zone cérébrale en action. Si nous éprouvons du plaisir face au malheur d'autrui, petit sadisme quotidien, la Schadenfreude en allemand, le striatum ventral est activé, lieu de la gratification. Et ces deux régions sont encore plus stimulées quand la personne enviée est dans le malheur. Suprême délice, vraie gratification. La jouissance est là. Les preuves de liens entre comportements sociaux et douleur se renforcent. Nous pourrions explorer cliniquement par un auto-questionnaire pointu, la prévalence de l'envie et jalousie d'autrui chez les douloureux chroniques.

Ainsi le véritable enjeu du futur sera de concilier une culture de l’antalgie systématique, incontournable sur le plan éthique mais individualiste dans ses conséquences, et la pérennité de l’empathie c’est-à-dire du lien social, de l’humanisme. Concilier l'individualisme et la démocratie, concilier le singulier et le pluriel.

Que se passe-t-il dans la tête d’un chirurgien de guerre, qui doit choisir quel blessé opérer en priorité sur le champ de bataille, au risque de laisser mourir les autres? En médecine d’urgence de catastrophe, on appelle cet acte : le triage. Dans une publication de 2008, des neurobiologistes de l’Illinois découvrent que deux régions distinctes du cerveau sont activées pour trancher ce dilemme éthique entre rationalité et affectivité. Le Putamen est activé pour privilégier le rationnel et l’efficacité. L’Insula est activée pour l’affectif. Le Putamen est-il masculin quand l'Insula est féminine? Le putamen est-il de droite et l'insula de gauche? L’étude a porté sur les médecins militaires américains à Bagdad en 2006. Et la plupart du temps, même dans des situations cruciales, c’est…l’émotion qui l’emporte.

Autre résultat de l’imagerie, notre contrôle de la douleur vient de la région préfrontale du cerveau. Bien qu’éloigné en distance, le lobe préfrontal agit sur les neuromédiateurs de la douleur dans le tronc cérébral. Calmer sa douleur c’est activer son lobe préfrontal. Pas étonnant, c’est le siège de l’imagination, et rien de mieux que de fantasmer sur l’agréable pour éloigner la douleur. Une étude du Professeur Irène TRACEY à l'université d'Oxford, démontre de manière solide que les catholiques croyants ressentent moins la douleur que les athées. La foi stimule la région préfrontale qui inhibe les centres de la douleur du tronc cérébral et des voies descendantes. La religion protège de la douleur chronique, comme de la dépression d'ailleurs. Ainsi le dolorisme catholique avait peut-être en réalité un effet protecteur contre la douleur! Sanctifier la douleur, c'est s'en protéger.

Où est la mémoire de la douleur ? La douleur est encodée dans l’insula, et probablement mémorisée dans l’hippocampe, lieu de la mémoire. Pas encore lieu de mémoire.

Dans la douleur chronique, comme dans la fibromyalgie ou l’addiction éthylique, on constate la perte de 20-25% de la substance grise du cortex frontal, c’est-à-dire des neurones. A méditer. 

 

 

La banalité du Bien : Humilité et noblesse de la souffrance 

 

Les survivants de la Shoah ont souvent exprimé honte et culpabilité de leur expérience concentrationnaire. Ce qu’on appelle des méta-émotions. La culpabilité du survivant a hanté bon nombre de déportés. Pourquoi avaient-ils survécu quand leurs amis, leur communauté,  leur famille avait été exterminée ? Le psychiatre Bruno Bettelheim rescapé des camps de Dachau et Buchenwald, fut le premier à décrire la «  culpabilité du survivant » en 1952. Bruno Bettelheim fut le premier analyste à travailler cette passion, cette douleur de survivre à la destruction, sa douleur. « En 1976, il a publié Survivre  un ouvrage qui rassemble de nombreux textes, écrits au long des quarante ans de sa carrière. À partir de son expérience concentrationnaire, il montre combien y survivre est une douleur et il en propose l’analyse. La douleur de survivre, dit-il, s’origine dans une question lancinante qui entretient la culpabilité sans fin dont tous les survivants parlent : « Pourquoi moi ? » On ne peut venir à bout d’une telle interrogation que par le renoncement à la toute-puissance qui exigerait qu’à toute question il y ait une réponse. Ce renoncement s’obtient avec l’analyse du complexe et de l’angoisse de castration, et avec l’analyse du fantasme de la scène primitive qui contient en son cœur une autre question insoluble : « Pourquoi suis-je né ? » Ce renoncement permet alors de vivre avec des questions sans réponse ».

 

Jusqu’au procès d’Adolph Eichmann en 1962 à Jérusalem, les rescapés ne racontaient rien de leur histoire. Seul le numéro tatoué sur l’avant-bras gauche témoignait de la souffrance passée. Handicapés par les séquelles ils étaient de plus, souvent déclassés socialement dans le pays d’accueil.  L’humilité était le marqueur de leur souffrance. La modestie était la caractéristique de leur douleur. 

 

 

La noblesse de la souffrance : Simon Wiesenthal le célèbre chasseur de nazis, a créé sa propre légende en racontant plusieurs versions romancées de sa libération du camps de Mauthausen le 5 mai 1945, faisant ensuite passer de 5 ( chiffre réel et bien documenté ) au fil des années à 9 puis 12 camps de concentration nazi dans lesquels il aurait été prisonnier. Pourquoi un survivant de ce calibre a-t-il besoin de magnifier sa légende pourtant déjà remarquable ? Pourquoi exalter sa propre souffrance vécue ? Est-elle le chemin d’une aristocratie de la douleur? Tom Segev son biographe de l’édition 2010, pose la question du besoin de dramatisation chez certains survivants dont Wiesenthal. Plus vous avez souffert plus votre place est élevée parmi les survivants. Certains veulent donner un sens mystique, religieux, presque miraculeux et électif à ce qui a été une simple chance, un sauvetage réussi, une « banalité du Bien ».  C’est la banalité du Bien du Juste parmi les Nations, face à la banalité du Mal du milicien lituanien ou ukrainien qui a jouit d’être le supplétif zélé des nazis. La figure du Héros se décline aussi dans la souffrance et la douleur. 

 

 

 

Douleur aiguë sensation et douleur chronique émotion 

 

 

Classiquement depuis Aristote et Claudius Galien, nous définissons la douleur comme une sensation et une émotion. Sensation douloureuse de la piqûre dans le bras ou de la morsure du froid. Emotion cérébrale au même titre que la joie, la peine, la colère, la souffrance.

Avec les thérapeutiques modernes, nous soignons très bien la douleur aiguë. Les antalgiques des trois paliers sont performants. Pourquoi ? Parce que la douleur aiguë est surtout une sensation. Le modèle est simple. La voie de la douleur utilise quelques neurones sensitifs au trajet connu depuis la périphérie jusqu'au cerveau. Des neuromédiateurs bien identifiés. Ils sont facile à bloquer et l'affaire est jouée. Efficacité totale.

 

 

Malgré les thérapeutiques modernes, nous soignons mal la douleur chronique. Les antalgiques sont souvent inefficaces. Les antidépresseurs et autres psychotropes sont les seuls partiellement efficaces. Pourquoi ? Parce que la douleur chronique est surtout une émotion.  Les circuits neuronaux sont multiples, avec des fibres ascendantes, contrées par des fibres descendantes issues du cortex limbique ou cortex émotionnel, que connaissent bien les fakirs...Oui les émotions sont plus difficiles à traiter que les sensations. Les émotions sont du ressort de la complexité et expriment la diversité de la Condition humaine, et sa fragilité. Si l'espèce humaine a franchi le plafond de verre de l'intelligence, laissant "en dessous" les autres primates et diverses espèces animales et végétales, c'est aussi en raison de la richesse émotionnelle de l'Homme. Ce qui fait notre richesse, notre complexité, fait aussi notre fragilité. Cette fragilité émotionnelle peut se chiffrer en macro-économie. L'OCDE vient de chiffrer pour l'Union Européenne en 2018, les coûts directe et indirects de la santé mentale: 4 % du PIB, 600 milliards d'euro pour les 28 pays de l'UE.

 

 

 

 

Traiter la douleur chronique c’est traiter les méta-émotions

 

Depuis Aristote, nous savons que la douleur est une émotion. Mais nous pouvons ressentir une émotion sur cette émotion. La méta-émotion est une émotion sur l’émotion. Avoir honte de souffrir, devenir triste, être anxieux et peiné, la colère ou la haine, l'amertume et l'injustice...toutes ces émotions se greffent sur la douleur chronique. Le thérapeute doit bien sûr les évaluer et les apprécier et surtout les traiter. S’il ne traite que la douleur seule, par des antalgiques, il passe à coté de ces méta-émotions. C’est pourquoi nous utilisons de nombreux psychotropes, médicaments les plus actifs sur les troubles de l’émotion mais aussi les thérapies non médicamenteuses qui peuvent aussi traiter les méta-émotions.

 

Douleur et Islam

Le Coran se démarque de la culture judéo-chrétienne sur plusieurs points: 

Le temps humain est assujetti au temps divin, car Allah est l’Omniscient, le Tout Puissant qui définit le temps et sa marche. Et le temps des hommes ? Le temps du progrès humain ? Quelle place ont-ils ? L'islam est une religion tournée vers l’avenir, plus précisément vers l’Au-delà. Le passé ne l’intéresse pas. 

L’espérance de l’Au-delà offre au croyant une émancipation de son angoisse existentielle, de ses doutes. Le détachement du kamikaze qui se fait exploser dans un messianisme guerrier, est sous-tendu par l’idée du paradis. Le musulman est libéré de la crainte de la mort. La vacuité devient une liberté supplémentaire. Le temps de l’Histoire scientifique est remplacé par le temps de la prophétie, rivière perpétuelle dont le seul héros est Muhammad. 

Le péché originel et la culpabilité n’existent pas. Le péché originel d’Adam et Ève est pardonné. Pour vivre sur terre, l’homme a un statut d'auxiliaire de Dieu. Par ce statut, le parcours de l’homme sur terre est de mériter un paradis qui lui avait été octroyé mais qu’il devra regagner par ses bonnes œuvres sur terre. 

Le musulman peut se projeter plus facilement dans un paradis sécure et accueillant. Il ira, c'est certain. Les flammes de l’Enfer sont pour les autres, les hommes sans Dieu. 

Si les juifs attendent l’arrivée du messie, les chrétiens attendent le retour du messie, les musulmans chiites espèrent la venue de l’Imam caché, le Mahdi, le 12ème Imam, pour instaurer la justice et la paix. Le musulman sunnite n’attend personne, il est attendu par Allah. Il peut rêver aux délices qu’il trouvera au futur jardin du paradis. 

Devant la maladie, les hommes sont égaux. Personne n’échappera à sa destinée. Si Dieu envoie des maladies sur terre, Dieu a aussi prévu le remède. L’islam recommande le calme, une espèce de stoïcisme devant l’épreuve, la souffrance et même la mort. Il incite à la patience, à l’endurance et à la soumission devant l’adversité ou le mal. Le musulman ne doit pas se révolter. Le bien, le mal, la vie et la mort sont des décrets de Dieu. En assumant la souffrance, la douleur, le croyant manifeste sa foi. L’être humain qui souffre se rapproche de Dieu. La douleur en interpellant la foi, la rend plus vive, la rend plus préoccupée de se rapprocher de Dieu notamment dans les phases ultimes de la vie. Il y a un discours stoïcien par rapport à la douleur ; le Coran dit : Cherchez du secours dans la patience et la prière. En vérité Dieu est avec ceux qui endurent. 

La signification de la douleur n’est connue que d’Allah et il est interdit sous prétexte d’une douleur intense d’attenter à sa vie ou à celle d’autrui. Ni suicide, ni euthanasie. La misère suprême et la douleur éternelle est le sort de l’homme sans Dieu. C’est la damnation. Le Coran dit : La vie éphémère n’est qu’illusion de jouissance (Sourate 62, Verset 20). 

Le mal, la souffrance et le désespoir ne sont donc pas des notions fondamentalement coraniques. La douleur proprement dite ne réclame pas d’attitude particulièrement compassionnelle. La notion de compassion dans l'Islam est ailleurs, elle est représentée par le concept de Zakâh: un bon musulman doit faire preuve de charité et d'attention envers les pauvres. Faire le jeûne lors du Ramadan peut symboliser la solidarité envers les êtres qui souffrent de faim ou d'autre chose.

 

 

Douleur et catholicisme

 

Le cœur de l'intuition chrétienne  est la conception d'un dieu fragile.

 

Dieu fragile.

 

Pourquoi et comment un oxymore (dieu fragile) a-t-il pu entrainer un tel mouvement de foi populaire, convaincre plusieurs milliards d'êtres humains?

 

Interrogeons-nous d'abord sur la fonction et l'effet psychique de l'oxymore. L'oxymore répond par sa contradiction interne, par la juxtaposition de deux mouvements contraires, de deux concepts opposés, au cœur de l'humain. Association du masculin et du féminin? Ying et Yang? Conservatisme et progrès? Droite et gauche? Cerveau droit et cerveau gauche? Passé et avenir? L'oxymore nous trouble, l'oxymore nous séduit. La force tranquille et la fracture sociale ont gagné les élections. Les oxymores savent rassembler les hommes et les femmes en parlant à chacun d'eux. Le seul auteur à s'être intéressé à la fonction idéologique de l'oxymore, est Georges Orwell dans 1984. Pour Orwell, l'oxymore abolit la notion de vérité et relativise le contenu même des concepts, qui peuvent alors signifier une chose et son contraire. L'oxymore brise notre relation à la réalité. On en arrive à croire deux opinions contraires et contradictoires.

 

Juif galiléen pharisien avec influence essénienne, Jésus est divinisé après sa mort. Lui se disait fils de l'homme, ben HaAdam, il s'inscrivait dans une filiation traditionnelle juive, fils de son père et d'une tribu, mais on le dira fils de Dieu ben Elohim. Comment expliquer en pratique cette divinisation? La théologie chrétienne va avancer le concept de kénose. Mais qu'est-ce que la kénose? Le Dieu fragile va s'illustrer par la kénose, l'incarnation, de Dieu dans Jésus. La kénose est un mouvement d'abaissement du divin vers l'humanité. L'apôtre Paul, Saul de Tarse élève du rabbin Gamliel (petit-fils de Hillel), Paul donc dans une épitre aux Philippins, parle d'un anéantissement de Dieu lui-même pour devenir Homme, jusqu'à vivre la souffrance et la mort sur la croix. La notion de kénose reste donc obscure et pure rhétorique paulinienne, pour démontrer la divinité de Jésus. Mais la kénose est une porte vers le christianisme et ses valeurs: Fragilité, souffrance, douleur, humanité, sont donc les fondements théologiques du catholicisme.

 

Le massif hébraïque (Paul Ricœur) a déjà abordé la notion d'un Dieu triste et fragile. En effet, les Maitres de la Tradition disent qu'il existe un lieu appelé ba-Mistarim    במסתרים   qu'on peut traduire par "dans les lieux cachés", où Dieu pleure toutes les nuits. Dans la tradition juive, il y a donc un Dieu qui rit, un Dieu qui pleure, un Dieu sensible, un Dieu pour qui ce qui ce passe ici-bas est un drame et qui nous attend à la fin de l'Histoire; un Dieu qui participe, mais qui attend l'Homme. Mais le Dieu juif, même s'il est sensible, il n'est pas fragile, il n'est pas le Dieu chrétien. 

 

Pour le catholicisme, la douleur était rédemptrice. Quand il y a une douleur, on cherche la blessure. Quand il y a un châtiment, on cherche la faute.

 

L'iconographie de la douleur est riche et constante au fil des siècles. Citons la passion de Jésus-Christ, Mater Dolorosa ou Notre-Dame-des-sept-douleurs, Stabat Mater (la mère se tenait debout), le martyr de Sainte Blandine, la fin tragique de Jeanne d'Arc au bucher... tout autant de repères et d'exemples à suivre pour le croyant. "Le moment de la douleur est vraiment l'heure où Dieu nous visite"..."En souffrant pour donner la vie, les femmes sont châtiées par là où elles ont pêché" dit encore Jean-Paul II dans Le sens chrétien de la souffrance en 1985. Jean-Paul II reste à la suite de Saint Augustin dans la thématique du péché originel d'Ève et du prix à payer. Le culte et la dévotion mariale furent promus notamment par l'ordre des franciscains.

 

 

 

 

Douleur et protestantisme

 

Protestantisme et sciences :

C’est une décision théologique fondamentale, la transcendance absolue de Dieu par rapport au monde, qui va relancer la recherche scientifique à la Renaissance. Que signifie la transcendance absolue de Dieu? Dieu ne peut entrer dans aucune des catégories du monde connu, il nous est totalement extérieur, incompréhensible, inimaginable, ce que le Gaon de Vilna résumera d'une formule directe: "L'Homme ne sait rien de Dieu, pas même s'il existe". Les savants calvinistes de la Renaissance, Ambroise Paré (médecine, chirurgie), Bernard Palissy (artiste), Olivier de Serres (agronomie), ont un rapport émerveillé au monde donné par Dieu, et qui n’est plus un monde avec une finalité magique, mais un monde où tout est mécanique. Si le monde tout entier est l’œuvre d’un créateur, il n’y a que des créatures, nous ne sommes que des créatures parmi des créatures. Dieu n’est plus dans le monde, il est complètement extérieur au monde, il est transcendant au monde, le monde est donc désensorcelé, désenchanté et cela ouvre la porte à toute la science moderne. Tout est mesurable, il n’y a que Dieu qui soit infini. Le calvinisme a préparé le cartésianisme qui s’est développé dans les académies réformées. Il n’y a rien de divin dans le monde. Notre monde est donc un monde mécanique, ce n’est qu’une créature.

 

Pour forcer le trait, deux conceptions de Dieu existent: soit un dieu immanent, immédiat, intuitif, proche et pratique, presque visible, présent dans tout ce qui nous entoure, dans la prière comme dans toute action, tout environnement...et un dieu transcendant,  très intellectuel, théorique, lointain de l'Homme et de la planète Terre, et laissant aux hommes le soin d'achever son œuvre. CALVIN a énoncé la transcendance absolue de Dieu. Il a renouvelé la révolution philosophique des grecs, affirmant que les dieux sont loin, et que les hommes doivent dorénavant penser leur destin et étudier leur milieu. La remise en cause du dogme catholique de la transsubstantiation, c'est à dire de la présence réelle et véridique du corps et du sang du Christ lors de l'eucharistie, et la critique de l'idolâtrie d'une telle conception, ouvre aussi à la science, une nouvelle compréhension de la matière.

 

Calvin et les juifs :

Contrairement à la théologie dominante, Calvin a une vision unifiée du Premier et du Nouveau Testament. Il considère l’Alliance avec Israël comme toujours vivante, les Dix Commandements comme toujours pertinents, et il envisage l’Eglise comme reliée ontologiquement à Israël. Moïse est « le prince des prophètes » quand Luther déclare « Nous ne voulons pas de Moïse comme législateur ». L’événement Jésus-Christ constitue pour Calvin le renouvellement définitif de l’unique alliance, entre Dieu et son peuple, dans l’ouverture à toutes les cultures.  «L’alliance avec Israël n’a jamais été révoquée par Dieu!» Luther était resté dans l’option étroite de la rupture entre Ancien et Nouveau Testament ; la loi héritée du judaïsme s’oppose à l’Evangile, et s’il lit l’Ancien Testament, c’est seulement avec les critères chrétiens. La même sensibilité règne à l’époque en milieu catholique.

 

Rien de cela chez Calvin qui exprime de l’estime pour le peuple juif. Il déclare obsolète la théorie de la substitution (l’église prenant la place d’Israël) et du déicide et annonce le passage de la théologie de la substitution à celle de l’alliance. Luther rêvait de convertir en masse les juifs, les calvinistes refusent toute entreprise de conversion des juifs au nom de leur compréhension commune de l’épître aux Romains. «Ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte!». Ces positions tranchées entre Calvin et Luther sur le judaïsme, auront des retentissements au XXème siècle. L’ Allemagne luthérienne a pu devenir rapidement antisémite quand les calvinistes français ont sauvé des nombreux juifs, devenant des Justes. L’interprétation juive du livre de Jonas, avance la question de l’exemplarité d’Israël, auquel Dieu demande plus qu’aux autres peuples. Pour Calvin, ce devoir d’excellence du juif doit inspirer l’exemplarité du Réformé. « Quand nous voyons que nous sommes pareils aux juifs, nous avons un miroir pour nous connaitre ». La grâce est donnée par Dieu et l'homme doit être digne de ce don. Il doit donc viser l'excellence. Notons que le travail intellectuel n'était pas valorisé par l'église catholique, qui préférait les Bellatores, les guerriers, les Oratores, les prêtres, les Laboratores, les travailleurs manuels. Calvin restaure le travail intellectuel. Pour former les futures élites du royaume, la contre-réforme animée par les Jésuites rejoint le même souci d'excellence intellectuelle des calviniste, et donc des juifs depuis des millénaires...

 

Sola scriptura, l’écriture seule! La Réforme de CALVIN est un retour aux Ecritures  et aux commandements, comparable au primat de l’Etude et au respect des mitzvots dans le judaïsme. Le croyant est adulte pour interpréter dans la solitude les écritures ou s’adresser directement à Dieu ; il n’a plus besoin d’une tutelle, d’une domination des consciences qui penserait pour lui. La Réforme refuse le polythéisme catholique (Vierge Marie et tous les saints), critique les objets de piété, l'idolâtrie, et Calvin ironise sur les Vierges avec suintement de lait « il y a tant de lait que la sainte vierge eut été une vache et qu’elle eut été nourrice toute sa vie, à grand peine en eut-elle pu rendre une aussi grande quantité ».  Et Calvin se moque du culte des reliques: "Comment se fait-il que Jésus-Christ ait eu trois prépuces?" La Réforme protestante est au fond un retour de chrétiens vers le judaïsme. Une sortie d'Égypte renouvelée, une volonté de quitter le polythéisme catholique égyptien, de fuir le Pape  Pharaon qui maintient le peuple dans l'ignorance et l'esclavage, afin de retrouver le monothéisme et la liberté de l'interprétation. La sortie d'Égypte est d'abord intérieure. Symboliquement aussi, quitter la matrice, la mère, se séparer d'une ambiguïté incestueuse afin d'advenir à soi-même. Puis étudier et tutoyer Dieu. Les divergences entre Calvin et le judaïsme sont minimes : la dimension messianique de Jésus, la circoncision et le baptême.

 

Réforme et douleur :

 

Si l’homme est en dette envers son créateur, la rémunération d’une vie pieuse est de se tenir au plus près des 10  commandements. La recherche du salut hors du monde, dans un monastère, les mortifications imposées par identification au Christ souffrant, sont des pratiques étrangères à la Réforme. Calvin prône l’ascétisme intramondain. Ce sera l’origine du courant puritain qui façonne la culture américaine. L’homme souffrant n’est pas en pénitence de ses propres péchés. Si toute douleur est mémoire charnelle du péché originel, Calvin rompt avec la notion d’une douleur pleine de grâce et de vertu, une douleur qui purifierait l’homme de ses scories, ou une douleur qui anticiperait les souffrances futures du purgatoire. La douleur n’est ni une punition ni une rédemption comme l’affirmait Saint-Augustin. La douleur est un mal dont il convient d’éviter les morsures. Il est légitime de combattre la douleur car elle est une voie indifférente à Dieu. Calvin est mort à 54 ans, après avoir surmonté de nombreuses maladies, hémorroïdes, pneumopathies, migraines, et la maladie de la pierre, ou lithiase urinaire dont souffrit aussi le juif marrane Michel de Montaigne. Il a vécu la douleur de l’intérieur, sans parler du décès prématuré de son seul fils puis en 1549 de son épouse Idelette qu’il aimait tendrement.

 L'humanisme juif


Pour certains, l'humanisme n'est pas un héritage juif, car le souci de pureté a toujours pour conséquence l'absence de prosélytisme de la tradition juive. S'il y a absence de prosélytisme, il y a communautarisme, donc distinction et rejet, et refus de l'universalisme humaniste. Pour d'autres dont nous sommes, l'humanisme est l'héritage du judaïsme. Le souci de pureté n'a pas empêché les juifs d'être dans le passé une religion prosélyte; jusqu'à atteindre les 10% de la population de l'empire romain (5 millions sur 50 millions d'habitants).

 
Mais revenons sur le fond: l'humanisme juif nait très tôt, dès la genèse, dans la paracha de Bérechit. La Torah nous dit que tous les hommes descendent d'un couple fondateur, Adam et Ève. Il n'y a donc pas de races supérieures, pas d'ethnies d'origine supérieure, pas de peuples supérieurs à d'autres. Ils évolueront par la suite de manière différente, mais le creuset primordial est le même pour tout être humain.

 
Puis dans la paracha de Noa'h, Noé, 7 commandements sont définis. 7 comme les sept couleurs de l'Arc-en-ciel après le Déluge. Ils sont appelées les Lois noahides: interdiction de blasphémer, de tuer, de voler, d'union sexuelle illicite, d'idolâtrer, de manger un animal encore vivant et le devoir d'établir un système de justice avec des tribunaux. C'est la base d'un système politique humaniste. 


Puis le peuple hébreux nait avec Abraham et l'alliance. Derrière la représentation légendaire d'Abraham prêt à sacrifier son fils Isaac sur le Mont Moriah à Jérusalem, se joue l'interdiction des sacrifices humains il y a 4000 ans. Dieu arrête le geste d'Abraham, Dieu demande l'interdiction des sacrifices humains. Nous savons qu'ils perdureront encore plusieurs milliers d'années dans d'autres cultures... Une question se pose d'ailleurs sur Abraham: a-t-il bien compris l'ordre de Dieu de sacrifier Isaac? Ou l'a-t-il rêvé ou a-t-il déliré? Woody Allen dit qu’Abraham n’avait décidément pas le sens de l’humour ! Dieu aurait-il pu demander un sacrifice humain offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai? 


Enfin le décalogue, transmis par Moïse aux hébreux, est un des plus anciens règlements de la vie humaine. Plus de 700 ans avant la première déclaration des droits de l'homme, le fameux cylindre du roi perse achéménide Cirrus-le-grand, écrit en 539 avant JC. Cirrus a failli se convertir au judaïsme et avec lui tout le peuple perse. Le moyen orient aurait un autre visage...


Nous devons nuancer la pensée juive vis-à-vis de la Loi en général. Il y a des lois naturelles qui règlent la vie humaine, normées par les commandements, et qui introduisent le droit à la sureté (tu ne tueras point), le droit à la propriété (tu ne voleras point), l'exigence de fraternité (aime ton prochain comme toi-même) et la nécessité d'égalité des humains et de l'inscrire dans le droit. Et il y a la vie des hommes: elle est caractérisée par la transgression! Vie humaine et vies des hommes sont donc deux chapitres bien différents, mais complémentaires.

Puisque les hommes sont libres de choisir entre le bien ou le mal, ils peuvent transgresser à tout instant. Le judaïsme montre en son cœur la dualité transgression/repentir (Téchouva). Raphaël DRAÏ dit que le judaïsme énonce trois injonctions: l'injonction de la connaissance, l'injonction de la prudence et l'injonction du discernement. L'injonction de la connaissance est inscrite dans les Proverbes 3:6 de Salomon: "Par toutes les voies, connais-le"  בְּכָל־דְּרָכֶיךָ דָעֵהוּ וְהוּא יְיַשֵּׁר אֹרְחֹתֶיךָ

Le juif ne peut avoir aucune limite dans sa volonté de connaissances: scientifique, littéraires, philosophiques...Toutes les connaissances. Il y a 3000 ans, Dieu donne la Torah, il s'adresse à l'ensemble du peuple d'Israël. Il dit à Moïse que le rôle des Maitres d'Israël sera de découvrir à travers leur raisonnement et leur travail, les différents aspects de la Vérité. Il énonce le double principe de la transmission et du monde de l'Étude, du questionnement. Dans la cabale, les trois premières séphiroth sont  la Khokhma חכמה  (sagesse), la Bina בינה  (intelligence) et Daat  דעת  (connaissance). C'est une mitzva, une recommandation que de connaitre. Mais il y a la prudence, celle qui ordonne de ne pas consommer le fruit de l'arbre de la connaissance dans le Gan Eden, le jardin des délices. L'être humain placé dans des conditions primordiales se heurte à cette injonction. Enfin le discernement représenté par la prière de fin de shabbat, la Havdala ou prière du discernement. Le verbe lehavdil להבדיל qui signifie discerner. Le juif est donc au cœur d'une dialectique entre deux injonctions contradictoires et une troisième résolutoire. La dialectique -grecque ou juive- créée un dynamisme de la pensée, une énergie et un mouvement d'ouverture. Mais elle peut conduire à la folie, à l'excès, la démesure. Maïmonide disait que "l'être humain est le seul élément du vivant qui soit doté de folie". Et Montesquieu dans l'esprit des lois affirme que " l'Homme est le seul être qui transgresse les lois dont il se dote".

 

 


Les Lumières se pensent universelles et dans un mouvement d'utopie politique, elles proposent la généralisation de la démocratie sur la Terre, quelques soient les cultures indigènes parfois plurimillénaires. Dans un mouvement totalement contradictoire, la pensée moderne française s'affiche aussi en parangon du respect profond de la diversité culturelle. Ainsi nos philosophes politiques invoquent sans sourciller les Lumières universalistes et le respect du singularisme des peuples et cultures au nom de... Toujours le débat entre singulier et pluriel, collectif et individualiste, socialisme et anarchisme. 

Après le prosélytisme purement chrétien, il y a le progrès qui lui est judéo-chrétien. L'idéal de progrès des Lumières s'inscrit aussi dans le prolongement du judéo-christianisme. Prolongement critique certes, mais prolongement dans la démarche. L'idée de l'espoir sous-tend le messianisme juif, l'espérance est un pilier du christianisme. La plupart des civilisations sont fondées sur leur passé. Cœur de leur culture. Le judaïsme est par essence tourné vers le futur. Avec le messianisme et l'espérance, le monde peut changer, l'Homme peut agir dans le sens du progrès, à l'inverse de la pensée grecque marquée par le fixisme, le déterminisme, la tragédie. Curieusement d'ailleurs, la révolution philosophique grecque, qui fut LE progrès majeur de l'humanité, ne pense pas le progrès. Les astres et le ciel ont déjà tout écrit. 

Avec les Lumières, l'homme pense par lui-même, et le progrès de la civilisation conduira au progrès de l'Homme. La quête du bonheur évince celle du salut de l'âme. Plus question de subir une vie de mortification pour rejoindre un hypothétique paradis post mortem. Les philosophes dénoncent le mythe catholique du péché originel, censé justifier la rareté du plaisir sur terre, et ils revendiquent un droit au bonheur pour l'individu. La grande vaincue des Lumières, avant la monarchie, c'est l'Église catholique. Le droit divin cède le pas au droit naturel. Mais nous constatons a posteriori que ce raisonnement libérateur débouche sur d'autres complexités. Bonheur individuel contre malheur du péché originel, liberté contre aliénation, raison contre obscurantisme, progrès contre immobilisme, c'est plus compliqué que ça. 

Avec sa deuxième topique, FREUD, éclairé par les leçons de la première guerre mondiale, a mis fin au fantasme des Lumières. Nous ne cherchons pas toujours notre bonheur et notre masochisme peut nous porter vers la recherche de la souffrance, de la douleur ou de la mort.

 

 

Douleur et judaïsme

Le judaïsme célèbre la vie, pleinement la vie. Vivant, ‘haï חי

L'injonction de la vie, "ouba'harta ba'haim", vous choisirez la vie, est dans le Deutéronome 30:19: "Choisis la vie, afin que tu vives..." תבחר בחיים. Valeur éthique centrale dans la vie d'un juif. Facteur de survie d'une religion vouée mille fois à disparaitre?

 

Chaque religion développe un corpus de valeurs et de symboles  centrés sur des temporalités humaines. Le catholicisme a pu célébrer la mort à travers la passion du Christ et le catholique vit maintenant sous l'horizon de la résurrection comme le protestant qui insiste depuis le 16ème siècle sur la résurrection et le retour à la vie, l'islam est tourné vers un avenir qui est l'Au delà; le judaïsme est un hymne à la vie et à un futur messianique humain meilleur. Dès lors le Kaddish, appelé prière des morts, est aussi un hymne à la vie.

 

C'est pourquoi depuis les temps anciens, il y a toujours eu beaucoup de médecins juifs. Soigner pour conserver la vie. D'autre part la profession médicale fut une des rares activités tolérée pour les juifs. Enfin parce que les sciences sont essentielles dans la conception juive du monde, et la vie une priorité essentielle et absolue.

 

Dans la Torah, si un juif ne doit pas vivre dans un endroit sans médecin, cependant il ne doit pas mettre toute sa confiance dans un seul médecin. Une blague dit qu’il faut s’installer dans une ville où il y a deux médecins…et deux synagogues.

 

Dans le judaïsme, la maladie est une manifestation de Dieu afin que l'homme prenne conscience de ses fautes par le corps ou l'âme. Le juif ne croit pas en Dieu, il croit Dieu. Il ne parle pas de Dieu, il parle à Dieu. Et c’est dans le cadre de ce dialogue qu’il peut interpeler Dieu, voire le mettre à l’épreuve. Attitude singulière dans l’histoire des religions, où la soumission totale est de règle.

 

Le Tikkoun olam, réparation du monde, est une notion centrale du judaïsme. Les kabbalistes nous disent qu'il faut réparer les vases brisés lors de la création, en suivant la loi juive, la Halakha. Les libéraux avancent que le juif doit réparer le monde par la voie politique et la justice sociale. La médecine est dans ce mouvement, elle doit traiter la souffrance et la douleur.

 

La douleur se dit en hébreu Keev  כְּאֵב

La souffrance se dit Sevel  סֵבֶל ou en hébreu ancien  עצב

Les souffrances, les tourments, un mot au pluriel car de signification forte se disent yissourim ייסורים

עונש  signifie le châtiment.

 

Le judaïsme autorise donc un dialogue entre le croyant et Dieu; ce dialogue peut aller de la plainte, du gémissement, de l’interpellation jusqu’à la rébellion. Le livre de Job est une bonne illustration de cette dialectique. Plus en profondeur, Job pose cette question inédite : Dieu peut-il vouloir le malheur, la douleur et la souffrance des hommes ? La shoah a reposé avec horreur la question de Job.

Le judaïsme proscrit l’ascèse et la mortification. La douleur auto-infligée n’a aucun sens. Toute douleur doit être apaisée et traitée.

Les cohanim, prêtres du Grand temple, étendaient cette règle humaine aux animaux : il fallait tuer l’animal du sacrifice, sans le faire souffrir. La Cacherout, désigne l'ensemble des règles alimentaires juives. Ces règles se trouvent mentionnées dans la Torah et sont développées dans la Tradition orale, le Talmud. La chéhita ou jugulation, consiste à trancher la majorité de l'œsophage et de la trachée artère avec un couteau effilé. Le but de la chéhita est de ne pas faire souffrir l'animal, puisque la jugulation vide instantanément le cerveau de son sang et donc supprime toute douleur.

 

La circoncision, Brit milah, depuis Abraham symbole d’alliance avec Dieu, doit être effectuée à 8 jours, et si possible sans douleur.

Si une femme a trop souffert lors d’un accouchement, elle peut être autorisée à utiliser une contraception. Fait rare dans l’histoire des religions qui promeuvent de préférence la natalité.

La famille doit entourer et soutenir l'homme souffrant. Il ne peut rester seul dans l'isolement et le dénuement. Depuis 3000 ans, l'histoire du peuple juif et les souffrances endurées, éclairent bien sur le refus de la douleur par l'étayage familial et communautaire. Le phénomène diasporique accentue la prééminence du lien social intrafamilial.

La douleur ne peut donc être ni une punition, ni une rédemption. Elle doit être combattue sans complaisance.

 

L'auto-dérision de l'humour juif, est souvent considéré comme masochiste. Puis on évoque le mur des lamentations ou bien le livre des lamentations de Jérémie. Pour conclure rapidement que le juif est souvent dans la plainte et le masochisme. Quand est-il de cette affirmation? Est-ce pertinent? Tout d'abord le Mur des Lamentations est une invention britannique du XIXème siècle, traduite de l'arabe! Pour les juifs, nulles lamentations, le Mur est le Kotel occidental, mur ouest, lieu de vœux et de prières, pas un lieu de plaintes. L'humour yiddish a pourtant dénommé l'homme qui est adepte de la plainte: le Kvetscher, qui vient de Kvetsch la plainte. L'auto-dérision conduit à des formules comme " Born to Kvetsch", né pour se plaindre.

 

La "plainte juive" n'est pas masochiste, elle est du coté du rire et de la vie. Le code est: "je me moque de moi en train de me plaindre, non pas de la situation en soi, et je réagis à mon angoisse et je m'adapte". Il ne faut pas prendre la plainte pour argent comptant! Daniel Sibony nous dit que le rire, c'est secouer l'identité en étant sûr qu'on peut la récupérer. Sinon c'est l'angoisse...Il faut saisir l'humour dans la bible en général et même dans le livre des lamentations de Jérémie en particulier: "Jusqu'à quand, Oh mon Dieu, tu vas te mettre en colère éternellement?" Se plaindre, c'est se consoler de son malheur afin de l'éloigner. Se plaindre de sa douleur, de sa souffrance, a pour but de l'écarter. La plainte peut être une litanie réconfortante et rassurante. Mais par l'humour et l'auto-dérision, on se console de son bonheur d'être élu. Quand la douleur et la souffrance sont trop fortes, les règles de pudeur, de tsiniout vont alors intervenir. L'écrivain polonais Stanislaw Jerzy Lec, évadé de camps de concentration, disait: "Ne succombez jamais au désespoir: il ne tient pas ses promesses". 


Le traitement de la douleur: un judéo-calvinisme


Depuis la seconde guerre mondiale, le traitement de la douleur est devenu une priorité humaniste du monde occidental. Pourquoi? Nous avançons l'hypothèse culturelle et religieuse, du double souffle du judaïsme et du protestantisme sur la médecine, un judéo-calvinisme influent; mais en réalité une synthèse de l'éthique nord-américaine, association d'une émigration wasp (white anglo-saxon protestants) et d'une émigration juive. Cette éthique américaine fait retour sur l'Europe, qui délaisse alors les vieilles attitudes grecques stoïciennes et catholiques romaines.

 

En 1957 Pie XII, pape de l'Eglise catholique, soutient enfin le traitement de la douleur. Cette année-là, des soignants catholiques, invités auprès de Pie XII, l’interpellent sur la position qu’ils doivent adopter en matière de soulagement de la douleur et, en particulier, lui demandent s’ils peuvent utiliser les antalgiques majeurs. Et le Pape prend alors une position extrêmement claire : selon lui, la douleur en soi n’est pas rédemptrice. Peut-être la manière dont une personne traverse l’expérience de la douleur peut l’être, mais en tout état de cause, il n’y a pas de raison qu’un soignant catholique n’utilise pas les antalgiques. Et il va même plus loin : dans certaines situations, comme il est possible que cela ne suffise pas, le Pape recommande l’utilisation des techniques de sédation.

 

Pour synthétiser les différences entre les trois grands monothéismes, disons que le judaïsme est centré sur un Texte interprétable (Bible hébraïque); le christianisme est centré sur l'Evènement Jésus, et pour l'Islam, le texte est non interprétable, il représente la périphérie et le centre de tout ce qui peut être fait, et la dernière des prophéties. Les conceptions de la douleur découlent directement de ces différences. Si la douleur est le malheur, le bonheur se situe au paradis. Là encore les paradis sont différents: dans le paradis juif, ce qu'il y a à faire c'est étudier paisiblement. Dans le paradis musulman, c'est prendre du bon temps. Dans le paradis chrétien, c'est sortir du temps et du malheur.

 

Religion catholique (jusqu'à 1957) : la douleur permet de se rapprocher de Dieu, de gagner son Ciel.

Religion protestante : la douleur est un malheur universel qu’il faut guérir soi-même.

Religion juive : la douleur est reliée au mal et elle autorise la révolte et le soin.

Religion musulmane : la douleur est une fatalité qu’il faut endurer et accepter.

Religion bouddhiste : la douleur est indissociable de la vie, elle permet la purification d’actions mauvaises accumulées dans la vie (antérieure ou présente).

Religion hindouiste : la douleur permet de retrouver la pureté originelle et d’achever les cycles de réincarnation.

 

Work in progress. Affaire à suivre Inspecteur...

 

 

Bibliographie:

(1) Geoffrey WOODS, Institut de recherche médicale de Cambridge, Nature, 14 décembre 2006

(2) Jacques ATTALI

(3) Régis DEBRAY, Aveuglantes Lumières, Gallimard, 2006

(4) Antonio R. DAMASIO, L'erreur de Descartes, Editions Odile Jacob, 2001

(5) Olivier REY, Une folle solitude : le fantasme de l'homme auto-construit, Seuil, 2006

(6) Caroline ELIACHEFF, Dominique SOULEZ-LARIVIERE: Le temps des victimes, Albin Michel, 2006

 

 

 

 
Gérontopsychiatrie Douleur et Troubles psychosomatiques 2012 - Dr Fabrice Lorin
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Gérontopsychiatrie: Neuropsychologie et troubles psychiatriques de la personne âgée - Dr Fabrice Lorin

  

 

Gérontopsychiatrie : Neuropsychologie et troubles psychiatriques

 

Dr Fabrice Lorin

Psychiatre PH au CHU Montpellier

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Le discours commun affirme que La Raison augmente avec l’âge

•Faux!

•Les délires et les dépressions augmentent avec l’âge

•Les suicides augmentent avec l’âge

 

 

TROUBLES ANXIEUX ET DEPRESSIFS CHEZ LE SUJET AGE

Remarquons tout d’abord la profonde méconnaissance des problèmes psychiatriques chez le sujet âgé

•Plaintes somatiques au premier plan

 

•Difficultés de verbalisation de la souffrance émotionnelle

 

•Pathologies médicales associées

•Banalisation des plaintes : " C'est normal vu son âge et son état …. "

 

Rappel épidémiologique :

•La dépression affecte 5 % des enfants prépubères

•10 à 15 % des adolescents

•20 % des adultes

•25 % des âgés de plus de 65 ans

•Le taux de dépression augmente avec l’âge.

 

 

 

•La dépression est donc très fréquente chez les personnes âgées

•mais elle est trop souvent mésestimée et sous diagnostiquée

•L'expression sémiologique est particulière,

•l'attitude médicale face aux personnes âgées peut perdre en objectivité.

 

 

LES ETATS DEPRESSIFS MAJEURS ASPECTS CLINIQUES

 

 

Dépression majeure et sujet âgé

•Trouble psychiatrique le plus fréquent

•Prévalence : 10-15 %

•Risque de suicide croissant avec l'âge

•Aggrave les problèmes médicaux associés

•Sous-diagnostiquée et sous-traitée

 

Facteurs liés au vieillissement

•Changements de personnalité

•Changements du niveau d’activité, mise à la retraite

•Isolement socio-affectif, veuvage

•Décalage des valeurs, approche de la fin de vie

•Perte d'autonomie plus que maladies associées

•Modifications biologiques et endocriniennes

•Problèmes cérébro-vasculaires

•Phénomènes démentiels et dégénératifs

•Associations médicamenteuses multiples

 

Dépression : variabilité des définitions

•Présence de symptômes dépressifs

•Existence d’un syndrome dépressif selon les critères diagnostiques du DSM IV ou de la CIM 10

•Atteinte d’un score seuil sur une échelle d’évaluation de la dépression

–Hétéro-évaluation : MADRS, HAM-D

–Auto-évaluation : Beck, HAD

 

 

Quelles différences entre une dépression majeure et une « déprime » ? La dépression est un trouble de l’humeur permanent : tristesse, absence de plaisir anhédonie, de motivation, diminution d’intérêt ou d’énergie

Trouble de l’humeur durable (≥ 2 semaines) et qui se pérennise dans le temps

 

Dépression majeure ou " déprime "?

•Un trouble de l’humeur dont le retentissement fonctionnel s’observe sur:

–Les activités quotidiennes, sociales et/ou familiales

–Les 4 activités physiologiques de base: sommeil, appétit , sexualité , motricité

 

 

Particularités sémiologiques de la dépression chez le sujet âgé

•Plutôt que la clinique, ce sont surtout la présentation et l'expression somatique qui prédominent.

•Trois signes majeurs: l'asthénie, les troubles du sommeil et les troubles de l'appétit sont au-devant de la scène clinique.

•Les plaintes subjectives psychiques comme la tristesse, la souffrance morale et l'envie de mourir sont au second plan.

•C'est l'interrogatoire et l'examen clinique qui devront les rechercher.

•Trouble de l'humeur parfois masqué par l'irritabilité, l’agressivité,  l'hostilité ou l'opposition

•Plaintes cognitives fréquentes : asthénie, fatigue, troubles de la mémoire et/ou de la concentration

•Anxiété souvent manifestée par l’agitation ou les plaintes somatiques (douleur, hypochondrie)

•Insomnie à interpréter en fonction de l’altération physiologique du sommeil due à l'âge

 

ð  Toujours interroger un déprimé sur ses idées suicidaires

•Idées noires, des pensées concernant la mort ?

•Sentiment que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue, sentiment de désespoir , voire d’inutilité ?

•Idées suicidaires : sont-elles passagères, obsédantes, intenses, angoissantes ?

•Capacité à résister aux idées suicidaires ?

•Existence d’une planification, tentatives de passage à l’acte ?

•Moyens à disposition, isolement ?

 

 

•le 1/3 des 12 000 morts par suicide par an en France concerne les personnes âgées de plus de 65 ans

•surtout les hommes, en milieu rural, au domicile.

 

 

•Cinq signes évocateurs : l'isolement social, le tempérament impulsif, l’alcoolisation, la dépression, l’hostilité.

•L’interrogatoire doit donc évaluer les idées de suicide et contrairement à ce que l'on pense, les personnes âgées répondent facilement à cette question.

 

Les principaux facteurs de risque suicidaire

•Sexe masculin

•État dépressif majeur, mélancolie

•Scénario précis de réalisation

•ATCD de TS ou de conduites impulsives et/ou agressives

•Alcoolisme, toxicomanie (plus rare en gérontopsychiatrie)

•Perte récente, absence de soutien socio-affectif

•Placement depuis un mois en Maison de retraite ou EHPAD

 

 

ð  Une hospitalisation  peut permettre d'éviter un passage à l'acte.

 

 

Caractéristiques neuropsychologiques des états dépressifs majeurs

•Pas de perturbation du rappel immédiat

•Difficultés attentionnelles dans les épreuves d'attention divisée, ralentissement

•Perturbation de la mémoire explicite et de la résolution de tâches cognitives complexes

•Pas de perturbation de la mémoire implicite

•Difficultés dans le rappel différé et dans les épreuves demandant un effort cognitif continu (fatigabilité)

 

Les formes cliniques de la dépression chez le sujet âgé

•Dépression mélancolique et/ou délirante : Idées hypochondriaques, incurabilité, culpabilité, persécution, jalousie, négation d’organes (Syndrome de Cottard)

•Dépression dans le cadre d’un trouble bipolaire

•Dépression unipolaire dans le cadre de troubles anxieux névrotiques

•Dépression tardive évoquant une étiologie organique

•Syndrome de glissement : asthénie, altération de l'état général, mutisme, refus de nourriture, opposition passive ou active

 

Imagerie cérébrale :

•Hyperdensités de la substance blanche sous-corticale et lésions des ganglions de la base

•Diminution de métabolisme globale ou localisée aux régions cingulaires et préfrontales

 

 

Etats dépressifs majeurs et pathologies somatiques

•Troubles endocriniens (Hypothyroïdie)

•Cancers (Pancréas, leucémies)

•Etats de dénutrition (très fréquent chez les personnes âgées restées isolées au domicile)

•Maladie de Parkinson

•Maladie d'Alzheimer ou autres démences

•Apnées obstructives du sommeil: SAOS

•Médicaments (Antihypertenseurs)

• Troubles cérébro-vasculaires

 

Dépression majeure : une thérapeutique difficile

•L’observance du traitement : les estimations oscillent entre 30 à 50% des patients français qui ne respectent pas les ordonnances…

•30% ne répondront pas à un premier traitement par les antidépresseurs

•20% évolueront sur un mode chronique

•2-3 % aboutiront à un suicide

•Elles aggravent notablement le pronostic des maladies organiques associées

 

Traitement des dépressions majeures

•Antidépresseurs inhibiteurs spécifiques de la recapture de la sérotonine (ISRS) ou mixtes IRSNA (sérotonine et noradrénaline)

•Psychothérapies cognitives ou dynamiques

•Electro-convulsivo thérapie (Electrochocs)

•Stimulation magnétique transcranienne

 

Caractéristiques de l'activité thérapeutique des antidépresseurs

•Les antidépresseurs ne sont efficaces que dans les états dépressifs majeurs

•Leur efficacité ne se fait sentir qu'après 10 à 20 jours de traitement et elle ne sera complète qu’à 12 semaines surtout chez le sujet âgé

•Leur activité est uniquement symptomatique et le traitement doit être maintenu au minimum 6 mois pour éviter le risque de rechute

•Une inversion de l'humeur (excitation maniaque ) est possible

 

 

 

DEPRESSION ET DETERIORATION COGNITIVE

 

Facteurs d’altération cognitive dans la dépression

•La pathologie dépressive : ralentissement, anxiété, ruminations dépressives

•Les altérations cognitives mineures (MCI) liées à l’âge

•Un processus démentiel débutant

•Les traitements en cours

–Anticholinergiques

–Benzodiazépines

–Sédatifs du SNC

 

Dans les dépressions associées à des altérations cognitives

•L’amélioration de la dépression peut s’accompagner d’une disparition des troubles cognitifs

•Les troubles cognitifs peuvent persister mais rester stables après disparition des symptômes dépressifs

•Le risque de développement ultérieur d’une démence est augmenté

 

Dépression, MCI (Mild cognitive impairment) et démence

•15-30% des sujets âgés présentent des symptômes dépressifs significatifs

•17-23% des sujets âgés non déprimés présentent des altérations cognitives non démentielles

•Les dépressions tardives et les altérations cognitives mineures sont deux facteurs indépendants mais qui augmentent le risque d’évolution démentielle

 

La dépression, facteur de risque pour la maladie d’Alzheimer ?

•Des antécédents de dépression majeure pourraient être liés au risque d’apparition ultérieure de la maladie (Mais les études sont contradictoires)

•Le rôle du cortisol et celui de facteurs vasculaires ont été avancés

•La dépression précède souvent l’apparition des premières altérations cognitives

 

Eléments cliniques en faveur de l'origine vasculaire d'une dépression

•Absence d'antécédents dépressifs

•Début rapide sans cause apparente

•Peu d'idéations dépressives, apathie, ralentissement psychomoteur objectif

•Facteurs de risque cardiovasculaires

•Lésions de la substance blanche à l’IRM

•Absence de réponse aux antidépresseurs

•Antécédents d'accidents vasculaires AVC, hypertension artérielle, hypercholestérolémie, diabète

 

Eléments cliniques en faveur de l'origine neurodégénérative d'une dépression

•Début progressif sans facteur déclenchant

•Absence de plaintes concernant les difficultés cognitives

•Absence d'antécédents personnels ou familiaux de troubles anxieux ou dépressifs

•Présence de troubles des fonctions supérieures autres que ceux de la concentration ou de la mémoire (aphasie, agraphie, acalculie)

•Anomalies aux examens d'imagerie cérébrale : IRM cérébrale et scintigraphie cérébrale

 

Penser aux effets cognitifs des médicaments anticholinergiques

•Egalement responsables de sécheresse buccale, constipation, tachycardie, sueurs, difficultés d’accommodation visuelle

•Catégories de médicaments en cause :

–Antidépresseurs tricycliques

–Neuroleptiques de première génération

–Certains antiparkinsoniens

–Certains antihistaminiques

–Certains antispasmodiques

 

Possibilité d’apparition tardive de complications des benzodiazépines

•Liées principalement à un ralentissement de leur élimination

•Mais aussi à une augmentation de sensibilité de leurs récepteurs

•Elles peuvent être cause :

–De troubles cognitifs notamment mnésiques

–De fatigue chronique de somnolence diurne

–De chutes ou d’incoordination motrice

 

Psychiatry in the elderly R.Jacoby & C.Oppenheimer, 2003 : En résumé, la dépression des sujets âgés est souvent associée avec des altérations cognitives mineures qui vont subsister chez une minorité d’entre eux ou être le signe avant-coureur d’une démence irréversible . En pratique, les patients déprimés présentant des altérations cognitives objectivables (MMS < 24) devront de ce fait être suivis après guérison de leur dépression du fait de leur risque accru d’évolution démentielle

 

CLINIQUE DES TROUBLES ANXIO-NEVROTIQUES

 

Névroses ou troubles anxieux ?

•Psychonévroses (Freud) : La théorie psychodynamique envisage :1) Des mécanismes psychopathologiques spécifiques 2) Des facteurs prédisposants de personnalité 3) Des syndromes cliniques caractéristiques

 

•Psychasthénie (Janet) : Autre théorie intégrative mais dans une perspective "neuropsychologique"

 

•Troubles anxieux (DSM, CIM): Description essentiellement syndromique et symptomatique

 

Classification DSM IV des troubles anxieux

•Trouble panique avec ou sans agoraphobie

•Phobies spécifiques

•Phobie sociale

•Trouble obsessionnel-compulsif

•État de stress post-traumatique

•État de stress aigu

•Anxiété généralisée

 

Les troubles anxieux du sujet âgé

•Moins fréquents que chez l'adulte jeune

•Prévalence de 10%

•Fréquente association aux troubles dépressifs

•Se manifestent surtout par l'anxiété généralisée et l'agoraphobie

•Les plaintes cognitives, la fatigue, les troubles fonctionnels, sont les symptômes d'appel les plus fréquents

 

Symptômes somatiques de l'anxiété

•Cardiovasculaires :

–Palpitations, tachycardie

–Douleurs précordiales

–Augmentation de la pression artérielle

•Respiratoires

–Dyspnée, sensation d’étouffement

–Pesanteur thoracique

–Bâillements, soupirs

–Hyperventilation, hyperpnée

 

•Neurologiques :

–Sensations vertigineuses

–Céphalées, maux de tête, douleurs musculaires

–Paresthésies, fourmillements des doigts et extrémités, modifications sensorielles

–Insomnie, sommeil superficiel

–Difficultés de concentration ou de mémoire

–Dépersonnalisation, déréalisation

–Hypervigilance, fatigue

–Tremblements

 

•Digestifs :

–Difficultés de déglutition, dysphagie

–Douleurs épigastriques ou abdominales

–Diarrhées, aérophagie, bouche sèche

–Épreintes, ténesme tension anale

•Autres

–Polyurie

–Sueurs

–Rougeur, pâleur

–Hyperthermie

 

Les autres symptômes de l'anxiété

•Psychologiques : appréhension, anticipation anxieuse d’un malheur à venir, inquiétude, tension corporelle et psychique, peur, irritabilité, impatience, angoisse, panique

 

•Comportementaux : Inhibition, agitation, maladresse, fuite, évitement, compulsions (rituels, manies, recherche de réassurance d’aide ou de sédation, alcoolisation), agressivité

 

Les aspects cognitifs de l’anxiété

•Corrélation négative entre l’intensité de la symptomatologie anxieuse et les performances cognitives

•Atteinte préférentielle de la mémoire de travail (court-terme) liée aux troubles attentionnels

•Difficultés de concentration liées aux intrusions incontrôlables de pensées anxiogènes (obsessions, inquiétudes)

 

La crise de panique

La crise d'angoisse ou de panique

•Début brutal sans raison apparente ; parfois nocturne ; intensité maximale en quelques minutes ; limitée dans le temps

•Symptômes somatiques au premier plan entraînant des consultations d’urgence : douleurs, étouffement, malaise, vertiges

•Chez le sujet âgé : agitation, demande d'aide urgente, augmentation de TA

•Cognitions marquées par un catastrophisme, sentiment de perte de contrôle, de danger imminent

•Comportements pathologiques de fuite, d’évitement ou de réassurance

•Modifications perceptuelles visuelles, auditives, temporelles, sensations de déséquilibre ou de perte des repères, déréalisation, dépersonnalisation

 

Le trouble panique est

•Début brutal, le plus souvent entre 25-35 ans

•Répétition de crises de panique spontanées avec apparition secondaire :

–D’une anxiété anticipatoire de nouvelles crises

–D’une anxiété focalisée sur certaines situations où le patient craint de se retrouver seul, de faire un malaise ou de perdre le contrôle

•Évolution fluctuant dans le temps

•Forme mineure : « la spasmophilie » des années 80…

 

 

Situations phobogènes chez les agoraphobes

•Conduite automobile

•Magasins, centres commerciaux, cinéma

•Avion, transports en commun

•Etre seul ou loin d’un pôle de sécurité

•Etre dans la foule ou faire la queue

•Etre enfermé ou loin d’une sortie

•Ponts, tunnels, escaliers roulants, ascenseurs

•Grands espaces, vide, hauteurs

•Coiffeur, dentiste, médecin, hôpital

 

Quelques phrases de phobiques parfois célèbres :

•Pascal : l’immensité des espaces infinis m’effraie (agoraphobie)

•Qui fuis-je ?

•La peur d’être coincé… me coince

•J’aimerai des voyages sans trajets

•Jean-Jacques Rousseau : « partout je suis intimidé, retenu par quelque obstacle ; mon désir croit avec ma honte et je rentre enfin comme un sot dévoré de convoitise et n’ayant osé rien acheter » (phobie sociale)

 

Trouble panique et agoraphobie chez le sujet âgé

•Troubles secondaires aux évènements de vie marquants et/ou à leur répétition: Retraite, deuils, hospitalisation, déménagement, agressions

•Troubles secondaires à des affections médicales: Coronaropathies, troubles neurologiques, anesthésies, pathologies ostéo-articulaires (Phobie de la marche)

 

Anxiété secondaire aux évènements de vie et traumatismes

Pathologies post-traumatiques : définitions CIM et DSM

•Le sujet est témoin ou victime d'un événement impliquant une menace réelle ou virtuelle de mort, de blessure importante ou d'atteinte majeure à son intégrité corporelle ou psychologique

•Deux formes sont identifiées :

–Une réaction immédiate : le stress aigu (2-30 jours)

–Une forme chronique, parfois retardée, l'état de stress post-traumatique (Plus de 30 jours) PTSD Post Traumatic Stress Disorder

 

Ecole française psychiatrique classique :

•Névrose traumatique: traumatisme psychique sans lésion somatique

•Névrose post-traumatique: traumatisme psychique + lésions corporelles (déportés, rescapés avalanche, AVP…)

 

 

Symptômes dissociatifs observés dans les états aigus de stress

•Confusion, sidération, errance

•Sentiment d'engourdissement, d'anesthésie, de détachement, passivité

•Atténuation ou disparition des réponses émotionnelles

•Amnésie totale ou sélective de l'événement

•Déréalisation, dépersonnalisation

Aspects cliniques des pathologies post-traumatiques

•Symptômes dissociatifs propres au stress aigu

•Reviviscences, syndrome de répétition

•Hyperréactivité aux stimuli évoquant le traumatisme (absence d’extinction des réponses conditionnées) et évitement

•Hypervigilance, état d’alerte avec sursaut, insomnie

•Tendance à revivre le traumatisme sous forme essentiellement sensorielle et émotionnelle

 

Autres conséquences psychiatriques possibles d’un traumatisme psychique

•Etat dépressif majeur

•Trouble panique

•Trouble phobique

•Anxiété généralisée

•Trouble de l’adaptation (Trouble réactionnel)

 

 

L’anxiété chronique pathologique

Etats d'anxiété chronique chez le sujet âgé

•Le plus fréquent : l'anxiété généralisée

•Le plus invalidant : le trouble obsessif-compulsif (TOC)

•Les troubles phobiques et la phobie sociale, habituellement présents depuis l’adolescence

 

L'anxiété généralisée

•Évolution chronique (> 6 mois)

•Début à l'âge adulte, parfois à l'occasion d'un stress ou d'un changement important

•Appréhensions continues concernant la vie quotidienne ( travail, famille , argent , santé , … ) avec surestimation des probabilités de survenue d événements négatifs mais néanmoins réalistes

•Contrairement au TOC il n'y a pas de lutte anxieuse contre ces inquiétudes

•Les cognitions anxieuses ont un caractère incontrôlable, à l'origine de troubles de l’attention et de la concentration

•Elles s’accompagnent de symptômes d’ Hypervigilance (insomnie, tension musculaire, réactivité accrue, fatigabilité, hyperactivité, agitation)

•Les patients ont souvent une longue histoire de troubles fonctionnels : céphalées, troubles digestifs, rachialgies, insomnie, ….

 

Psychopathologie psychodynamique de l’angoisse :

•Angoisse de castration : névroses

•Angoisse de séparation : border line, personnalités dépendante, carencée,

•Angoisse de morcellement : psychoses

 

Troubles obsessifs-compulsifs

•Début progressif dans l’enfance ou l’adolescence ; consultation souvent tardive ; aggravation avec le temps

•Deux types de symptômes, isolés ou associés

–Les Obsessions : Intrusion subite de pensées d’impulsions ou d’images inappropriées entraînant un inconfort notable du fait de leur caractère incontrôlable, anxiogène ou inacceptable

–Les Compulsions : Comportements, rituels ou actes mentaux (compter, prier) répétitifs que le sujet accomplit pour diminuer son anxiété

•Le patient reconnaît la nature pathologique de ses troubles mais égodystone: discordant avec le moi

•Les troubles interfèrent avec les activités du patient (> 1h /jour) sa vie affective (50% de célibataires) et sociale

•Fréquente association à la dépression

•Amélioration le plus souvent limitée

•Formes invalidantes liées à l’intensité des rituels « lenteur obsessionnelle primitive »

 

Les intrusions cognitives des « TAG » et des « TOC »

•Incontrôlables

•Idées, monologues intérieurs, inquiétudes banales

•Variables

•Réalistes, égosyntones

•Liées à l'expérience du moment

•Pas de résistance ou de lutte active

•Hyperactivité, évitement

•Incontrôlables

•Idées, images, impulsions, croyances

•Constantes

•Absurdes, égodystones

•Intrusives, involontaires, détachées du contexte

•Tentative de lutte, de neutralisation active

•Compulsions

 

Quelques phrases de patients souffrants de pathologie obsessionnelle :

•J’aime un peu le changement mais pas le bouleversement

•Mon frère, il donne 5 fois des coups de pieds dans ses pneus avant de monter en voiture

•Je suis persuadée qu’en touchant les aliments ou en respirant les vapeurs de cuisson, je prends des calories. Alors je me lave et relave les mains, pour faire disparaître les calories

•J’ai l’obligation de me souvenir d’oublier

•Autrefois j’étais indécis, mais à présent je n’en suis plus si sûr.

 

Personnalité hystérique

•Séduction, érotisation de la relation

•Théâtralisme

•Suggestibilité,

•Perturbations des conduites sexuelles

•Infantilisme

•Mythomanie

 

Conversions

•les accidents paroxystiques

1- attaques d'hystérie: la grande crise à la CHARCOT (forme actuelle tétanie/spasmophilie

2- crises convulsives, tétanie, diagnostic différentiel avec l'épilepsie

3- syncopes, là où le regard d'autrui est présent (foule, cinéma, théâtre, rue, grandes surfaces)...

4- léthargie: la belle au bois dormant

 

•Les troubles durables ou permanents

1- amnésie

2- paralysies, astasie/abasie

3- anesthésies ne suivant pas les zones d'innervation des racines nerveuses

4- hyperesthésie, par exemple douleur de tout un hémicorps (en l'absence de pathologie intracrânienne et notamment thalamique

5- troubles sensoriels : cécité, brouillard visuel, aphonie (transitoire chez la femme, plus massif chronique chez l'homme), surdité Hystérique de guerre et standardiste

 

Traitements des troubles anxieux

Traitement symptomatique de l'anxiété : la psychoéducation

•Informer, rassurer, écouter

•Rattacher les symptômes à leurs causes

•Favoriser la verbalisation des problèmes

•L’hygiène de vie, l’hygiène du sommeil

•Les techniques de relaxation corporelle

•Les techniques de contrôle respiratoire

•L’exposition aux situations anxiogènes

 

Traitement symptomatique de l'anxiété : abord pharmacologique

•Médications d’action rapide : benzodiazépines (Xanax, Lexomil, Temesta, Valium, Lysanxia…, antihistaminiques (Atarax)

•Médications d’action progressive : azapirones

(Buspar), antidépresseurs inhibiteurs du recaptage de la sérotonine (Déroxat, Prozac, Séropram …) ou mixtes (Effexor, Anafranil, Tofranil, …) ou IMAO

 

Effets secondaires des benzodiazépines

•A court terme :

–Sédation, asthénie, confusion (altération de la mémoire à long terme)

–Incoordination motrice, ataxie, chutes

–Altération de la mémoire à court terme

 

•A long terme :

–Effets rebonds

–Syndrome de sevrage

–Abus de benzodiazépines, dépendance, addiction

 

                                                   

 

 
Gérontopsychiatrie: la douleur chez la personne âgée - Dr Fabrice Lorin

Dr Fabrice Lorin

Psychiatre des hôpitaux

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                         LA DOULEUR CHEZ LE SUJET AGE

 

En France, 10 millions de personnes dépassent 65 ans, dont 4,6 millions ont plus de 75 ans. Cela représente 13,5 % de la population française. Les projections pour 2050 évoquent une multiplication par 3 des personnes de plus de 75 ans et une multiplication par 4 des plus de 85 ans.

 

La douleur est sous-évaluée et sous-traitée. Longtemps indissociée du phénomène de vieillissement, la douleur de la personne âgée n'était ni reconnue ni prise en compte. Effectivement, le vieillissement génère des pathologies dégénératives, à l'origine de douleurs aiguës ou chroniques. La douleur touche plus de 50 % des personnes âgées vivant à leur domicile et plus de 80 % de celles vivant en institution. Une personne âgée sur deux souffre de douleurs chroniques. Les conséquences sont bien évidemment très nombreuses sur leur qualité de vie. Une réflexion sur l'anthropologie de la douleur ne peu être délaissée.

 

Selon les études européennes, les principales douleurs chroniques liées au vieillissement surviennent dans l'arthrose, la douleur post-zostérienne, le cancer, la douleur musculo-squelettique, la fibromyalgie, la douleur centrale après AVC, la neuropathie diabétique. Le cancer est la seconde cause de décès chez les personnes de plus de 65 ans : 67 % des décès liés au cancer. 26 % de patients cancéreux de plus de 65 ans souffrant de douleurs quotidiennes, ne reçoivent aucun traitement antalgique.

 

Les personnes âgées ont une diminution de la perception en réponse à des stimuli douloureux. Cela ne signifie pas que leur expérience de la douleur est moins intense. Lorsque des personnes âgées se plaignent de douleur, la pathologie sous-jacente à l'origine de la douleur est en général plus marquée que chez des personnes plus jeunes qui rapporteraient la même intensité douloureuse. La douleur chronique du sujet âgé a souvent pour étiologie une polypathologie. Enfin les expressions atypiques de la douleur sont fréquentes.

 

Les difficultés psychosociales liées à l'âge sont un facteur aggravant : l'isolement, le retrait de la vie active, le veuvage, la dépendance, l’entrée en long séjour ou en maison retraite. Ces facteurs peuvent influencer l'expression de la douleur et sa réponse à la thérapeutique. La douleur entraîne une diminution de la qualité de vie et peut générer une dépression avec augmentation du risque suicidaire, une anxiété et des troubles du sommeil, troubles de l'appétit, perte de poids, déclin cognitif, perte d'autonomie. Un traitement efficace permettra généralement améliorer ses conséquences délétères.

 

Dépression et maladie douloureuse chronique : la comorbidité est très fréquente. Le seul traitement de la douleur ne suffit pas à faire disparaître la dépression. Il faut toujours traiter la dépression même s'il existe une autre maladie pouvant expliquer sa survenue.

 

La prise en charge la douleur : les échelles d'évaluation de la douleur sont une aide au diagnostic. L’échelle visuelle analogique EVA et l’échelle comportementale DOLOPLUS deviennent de pratique courante. Soigner efficacement la douleur de la personne âgée nécessite un savoir et une formation au traitement de la douleur. La conception d'un traitement doit prendre en compte les associations médicamenteuses, les maladies associées et le profil psychosocial. Les interactions médicamenteuses peuvent distordre l'action antalgique et entraîner des effets secondaires ou des contre-indications.

 

Des actions appuyées sur les CLUD, sont en cours auprès des services hospitaliers de gériatrie et des EHPAD. Une échelle d'évaluation de la douleur aiguë pour la personne âgée non communicante (maladie d'Alzheimer) est en cours de validation. De même les techniques non pharmacologiques peuvent apporter un bénéfice antalgique.

 





 

 

 





 

 

 
Histoire de la psychiatrie à la Martinique- Dr Fabrice Lorin

Histoire de la psychiatrie en Martinique

De la colonisation à nos jours

 

Dr Fabrice Lorin

CHU de Montpellier

 

 

1.     Introduction

 

Objet de convoitise pour les puissances européennes, les petites Antilles furent le théâtre des luttes coloniales, de chocs d'empires à la mesure des appétits de richesse et de puissance.

L'impossible asservissement des autochtones indiens caraïbes introduisit le commerce triangulaire, la traite d'esclaves africains. 50 millions d'africains furent ainsi déportés vers le Nouveau-Monde, du XVIIème au XIXème siècle, d'où naîtront une identité et une culture afro-américaines.

Fruit du métissage biologique et culturel, la Martinique est un de ces "melting-pots" où se heurtent sans cesse le passé et le présent. L'histoire de la psychiatrie en est un reflet fidèle, impossible à calquer sur les modèles européens.

Si du passé nous n'avons que des témoignages partiaux ou aseptisés, le présent devient lieu de conflit, de transformation dynamique où perce parfois, la tendance à l'isolat rigide replié sur des positions passéistes.

De l'infirmerie des Plantations à la geôle, de la Maison des Aliénés de Saint-Pierre à l'hôpital départemental spécialisé de Colson, l'histoire des structures psychiatriques à la Martinique illustre partiellement la condition du fou, le degré de tolérance d'une société en mutation.

 

 

2 L'hôpital de la plantation

 

Du début de la colonisation à l'abolition de l'esclavage (1848) par Victor Schœlcher, le destin de l'esclave africain ou créole souffrant d'une pathologie mentale est -on s'en doute- dramatique.

 

2.1. L'infirmerie des plantations

Sur quelques grandes plantations, on réservait une case pour les malades. Elle était plus grande que toutes les autres mais sans dispositions particulières, seulement isolée tout en restant dans le voisinage de la « gran'case » qui pouvait la surveiller.

Peu à peu, la pratique s'en répandit et "l'hôpital" fut pourvu d'une infirmière : "l'hospitalière", souvent une sage-femme. Elle soignait tous les esclaves malades quelles que soient leurs maladies, somatiques ou psychiatriques. Mais surtout sage-femme car la bonne reproduction du cheptel d’esclaves est une priorité pour le propriétaire.

Devant les mauvais traitements qu'ils recevaient, le Père Labat souhaitait voir s'établir, dans chaque quartier, un hôpital spécial pour les esclaves tenu par les Frères de la Charité et non par le maître.

Les infirmeries, rustiques, offraient au moins deux salles, une pour les hommes, une pour les femmes. Chaque malade aurait eu son lit de camp avec une paillasse mais une barre d'entrave était toujours là avec son cadenas.

Quant à la pharmacie, elle était des plus réduites à quelques pots à simples pour les tisanes et une seringue.

Le régime alimentaire excluait le piment-diable, les épices et les salaisons. Un chirurgien venait faire sa visite tous les jours ou deux fois par semaine, selon les conventions. Les malades ne restaient jamais bien longtemps à l'hôpital, ce qui fait penser que beaucoup d'entre eux étaient là surtout au repos après de grandes fatigues.

 

2.2. La geôle

Quant aux fous dangereux, ceux dont le propriétaire ne voulait plus, "ils avaient droit à l'intérêt public et étaient enfermés dans un cloaque hideux dont l'aspect aurait arraché des larmes aux membres de la Commission nommée par le Conseil Colonial" (1)

Traités comme des criminels, ils croupissaient enchaînés dans les cachots . Ils étaient le rebut même de l'esclavage mercantile, dans une société où le noir n'avait pas condition d'homme mais il était une valeur marchande pour sa force de travail et ses capacités de reproduction.

Jusqu'à l'abolition de la traite (1830), les récits de voyage parlent du suicide "nostalgique" auquel se livraient les africains arrachés à leur pays, dans la pensée d'y retourner après leur mort.

Par la suite, les générations devenant créoles (naissance aux Antilles), ce suicide disparaît[1].

 

3. La Maison des Aliénés de Saint-Pierre : 1839-1902

Nous devons à Etienne Rufz de Lavisson et De Luppé, un Mémoire exceptionnel sur la Maison des Aliénés de Saint-Pierre-Martinique, rédigé en 1856, seul document témoignant de cette période.

Mémoire sur la maison des aliénés de Saint Pierre

Médecins métropolitains, ils passèrent plusieurs années à Saint-Pierre avant de retourner en France. Le Docteur Rufz fut maire de Saint-Pierre, avant de devenir professeur agrégé à la faculté de médecine de Paris.

Cette Maison fut fondée en 1839 : "On vit s'élever dans la position la plus riante, la plus fraîche, la plus salubre de Saint-Pierre, ... une maison vaste, commode dont l'apparence surprenait lorsqu'on venait à apprendre que c'était la maison des fous, c'est-à-dire un asile ouvert à ces pauvres noirs". En réalité, les "pauvres noirs" ne sont pas nombreux à l'ouverture, puisque jusqu'en 1848 (abolition de l'esclavage), les aliénés étaient le plus souvent détenus chez leur maître, gardés sur l'Habitation, afin d'éviter au maître la dépense nécessaire au traitement de l'esclave à la Maison des Aliénés (qui était payante, la sécurité sociale n'existait pas!). Aussi, ce sont surtout les blancs qui sont admis (militaires de garnison, petits blancs créoles...) et des libres de couleur. "Sous le régime de l'esclavage, les blancs étaient admis plus facilement à la Maison des Aliénés à cause de la plus grande protection  dont ils étaient l'objet". Par contre, après l'abolition, les maîtres vont se débarrasser des fous émancipés, mis en liberté, qui seront alors pris en charge par l'Assistance Publique. Quant aux riches blancs créoles (Békés), ils étaient, le plus souvent, conservés au sein des familles dans le secret des Habitations ou bien envoyés en France (comme de nos jours).

Enfin, lors de la fondation de la Maison des Aliénés, "l'établissement fut rempli par un résidu de déments qui composaient le dépôt de Fort-Royal" (prison).

 

3.1. Admissions

Jusqu'en 1848, les admissions sont limitées (environ 30 par an). Les aliénés de la campagne, lorsqu'ils sont dangereux, étaient envoyés préalablement à la geôle de Fort-de-France, avant d'être transférés à Saint-Pierre.

Les hommes sont plus nombreux que les femmes (57 %, 43 %), disproportion remarquable à l'époque, puisque en métropole, "ce sont surtout les femmes qui paraissent sujettes à la folie" et, qu'en Martinique, la population féminine est quantitativement plus importante que la population masculine.

Lorsqu'on regarde les chiffres de près, on s'aperçoit qu'en fait, la distinction raciale joue, ce que les auteurs n'ont pas relevé. Si parmi les noirs africains ou créoles, et les métis, les proportions sont proches, il en est différemment des blancs. Les hommes blancs européens et créoles, sont dans une proportion beaucoup plus importante (78 %) que les femmes blanches ; ces hommes venaient souvent seuls aux colonies et trouvaient une épouse de couleur sur place : ainsi, à Saint-Domingue(2), le recensement fait état de 3.200 blanches pour 10.000 hommes blancs.

 

3.2. Pathologie mentale

Cependant, les auteurs concluent au petit nombre de fous dans la classe blanche (20 %) et au plus grand nombre parmi les africains, démontrant que l'exercice de l'intelligence, les travaux intellectuels ne doivent pas être regardés comme des causes prédisposantes à la folie!

A l'inverse, "on sait que, sous l'esclavage, le concubinage ou quelque chose de pire encore, une sorte de promiscuité, régnait dans les rapports sexuels des noirs, ce qui ne diminuait point la jalousie conjugale, l'une des plus violentes passions du noir".

Aussi, aux facultés cérébrales des blancs, sont opposés la torpeur de l'intelligence par défaut de culture, les excès sensuels, l'ivrognerie, l'épuisement des forces corporelles ... de l'esclave noir et sa prédisposition à la maladie mentale. Ainsi, bâtissait-on, au XIXème siècle, sous couvert de médecine, une approche pathogénique particulièrement discriminatoire, raciste et ethnocentriste.

Nous retrouvons ces données dans le tableau des causes de la folie, où l'onanisme et l'excès de plaisirs vénériens viennent largement en tête, avec l'alcoolisme pour les hommes. Déjà, à la fin du XIXème siècle, les médecins notent que l'abus de tafia (eau-de-vie de canne à sucre) est à l'origine du 4/5ème des maladies mentales et du 3/4 de la mortalité des noirs.

Rufz et De Luppé constatent l'extrême fréquence des manies générales, souvent à thème mégalomaniaque ( le pauvre noir esclave imagine qu'il est riche, qu'il commande et porte des épaulettes de gouverneur ...), à mécanisme hallucinatoire, particulièrement visuel et auditif, et, qu'à l'inverse, les monomanies (névroses) sont rares.

La lecture de certains passages est intéressante pour situer l'ambiance de cette Maison, où se côtoient tant d'hommes et de femmes d'origines diverses.

"La folie du noir est moins bruyante, moins difficile à contenir que celle du blanc ou de l'homme de couleur (mulâtre). Nous ne savons si c'est par suite de l'habitude d'obéissance contractée durant l'esclavage, mais le noir fou résiste moins au moyen de répression ... La folie du noir est plus taciturne. Le plus grand nombre se promènent des journées entières sans dire un mot, la tête basse et le regard de travers ; beaucoup aiment à être nus et se couchent au soleil à ses heures les plus brûlantes. On n'en voit guère qui viennent lier conversation d'eux-mêmes et qui poursuivent les visiteurs de leur importunité. On leur arrache difficilement des paroles, même dans les jours d'excitation. Quelques heures de fauteuil de force suffisent pour dompter les plus indociles. Toujours est-il que cela contraste beaucoup avec la turbulence du blanc et de l'homme de couleur, dont la folie se rapproche plus de la folie des européens. Mêlés aux noirs, dans les cours, ils s'en distinguent par leur loquacité ; ils sont volontaires, insoumis, fanfarons. Ils parlent duels, batailles, richesses. C'est parmi les mulâtres que l’on trouve des orateurs politiques : ce sont eux qui se plaignent de persécutions, de machinations, qui ont des ennemis, qui invoquent la fraternité, l'égalité, font des menaces et prétendent aux places".

En contrepoint à ces différences de comportement, l'abolition de l'esclavage, d'après les médecins, n'entraîne aucune influence sur l'esprit des noirs aliénés. Aucun d'entre ceux qui ont été alors admis n'a présenté, dans son délire, quelque réminiscence de cette révolution si considérable, survenue pour la population noire.

Par contre seuls les mulâtres ont verbalisé sur un mode délirant, une teinte des évènements du jour, revendiquant le poste de gouverneur promis par Victor Schœlcher...

Enfin, les auteurs signalent la rareté de la paralysie générale syphilitique car sur vingt ans d'observations, ils n'ont eu connaissance que de deux cas de suicide : chez un mulâtre et chez un blanc créole, ce qui est, tout à fait, confirmé par les études épidémiologiques réalisées en Martinique(3).

 

3.3. Mortalité

Elle est très importante à la Maison de Saint-Pierre. Après l'abolition de l'esclavage, les aliénés étaient des noirs ex-esclaves ou des affranchis sans famille, déjà exténués par la longueur de leur affection, par les mauvais traitements auxquels ils avaient été en butte et ils décédaient rapidement à la suite de diarrhées aiguës.

 

 

3.4. Traitement

Classique pour l'époque : tartre stibié à hautes doses, opium à doses forcées et continues, datura stra­monium contre les hallucinations, bains tièdes, douches, mais surtout une ébauche d'ergothérapie, de travail agricole. "Nous avons pu ainsi leur faire construire un jardin autour de l'établissement mais, ce travail fini, il n'y a pas eu moyen de leur trouver un autre emploi" et les auteurs concluent à la nécessité d'un travail agricole plus vaste dans ce pays "où le travail des champs se fait en commun, au bruit des chants et, souvent, avec accompagnement de tambour, il semble qu'aucun autre mode travail ne serait plus favorable aux fous que celui de nos ateliers : aussi ne désespérons-nous pas qu'une petite sucrerie ne devienne, un jour, le complément de notre maison de fous".

Un siècle plus tard, à la fondation de Colson, le projet sera repris avec une stupéfiante similitude, puisque longtemps la principale activité d'ergothérapie s’est organisée autour du travail agricole dans l'enceinte de Colson.

Sur le plan institutionnel, à l'ouverture de la Maison Saint-Pierre, les médecins qui en furent chargés ne s'en occupèrent qu'accessoirement et laissèrent à leurs successeurs des renseignements très inexacts.

Par la suite, des médecins métropolitains y furent employés, pour des durées apparemment courtes (4-5 ans), jusqu'à la destruction de la Maison par une nuée ardente, le 8 avril 1902, date de l'éruption de la Montagne Pelée qui détruisit entièrement la ville de Saint-Pierre et ses 30.000 habitants. Mais ceci est une autre histoire ! Vous pouvez toujours visiter les ruines de la Maison des aliénés à Saint-Pierre et son fauteuil en fer pour la contention des malades agités.

Pendant 50 ans, les malades mentaux circuleront librement à moins que n'apparaissent des manifestations agressives entraînant l'incarcération à Fort-de-France, ou la déportation à l'hôpital de la Guadeloupe. Lorsqu'il y a dangerosité, le malade mental est enfermé à la prison, dans un quartier annexe réservé à cette intention, l'infirmerie.

 

4. Colson

 

En 1946, la Martinique devient département français d'outre-mer. Il en résulte un apport croissant de techniciens métropolitains, dont la psychiatrie sera aussi pourvue.

En 1953, Colson devient l'hôpital psychiatrique départemental de la Martinique, créé par le Dr Despinoy.

Ancien sanatorium pour officiers français, puis camps militaire, Colson est à six cents mètres d'altitude, noyé d'humidité, perdu en pleine forêt tropicale. Les murs sont inutiles, la végétation luxuriante remplace les grilles et les sauts-de-loup. Entre les bambouseraies géantes et les fougères arborescentes, les balisiers et les lianes épiphytes, "le serpent veille", et plus d'un patient confus y a perdu la vie, ayant échappé à la surveillance stricte du personnel. En effet un serpent mortel vit dans la forêt, le Trigonocéphale. L’introduction de la mangouste des indes au XIXème fut un moyen efficace de contenir le reptile.

Une route sinueuse relie Colson à Fort-de-France, situé à 14 kilomètres. Position isolée, à l'écart de la vie publique, économique et sociale, l'hôpital constitue un microcosme en retrait.

Ce consensus pour une mise à l'écart des fous est même cautionné par un discours sur l'avantage thérapeutique d'un climat frais et humide !

Mis au vert, le fou doit monter à Colson afin d’apaiser ses nerfs et .les mauvais esprits (quimbois) à "la fraîcheur" dans l'imagerie populaire.

 

Si quelques pavillons sont relativement récents, la plupart sont très anciens et certains d'une vétusté inacceptable : dans ces derniers, les malades étaient allongés à 3 pour 2 lits dans une promiscuité défiant toute règle d'hygiène et d'humanité : facteur supplémentaire de tension au sein du groupe. Si, malheureusement, l'habitude est ferment du désintérêt, le nouvel arrivant est vraiment choqué, probablement à la mesure des paradis espérés.

 

Notre maître le Dr Michel Ribstein y est psychiatre dans les années 50. "Malgré des conditions hospitalières médiocres, les Docteurs Despinoy, Certhoux et Ribstein ont donné à la psychiatrie en Martinique une impulsion remarquable, faisant de Colson, un hôpital pilote. Nombre de malades emprisonnés ou déportés en Guadeloupe ont été libérés ou rendus à leur famille. Un centre de soins actif s'est développé rapidement avec un personnel local, jeune, dynamique et enthousiaste, la communauté participant volontiers aux fêtes et kermesses organisées avec les malades. Les autorités de tutelle encore peu structurées soutenaient les initiatives des médecins métropolitains et permettaient d'organiser une psychiatrie d'avant-garde. Les infirmiers valorisés par une activité passionnante, des promotions relativement rapides contribuaient à la mise en place d'une médecine de qualité....Nombre de patients présentant une maladie organique préféraient se faire soigner à Colson plutôt qu'à l’hôpital général. L'équipe soignante allait organiser la mise sur pied d'un service de neuro-diagnostic et d'interventions neuro-chirurgicales sur place". (4) C'est l'âge d'or de Colson, propulsé par des soignants -médecins et infirmiers- d'exception. En 1978 un pavillon de Colson est dénommé "Pavillon Ribstein". Fait exceptionnel, le pavillon est nommé du vivant du Dr Michel Ribstein (alors médecin-chef de service au CHU de Montpellier) aux cotés des grands noms de l'histoire de la psychiatrie. En quelques années, il a marqué l'histoire de la psychiatrie en Martinique par son humanisme, son travail, son charisme et son dévouement auprès des patients.

 

Six secteurs de psychiatrie adulte découpent l'île (2 secteurs infanto-juvéniles) en six régions : Nord-Caraïbe, Sud-Caraïbe, Nord-Atlantique, Sud-Atlantique, Fort-de-France 1, Fort-de-France 2.

Les dispensaires d'hygiène mentale sont présents dans la plupart des grandes communes et assurent des consultations hebdomadaires, parfois quotidiennes.

De grandes crises ont secoué la vie institutionnelle de l'hôpital, à partir de 1970, dont on peut avoir un aperçu en lisant le livre du Dr Germain Bouckson, alors médecin-chef (4), relatant la grève des infirmiers, avec abandons de poste des infirmiers et autogestion des malades, à compter du 2 février 1970.



Les tenants et aboutissants sont complexes, mais il est certain que l'hôpital devient un révélateur social d'une crise interculturelle, d'un conflit pouvant prendre une teinte raciale, entre un syndicat indépendantiste anticolonialiste anticapitaliste et une direction représentante de l’Etat et du pouvoir blanc « colonial ». La lutte pour le pouvoir a cristallisé un affrontement sur sa détention, au détriment de la prise en charge du malade. Comme si souvent malheureusement.

 

 

De cette situation institutionnelle souvent pathogène, il semble que l'évolution autorise une amélioration. La sectorisation s'adapte à une répartition plus réaliste des chiffres de population et permet un soulagement de certains secteurs et le développement d'activités extrahospitalières, adaptées aux besoins des populations : dispensaire, hôpital de jour, visites à domicile, famille d'accueil ...

 

 

Enfin la fermeture de Colson et le déménagement sur Le Lamentin à la Cité hospitalière de Mangot-Vulcin peut ouvrir une page vers la modernité. Face à l’enlisement du processus, aux réticences de la population et d’autres intervenants, l’ARS a répondu par une prise en charge directe du dossier avec la nomination d’administrateurs provisoires. Malgré les difficultés, la psychiatrie pourrait ne plus être le parent pauvre de la médecine en Martinique.

 

 

Bibliographie :

 

 

(1) André Schwartz-Bart, La Mulâtresse Solitude :"Pourquoi marcher ? Pourquoi ne pas nous coucher par terre, en finir une bonne fois pour toutes" demande Marie-Babette, une vieille négresse. "Ces sont les dieux d'Afrique qui nous envoient, afin que nous prenions possession de ce pays. Tous ceux qui suivent la voix des dieux prendront le bateau du retour ... la mort est ce bateau".

"Elle prétendait ne pas retourner chez elle en bateau comme font communément les nègres d'eau salée. Son intention était de faire le voyage à pied, sous la terre où courent d'interminables galeries qu'empruntent les esprits Dahomey et qui toutes les ramènent fatalement au village".

(2) Histoire des Antilles et de la Guyane - Pierre Pluchon, Privat, 1982.

(3) Dr Pierre Guillard, la tentative de suicide en Martinique, 1985 (Thèse).

(4) Les Antilles en question, Bouckson Germain et Edouard Bertrand, Fort-de-France, 1972, pp. 175-200

(5) Dr Fabrice Lorin, Rapatriements sanitaires de 51 malades mentaux de métropole à la Martinique (1974-1984): étude clinique,épidémiologique et devenirs, mémoire CES psychiatrie, 1986, faculté de médecine de Montpellier  

 



[1] Toutes les études épidémiologiques ont montré un taux de suicide plus bas en Martinique qu'en métropole

 

 

 

 

 
Psychanalyse et télépathie- Dr Fabrice Lorin

PSYCHANALYSE ET TÉLÉPATHIE

 

FREUD, LACAN ET LA TÉLÉPATHIE

 

 

Dr Fabrice Lorin

CHU de Montpellier

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"Les conférences du Docteur Krokovski avaient pris une orientation imprévue. Ses recherches qui portaient sur la psychanalyse des sentiments et la vie des songes, avaient été empreintes d'un caractère souterrain et sombre. Mais depuis quelque temps, elles ne traitaient plus de l'activité amoureuse larvée, et de la transformation de la maladie en sentiment rendu conscient, elles traitaient des occultes étrangetés de l'hypnotisme, et du somnambulisme, des phénomènes de télépathie, du songe révélateur et de la seconde vie, des miracles de l'hystérie au point qu'apparaissent aux yeux des auditeurs l'énigme même de la vie".

 

Thomas MANN dans La montagne magique

 

 

"La transmission de pensée ne peut être simplement accidentelle. Quelques gens disent que je deviens crédule en vieillissant, mais je ne le pense pas. J'ai simplement appris toute ma vie à accepter des faits nouveaux, humblement".

FREUD Interview à Cornélius Tabori (1935)

 

 

 

Plan :

I-            ESPRIT ES-TU LA ?

II-           APERÇU HISTORIQUE ET DÉFINITIONS DE L'OCCULTISME

III-         FREUD ET LA TRANSMISSION DE PENSÉE

IV-             LACAN ET LA TÉLÉPATHIE

 

 

 

I-            ESPRIT ES-TU LA ?

 

« Esprit es-tu là ? Si tu es là, frappe un coup ! »

Par une simple formule interrogative,  s'ouvre au profane, l'expérience du monde occulte. Inconnu où l'imagination offre un matériel riche à l'exploration de l'inconscient. Curiosité, méfiance des psychiatres et des psychanalyses, contrastent avec l'engouement du grand public, et des mass-médias. Alors que la magie, la divination, les tables tournantes et l'apparition d’ectoplasme sont dorénavant rangés dans nos placards, près des balais des sorcières de Salem, un déplacement s'opère vers d'autres ailleurs : planétaires, souterrains, extra-terrestres, entre Mars Attak et Star Wars... On communique toujours avec un au-delà, autre, simplement adapté à la culture. De l'astrologie à une méta-astronomie.

Dans les années 20, à l'université, la parapsychologie acquiert une honorabilité et une reconnaissance. Enfin débarrassée du fardeau occulte, elle se confronte au laboratoire, à la rigueur d'une psychologie expérimentale. L'esprit des morts a quitté l'éther, depuis les travaux de l'américain J.B. Rhine à la Duke University en 1932, acte de naissance de la parapsychologie, sur les cartes de Zener.

Auparavant la confusion régnait tant dans les sciences occultes proprement dites, qu'au lieu de leurs limites avec le champ psychiatrique et psychanalytique.

Au début du XIX° siècle, il y a rupture. La clinique des névroses et psychoses extrait la maladie mentale de la possession, de la sorcellerie et de l'hérésie ; la clinique procède des sciences exactes et théorise sur l'hérédo-dégénérescence organique. Parent pauvre de l'effort nosographique, l'occultisme est exclu de l'académie et rejoint le bazar des voyants extra-lucides. Ainsi la simulation, l'illusion et la manipulation consciente abandonnent le radeau hystérique et s'acoquinent aux sirènes spirites. Élégant tour de passe-passe épistémologique.

Cependant, l'échange n'a cessé entre la psychologie et l'occultisme. Dans les années 80, le retour à Freud a modifié le dogmatisme d'une pensée catégorique et fermée. Parler de toute puissance des idées, fonctionnement archaïque, pensée magique, mégalomanie infantile... ne suffit plus à répondre aux questions posées. Le lecteur francophone se trouve face à une pénurie de traduction de textes freudiens consacrés d'abord à l'occultisme, et trahit par le détournement militant d'Ernest Jones (1).

Fragments mineurs dans l'œuvre de Freud, nous voulons retracer et comprendre son approche des phénomènes occultes. L'enjeu n'est pas des moindres. Autant Freud est convaincu et catégorique en privé, mais prudent et nuancé en public - pour raisons de "politique extérieure" ‑

Autant son contemporain en Suisse, Théodore Flournoy a toujours affiché sa conviction en l'existence de certains phénomènes, et a probablement perdu là le crédit scientifique dont il jouissait. Enjeu en profondeur, vital pour les fondements de la psychanalyse : "les voies de la technique analytique seront-elles aussi délaissées, si l'espoir fait signe que l'on puisse établir par des dispositions occultes une liaison immédiate avec les esprits qui sont à l'œuvre". (1)

 

 

II-          APERÇU HISTORIQUE ET DÉFINITIONS DE L'OCCULTISME

 

Dérivé du latin occultus (caché), le terme d'occultisme apparaît au XVIème siècle, dans le traité d'Agrippa, "De occulta philosophia", première tentative d'une synthèse des pythagoriciens agnostiques, kabbalistes, hermétistes, alchimistes et astrologues. En 1856, année de naissance de Freud, il réapparaît sous la signature d'Eliphas Levi, dans son ouvrage "Dogme et rituel de la haute magie". Cependant les pratiques magiques existent depuis l'Antiquité, et Camille Flammarion, grand expert en médiumnité, cite une pléiade de précurseurs : Socrate, Pythagore, Numa Pompilius, Origène, Apollonis de Tyane...

Classiquement, les pratiques occultes regroupent trois unités : la mantique, la magie, l'alchimie.

La mantique ou divination se divise en mancies du grec μαντεία: manteia = divination, dont l'astrologie, la cartomancie, la chiromancie, l'oniromancie découlent...

Par souci de rigueur, nous laisserons de coté la magie et l’alchimie, des domaines qui furent intéressants dans l’Histoire des sciences,  mais complètement tombés en désuétude en ce début de XXIème siècle. Retrouveront-elles un lustre sous d’autres cieux ?

Le spiritisme est d'invention récente, puisque son origine se situe en 1848, aux États Unis, lorsque les deux filles de John Fox, eurent l'idée de correspondre avec les esprits : un coup frappé = oui, deux coups =non. La passion de l'Au-delà envahit la France vers 1853 où le spiritisme fait un tabac. Notre gloire nationale, notre panthéon de la littérature Victor Hugo en exil à Jersey, consulte les esprits et discute avec Eschyle, Aristophane, Jésus-Christ, Mahomet, Molière, Shakespeare... Implanté dans la vieille Europe, le langage spirite se complique, les guéridons domestiquent l'alphabet, de véritables conversations de salon se tiennent ; l'écriture automatique du médium autorise une accession rapide à l'information d'outre-tombe. Remarquons que l'invention du Morse est contemporaine du mouvement spirite (1856) et de la naissance de Sigmund Freud. En 1857, Allan Kardec, pseudonyme d'Hippolyte Rivail rédige la bible des spirites, sous la dictée des Esprits : "le livre des esprits contenant les principes de la doctrine spirite".

 

Plusieurs expériences y figurent, également dans la revue Spirite, qu'il a fondé et dont l'épigraphe est : "Tout effet a une cause - tout effet intelligent a une cause intelligente. La puissance de la cause intelligente est en raison de la grandeur de l'effet". En plus de sa profession de foi, A. Kardec soutient que les messages fournis par un médium ne peuvent provenir du médium lui-même, ou d'autres personnes présentes, ni lui ni elles n'ayant conscience d'en être les auteurs. Une conception unitaire du Moi sous-tend son discours, adéquation complète entre l'individu humain et sa personnalité consciente. Ceci a pour corollaire, le refus d'une scène inconsciente et de ses influences nourricières.

Pour Kardec, les messages proviennent des esprits des morts, des désincarnés, mais d'autres sectes occultistes, théosophiques invitent les esprits des anges, des démons, des élémentals et des élémentaires, des coques et larves astrales...

Une revue complète de l'occultisme n'aurait d'intérêt que pour confirmer le dénominateur commun à un ensemble de doctrines et de pratiques rituelles.

Il y a une philosophie de l'occultisme dont l'ossature est la théorie des correspondances (1). La vision du monde se rapporte au double sentiment de la diversité et de l'unité du monde. A chaque élément correspond un autre et Hermes Trimegiste formule son principe fondamental

"Ce qui est en haut est en bas". Un avatar du monisme universel ?

 

Par conséquent, l'homme est un organe dans le corps vivant de l'univers. La diversité apparente des facteurs se mue en une unité parfaite, fondamentale, hors du temps et de l'espace. Par analogie. Citons l'astrologie, science des correspondances entre le macrocosme universel et le microcosme humain - Plus que la correspondance, l'intention est essentielle, surtout dans la magie, quand le sorcier exerce une influence maléfique sur les êtres par l'intermédiaire d'une statuette ou d'une poupée, baptisée du patronyme de la personne visée, et mise en correspondance avec le modèle référentiel par la volonté du magicien. La piqure d'épingle signifie l'intentionnalité et la magie apparaît comme un moyen d'agir sur un des éléments de l'univers en utilisant les correspondances analogiques qu'il possède avec tout autre élément de l'univers. Le vecteur est le nom, le mot, la formule et le signifiant ; le vecteur devient porteur de pouvoirs magiques, au delà de l'arbitraire du signe. L'intentionnalité occultiste introduit le fantasme de toute puissance des idées, fantasme infantile mis en évidence avec génie par Freud dans « l'homme aux rats ».

Du surnaturel occulte, le mouvement des idées évolue d'abord vers le supra normal de Myers, première tentative scientifique fin XIX° siècle, puis vers la parapsychologie de Rhine où la théorie des correspondances n'a plus aucune place. Freud à Vienne et Flournoy à Genève, participent à cette évolution et nous allons étudier la subjectivité de leur appréciation.

 

 

III-        FREUD ET LA TRANSMISSION DE PENSÉE –

 

"Peut-être aussi y-a-t-il en moi une secrète inc1ination pour le merveilleux, inclination qui m'incite à accueillir avec faveur la production de phénomènes occultes".

Malgré son penchant avoué pour le merveilleux, Freud reste toujours très prudent, et sa préoccupation constante est d'éliminer toute la part de pensée magique susceptible d'imprégner les faits surnaturels. Ses écrits constituent une récusation des explications occultistes, et il se pencha en rationaliste sur ces problèmes. Lorsqu'il publie, à de rares occasions, un texte sur l'occultisme, il confronte et éprouve la solidité de la théorie psychanalytique plus, qu'il n'apprécie le phénomène pour lui-même. Toutefois sa correspondance témoigne qu'avec son entourage et en privé la question de l'occultisme le préoccupe.

D'abord Fliess, l'ami le plus intime de 1887 à 1902 ; l'auto-analyse de Freud qui se poursuit dans une situation transférentielle exemplaire - Fliess est à l'origine de trois découvertes : Les relations intimes entre le nez et les organes génitaux féminins, la bisexualité et la périodicité. Dans la théorie des périodes, il existerait deux grands cycles dans les espèces végétales et animales, et tout événement d'importance coïnciderait avec des multiples du nombre représentant le cycle. Un tel délire sur les chiffres n'a pas épargné Freud, qui conservera une interrogation superstitieuse quant à la date de sa mort (0. Mannoni (3)) : 61 ans à la suite d'un nouveau numéro de téléphone qu'on lui avait attribué, et d'un voyage en Grèce avec son frère, puis 81 ans, âge du décès de son père et de son demi frère, Emmanuel puis 95 ans, comme sa mère.

 

C.G. Jung tente le premier d'aborder la question de l'occultisme avec Freud. Depuis sa thèse et surtout après le divorce avec Freud, il publiera

"L'énergétique d'une âme" (1928) ;

"Le secret de la fleur d'or" (1929) ;

"Psychologie et religion" (1940) ;

"Psychologie et alchimie" (1944).

Les premières remarques apparaissent en 1907 dans une lettre de Jung, où il annonce sa nomination en tant que membre honoraire à la Société américaine de Recherches Psychiques. Freud ne répondra pas à la question de Jung : "Vos découvertes font ici leurs preuves de la façon la plus brillante. Que pensez-vous de ce domaine ?" Deux ans plus tard, à Vienne, ils se rencontrent et la question de l'occultisme est largement soulevée. Dans le bureau de Freud, l'armoire bibliothèque craque une première fois au moment opportun, à leurs stupéfactions ; mais lorsque Freud dit qu'il s'agit de pure sottise, Jung lui répond qu'il se trompe car le même craquement va se reproduire -aussitôt dit, aussitôt fait. Freud le regarde sidéré... Mais les esprits frappeurs (Poltergeist) ne se manifestent plus après le départ de Jung et Freud lui adresse par courrier une longue démonstration

(Lettre du 16-4-1909) : "Il est remarquable que le même soir où je vous ai formellement adopté comme fils ainé, vous ai sacré successeur et prince héritier -in partibus infidelium- qu'en même temps vous m'ayez destitué de la dignité paternelle, destitution qui semble vous avoir plu autant qu'à moi au contraire l'institution de votre personne. Je crains à présent de retomber auprès de vous dans le rôle du père si je parle de ma relation aux fantômes frappeurs de coups ; il me faut cependant le faire, parce qu'il en va quand même autrement que vous ne pourriez le penser. Je ne nie donc pas que vos dires et votre expérience m'aient fait grande impression. Je me suis proposé d'observer après votre départ, et donne ici les résultats. Dans ma première chambre, cela craque sans cesse, là où les deux lourdes stèles égyptiennes reposent sur les planches de chêne de la bibliothèque, cela est donc trop transparent. Dans l'autre, là où nous l'avons entendu, cela craque très rarement. Au début, je voulais admettre comme preuve que le bruit si fréquent pendant votre présence ne se fasse plus entendre - mais il s'est manifesté à plusieurs reprises depuis lors, jamais cependant en rapport avec mes pensées et jamais quand je me préoccupais de vous ou de ce problème particulier qui est le votre. (Maintenant non plus, ce que j'ajoute en guise de défi.) Mais l'observation a bientôt été dévalorisée par autre chose. Ma crédulité ou du moins ma disposition à croire, a disparu avec la magie de votre présence personnelle ici ; Il est de nouveau, pour certains motifs intérieurs, tout è fait invraisemblable pour moi que quelque chose de cette sorte puisse se produire ; le mobilier désenchanté se tient devant moi, comme, devant le poète après le départ des dieux de la Grèce, la nature dédivinisée. Je chausse donc à nouveau les lunettes d'écaille du père et avertis le cher fils de garder la tète froide et de préférer ne pas comprendre quelque chose plutôt que de faire de tels sacrifices à la compréhension, secoue aussi ma tête blanche en face de la psychosynthèse et pense : Oui, ils sont ainsi, les jeunes, seul leur fait un véritable plaisir ce où ils n'ont pas besoin de nous emmener, où avec notre souffle court et nos jambes fatiguées nous ne pouvons pas suivre"(4).

Freud ne le suivra pas et la question de l'occultisme accentuera la brèche ouverte par les divergences sur la sexualité.

 

Sandor Ferenczi

Moins connu mais plus influent, Ferenczi psychiatre hongrois, fidèle aux théories de base de la psychanalyse, poursuit néanmoins ses recherches sur l'occultisme, commencées bien avant la rencontre avec Freud (5). Il se distingue de Jung dans la mesure où, convaincu par l'existence de la télépathie, il refuse toute approche mystique ou spiritualiste et souhaite expliquer le phénomène par une approche scientifique, dans laquelle la psychanalyse a une place de choix.

En 1889, sa première publication dans un journal médical hongrois (Gyogyaszat) est consacrée au spiritisme. Très proche des conceptions françaises, il propose d'évaluer les mécanismes inconscients en cause dans les phénomènes médiumniques.

"Il est tout à fait possible que la plus grande part des phénomènes spirites s'expliquent par un clivage simple ou multiple dans le fonctionnement mental, une seule des fonctions étant concentrée dans le champ de la conscience, tandis que les autres s'exercent de façon automatique et inconsciente".

Ferenczi situe sa réflexion dans l'orbite des courants janétiens (Pierre Janet), qu'il a lu et étudié attentivement. Il n'offre aucune nouveauté d'un modèle fonctionnel et automatique de l'inconscient. Manifeste en faveur d'une méthodologie scientifique, en dehors des convictions des savants célèbres (Camille Flammarion), pour Ferenczi "ce qu'il faut, c'est trouver un scientifique ou un comité d'hommes de sciences pour prendre en charge ce domaine, mettre la fraude en évidence, faire la lumière sur les méprises et enrichir la psychologie des nouvelles découvertes qui en résultent".

En février 1908, Ferenczi rencontre Freud et les deux hommes deviennent rapidement les meilleurs amis. Ferenczi est convaincu de l'existence de la télépathie. Au retour du voyage aux États-Unis en 1909, ils consultent Frau Seidler à Berlin, voyante douée de lecture extra-rétinienne (yeux bandés). Pour la première fois, Freud ne peut expliquer le phénomène que par un "don physiologique" possédé par la médium. Sans croire à l'occultisme, il reconnaît que "ce n'est qu'une question de transfert de pensées. Si cela est prouvé, il faut croire. Il ne s'agit point de phénomène psychique mais d'un phénomène purement somatique, d'importance capitale il est vrai".

La dernière distinction psychique/ somatique prouve la prudence et la non intégration de la télépathie dans le discours freudien, comme s'il lui fallait refaire le trajet depuis 1893, retrouver la signification et l'origine psychique de la conversion somatique dans l'hystérie.

L'année suivante, Ferenczi lui communique plusieurs exemples de télépathie et Freud à partir du cas de l'homme empoisonné par les crustacés (6), tente de comprendre l'interaction entre la dynamique inconsciente et le phénomène télépathique : il replace les désirs inconscients dans la dynamique affective et souligne la fonction économique de la prédiction. Les audaces de Ferenczi se développent. Il se présenta comme "l'astrologue de cour des psychanalystes", tente des expériences dans le cadre analytique avec Ernest Jones, alors analysant chez Ferenczi et cobaye malgré lui ! Freud modère l'impatience du hongrois, soucieux du développement politique du mouvement psychanalytique.  L'heure de la confrontation publique n'est pas encore advenue. Les articles et observations restent dans les tiroirs. Cependant en novembre 1913, Ferenczi présente devant la Société psychanalytique de Vienne un travail intitulé : Expériences sur la transmission de pensée ; avec la participation d'un voyant, le professeur Alexander Roth et d'une jeune femme médium.

 

Ernest Jones rapporte que la démonstration fut un échec lamentable. Du texte proprement dit, il n'y a plus de trace, puisqu'aucun compte-rendu détaillé ne figure dans les minutes de la Société psychanalytique de Vienne.

Les investigations de Ferenczi vont s'interrompre pendant la guerre, et les deux hommes reprennent leurs échanges en 1925. En privé, Freud et Ferenczi se livrent à des expériences de médiumnité, en compagnie d'Anna Freud.

"Ferenczi est venu ici un dimanche, nous avons fait tous trois des expériences concernant la transmission de pensées. Elles étaient étonnamment réussies, particulièrement celles où je jouais le rôle de médium et analysais ensuite mes associations. L'affaire devient urgente pour nous". (7)

Freud va rédiger quatre publications sur une dizaine d'années :

"Psychanalyse et télépathie" (1921)

"Rêve et télépathie" (1921)

"La signification occulte des rêves" (1925)

"Rêve et occultisme" (1932).

Freud est également sollicité par H. Carrington, directeur de l'American Psychipal institute, pour une contribution aux Proceedings de la S.P.R., revue de La Psychical Reserch. Depuis 1911, il est membre correspondant de la société de Londres, membre honoraire de la société américaine pour la recherche psychique en 1915, et de la société grecque en 1923. William James, l'ami de Flournoy, et Stanley Hall sont les présidents de la branche américaine.

En réponse à l'offre de Carrington en 1921, Freud, réticent, décline la proposition. Il souhaite établir une ligne de démarcation très nette entre la psychanalyse et "ce champ de connaissance encore inexploré", afin de ne pas donner l'occasion à malentendus sur ce sujet.

Une certaine similitude transparaît dans les attitudes de Freud à l'égard de l'occultisme et de Flournoy à l'égard de la nature sexuelle de la libido.

Lorsque Flournoy reconnaît l'importance de la sexualité dans la dynamique inconsciente, il propose néanmoins de "rendre plus facilement acceptable pour le sens commun ce qu'il y a de profondément vrai dans les découvertes de Freud", pour ne pas "choquer l'éthique" et "se préoccuper des conséquences morales et de l'opinion publique". Il déguise la libido d'un costume d'entrain et d'élan vital, souhaitant, en toute franchise, servir la cause freudienne !

Nous savons combien Jung a tenté de telles entreprises et la correspondance Freud/Jung est truffée de rappels à l'ordre de Freud, qui n'accepte aucune compromission, aucun travestissement de ses concepts en général, de la sexualité en particulier. Dans le même élan, le suisse Théodore Flournoy stigmatise son intérêt pour la médiumnité et l'occulte, avec la même rigueur et l'honnêteté intellectuelle que Freud pour la sexualité. Associer sexe et psychologie équivaut à l'alliance occulte/psychanalyse. Il y a là un chassé-croisé intéressant, préhistoire de la psychiatrie dynamique, qui se résoudra par un double mouvement. Flournoy, après le décès de sa femme, se désintéresse de l'occulte et enseigne la psychanalyse, Freud élabore la seconde topique, la compulsion à la répétition et la pulsion de mort, retrouve Kant et affronte avec créativité le transfert de pensées.

L'occulte s'instaure du fait de prendre un produit de la réalité psychique pour un produit de la réalité matérielle. Dans son fondement, le mécanisme de la projection des désirs refoulés, qui permet d'éluder la question de la castration et de la mort. Castration ? Elle revient comme un retour du refoulé dans la symbolique du cérémonial magique : Klingsa, le magicien de Parsifal fut castré, Wotan perdit un œil, le dieu des magiciens, dans la mythologie scandinave est borgne, et que penser des baguettes de magicien, de fée, des balais des sorcières. La mort ? Elle est au premier plan de l'occultisme, qui tente désespérément de l'occulter 1

Dans l'Umheimliche (l'inquiétante étrangeté), Freud rappelle "qu'il n'y a guère d'autre domaine dans lequel nos pensées et nos sensations ne soient aussi peu modifiées depuis les temps primitifs, de ce qui est ancien soit si bien conservé sous un léger vernis, que nos relations avec la mort... Notre inconscient a, aujourd'hui aussi peu de place qu'autrefois pour la représentation de notre propre mortalité". L'image spéculaire, non reconnue et non symbolisée provoque l'angoisse, relative à une fausse unité du moi.

Du narcissisme de l'enfant, il en est question dans la toute puissance des idées, la pensée magique.

Magie mue par deux principes fondamentaux : similitude et contiguïté (2) (Frazer). Freud les retraduit à la lumière du travail du rêve et y reconnaît les principes de fonctionnement psychique : condensation et déplacement, qui deviendront métaphore et métonymie dans l'approche linguistique de Lacan. Mots magiques, l'occultisme repose le problème du langage du rapport signifiant-signifié. Dans la magie, le lien S/s n'est plus conventionnel, coutumier, gratuit, relatif ou extrinsèque comme l'affirme Saussure, mais intrinsèque, ontologique, hors des déterminations. Le temps ne le défait pas. Au "pas-de-sens" de la glossolalie, renvoient l'indéfectibilité et l'inaliénabilité du signifiant magique.

 

Die Gedanken Ubertragung - (le transfert de pensée)

Le terme de "télépathie" n'apparaît à aucun moment dans le premier texte freudien intitulé : "Psychanalyse et télépathie". Freud lui donne pour titre original : Vorbericht (Rapport préliminaire). Ce sont les éditeurs qui transforment le titre et introduisent la télépathie.

Ceci a de l'importance car comme nous le voyons, le Gedanken Ubertragung procède du transfert - Par contre, le terme, télépathie, dérivé de l'anglais Télépathy, se construit à partir des racines grecques tele = à distance et pathos= supporter-sentir. Ainsi la Gedanken Ubertragung ne contient pas la notion proxémique ou spatiale, alors que la télépathie n'explicite pas le contenu du sentir : cela pourrait être la pensée, le discours, l'image, l'affect. Mais ce n'est pas précisé dans la structure du mot.        

Il y a donc un premier danger à une traduction superficielle, qui transformerait le sens des mots.

Freud s'attaque au transfert de pensées et se dit : La communication télépathique restaure un désir archaïque, cela ne saurait pour autant impliquer que je doive rejeter l'hypothèse de son existence. Alors il en postule l'existence et s'attache à analyser les facteurs et conditions du phénomène. Le problème de la nature de la télépathie reste en suspend, Freud se déclare incompétent.

Nous allons donc tenter de synthétiser l'apport freudien à l'étude des phénomènes télépathiques, longtemps séparés artificiellement du reste de son œuvre. D'abord se pose le problème de la communication.

La transmission de pensée, conçue selon un schéma de la communication, pose le problème d'une définition des intervenants. Émetteur/Récepteur, d'après le modèle de Shannon (1947), c'est comparer la télépathie à une communication téléphonique (Shannon était ingénieur de la Bell Company).

Locuteur/Allocutaire, termes retenus par Roman Jakobson, signifie que l'information est acte de langage. Les éthologues, penchés sur les communications animales, ont distingué la fonction représentative (liée à la genèse de la relation objectale et concrétisée par la possibilité de représentation mentale de l'objet absent), la fonction sémiotique (liée au développement de la sémantisation des signaux conventionnels, et exprimée par la possibilité d'utiliser un de ces signaux pour informer sur l'objet absent). Or le langage se caractérise par le fait qu'il permet l'usage de la fonction sémiotique représentation d'un objet absent associé à l'utilisation d'un système conventionnel.

Reste la terminologie des para-psychologues : "agent", le sujet censé émettre le message, et percipient" celui censé le recevoir. Nous emploierons cette terminologie pour la suite de notre exposé.

 

 

Nous avons dégagé cinq propositions concernant la télépathie dans les textes freudiens :

1°/ C'est un désir inconscient ou conscient de l'agent, qui est l'objet de transfert de pensée. Nous retrouvons cette idée dans le désir de mort, inconscient puis devenu conscient à l'égard du beau-frère (premier cas de "psychanalyse et télépathie") ; désir œdipien et identification à la mère chez la femme à laquelle le voyant a prédit la naissance de deux enfants à 32 ans ; désir de vengeance à l'égard de la courtisane (observation sur Schermann).

2°/ L'information télépathique est en apparence neutre, mais elle est captée dans le champ du désir du percipient. L'affaire Forsyte, Forsyth, Vorsicht, exposée dans Rêve et occultisme  (nouvelles conférences sur la psychanalyse), situe la communication dans le cadre analytique, en situation transférentielle. Monsieur P., surnommé Herr Vons Vorsicht par une jeune fille, (Monsieur la précaution), est en analyse pour une impuissance sexuelle de mauvais pronostic. Son analyse doit s'arrêter et il devra céder la place au médecin anglais, Docteur Forsyth, venu pour une analyse didactique. Hors ce médecin s'est présenté chez Freud et il a laissé sa carte de visite, 15 minutes avant le début de la séance de Monsieur P. Lorsque sur le divan Monsieur P. parle de Vorsicht, Freud tient dans sa main la carte du Docteur Vorsyth. Il est profondément frappé, il la montre à Monsieur P.

Dans cet exemple, l'hypothèse est celle d'une similitude des contenus inconscients rendant possible une résonance entre agent/percipient.

3°/ Le matériel télépathique n'échappe pas au travail du rêve, aux mécanismes de défenses.

A l'état vigile, les associations de signifiants (Vorsicht-Forsight-Forsyte-Forsyth) montrent la déformation et le déplacement au travers de deux langues. De même les lapsus (Freud = joie - Freund = ami).

Le rêve télépathique subit condensation et déplacement ; le message télépathique, considéré comme une partie du matériel contribuant à la formation du rêve, à la façon de n'importe quel stimulus externe ou interne, bruit de rue ou sensation organique, se trouve remodelé dans une réalisation de désir et se fond avec d'autres matériaux (Rêve et télépathie).

La nouvelle télépathique joue le même rôle que tout autre reste diurne, et est remaniée, comme ce dernier, en fonction du désir inconscient et de la censure.

4°/ Le sommeil crée des conditions favorables à la télépathie, la forte coloration émotionnelle du message, l'affect facilite la transmission, et la télépathie a les plus grandes chances de se produire au moment où l'idée émerge de l'inconscient, ou, en termes théoriques, au moment où elle passe du processus primaire au processus secondaire (signification occulte des rêves). De ces quatre propositions, la dernière apporte un éclairage intéressant puisqu'elle intègre la télépathie dans un point de vue topique, économique et dynamique.

Topique : puisqu'il s'agit du passage de la représentation chargée d'affect du système inconscient vers le système préconscient-conscient.

Economico-dynamique : par le passage de l'énergie psychique d'un état libre, à un état lié avec stabilisation de l'investissement des représentations.

Toutefois, Freud ne développera pas l'approche métapsychologique du transfert de pensée.

5°/ La télépathie est un mode archaïque de communication extra-sensorielle, peut-être d'origine animale, reléguée au second plan du fait de la communication par des signes perceptibles à l'aide d'organes sensoriels. L'ancienne méthode peut continuer à subsister à l'arrière plan et à se manifester en certaines circonstances (Rêve et Occultisme).

Freud remarque que la télépathie est un phénomène courant dans la vie psychique de l'enfant, ou qu'il survient dans certains états altérés de conscience. D'où la question du message télépathique : langage ou système préverbal ?

Freud ne répond pas mais emploie les mots Gedanken = pensée, idée et Kenntnis = connaissance, savoir (1) ; en allemand, l'association d'idée se dit Gedanken Verbindung et nous oriente déjà vers une chaîne des signifiants, comme celle des maillons d'une chaîne. Plus précis, Die Kennung (marque, signe distinct), du verbe kennen, sous-entend une inscription dans le langage, plus qu'une représentation imagée extra-verbale. Das Kennungwort = le mot de passe.

A travers les différences entre ces deux signifiants, télépathie et Gedanken/Keantnisse übertragung, il y a l'enjeu du langage,  son occultation et on ne s'étonne pas de la position lacanienne.

 

 

IV-          JACQUES LACAN ET LA TÉLÉPATHIE –

 

"Le recours à la communication protège les arrières de ce que périme la linguistique, en y couvrant de ridicule - qui souvent ne se décèle que de l'a postériori - c'est à savoir ce qui dans l'occultation du langage, temps premier, ne faisait figure que de mythe à s'appeler Télépathie - enfant perdue, mendigot de la pensée que ce qui se targuait de sa transmission, la pensée sans discours. Il arrive pourtant, ce mythe à capturer Freud, vous le savez, qui ne démasque pas le roi de cette cour des miracles dont il annonce le nettoyage. Miracle, c'est bien le cas de le dire, quand tout se remonte à celui, premier à s'opérer de ce qu'on télépathise du même bois dont on pactise, contrat social en somme, et fusion communicative, les promesses du dialogue, quoi !" (8)

Lacan dénonce l'occultation du problème de la perte liée au langage dans une tentative imaginaire de fusion spéculaire et de communication totale, "embrassée au ciel ouvert d'une omni-communication de son texte".

Reprenant le cas de Monsieur P. Vorsicht-Forsyth, Lacan explicite son approche de la télépathie : "que l'inconscient du sujet soit le discours de l'autre, c'est ce qui apparaît plus clairement encore que partout dans les études que Freud a consacrées à ce qu'il appelle la télépathie, en tant qu'elle se manifeste dans le contexte d'une expérience analytique. Coïncidence des propos du sujet avec des faits dont il ne peut être informé, mais qui se meuvent toujours dans les liaisons d'une autre expérience où le psychanalyste est interlocuteur - coïncidence aussi bien le plus souvent constituée par une convergence toute verbale, voire homonymique, ou qui, si elle inclut un acte, c'est d'un acting-out d'un panent: de l'analyste ou d'un enfant en analyse de l'analys6 qu'il s'agit - cas de résonance dans des réseaux communicants de  discours, dont une étude exhaustive éclairerait les faits analogues que présente la vie courante" (8)

La complaisance du hasard n'est en aucun cas brisée ; André Breton l'appelle « magique circonstancielle » (9) rencontre d'une causalité externe et d'une finalité interne, et le place en position de dénominateur du Désir. Le renouvellement de la question de l'Occulte pose l'enjeu de l'interprétation analytique ; nommé par l'analyste, l'objet de désir recentre la transmission de pensée autour d'un sujet moins prétendu que supposé savoir comme la diseuse de bonne aventure, le voyant, l'analyste enfin...

A partir du savoir supposé, dont l'inconscient rend sujet, et lieu du désir,'l'autre vient occuper la place du "soit disant diseur de vérité".

Que l'on comprenne enfin qu'il faut faire le deuil de l'extra-sensoriel.

Lacan peut alors donner le coup de grâce à un "effet de recoupements de discours contemporains" (10).

La théorie psychanalytique restera une "putain respectueuse" et "elle ne fera pas le trottoir de n'importe quel côté". Tout un peuple survit à l'ombre du signi­fiant télépathie chez Lacan : enfant perdu, mendiant, bateleur de foire, prostituée... déchets d'un nettoyage freudien encore insuffisant et dont Lacan-Jésus se charge, les para-psychologues –assimilés aux marchands du temple- en sont pour leur frais.

Mais l'interprétation analytique, à rendre caduque toute entreprise au niveau de la réalité, retrouve par un cheminement original, une position conformiste, où la part de subversion du discours contenue dans la télépathie ne fait plus recette en tant qu'objet de recherche.

 

Conclusion :

A Ernest Jones, réticent et hostile, Freud se plaisait à citer Hamlet "Il y a plus de choses au ciel et sur la terre que n'en rêve votre philosophie."

En 1921, Freud rédige pour la première fois, à l'intention des psychanalystes, un article sur l'occultisme : "Psychanalyse et Télépathie".

Notre dernière remarque veut situer la place de l'occultisme par rapport à la technique analytique.

L'étude des phénomènes occultes a ouvert une brèche vers l'exploration de l'inconscient, pour maints savants : Myers à Londres, Ferenczi à Budapest, Jung à Zürich, opèrent un glissement de l'occulte vers la psychanalyse, glissement corollaire au surgissement d'une scène de l'inconscient. D'une autre manière, c'est le passage d'un phénomène groupal et universel (spiritisme) vers un langage individuel et unique. Mais les phénomènes occultes sont intraitables !

A l'inverse, Freud vient tardivement à l'occultisme, muni d'une clinique, d'une technique de cure et d'un savoir opérant qui ne demande qu'à s'enrichir, quitte à se confronter avec un ailleurs.

Quant à Lacan, il dynamite la question de la télépathie et la renvoi au cirque.

 

Bibliographie :

 

1- Freud Sigmund in "Psychanalyse et télépathie", in Wladimir Granoff et Jean-Michel Rey, L'Occulte, objet de la pensée freudienne, Paris, P.U.F., 1983

2- Amadou Robert, l'Occultisme, esquisse d'un monde vivant, Julliard, 1950

3- Mannoni Octave, Freud, Seuil, 1968

4- Correspondance Freud/Jung Tome I p. 295-296, Gallimard, 1975

5- Lorin Claude, Le jeune Ferenczi (1899-1906), Aubier, 1983

6- Lettre circulaire de Vienne, datée du 15 mars  1923, (Freud) citée in Freud  et  l'occultisme de Christian Moreau Privat 1976

7- Moreau Christian, Freud et l'occultisme, Privat, 1976

8- Lacan Jacques, Écrits p. 265, Seuil, 1966

9- Breton André,  L’Amour Fou, Gallimard, 1937

10- Lacan Jacques, Écrits p. 796, Seuil, 1966

 

 

 

Page mise à jour le 27 décembre 2011

 

 
Le psychiatre et la douleur- Dr Fabrice Lorin

Le psychiatre et la douleur chronique

Dr Fabrice Lorin

Psychiatre des Hopitaux

CHU de Montpellier

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-      Quelle est l'histoire de la prise en charge de la douleur, ces dernières années ?

 


La douleur est au croisement de la sensation et de l'émotion, du corps et de l’âme. Le retard de l'étude de la psychologie, tient au cartésianisme, la séparation de l'âme et du corps, la séparation de la Raison et de l'Emotion. Le corps a rapidement pu être examiné, disséqué, découpé, mais l'âme était du registre de Dieu, donc intouchable. Nos connaissances en médecine somatique ont été beaucoup plus précoces et rapides qu'en médecine psychologique, en psychiatrie. Jusqu'au 17ème siècle, la Raison domine l'émotion. Elle doit la juger la réguler et la domestiquer au nom de la Raison triomphante.

 

 

C'est le philosophe écossais David Hume au 18ème siècle qui propose le primat de l'Emotion sur la Raison, allant jusqu'à démontrer que l'Emotion est la source de la Raison. Par exemple un chercheur, scientifique ou philosophe, est d'abord animé par sa passion de la recherche, donc par son émotion, sa curiosité, sa libido sciendi. David Hume est à l'origine des sciences humaines. Il est un penseur de la relation plutôt qu'un penseur du contrat (Rousseau, Locke, Hobbes). Hume édifie sa théorie du jugement moral autour de la sympathie, dont le sens est ici très proche de l'empathie. Voici une première porte ouverte vers la compréhension de la douleur chronique.

 

Tout d'abord quelques dates d’Histoire récente : 1953 l'anesthésiste américain, un type incroyable, médecin et champion du monde de lutte,  le Dr John Bonica élabore le concept de clinique de la douleur, la « Pain Clinic ». Médecin militaire, il a soigné les soldats blessés pendant la campagne du Pacifique de la seconde guerre mondiale ; il propose une approche pluridisciplinaire de la douleur. Associer médecins, psychiatres et chirurgiens, c’est une révolution à l’époque ! Bonica dit qu'il faut agir non seulement sur les causes mais aussi sur les effets d'une pathologie. La douleur est un paradigme. Sa vision est pragmatique américaine. Ensuite février 1957, le pape Pie XII reconnaît qu'il faut dorénavant traiter la douleur; c’est la fin du dolorisme catholique, la fin de presque 2000 ans d’obscurantisme, la fin de la  promotion de la douleur rédemptrice et de l’erreur tragique de Saint Augustin. Ensuite 1973 le premier congrès international de la douleur. En France la première consultation est créée à Paris en 1977 par le Pr François Bourreau, puis à Montpellier en 1979 par le Pr Bernard Roquefeuil, notre Maître. Il y a maintenant des Centres Antidouleur dans tous les CHU de France, et bien sur dans tous les pays occidentaux. Dès la première année de médecine, les étudiants sont sensibilisés à la prise en charge de la douleur. La France est le pays d'Europe où l’enseignement de la douleur en faculté de médecine est le plus développé.

 

 

-      Quelle est la Place du psychiatre dans la prise en charge de la douleur ?

 


Dès l'origine, le psychiatre a toute sa place dans le traitement de la douleur. Il doit repérer les troubles de la personnalité, la dépression, l’anxiété, les pathologies psychiatriques. Repérer ce qui est en amont de la douleur et ce qui est en aval,  les conséquences psychologiques d'une douleur chronique. Il ne doit pas seulement relever les signes cliniques du codex DSM4,  il doit aussi comprendre la dynamique psychique du patient, la place de la douleur dans son histoire personnelle. Puis éventuellement interpréter, avec prudence, enfin valider avec le patient. Le deuil va illustrer mon propos. Deuil et douleur ont la même racine latine dolus, et nous retrouvons  souvent des histoires de deuil pathologique chez les patients douloureux chroniques. Deux exemples cliniques que j'ai rencontré en  pratique:

 

 

Une jeune patiente vient consulter pour des douleurs neuropathiques après chirurgie mutilante d'un sarcome d'Ewing, qu'elle a eu en 2009 à 15 ans. On lui a retiré 3 cotes, l'omoplate et un morceau de poumon. Puis elle a été traitée par radiothérapie et forte chimiothérapie car le pronostic était sombre. Pendant 6 ans, tout se passe bien, mais en 2015, on lui annonce que sa maman est atteinte d'un cancer du poumon. Dans la semaine qui suit l'annonce, la douleur neuropathique s'éveille et ne la lâche plus jusqu'à nos jours. Sa maman décédera 6 mois plus tard. Elle nous dit que la souffrance de la perte de sa mère est bien plus forte que la grave maladie à laquelle elle a échappé. Sa mère lui manque toujours d'autant qu'elle est aujourd'hui enceinte et aurait tant espéré la présence de sa mère dans cette période sensible.

 

 

Une seconde patiente est suivie pour sciatique rebelle sur hernie discale qui entraîne apparemment une dépression. Mais elle m’apprend qu’elle est surtout déprimée parce qu’elle n’a pas pu avoir d’enfant en raison d’un utérus infantile. Plus tard, elle me dit collectionner les poupées Bella, qu’elle achète en piteux état et qu’elle répare. Elle place toutes ses poupées dans la « chambre d’enfants ». Nous demande-t-elle de la réparer comme elle répare ses poupées ? Réparer un enfant qu’elle n’aura jamais ? Réparer l’enfant qu’elle a été et qu’elle est encore? Voilà les questions posées parfois à l’insu même du patient.

  

A travers ces deux histoires, la mère qui meurt et l'impossible maternité, nous voyons combien derrière des douleurs en apparence purement "somatique", la toile de fond émotionnelle est puissante et déterminante.

 

 

En réalité la douleur chronique est comme les poupées russes. Vous regardez une matriochka, puis vous l'ouvrez vers la seconde, la troisième, la quatrième... jusqu'à la plus petite qui recèle la problématique essentielle de la personne. Une blessure, une plaie infinie qui traverse notre temps intime. Au cinéma, Orson Welles a magnifiquement illustré ce processus dans Citizen Kane. A la fin, le mystère de l'énigmatique "Rosebud" apparaît dans le feu de la destruction. La luge, jouet de son enfance, l'objet investi dont il est arraché le jour où il en est séparé brutalement. Et la luge disparaît dans les flammes. Un traîneau de bois sans valeur apparente aux yeux des liquidateurs. C'est souvent le destin des objets que nous investissons affectivement le plus.

 

 

-      Quelles sont les différentes thérapies possibles ?

 

Cinq types de traitement existent pour la douleur chronique : médicaments, moyens physiques (kiné, neurostimulation, sport…), psy, gestes anesthésiques, neurochirurgie. Le psychiatre intervient dans deux de ces cinq thérapeutiques. Il adapte les traitements antidépresseur anxiolytique etc. et il propose les registres psychothérapiques : psychothérapies, thérapie cognitivo-comportementale TCC, relaxation-sophrologie, hypnose, et plus récemment groupe de paroles.

 

-      Vous n'avez pas cité la méditation dans les thérapies qui peuvent aider. Celle-ci peut-elle être bénéfique dans la douleur ou est-elle finalement plus adaptée à traiter la dépression qui peut en résulter?

 

Oui la méditation est intéressante, et toute la troisième vague de TCC. La méditation bouddhiste est à l’origine de la sophrologie-relaxation. N’oublions pas les quatre vérités du Bouddha : toute existence est douloureuse, l’origine de la douleur est le désir, l’abolition du désir met fin à la souffrance, la délivrance se fait par  méditation, moralité, sagesse et connaissance. C’était  il y a 2500 ans…Bouddha avait une… sacrée… avance !

 

-      Quelle est la perception de la douleur par les patients, les médecins, la société en général ?

 

Votre question est la plus compliquée. Le sujet est immense. La médecine rejoint la sociologie, la biologie, l’économie, la religion...

 

Je vais traverser le sujet avec trois focales : l’empathie, la souffrance et le lien social.

 

La question de l'empathie à la douleur de l’autre : les jeunes médecins ont plus d’empathie que les seniors, les femmes médecins plus que les hommes médecins, les élèves ingénieurs plus que les étudiants en médecine ! L’empathie des soignants est un paramètre important de la qualité de la prise en charge de la douleur. Nous savons quelles sont les zones du cerveau activées …ou pas.

 

La souffrance : notre société occidentale est de plus en plus sécurisée, mais la souffrance s'exprime préférentiellement par la douleur. Elle peut même être auto-infligée : regardez les scarifications des ados ! Un pauvre indien de Calcutta, en économie de survie, a d'autres priorités que l'expression de sa souffrance par la douleur. Autre aspect en Occident, après avoir sous-traité la douleur, « maltraité » la douleur, le balancier revient par l’excès ; les addictions aux antalgiques sont de plus en plus fréquentes. Nous hospitalisons pour sevrage d'abus d'antalgiques. Si le XXIe siècle n'est pas spirituel, il sera consumériste et toxicomane. Avoir plutôt qu’être.

 

Enfin dans le cerveau, douleur et empathie sont intimement liées. La douleur est un élément fondamental du lien social. Quand le bébé pleure et crie, il attire l’attention de sa mère et il va recevoir de l’amour et des soins. Par le cri, la douleur est la bande-son de l’histoire de l’humanité. Alors la question est posée : si nous découvrons un médicament supprimant totalement la douleur, ne risquons-nous pas de rompre un élément du lien social de l'espèce, au profit d'un individualisme toujours renouvelé ?

 

-      Y-t-il une évolution des mentalités sur la place du psychiatre dans la prise en charge ?

 

Le psychiatre a toute sa place dans le Centre Antidouleur, il est parfaitement intégré parmi ses confrères en CHU. La difficulté se situe au niveau des patients. La place du psy en général a beaucoup évolué en 20 ans grâce aux médias, à la télévision, aux journaux. Si les gens venaient auparavant en rasant les murs, la démarche est très facile aujourd'hui. Cependant dans la douleur chronique, l'attachement au symptôme corporel montre des résistances ou des difficultés à la verbalisation. C'est pourquoi les prises en charge corporelles de type sophrologie relaxation sont intéressantes.

 

Un exemple récent : une femme âgée est hospitalisée pour douleur du genou. Elle a un fichu caractère et mes confrères me préviennent qu’elle a déjà frappé un psychiatre avec sa canne dans le service de rhumatologie du CHU. Je dois être au diapason. Au milieu de l’entretien, elle me dit « Et les psychiatres, il faut les mettre tous à la poubelle ! J’espère que vous n’en êtes pas un ! » « Et si Madame, nul n’est parfait ! » « Oh excusez-moi docteur, je suis désolée…avec vous ça passe bien ». Les patients douloureux chroniques sont souvent soulagés de rencontrer un psy avec lequel parler. Mais… le lendemain, Tatie Danielle a détruit le store de sa chambre d’hôpital, à coups de canne. Vous voyez que la psychiatrie reste une pratique sportive !

 

Pour conclure, le diagnostic précoce des troubles psy et l’approche globale de la douleur sont bien sur préférables à des approches partielles et fragmentées, afin de  transformer la qualité de vie du douloureux.

 

 

-      Vous mentionnez les abus d'antalgiques de plus en plus fréquents. Est-ce parce que nous sommes devenus douillets ou que nous refusons de souffrir (si oui pourquoi?) ou est-ce l'image du médicament (et notamment la morphine dont on avait si peur avant) qui a changée?

 

Les deux. L’abus d’antalgiques concerne bien sur les morphiniques mais aussi les antimigraineux, les antalgiques de niveau 2 comme le Tramadol, les tranquillisants. Sous terre, les analyses confirment de fortes doses de paracétamol  dans les nappes phréatiques, En Occident, notre intolérance à la douleur s’abaisse, et le consumérisme médical progresse. La médecine devient une économie de service comme le coiffeur et la supérette de quartier. Avec la consommation, le  besoin nous emprisonne quant le désir nous libère. Alors pourquoi refusons-nous de souffrir ? Pour jouir le plus possible. Dans l’orchestre, entendons les trompettes de  l’individualisme, et les timbales du narcissisme. L’Homme veut jouir en sécurité : les deux premiers secteurs économiques dans le monde sont l’assurance et le loisir. La macroéconomie éclaire aussi l’inconscient. Prochainement, 800 millions de chinois vont bénéficier de la sécurité sociale. Il sera intéressant de suivre leurs chiffres de consommation d’antalgiques.

 

-      Depuis le début de mon enquête j'ai pu observer que les relations entre les patients et leurs douleurs chroniques étaient extrêmement complexes. Certains sont résignés, d'autres ne veulent pas s'en séparer, d'autre encore seraient prêt à n'importe quoi pour s'en débarrasser. Et certains attendent même qu'elle ne soit plus supportable avant de prendre des traitements qui pourtant les soulagent! Je suis à peu près certaine qu'il y a matière à écrire un livre sur le sujet mais pourriez vous m'expliquer brièvement pourquoi certains "s'infligent" en quelque sorte cette souffrance. Cela rejoint une nouvelle tendance que je souhaiterai que vous commentiez : En Hollande de plus en plus de femme accouche à la maison sans péridurale. Je souffre donc je suis? Qu’est ce que cela dit de nous ?

 

Oui, vous avez raison, le lien entre l’être humain et sa douleur est complexe et parfois étrangement conservateur. « Accueilles ta douleur, tu apprendras d’elle »…je préfère souffrir des contractions et sentir mon bébé naitre plutôt qu’être anesthésiée par une péridurale. La douleur physiologique peut faire partie de l’expérience de l’accouchement pour 90 % des femmes. Pour 10 % des femmes, la douleur devient pathologique et si intense qu’une péridurale est indiquée. Régis Debray a parfaitement illustré nos comportements avec ce qu’il nomme « l’effet Jogging » : plus il y a de voitures, de trains et d’avions, plus nous voyons de gens courir dans la rue, la forêt ou la garrigue ici. Combien d’hommes vont souffrir dans les marathons des sables de l’extrême ? Ce n’est pas parce qu’on nous propose du confort physique ou psychique, que nous allons signer. Votre formule je souffre donc je suis est intéressante. Cela dit de nous que malgré un imaginaire attractif, un nirvana et une jouissance promis, nous voulons encore nous coltiner au Réel. Ca fait mal, mais je refuse le monde virtuel de Matrix. Il y a du courage à vivre son corps dans la filiation de l’Espèce. Ensuite il y a la pathologie. Une douleur chronique me permet de localiser la souffrance, la circonscrire dans une géographie de mon corps, soit ma tête, soit mon dos etc. et éviter sa diffusion à toute mon âme, éviter de remettre en question le sens de ma vie. J’aime bien l’idée de masochisme gardien de vie de Rosenberg. Mais comme vous dites, il y aurait un livre à écrire…

 

-      Enfin, je souhaiterai votre avis en tant que médecin travaillant dans un CETD. Les hôpitaux français de manière générale soignent-ils bien les douleurs chroniques ou est-ce l'apanage des centres spécialisés? 

 

Les prises en charge de la douleur aigue post-chirurgicale, la douleur en cancérologie et en soins palliatif ont globalement bien progressé en France. Mais 7 millions de gens, 15% de la population, sont atteints de maladie douloureuse chronique. Les pouvoirs publics méconnaissent le problème. Les budgets de CETD (Centre d’Etude et Traitement de la Douleur) sont en chute libre. Les CETD de CHU sont inégaux. Et les hôpitaux périphériques en zones arides... Votre question rejoint l’inquiétude sur la qualité des soins et nos craintes sur notre bonne santé. Woody Allen dit que la plus belle phrase en anglais n’est pas « I love you » mais « It’s bénign» (c’est bénin).

 

 

 

Mise à jour 18 octobre 2019

 
Histoire de la douleur féminine de l'Antiquité à nos jours- Dr Fabrice Lorin

 

 

Histoire de la douleur chez la femme de l'Antiquité à nos jours

Dernière mise à jour: 2 février 2014 

 

Dr Fabrice Lorin

Psychiatre des Hôpitaux

Centre d’Étude et Traitement de la Douleur

CHU de Montpellier

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On n’éteint pas chez la femme les sentiments naturels, comme la compassion, au profit des sentiments imposés   Mme de Stael

 

 

 

 

 

I-            Introduction :

 

Compagne de l’Homme depuis l’origine, la douleur est la bande-son de l’histoire de la médecine.

 

Dans l’histoire générale de la douleur, pouvons-nous décrire une spécificité de la douleur au féminin ? Une étude de genre, une Gender Studie de la douleur ?

 

L’histoire se construit sur la tension entre similitude et singularité. Le pluriel et le singulier, le groupe et l’individu. Auparavant les membres de la noblesse ou de l’Église étaient singuliers et ils ont écrit l’histoire. Les pauvres, les faibles, les enfants, les femmes, les malades n'ont pas écrit l'histoire, même s'ils y ont participé, oh combien! Le 20ème siècle voit l’émergence de l’individu, de la singularité, une démocratisation du sujet au risque de n’être que « star d’un jour »...

 

La femme n'acquière une singularité que récemment. Elle lui permet de rentrer dans l’histoire.

 

La thématique de la douleur chez la femme réserve donc une première surprise: il n'y a pratiquement pas de littérature sur le sujet.

 

Le livre de référence, la monumentale « Histoire de la douleur » de Roselyne Rey, pourtant une femme, montre dans l'index des noms propres, 5 noms de femme sur 650 patronymes : par ordre d'apparition Thérèse d'Avila, Charlotte Corday, Mme de La Fayette, la reine Victoria et Colette.

 

L'histoire de la douleur féminine reste à écrire. Et que dire de l'histoire des femmes ! Avec Galilée, nous dirons : « et pourtant elle tourne ».

 

L'histoire de la douleur féminine suit le statut de la femme. Les historiens ont acté une déshistoricisation de la condition féminine. La femme est assujettie tant du point de vue du droit que des usages et des coutumes. La femme reste au foyer, se consacre aux tâches ménagères, à la reproduction et à l'éducation des enfants. L'idée d'égalité des sexes ne commence à se réaliser que très récemment. Avec retard. Pourtant Condorcet l'avait théorisée au XVIIIe siècle.

 

Dès l’origine, dans les plus anciens manuscrits, apparaissent en médecine deux champs classiques de la douleur. Chez la femme, la douleur est obstétricale, elle est une fatalité. Chez l’homme, c’est la douleur de guerre, douleur de blessures ou d’amputation.

 

 

 

 

II-        Antiquités grecque et romaine

 

 

2-1 Dans la Grèce antique, la femme est un animal domestique à but reproductif. Certes la femme riche est enfermée dans le gynécée, entourée de servantes. Mais le club d'hommes exclus les métèques, les esclaves et les femmes. Et contrairement aux métèques et aux esclaves, la femme ne peut jamais devenir citoyenne. Dans l’épopée homérique, l’union est monogame. Les femmes sont épouse, reine ou maitresse de maison. Mais les servantes sont à la disposition (sexuelle) du maitre de maison. Il peut avoir une hétaïre, une concubine à la maison, souvent une esclave. La femme athénienne est une éternelle mineure, sous l’autorité d’un tuteur : son père, puis son époux voire son fils. Elle doit être strictement fidèle afin de donner des fils, héritiers des biens paternels. Sparte est une exception : les filles ont la même obligation scolaire que les garçons, de 7 à 18 ans ; puis elles deviennent des mères de solides et disciplinés guerriers hoplites.

 

La médecine grecque pré-Hippocratique est guerrière et religieuse. Guerrière car la combativité des grecs et leurs visées expansionnistes les conduisent à livrer de multiples batailles. Il suffit de relire les épopées contées par Homère et dessiner l'empire d'Alexandre Le Grand, jusqu'aux marches de l'Inde. La médecine naît avec le besoin de soigner les blessés. Religieuse car la médecine est aux mains des prêtres. Elle s’organise autour de deux cultes : le culte oraculaire d’Apollon à Delphes et le culte d’Asclépios. Hippocrate serait le 17ème asclépiade de Cos.

 

Dans la collection hippocratique, la douleur des femmes est diagnostiquée.

 

Mais la thérapeutique grecque montre une grande irrationalité dans le traitement des maladies spécifiques des femmes. Les observations gynécologiques sont riches et systématisées dans plusieurs traités consacrés aux « Maladie des femmes », l'une des plus grandes avancées de la médecine hippocratique. Les maladies tournent autour de la fonction de reproduction et de la stérilité. Ce champ est plus difficile que d'autres en raison de sa nouveauté, de la honte des femmes a révéler leur maladie, et enfin de la difficulté de l'examen clinique. Mais pourquoi imaginer un utérus vagabond dans le corps féminin ? Pourquoi prescrire des quantités énormes de médicaments aux femmes ? Pourquoi des médicaments liés à la sexualité animale (testicules et pénis d'animaux) ou des excréments animaux ou humains ? Pourquoi une agressivité de traitements locaux et de longueur inhabituelle ? Seuls les traités d'obstétrique œuvrent au rationnel, développés plus tard par Soranos d'Éphèse dans son magistral ΤὰΓυναικεῖα / Tà Gunaikeĩa (Gynaecia). Les médecins hippocratiques emploient aussi des plantes narcotiques, la mandragore, la jusquiame, la morelle et le pavot.

 

Pour la médecine antique, la douleur n'a pas d'autre signification que d'annoncer telle ou telle maladie et d'en fournir le pronostic. Hippocrate est attentif aux problèmes de la douleur, aux substances susceptibles de l'apaiser. Le vocabulaire utilisé n'établit pas de distinction entre douleur physique et douleur morale. La représentation de la douleur est pendant longtemps moniste. Un exemple est donné chez la femme : le risque d'abcès ou de saignement de nez chez la femme qui ressent de vives douleurs après l'accouchement sans autre mauvais signe. La douleur avertit l'être vivant et le protège.

 

Le mot Odune exprime une douleur aigue et lancinante en général bien localisée. Elle renvoie à l'instrument qui a causé la blessure, une pique, javelot. Ainsi dans le champ cinq de l'Iliade lorsque Aphrodite est blessée. Dans le récit de l'Iliade, le chant 11, les douleurs de l'enfantement s'appellent odines ῶδἰνες.

 

 

2-2 La femme romaine : les romaines sont juridiquement assimilées à des enfants mineurs et soumises toute leur vie à l'autorité d'un tuteur, père puis mari. Il a le droit de vie ou de mort sur les membres de sa famille. Mais les femmes ont libre accès au stade, au théâtre et au lieu public. Au deuxième siècle après Jésus-Christ l’empereur Marc-Aurèle délivre la femme romaine, et lui donne un statut de majeur. Elle peut désormais divorcer, se remarier. Les « matrones » acquièrent un statut social.

 

Avec Gallien, c'est l'introduction de la classification des différentes formes de douleur toujours actuelle : « pulsatile, gravative, tensive et pongitive ». Gallien dit qu'à l'origine de la douleur, il y a la tension car il se représente les nerfs comme les cordes d'une cithare qui se rompent quand elles sont trop tendues et cette sensation va du point d’origine à l'extrémité du nerf. Comme lors de l'accouchement.

 

Pour comprendre le monde antique, le lien à la douleur est dans l'opposition des épicuristes et des stoïciens. Pour l'épicurisme, le Souverain Bien est le Plaisir « tout plaisir est à prendre et toute douleur est à rejeter ». Le mode de vie est austère car il faut rechercher l'ataraxie. Pour les stoïciens, le Souverain Bien est dans la Vertu, le bien n'est pas dans la nature: supporte et abstiens-toi. Le bonheur du sage ne sera pas dans la jouissance active. Une alliance objective s'est nouée entre le stoïcisme et le christianisme car derrière l'épicurisme il s'agit d'un souci de soi, condamné par les critiques stoïciennes et la nouvelle morale chrétienne.

 

Pour les stoïciens, la douleur n'est pas un mal. La douleur est déplacée hors du champ du bien et du mal, hors du champ de la moralité. Et c'est dans cette négation volontaire que se trouve la source d'une attitude de silence et d'occultation de la douleur des femmes dans l'Occident médiéval.

 

 

 

 

III-       Au Moyen Age

 

Nous n'imaginons pas combien la place des femmes a progressé pendant le Moyen-âge. A partir du XIIIème siècle, le culte marial est en plein essor; il est centré sur la Vierge Marie. La beauté esthétique, sous-tendue par le désir sexuel dans l'Antiquité gréco-romaine, laisse la place à la beauté intérieure, beauté de l'âme, incarnée par la Vierge et la représentation de la mère protectrice. Interiorem cultum exteriorem ornatum: le culte de l'intérieur car l'extérieur n'est qu'ornement. 

 

Cependant l’Église catholique conserve une position ambigüe. La femme peut accéder à la sainteté et son âme à l’immortalité. Mais elle est exclue des fonctions de sacerdoce. Saint Augustin distingue l’ordre de Grâce, la femme est l’égale de l’homme, et l’ordre de la Nature, la femme est au service de l’homme. Le modèle est la Vierge Marie, association de la pureté (virginité) et de la maternité. Les vierges ont un statut supérieur aux veuves et aux femmes mariées.

 

D'une manière générale, le christianisme joue un rôle de protection vis-à-vis des femmes. Le mariage chrétien nécessite un double consentement. L'église interdit le viol, le rapt, et l'inceste père-fille qui est l'obsession et la calamité du Moyen Âge. Mais la femme mariée reste sous le pouvoir de son époux.

 

Christianisme et douleur au Moyen Âge :

 

La société est essentiellement masculine, dominée par l'église et les féodaux, toujours en train de guerroyer, il n'y avait pas de place pour la douleur dont l'expression serait une simple affaire de femmes.

 

La position du christianisme est double : châtiment de Dieu d'une part et d'autre part signe d'une élection particulière avec une récompense dans l'au-delà. Le Moyen-âge dessine un paysage où il n'y a guère de place pour les soins du corps, où la douleur est occultée quand elle est éprouvée. Cependant nous voyons la débauche d'imagination concernant les douleurs physiques à la naissance du purgatoire au XIIe siècle.

Supporter la douleur car elle est un don de Dieu, un sacrifice qui rapproche le fidèle du Christ est un moyen de rédemption.

 

Cependant au Moyen-âge, les valeurs de l'Au-delà descendent sur terre. C'est un tournant historique (Jacques Legoff). Auparavant l'existence était considérée comme une vallée de larmes. Le Moyen-âge n'est pas synonyme d'obscurantisme. C'est le début des universités, des enseignants, des professionnels de la pensée. Auparavant le souci existentiel du salut, avait absorbé les efforts des hommes, et l'existence terrestre était assimilée à un passage. Désormais, l'homme se sent associé à l'oeuvre divine dès son passage sur terre, l'homme doit agir et créer à son tour. Cette idée est profondément juive à l'origine et passe dans le christianisme entre 1150 et 1250.

 

 

 

 

 

IV-       Renaissance : Naissance de l’individu

 

La Renaissance est une époque de régression des droits de la femme. Elles sont exclues de la vie politique et publique. La réinstauration du droit romain conduit les femmes à redevenir mineure, abolissant les acquis du Moyen-âge.

 

Dans le catholicisme, la Renaissance est une période où se multiplient les tableaux de descente de croix, de Mater Dolorosa et de Pietà. Ces figures féminines prennent en charge toutes les souffrances du monde et les adoucissent par leur compassion.

 

Les religieuses prennent comme modèles de figure féminine, des femmes qui ont châtié leurs corps : Marie l’Égyptienne, Catherine de Sienne. Mais au XVIème siècle, Thérèse d’ Avila s’impose à toutes. Thérèse d’Avila : souffrir ou mourir. Le récit de la vie de certains mystiques et en l'occurrence d'une femme mystique constitue autant de témoignages ou d'exemple d'un rapport des femmes à la douleur, modifié par les croyances, lié à des arrière-plans philosophiques et religieux divers. Thérèse d' Avila avance que l'apprentissage de la douleur est une épreuve sur la voie du salut, dans l'attente de la vie éternelle, une occasion d'offrir sa souffrance à Dieu et lui prouver son amour. Pour le non-croyant c'est sans aucun doute un des points les plus inacceptables du dogme chrétien.

 

Citons également Hildegarde de Bingen, bénédictine, une des premières femmes médecin dans l’Histoire, mystique et compositeur de magnifiques chants, elle a élaboré des recettes de gâteaux contre la souffrance morale : les biscuits de la joie. Voici la recette, avec la farine de petit épeautre, très riche en magnésium et pauvre en gluten :

 

 

"Prendre une noix de muscade, un poids égal de cannelle, et un peu de giroflier; réduire en poudre; avec cette poudre, de la fleur de farine et un peu d'eau, faire des petites galettes et en manger souvent: cette préparation adoucit l'amertume du corps et de l'esprit, ouvre le cœur, aiguise les sens émoussés, rend l'âme joyeuse, purifie les sens, diminue les humeurs nocives, apporte du bon suc au sang, et fortifie."

 

 

La Renaissance et la Réforme protestante bouleversent la morale, introduisent la pensée positiviste, inaugurent la démarche scientifique. La découverte des mondes terrestre et maritime accompagne la découverte du corps humain. Le pape Jules II lève enfin l’interdit sur la dissection et l’étude anatomique en 1503. Le flamand André Vésale reprend la dissection de cadavres humains et publie une œuvre majestueuse en 1543.

 

Le montpelliérain et ami de Rabelais, Guillaume Rondelet dissèque sa propre femme, sa belle-sœur, deux de ses collègues, un de ses fils mort-né.

 

La dissection ouvre aussi la connaissance du corps de la femme. L'anatomiste chirurgien italien Gabriel Fallope décrit les trompes en 1561. Le danois Caspar Bartholin, surdoué nommé à 19 ans professeur de philosophie, décrit les glandes de Bartholin De ovariis mulierum et generationis historia epistola anatomica (Rome, 1677, in-12).

 

La Renaissance voit les derniers procès en sorcellerie. Ils posent la question de l'extase, de la séparation du corps et de l’âme, cherchant une explication de l'insensibilité réelle ou supposée des sorcières.

 

 

 

 

V-          La douleur à l'âge classique

 

L’importance de la femme est clairement reconnue dans l'éducation des enfants. L'idée de Saint-Augustin du péché d’Ève, évolue vers l'idée de « nature féminine », portée à l'amour et à la vie affective plus qu'à la Raison. Nous en reparlerons plus loin.

 

Mais l’âge classique est d’abord marqué par les extraordinaires découvertes dans le domaine des mathématiques, induisant des avancées incomparables en physique, astronomie etc. La médecine suit ce mouvement vers les sciences dures, et l’Homme machine de Descartes en est une illustration.

 

Descartes approfondit la conception de la sensation et plus particulièrement de la douleur comme moyen de connaître l'union de l’âme et du corps. Dans les principes de philosophie, en 1644, il étudie le problème de la douleur des membres fantômes à partir du cas d'une jeune fille qui avait subi une amputation de la main et de l'avant-bras. Pourquoi avait-elle une persistance de douleur venue d'une extrémité qui n'existait plus ? « La douleur de la main n'est pas ressentie par l’âme en tant qu'elle est dans la main, mais en tant qu'elle est dans le cerveau ». Cela lui permettait d'affirmer que la douleur est une perception de l'âme. Il en fixe le siège dans la glande pinéale. Cette première localisation cérébrale ouvre la voie aux recherches actuelles sur les localisations des fonctions cérébrales.

 

 

Sydenham, l'Hippocrate anglais est l'inventeur du laudanum. Il traite avec succès les douleurs, les troubles du sommeil mais aussi l'hystérie féminine.

 

Voici la préparation : « prenez du vin d'Espagne, un livre ; opium, deux onces ; safran, une once ; cannelle et clous de girofle en poudre de chacun un gros ; faites digérer tout cela ensemble au bain-marie pendant deux ou trois jours, jusqu'à ce que la liqueur est une consistance requise ; passez-la ensuite, et la garder pour l'usage. » Une étude clinique de l'hystérie lui avait appris que les douleurs que ressentait alors ces malades, ne pouvait être soulagée que par la prise de laudanum pendant plusieurs années, avec augmentation progressive des doses pour contrebalancer les effets de l'accoutumance, sans que pourtant il ait pu constater des effets nocifs sur le cerveau ou les nerfs.

 

Sydenham s'est intéressé à l'étiologie des maladies nerveuses, surtout l'hystérie et l'hypocondrie, cherchant à comprendre le lien entre le corps et l'âme, comment s'organisait la perturbation de la distribution des esprits animaux dans le corps, la genèse de la douleur erratique et de la boule hystérique. Sydenham conclu à l'existence d'un « homme intérieur » en étudiant les femmes. À la dualité classique de l'âme et du corps, il superpose une autre dualité, géniale intuition, la vie intérieure ou vie organique (système nerveux végétatif), et la vie de relation (système nerveux central).

 

À l'âge classique, le médecin a pour mission de soulager la douleur il y a une répartition des rôles entre le médecin et le prêtre, une séparation des domaines. La religion essaie de donner un sens à la souffrance. Mais l'écrasante majorité de la population n'a pas d'autre choix que de supporter la douleur, en raison de la pauvreté, de l'éloignement du médecin en milieu rural et des habitudes culturelles qui désignent le prêtre ou la châtelaine comme des médiateurs entre le malade et le médecin.

 

Dans cette lutte de l'humanité contre la douleur, la balance entre l'homme et la femme n'a pas été égale : « la nature féminine ».

 

La nature féminine. Tous les discours et les plus contradictoires ont été tenus. Soit la femme est plus sensible et plus impressionnable ou plus faible que l'homme avec un seuil de tolérance à la douleur inférieure à celui de l'homme. Elle est le pantin de ses émotions. Par conséquent il ne faut pas tenir compte ni de ses larmes et ni de ses cris. Pour d’autres si la femme était plus sensible, elle était aussi plus flexible et s'adapte mieux à la douleur. Ou bien encore ayant davantage l'habitude de souffrir ne serait-ce qu'à cause de l'enfantement elle était finalement plus résistante ? Tous ces discours se sont parés de la science comme alibi de mode de représentation et d'organisation sociale au bénéfice des puissants de ce monde.

 

Sur un point précis, l'attitude du médecin est calquée sur le commandement de l'église : la naissance. La vie de l'enfant est systématiquement privilégiée sur celle de la mère. De ce choix médical directement issu de la doctrine catholique, une série d'attitudes concernant les douleurs et l'issue de l'accouchement en découle.

 

Parfois les femmes elles-mêmes contribuent au mépris du corps comme la janséniste Mme de La Fayette. Ou Mme De Montespan, ex-maîtresse du roi, et qui, par sa disgrâce, la conduit à porter des épines et des pointes de fer pour mieux racheter ses fautes et ses péchés (Saint-Simon).

 

La question est le sens à donner au séjour terrestre, au compromis à passer avec le monde quant on vit dans le monde. Si la finalité de l'homme sur la terre est de servir et d'aimer Dieu, la santé n'a pas plus de valeur par elle-même que n'importe quel autre bien terrestre. La maladie et la douleur peuvent être considérées comme des bienfaits d'après Pascal. Pour le non-croyant, Pascal délire lorsqu'il en vient à demander la douleur.

 

 

 

 

 

VI-       La douleur au siècle des lumières

 

« Dans les accouchements, les douleurs quoique très vives, sont absolument nécessaires ; et bien loin de les calmer, on cherche à les provoquer lorsqu'elles sont trop faibles. La douleur qui suit la plupart des opérations chirurgicales annonce une sorte de travail ou de réaction de la part de la nature et devient aussi elle-même un des moyens de guérison : en général ces opérations ont moins bien réussi lorsqu'on a voulu employer des sédatifs dans la vue d'épargner des douleurs aux malades. » Ce point de vue de François-Joseph Double formulé en 1805 est loin de faire l'unanimité au siècle des lumières.

 

Le montpelliérain Boissier de Sauvages est le premier à définir la « maladie douloureuse ». Il décrit chez la femme la polyalgie de la tête aux pieds a capite ad calcem avec des renforcements sur la tête, la poitrine ou le bas-ventre. Il repère des « douleurs et anxiétés souvent universelles », sans cause organique connue, il définit l'idée d'une douleur maladie et décrit la fibromyalgie. Boissier est animiste. Pour lui la douleur qu'éprouvent les hystériques est une somatisation de la souffrance mentale, elle ne procède ni d'un dérangement des fibres du cerveau ni d'une irritation spasmodique de la matrice qui agirait par sympathie avec les fonctions intellectuelles, mais d'un conflit entre les actions libres ou volontaires de l'âme et les actions naturelles qui relèvent des appétits. La malade est responsable de sa douleur et de sa folie car il n'y a plus d'harmonie entre la volonté et les désirs.

 

La décapitation de Charlotte Corday pose une question importante : sa tête a rougi sous le soufflet donné par le bourreau après la décapitation. La douleur se prolonge-t-elle au-delà de l'extinction apparente de la vie ? Y a-t-il le maintien d'une forme de conscience et notamment de douleurs après une décapitation ?Mais relisons "L'Histoire des Girondins" d' Alphonse de Lamartine qui décrit Charlotte Corday montant au supplice: " Le ciel s'était éclairci. La pluie qui collait ses vêtement sur ses membres, dessinait, sous la laine humide, les gracieux contours de son corps, comme ceux d'une femme sortant du bain". Le bourreau brandit sa tête coupée à la foule et la gifle. Elle rougit.

 

Boerhaave recommande dans les cas d'hystérie collective et de convulsions qu'il avait eues à traiter notamment au couvent de à Haarlem, l'application d'un fer rouge ; persuadé que la menace suffirait à supprimer toutes ces manifestations de désordre. Ce point de vue rationaliste fut largement partagé par les médecins des lumières.

 

Les femmes convulsionnaires de Saint-Médard, entre 1729 et 1732, fidèles de François de Paris, se faisaient battre à coups de bûches et suppliciés sans paraître rien ressentir. Pour les médecins des lumières, ces convulsions sont des crises d'hystérie.

 

 

 

 

 

VII-      Le XIXe siècle : les grandes découvertes

 

 

La morphine est isolée en 1806 à partir de l'opium par un pharmacien d'Hanovre. En 1828 une étude sur 800 malades est publiée par Bailly. Les douleurs étaient traitées par des doses de 1/16 de grain pour les femmes à ¼ de grain pour les hommes, deux fois par jour avec toute une gamme d'augmentation possible à condition de procéder lentement (titration).

 

Le débat sur l’éthérisation porte en particulier sur les accouchements et le risque de mort par inhalation ou d'autres conséquences secondaires. Dès 1846, l'éther est utilisé pour les accouchements avec césarienne dans les hôpitaux parisiens.

 

Le 19 janvier 1847, James Young Simpson, professeur d'obstétrique à Édimbourg utilise l’éther pour la première fois, pour un cas de « vice de conformation du bassin » qui exigeait la « version » de l'enfant. Il poursuivit ses expériences sur lui-même et sur ses assistants et substitua le chloroforme à l’éther.

 

Le 8 novembre 1847, il utilise le chloroforme pour la première fois dans un accouchement. À ses détracteurs qui lui opposaient le verset de la genèse « j'augmenterai beaucoup les souffrances causées par ta grossesse : tu mettras au monde des enfants dans la douleur », Simpson oppose le passage de la Genèse où Dieu voulant donner une compagne à Adam fait tomber sur lui le sommeil pour lui prendre une côte et refermer la chaire. Dieu fut le premier anesthésiste.  תַּרְדֵּמָה עַל-הָאָדָם : וַיַּפֵּל  יְהוָה אֱלֹהִים  Mot à mot: Et tomba l'Éternel Dieu un  sommeil sur l'homme. תַּרְדֵּמָה : anesthésie en hébreu moderne.

 

En un an, Simpson réalise 150 accouchements sous anesthésie. Cependant certains s'interrogent sur les effets de l'éther sur le nouveau-né ainsi que sur l’accouchée, sur les risques de relâchement des muscles utérins et le travail des contractions. On ne constate aucune modification des contractions abdominales et utérines mais un relâchement des muscles du périnée qui facilite l'expulsion.

 

Magendie signale en 1848 à l'Académie de médecine des cas où l'administration de l'éther provoquait chez les jeunes filles ou des jeunes femmes, des rêves érotiques, et semblait lever tous les interdits et transformait des patientes réservées et pudiques en bacchantes déchaînées. Le spectre de la « fureur utérine » ou nymphomanie est brandi. Magendie compare le délire des éthérisées aux convulsionnaires de Saint-Médard.

 

Le 7 avril 1853, la reine Victoria donne naissance à son quatrième enfant, sous chloroforme, avec l’aide de l'anesthésiste John Snow.

Cependant des procédures en justice surviennent comme en 1848, une jeune femme de 30 ans, Mlle Stock, est décédée sous inhalation de chloroforme, lors de l'extraction d'une pièce de bois qui avait pénétré profondément dans sa cuisse à la suite d'un accident. Le rapport de l'Académie conclut que le chloroforme n'était pas le responsable direct de cette mort. Mlle Stock présentait un « cœur d'un volume extraordinaire ».

 

Cependant l'anesthésie reste encore trop souvent mortelle : ¼ des anesthésies est mortelle en 1880. Il fallait du courage pour accepter une anesthésie au XIXe siècle.

 

Anesthésie mortelle en France 1999 : 1 décès pour 145 000 anesthésies (SFAR), 7 décès pour 1 000 000 d’anesthésies.

 

La naissance de l'anesthésie pose la question d'une position de l’Église par rapport à la douleur. Pour l'église catholique, la douleur est salvatrice, celui qui souffre se rapproche du Christ, il offre sa souffrance en pardon de ses péchés, Dieu éprouve ses fidèles.

 

La tradition paulinienne a accentué cette vision de la souffrance comme communion avec Dieu : Paul -Épître aux Colossiens Col 1:24-« En ce moment je trouve ma joie dans les souffrances que j'endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l'Église».

 

La tradition augustinienne affirme : « Nul n'est malheureux s’il ne l’a mérité », la douleur est le châtiment du méchant et l'anticipation de la rétribution finale. Elle est un moyen de progrès moral et de salut.

 

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la prise en charge de la douleur est imbriquée dans un ensemble de débats sociaux, l'organisation de la classe ouvrière, l'enseignement, la place des femmes. Pour les médecins, la douleur n'est pas une préoccupation éthique majeure. Ils sont plus préoccupés par la question de l'avortement et le problème de la réanimation du fœtus, le baptême des nouveau-nés. Quelle est la conduite à tenir devant une femme enceinte qui vient de mourir ? Le baptême de l'enfant dans le ventre de sa mère est-il alors valide ? La douleur de l’accouchement n'est pas le premier sujet. Et l'accouchement sans douleur ne posera pas de problème réel. Il n'y a pas de réflexion théologique spécifique sur ce sujet. La position de l’Église s'inscrit dans le statut d'opprimée de la femme, et son absence d'autonomie juridique. En réalité la douleur et la résignation se sont greffées sur la situation faite à la femme.

 

Les religieuses qui soignent : les hôpitaux fonctionnaient avec des religieuses, médiatrices entre la population et le médecin. La thérapeutique et le prosélytisme sont alors intimement liés. Rappelons le combat du Dr Désiré Magloire Bourneville sous la 3ème République pour la création d'école d'infirmières laïques, et la laïcisation des hôpitaux. Les religieuses se substituaient souvent au médecin ou désobéissaient aux prescriptions médicales. Elle n'avait souvent aucune instruction. Le traitement de la douleur passait par elles car elles avaient les clés de la pharmacie de l'hôpital. L'image du médecin libre penseur s'est construite au XIXe siècle.

 

L'anesthésie hystérique : l'insensibilité des hystériques était connue mais interprétée comme une simulation ou comme une fixation exclusive de l'attention. L'interprétation était purement psychologique et étendue aux convulsionnaires. Vers 1850, la réalité physique de l'insensibilité est constatée.

 

En 1852, Octave Landry, interne à l'hôpital Beaujon, décrit le cas de Anna Baudin, 19 ans, hospitalisée pour une « chlorose compliquée d'hystérie avec vomissements nerveux opiniâtre. Les sensations douloureuses sont partout abolies ; un pincement, une piqûre d'épingles ne sont nulles parts appréciées ». Il établit que « les quatre sensations de contact, de douleur, de température et d'activité musculaire sont essentiellement différentes et distinctes entre elles, et pourraient correspondre à des filets nerveux différents ».

 

Pharmacie et chimie à la fin du XIXe siècle : le répertoire général de pharmacie pratique de Dorvault nous montre l'apparition de médicaments contre la douleur au nom souvent féminin (marketing de la mère consolatrice) : Migrainine, Anesthésine, Duboisine. La Migrainine est composée d'aspirine, de caféine et d'acide citrique. Guronsan… Le XIXe siècle est balisé par la morphine et l'aspirine.

 

Construction d'un mythe médico-social : la polynévrite alcoolique toucherait les adultes jeunes entre 30 et 50 ans et surtout les femmes. Il y a derrière ce mythe, l'idée de la dégénérescence, du psychiatre Morel, dégénérescence politique, économique et sociale avec le développement du travail des femmes dans les usines et les manufactures, et la remise en cause du modèle de la femme gardienne du foyer et de la famille.

 

L'électrothérapie : électricité à haute fréquence, dénommée «darsonvalisation », elle est expérimentée en 1892 à l'Hôtel-Dieu dans le service du Dr Apostoli, en gynécologie, sur 34 malades dont 12 atteintes de fibromes. Si l'électricité ne fait pas régresser les fibromes, elle « exerce une action très nette sur le symptôme douleur ». L'intérêt de ce moyen de lutte dépasse bientôt la gynécologie pour s'étendre à toutes les maladies douloureuses.

 

Magnétisme et hypnose : la Congrégation du Saint-Office condamne l'hypnose en 1851. La suggestion de la jeune fille ou de la jeune femme à son magnétiseur compromet la morale. Pourtant l'Académie de médecine est interpellée en 1826 par une opération sans douleur sous sommeil magnétique, l'extirpation d'un sein sur une jeune fille qui « tout en restant capable de parler, d'éprouver des chatouillements, ne ressenti aucune douleur, opérée par le chirurgien Hippolyte Cloquet. En 1837, l'extraction de plusieurs dents réalisée sur une jeune femme de 25 ans insensibilisée par le sommeil magnétique, opérée par Oudet. C'est en Grande-Bretagne que James Braid publié en 1843 son travail sur l'hypnose. Il sera soutenu en France par Broca en 1859. Braid décrit des « résultats thérapeutiques étonnants dans des cas de crise tétanique aiguë et dans des douleurs rebelles ». L'école de Nancy (Bernheim) pose la question : les spasmes, les contractures et les douleurs guéries par Braid, n'étaient-ils pas de nature hystérique ? En 1910 Babinski abandonne l’hypnose. « Des pratiques de psychothérapie à l'état de veille auraient tout aussi bien débarrassé de leur mal les hystériques guéries par l'hypnose ».

 

 

 

 

 

 

VIII- Les temps modernes

 

Le XXe siècle voit l'introduction de la théorie darwinienne dans l'évolution des conceptions de la douleur. Elle s'inscrit dans un rapport de lutte, de compétition et d'adaptation. La localisation cérébrale des centres de la douleur devient une recherche. La douleur est une modalité de réaction émotive, partagée par l'homme et les animaux, antérieure à l'hominisation et conservée en raison de sa valeur d'adaptation. Dans les années 50, à la croisée des recherches embryologiques et de l'interprétation darwinienne, le nouveau-né ou le tout jeune enfant ne ressentent pas la douleur. On pratique des paracentèses ou des interventions de chirurgie abdominale sans anesthésie. L’algopédiatrie n'existe pas.

 

René Leriche publie « la chirurgie de la douleur » en 1937. Il définit la « douleur maladie ». Il insiste sur la réalité de la sensibilité viscérale, sans lésions anatomiques, notamment les douleurs pelviennes chez la femme. « La sensibilité n'est pas le privilège de la peau. Elle est une propriété de la matière vivante. » Il est un humaniste, militant contre toutes les formes de dolorisme de l'époque. Pour lui, la douleur n'a pas grande valeur, ni du point de vue diagnostic, ni du point de vue pronostic.

 

L'accouchement sans douleur ASD: techniques développées en Grande-Bretagne et surtout en URSS (1951), à partir des travaux de Pavlov. N'oublions pas que pour les médecins soviétiques (Nicolaiev, Platonov) la douleur féminine n'a qu'une origine historique et sociale. C'est par l'éducation, applicable aux masses, qu'il faut remanier le psychisme féminin. L'ASD est introduit en France par des sympathisants communistes. La respiration du petit chien est inventée par le kinésithérapeute André Bourrel; puis la technique du Dr François Lamaze. Les opposants conservateurs ne sont pas que religieux : des femmes psychiatres-psychanalystes comme Hélène Deutsch, argumentent que la douleur de l’accouchement permet à la femme de se réaliser, symbolisée par la séparation d'avec le nouveau-né.

 

La péridurale se généralise à partir de 1972.

 

Par deux études européennes (Von Korff 1989, Bingetors 2004), nous savons que la femme souffre plus que l'homme. Lors d’expériences de douleur provoquée, la douleur apparait plus tôt chez la femme et elle la tolère moins bien. Les hypothèses évoquent une exposition précoce et récurrente à travers les cycles menstruels, les facteurs émotionnels (anxiété, dépression), les inégalités sociales, et enfin l’influence hormonale qui reste à démontrer.

 

En 2007, l’IASP (International Association for the Study of Pain)  instaure l'"Année mondiale de lutte contre la douleur chez les femmes".

 

 

 

 

Conclusion :

 

 

Les médecins sont intéressés par la douleur comme sémiologie. Les philosophes se sont interrogés sur son statut parmi les sensations et sa valeur morale dans la Condition humaine. Les physiologistes ont étudié la nociception, les voies et transmissions de la douleur. Les thérapeutes ont navigué entre les découvertes empiriques. Le XXe siècle a démontré l'importance du langage et de la mémoire de la douleur. Le XXIème siècle sera une approche pragmatique et multidisciplinaire.

 

 

 

Tocqueville nous enseigne que plus l'égalité de condition progresse, plus, les inégalités ne deviennent insupportables. Nous pourrions étendre cette idée au travail (objectivement moins pénible actuellement qu'il y a un siècle), à la violence (en diminution hormis les génocides), à l'insécurité, à la qualité alimentaire (en augmentation), à l'écologie...et à la douleur! Plus et mieux elle est traitée, plus elle devient intolérable.

 

 

 

Douleur et compassion : dans le gisement paléolithique de la nécropole de Columnata en Algérie plateaux de l’Oranais, les archéologues ont trouvé le squelette d'une jeune femme de 12 500 ans, parmi 116 individus. Elle a les traces d'un grave accident, une chute d'une grande hauteur ou un écrasement. Son bassin présente des fractures majeures : les os des hanches ont éclaté. La tête d'un des deux fémurs est luxée, le sacrum est fracturé par un tassement vertical avec une hauteur réduite de moitié. Les conséquences sur les structures vasculaires et nerveuses de la région pelvienne, à type d'hématome, de dilacérations musculaires, de paraplégie et d'incontinence l'ont probablement placée en situation de dépendance complète. Mais, après un examen soigneux, chacune de ces multiples fractures présente une consolidation satisfaisante ce qui implique une survie de plusieurs mois voire d'une année. On peut avancer l'hypothèse que l'entourage de la jeune femme lui a portée secours et assistance pendant une longue période. Un lien social inter-féminin puissant a sauvé la femme.

 

 

 

Bibliographie:

1- Histoire de la douleur, Roselyne Rey, Paris, La Découverte, 1993 

2- Histoire des femmes en Occident, Tome II XVI-XVIIIè siècle, Georges Duby Michelle Perrot, Plon, 1991

3- Le Mal Joli accouchement et douleur, Claude Revault d'Allonnes, Union Générale d'éditions, 1976

 

 

 

 

 

 

 
Gérontopsychiatrie: Troubles délirants du sujet âgé - Dr Fabrice Lorin

 

Dernière mise à jour de la page: 30 décembre 2009

Gérontopsychiatrie: troubles délirants des sujets âgés 

 

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Biographie de Théodore Flournoy, naissance de la psychanalyse en Suisse - Dr Fabrice Lorin

Dernière mise à jour de la page: 2 juillet 2009

 

Dr Fabrice Lorin

Psychiatre des Hôpitaux


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Théodore Flournoy (1854-1920) et la naissance de la psychanalyse en Suisse 

 

 

Genève

 

 

I- Enfance et adolescence

 

Le 15 août 1854, Théodore FLOURNOY naît à Genève dans une famille francophone. Deux mois avant Arthur RIMBAUD et deux ans avant Sigmund FREUD. Les ancêtres de FLOURNOY sont des protestants d'origine française, qui se sont réfugiés et installés à Genève vers 1600, à la fin des guerres de religion. Des générations de pasteurs, d’historiens, de gens de lettres, se succèdent depuis lors dans le milieu intellectuel et financier. Son père Alexandre FLOURNOY est agent de change. Il a un esprit méticuleux et précis et il est doué pour la musique. Sa mère, Caroline CLAPAREDE, est également descendante d'une famille de huguenots français, réfugiés en Suisse après la révocation de l'édit de Nantes par Louis XIV en 1685. Édouard CLAPAREDE, cousin germain de Théodore, la décrit comme une femme « de nature délicate et névropathique». Théodore est l'aînée d'une fratrie de deux garçons. Son frère cadet Edmond, restera célibataire et s'illustrera par ses voyages vers l'île Maurice. Grâce aux biens de son père, Théodore n'aura jamais de réel souci d'argent malgré la modestie de ses revenus universitaires. Médecin, il n’a jamais exercé la médecine et n’avait pas le besoin de reconnaissance sociale et financière de FREUD. Ainsi sa mère Caroline écrivait des poèmes comme le fera Marie BURNIER, son épouse. Théodore est un enfant de la bourgeoisie éclairée et instruite, ouverte et tolérante, depuis longtemps à l’abri du besoin. Au tournant du siècle, Genève est la capitale vertueuse, l'empreinte calviniste est forte; elle est opposée à Paris la capitale du vice.

 

Durant ses années au collège puis au lycée de Genève, Théodore montre déjà la curiosité scientifique qui déterminera sa carrière. Il est très influencé par son oncle maternel, René CLAPAREDE, naturaliste et seul homme de science de la famille. René est un personnage indépendant et polémiste, une forte personnalité qui travaille sur les infusoires et les annélides. Le jeune Théodore est attiré par les sciences naturelles, il collectionne les coquillages et réalise dans l'orangerie aménagée en laboratoire de son grand-père, des expériences de physique et chimie : il installe le télégraphe électrique entre l'orangerie et la maison et il découvre la magie de ce type de communication. Dans ses futures explications des phénomènes télépathiques, il reprendra sur un mode métaphorique le vocabulaire de la télégraphie. Les résultats scolaires s'accordent à donner l'image d'un élève intelligent, mais distrait et mobile. D'après Édouard CLAPAREDE,

« Son besoin d'activité intellectuelle qui était très vive, se portait de préférence sur les occupations qui ne correspondent à aucun article des programmes officiels » et qu'il suivait « d'assez loin le petit train-train des leçons quotidiennes... Et de pouvoir dès qu’il le voulait, prendre sans peine sa place parmi les premiers ».

Son caractère apparemment moqueur, cache une effroyable timidité, une phobie sociale qu'il ne dominera pas sans peine.

 

En 1872, il obtient le baccalauréat en lettres et il entre à la faculté des sciences de Genève, où domine le matérialisme dogmatique. L'épistémologie découvre alors l'anglais DARWIN et transforme l'évolutionnisme en une religion de la nature (HUXLEY, HAECKEL). Après avoir terminé ses études de mathématiques, FLOURNOY s'inscrit à la faculté de théologie protestante de Genève en 1875. Il étudie l'hébreu puis il renonce vite après un semestre de « chinoiseries » théologiques. Son ami M. DAVID, affirme que « Théodore, en entrant en théologie, cherchait si l'enseignement religieux, si la doctrine, si l'histoire religieuse ou celle des religions, pouvait lui fournir une preuve de l'existence de Dieu. Constatant que la preuve externe n'existait pas, il la chercherait dans l'étude des sciences qui ont l'homme pour objet ».

Il y a là en filigrane les premiers germes d'une dialectique entre science et conscience, entre matérialisme et spiritualité, entre âme et corps. Il tentera de résoudre toute sa vie durant ce clivage, question d’ailleurs présente chez bien des scientifiques. Mais cette double formation, mathématique et théologique, est utile et féconde pour l'approche des sciences humaines.

 

Après l'échec en faculté de théologie, Théodore part en Allemagne puis à Strasbourg étudier la médecine. Il admire et s'identifie à son oncle René qui était médecin avant d'être zoologiste. Il sera l'élève de RECKLINGHAUSEN en anatomopathologie, comme FREUD au même moment étudie dans le laboratoire d’histopathologie de BRUCKE à Vienne. Théodore prépare sa thèse sur l'étude anatomopathologique de l'embolie graisseuse. L'influence de ce travail persistera encore sous une forme métaphorique dans sa présentation des processus mentaux conscients et inconscients : « certains éléments reculés et primitifs de l'individu sont particulièrement aptes à engendrer ces étranges végétations subconscientes, sorte de tumeur ou d'excroissance psychique » au autre exemple « de même que la tératologie illustre l'embryologie qu'il explique, pareillement on peut espérer que l'étude des faits de médium contribuera à nous fournir un jour quelque vue juste et féconde sur la psychogénèse normale ». Il soutient sa thèse de médecine en 1878.

 

 

 

II- Les influences : FECHNER, WUNDT, MYERS et KANT

 

Comme son oncle, Théodore ne souhaite pas exercer la médecine et il se tourne en 1878 vers la philosophie. Il part à Leipzig, prestigieuse université d'Allemagne orientale où LUTHER, LEIBNITZ, FICHTE, GOETHE et SCHELLING ont enseigné. Il y suit les cours de philosophie et de psychologie physiologique de WUNDT et FECHNER. Le premier laboratoire de cette science nouvelle s'ouvrait justement.

Oscar PFISTER remarque ainsi que « l'influence allemande fut prépondérante à l'origine, puis il (FLOURNOY) s'abandonna aux influences françaises (JANET) et plus particulièrement anglo-américaines (MYERS et William JAMES) pour finalement étudier FREUD, la synthèse des courants de pensées françaises et germaniques ».

 

Mais d'abord situons FECHNER, WUNDT et MYERS.

 

Gustav Théodor FECHNER

 

FECHNER est médecin et fils de pasteur. Fossoyeur du romantisme, il réintroduit triomphalement le positivisme et une vision mécaniste du monde. En 1836, il publie « Le petit livre de la vie après la mort », où il partage la vie humaine en trois périodes : la période embryonnaire réduite à un sommeil continuel, la vie présente, perpétuelle oscillation entre veille et sommeil, et enfin la vie après la mort définie comme un état de veille perpétuelle. Cette conjecture qui nous paraît farfelue de nos jours, inaugure en fait à l'époque une révolution de la pensée. Pour FECHNER, la terre est un être vivant d'un niveau plus élevé que l'homme et il formule en 1850 la loi psycho-physique, une loi générale régissant les relations entre le monde physique et le monde spirituel. Poursuivant son raisonnement, il s'efforce de découvrir la formule mathématique la plus probable pour exprimer cette loi. Ses deux volumes de psycho-physique sont le point de départ de toute la psychologie expérimentale moderne. N'oublions pas que FREUD empruntera, tout comme FLOURNOY, plusieurs de ces concepts fondamentaux pour les intégrer dans sa métapsychologie, par exemple les notions d'énergie mentale, la notion topographique de l'esprit dans la première et deuxième topique, le principe de plaisir/déplaisir, le principe de constance/homéostasie, et le principe de répétition ! FREUD l'appelait d'ailleurs

« le grand FECHNER ».

 

WUNDT est un disciple de FECHNER et il ouvre en 1879 à Leipzig, le premier institut de psychologie expérimentale.

 

Fréderic MYERS

 

Fréderic MYERS (1843-1901) est un psychologue anglais et il est probablement la personnalité la plus influente sur FLOURNOY, dans son ouverture vers l'inconscient. C'est lui l'inventeur du subliminal, l'inventeur de l'inconscient mythopoïétique (créateur de mythe). William JAMES qualifie sa psychologie de gothique et romantique. L'anglais s'intéresse très tôt aux recherches sur les phénomènes occultes. Il fonde la SRP, Société de Recherches Psychiques. FREUD et JUNG en seront membres. Le sens de sa vie s'organise autour de l'idée d'immortalité. Il en a la conviction et ses théories deviennent des spéculations pseudo-scientifiques afin d'en prouver la réalité et l'authenticité. MYERS pense que la mort n'interrompt pas la vie, les réincarnés se manifestent par la transmission de pensée, les rêves prémonitoires, les esprits, les possessions, l'hypnose ou l'hystérie. Nous sommes dans un monde magique et paranormal. Mais Frédéric MYERS est paradoxalement le premier introducteur de Sigmund Freud en Grande-Bretagne. Dès 1893, il analyse en séance plénière de sa Société de Recherches Psychiques, les publications de FREUD et BREUER. Héros perdu des profondeurs mystérieuses de notre subconscient, MYERS laisse à FLOURNOY le soin d'extraire une théorie de l'inconscient à partir d'un bric-à-brac flamboyant et mystique.

 

Après deux années à Leipzig, Théodore revient à Genève en 1880 et il épouse Marie BURNIER. Ils auront six enfants. Il se prépare à une carrière d'enseignant.

 

Puis suivent cinq années de vie studieuse et repliée dans sa bibliothèque, années pendant lesquelles FLOURNOY étudie KANT en allemand. Il est néanmoins étonnant qu'un jeune homme de 26 ans se retire ainsi de la vie sociale. Souffrait-t-il de sa timidité ou de troubles névrotiques ? Son cousin CLAPAREDE le décrit comme un homme « profondément solitaire qui préférait le calme de ses études aux réunions familiales où on ne le rencontrait pas souvent ».

 

 

 

FLOURNOY dans sa bibliothèque

 

 

Quoi qu'il en soit la biographie officielle avance qu'à 31 ans, il sort de sa période d'isolement. Il s'inscrit à l'université et devient Privat-docent à la faculté des lettres de Genève. Il donne un cours sur la philosophie de KANT. La période d'isolement était nécessaire à sa compréhension de la théorie de la connaissance et à la maturation de sa pensée. KANT devient sa référence. FLOURNOY est fasciné par l'œuvre de l'ermite de Königsberg, par sa distinction radicale entre le croire et le savoir, entre l'attitude personnelle et morale et l'organisation des phénomènes impersonnels de la pensée scientifique. KANT rappelle que

« l'admiration pour le ciel étoilé au-dessus de nous, n'exclut pas la loi morale au-dedans de nous ». FREUD reprendra l'impératif catégorique kantien dans la métapsychologie en place de Surmoi. Dans l'impératif catégorique, le commandement s'ordonne sans condition « soit juste ». L'éthique de KANT met en évidence le conflit intérieur : « ce qu'il y a de si intéressant chez KANT, c'est un conflit intérieur, un conflit qui s'est présenté chez lui pour la première fois depuis l'avènement des sciences, un conflit qui dure encore, qu'il a résolu à sa façon, conflit entre deux attitudes mentales vis-à-vis de l'univers, l'attitude de phénomènes dont s'occupe la science et l'attitude vis-à-vis de la vie morale ou religieuse ». Certes le conflit kantien nous apparaît bien sublimé à notre regard de modernes, mais FLOURNOY met le doigt sur la notion de conflit et sur la dynamique de ce conflit intériorisé par l'homme de science en particulier, et l'être humain en général. FREUD aura le génie d'ajouter la dimension énergétique et libidinale.

 

Lorsque FLOURNOY commence son enseignement de philosophie, le parterre est clairsemé. Les étudiants sont rares et l'intitulé du cours franchement austère. Genève est calviniste mais quand même… FLOURNOY veut distinguer deux types de connaissance : la connaissance issue de faits psychologiques, œuvre de notre esprit, et la connaissance scientifique héritière de l'analyse logique et tacitement admise par tous les savants. Il cite l'exemple du feu :

« Un tout jeune enfant refuse de mettre sa main sur la bougie allumée alléguant que ça brûle ». Il a raison et ses parents traduiront cela par : il sait que le feu brûle. Mais en réalité l'enfant n'a probablement pas fait ce raisonnement. Il y a donc une distinction entre l'histoire d'une connaissance, d'une croyance, d'une idée et sa critique.

 

Kant

 

 

 

« KANT est le premier qui ait aperçu clairement la différence entre ces deux sortes de recherche, le premier qui se soit nettement rendu compte que la critique de la connaissance destinée à éprouver et à préciser sa valeur objective, est tout autre chose que l'étude psychologique de sa genèse historique et qu'on ne peut pas conclure de cette dernière à la première ». La démarche de KANT est de séparer la psychologie de la philosophie ou de la métaphysique réduite à la critique des sciences qui donne naissance à l'épistémologie. Voici le sujet des cours de FLOURNOY de 1887 à 1890, en qualité de Privat-docent (enseignant payé par ses élèves) au salaire par conséquent plus honorifique que lucratif.

 

 

 

 

 

 

III-Débuts dans l'enseignement

 

La psychologie l’attire de plus en plus et il inaugure en 1888 un cours de psychologie physiologique. Il est sur les traces de WUNDT et il énonce le principe du parallélisme psycho-physique : tout phénomène psychique à un concomitant physique déterminé. À ce principe répond un corollaire : l'axiome d'hétérogénéité: le fait psychique et le fait physique tout en étant simultanés sont hétérogène, disparates, irréductibles, et obstinément deux. Il reste un dualiste cartésien impénitent.

 

Qu’est-ce-que le parallélisme psychophysiologique ? Tout phénomène psychologique à un concomitant physiologique, c'est-à-dire une traduction biologique. Actuellement les neurosciences nous le confirment chaque jour d’avantage. Mais à la fin du XIXe siècle les liens entre corps et âme nourrissent une réflexion plus hypothétique. À la même époque FREUD, jeune neurologue adhère aussi au parallélisme psychophysiologique. Dans sa contribution à la conception des aphasies en 1891, il livre le fruit de ses longues discussions avec son ami FLIESS.

« La chaîne des processus physiologiques dans le système nerveux ne se trouve probablement pas dans un rapport de causalité avec les processus psychiques. Les processus physiologiques ne s'interrompent pas dès qu'ont commencé les processus psychiques. Au contraire, la chaîne physiologique se poursuit si ce n'est qu'à partir d'un certain moment un phénomène psychique correspond à un ou plusieurs de ces chaînons ».

A une représentation psychique, correspond sur le plan physiologique un déroulement localisable d'excitation. C'est un trouble des faits d'associations ou des déroulements énergétiques dans le centre du langage élargi, donc des modifications fonctionnelles et non strictement anatomiques, qui conditionne les aphasies. Face au hiatus corps/âme, FREUD conclut « le processus psychique est ainsi parallèle au processus physiologique ». JACKSON emploie la terminologie en anglais « a dependant concomitant » que FLOURNOY traduit par « un concomitant physique déterminé ».

JACKSON influence également les deux hommes à travers la notion de disinvolution, reprise en principe de réversion par FLOURNOY et de régression par FREUD.

Sur le parallélisme, FREUD écrit avec pertinence en 1892 dans sa préface à la traduction des conférences de CHARCOT : «  Les cliniciens allemands tendent à expliquer par la physiologie, les états morbides et les syndromes. Les observations cliniques des français gagnent certainement en indépendance du fait qu'elles repoussent au second plan le point de vue physiologique. Il ne s'agit pas là d'une mission mais d'un fait voulu, délibérément réalisé ».

 

Ainsi les deux hommes, FLOURNOY, francophone parti étudier à Leipzig et recevant un enseignement germanique, FREUD autrichien venu à Paris et Nancy s'imprégner d'une clinique française, les deux hommes aboutissent à une communauté de pensée : les connexions entre point de vue physiologique et psychologique sont maintenues sans que l'étroitesse des-dites connexions entravent le développement d'une métapsychologie.

 

Quelques années plus tard, en 1915 dans la métapsychologie, FREUD écrit : « toutes les recherches ont irréfutablement trouvé que l'activité psychique est liée au fonctionnement du cerveau plus qu'à celui de n'importe quel autre organe. On ignore jusqu'où peut nous entraîner la découverte de l'inégale importance des diverses parties du cerveau et de leurs relations particulières avec certaines zones du corps et certaines activités intellectuelles. Toutes les tentatives que l'on a faites pour déduire de ces faits une localisation des processus mentaux, tous les efforts tendant à représenter les idées comme emmagasinées dans les cellules nerveuses et cheminant le long des fibres nerveuses ont totalement échoué ». Il laisse à d'autres le soin de découvrir le fonctionnement cérébral et la dynamique des connexions psychophysiologiques, domaine au-delà de sa compétence et surtout des outils de son époque.

 

Pour se dégager d'une vision organique étroite, FLOURNOY utilise des métaphores biologiques afin de décrire des manifestations de l'inconscient : « comparaison n'est pas raison et ce serait tomber d'une autre manière dans la naïve illusion de ceux qui croient élucider le jeu si compliqué et délicat des phénomènes mentaux en invoquant les neurones centraux et les mouvements de protraction, rétraction, coaption, reptations et tutti quanti, de leurs prolongements dendritiques ou cylindraxiles ». Il se dégage des contingences physiologiques pour étudier les sous-personnalités de son sujet d'observation Hélène Smith, qu'il se représente par des « systèmes d'associations dynamiques spéciales » dans le cerveau.

« L'existence de ces corrélatifs anatomopathologiques de notre vie mentale va tellement de soi, mais leur représentation forcément vague et incertaine est tellement inutile pour l'intelligence des faits psychiques, qu'il devrait être une bonne fois convenue que cette mécanique cérébrale est toujours sous-entendue, mais qu'on n'en doit jamais parler tant qu'on n'a rien de plus précis à en dire ». (Des Indes, pages 255-256). Dans l'Introduction au narcissisme en 1914, FREUD a le même point de vue :

« On doit se rappeler que toutes nos conceptions provisoires, en psychologie, devront un jour être placé sur la base des supports organiques ».

 

Mais des divergences de fond apparaissent entre FLOURNOY et FREUD au sujet du parallélisme psycho-physique. À l'origine le parallélisme est une théorie élaborée par FECHNER. Mais FLOURNOY la reprend au sens strict de deux phénomènes parallèles, à l'image de deux droites qui ne se rejoignent jamais ou qu'à l'infini, alors que FECHNER visualisait ce principe en dessinant les côtés convexes et concaves d'une même courbe.

Dans une communication de 1904 sur « Le para-psychisme comme explication des rapports de l'âme et du corps », FLOURNOY dit que « l'axiome d'hétérogénéité exclut toute admission d'une influence réciproque et d'une intervention mutuelle entre ces deux séries disparates de phénomènes ». Ainsi la notion de représentation psychique refoulée et passant dans le soma, ou inversement, l'aptitude à transposer de grandes sommes d'excitation psychique dans l'innervation corporelle, l'origine biologique des pulsions et du plaisir d'organes, toute la théorie freudienne, se trouvent en contradiction avec le parallélisme stricto sensu de FLOURNOY.

La pulsion au sens freudien apparaît comme une médiation entre le soma et la psyché, et une rencontre possible entre les deux. FREUD pensait que la réponse au dualisme corps/âme de Platon à Descartes, était l'inconscient comme lieu intermédiaire.

Le principe de parallélisme peut aisément se comprendre, il permet une souplesse méthodologique pour la recherche. Il autorise à penser plus loin, à être visionnaire même lorsque les outils de l'époque ne sont pas encore construits pour confirmer les avancées de l'esprit du chercheur. Mais ce fameux axiome d'hétérogénéité vient se placer en fermeture, en clôture définitive d’un modèle ouvert et pragmatique. Il nie toute rencontre possible entre physique et psychique. Nous savons qu'un sujet de recherche voire une théorie philosophique, sont un aveu autobiographique, avec sa fonction de défense, de rationalisation pour son auteur. Théodore FLOURNOY utilise l'axiome d'hétérogénéité pour se défendre d'une rencontre.

 

Or la rencontre fondatrice de Théodore, est avec Hélène Smith. À lui le psychique, à elle le physique. Il se défend du transfert amoureux, en niant toute relation entre physique et psychique. Il évite la rencontre avec l'autre, l'altérité, la belle Hélène Smith dans ce cas précis. Pour comprendre cet axiome d'hétérogénéité, il faut superposer à cette théorisation, sa relation à Hélène Smith. Théodore vit en parallèle à la médium, il peut l'observer, il peut concevoir des manifestations de transfert, des manifestations érotiques qu'Hélène a vis-à-vis de lui mais sans que cela le touche au sens propre comme au sens figuré. Nous savons qu'il n'était pas en situation médicale et qu'il vivait avec Hélène dans une certaine intimité. À la tombée du jour, il la raccompagnait à travers la ville, il lui rendait souvent visite et il lui écrivait... Il fallait donc qu'il trouve une justification, une explication qui le protège. Afin de lui permettre de vivre un roman d'amour, un élan passionnel sans que le fantasme psychique ne rejoigne l'acte physique. Une parfaite isolation entre les deux ordres de faits était nécessaire.

 

FREUD a osé la rencontre et le transfert. Il est allé sur les traces d’ULYSSE, attaché au mat pour ne pas succomber au chant des sirènes. Il peut parfaitement ressentir ou imaginer l'amour de sa patiente aussi bien d’elle pour lui que de lui pour elle mais tout cela sera interprété par le transfert et reste sur le plan symbolique. Si la patiente lui saute au cou, FREUD n'a pas besoin du parallélisme pour se défendre d'une rencontre entre psychique et physique, il utilise une autre défense : « Non, ce n'est pas moi qu'elle aime ce que je suis, mais c'est son père, un désir pour son père qu'elle déplace sur moi ».

 

Ainsi la théorie de FLOURNOY traduit sa position par rapport à Hélène Smith et il nie simplement ce qui pourrait le toucher. FREUD ne nie pas que cela le touche mais trouve une explication pour continuer à travailler dans la sphère de l'amour sans céder à l’attrait psycho-physique. Dans la chronologie, FLOURNOY adhère au parallélisme en 1890, bien avant sa rencontre avec Hélène Smith en 1894. Cela ne change rien à l'interprétation. FREUD découvre le transfert et abandonne le parallélisme, pendant que Théodore rencontre Hélène mais conserve sa théorie.

 

En 1890 paraît le premier livre de FLOURNOY : « Métaphysique et psychologie ». Il déclare que la psychologie n'a aucun avantage à attendre des secours que les métaphysiciens lui offrent. Il consomme la rupture avec la philosophie comme outil de travail et il se tourne en 1891 vers la psychologie expérimentale.

 

Avec ce premier ouvrage, il devient une célébrité locale et l'université de Genève crée une chaire extraordinaire de

« Psychologie physiologique soit expérimentale». Elle est dans l'enceinte de la faculté des sciences à sa demande. Cette promotion établie la psychologie comme une discipline séparée de la philosophie pour la première fois en Europe. Un laboratoire est installé pour alimenter les recherches et les espoirs de la nouvelle science. Mais il se retrouve au sous-sol de l'université dans un local sombre, exigu et dépourvu de la plus petite subvention. D'après la notice sur le laboratoire de psychologie de 1896, son enseignement est de deux heures par semaine et comprend les sujets suivants :

-de l'intelligence, des émotions et de la volonté

-psychologie normale : des principales recherches et théories contemporaines

-psychologie anormale et morbide.

Un programme très classique à l'époque.

 

Les critiques et commentateurs visitent le laboratoire et un jour, l'un d'eux déclare avec ironie que : « Point n'est besoin de tout cet attirail technique pour s'étudier soi-même ou pénétrer l'âme d'autrui, et ce n'est pas un laboratoire qu’il vous faudrait, mais plutôt un confessionnal, à défaut duquel la fréquentation des salons de conversation ou des cliniques de psychiatrie vous en apprendra toujours plus long sur l'esprit humain que votre arsenal d'instruments de précision ». Le professeur répond que le lieu créé la fonction et qu'en tant que simple lieu de ralliement, le laboratoire a déjà sa raison d'être.

C'est effectivement une institution ouverte aux étudiants de toutes les facultés. Le maître projette la réalisation d'un institut d'anthropologie, un centre de coordination pour toutes les recherches ayant l'être humain pour objet : « le laboratoire sera en communication directe avec tout ce qui tiendra lieu des hôpitaux et des asiles d'aliénés, des prisons et des écoles, du consistoire, et de la caserne ; il étendra ses ramifications sur les mille chantiers de la vie ou quelque chose peut se laisser surprendre des secrets de l'âme humaine ». Vaste programme.

 

En pratique, les expériences portent sur les temps de réaction, expériences à la mode dans le petit monde de l'expérimentation psychologique. Il définit une nouvelle typologie des hommes et d'abord le type sensoriel ou type FLOURNOY : lorsqu'un sujet concentre son attention sur le signal attendu, la réaction est plus rapide que lorsqu'il se tourne préférentiellement sur le mouvement a exécuter. Il définira plus tard les types « centrale » et « indifférent». Les trouvailles sont modestes et franchement sans postérité.

 

 

 

 

IV- En route vers l'inconscient

 

 

En 1893, il publie avec son cousin germain Eugène CLAPAREDE «Des phénomènes de synopsies », un ouvrage dans lequel ils étudient l'audition colorée. Quand un son est entendu, certains sujets associent immédiatement une couleur. On est dans un découpage atomistique des processus mentaux. Mais émerge la notion d'inconscient, encore très floue et du domaine des limbes : « Tel autre fait d’audition au contraire supposera pour sa production le concours de quelque mystérieuse influence, transmission héréditaire, suggestion des moi sous-jacents, que sais-je encore, en un mot intervention de l'inconscient ». Les synopsies sont des associations mentales mais certaines sont privilégiées : « telles ces visions de notre première enfance qui surnagent éparses, rari nantes in gurgite vasto (De rares naufragés nageant sur le vaste abime), sur l'océan d'oubli ou ont sombré les autres souvenirs de la même époque, sans que nous puissions dire avec certitude en vertu de quoi elles ont résisté de préférence à mille autres scènes qui les valent bien ». Il souligne « l'intérêt tout particulier et personnel que ces incidents, souvent insignifiants en eux-mêmes ont dû posséder alors ».

 

FLOURNOY nous livre un fragment autobiographique, fait assez rare dans son œuvre : « J'ai rarement la vue ou l'idée d'un éléphant sans que jaillisse en moi la représentation confuse d'une énorme bête grise enfermée dans une petite maison blanche où on lui jette des morceaux de pain. Cette image, qui m'a toujours poursuivi, remonte à un hiver passé au Midi dans ma quatrième année ; de toutes les choses curieuses qui ont dû me frapper lors de ce premier voyage, il n'est resté que deux souvenirs conscients, l'un d'une scène où je fus fortement ému, et celui que je viens de rapporter où je ne retrouve au contraire aucune émotion appréciable, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y en eût point». Les psychanalystes auraient apprécié que FLOURNOY nous livre le souvenir conscient chargé d'émotion et non un souvenir écran. Mais il conclut plus loin : « c'est dans la sphère inconsciente de la personnalité que germent ces bizarres associations ». On comprend mieux l'état de grande réceptivité intellectuelle et émotionnelle qu’il aura à la parution des Etudes sur l'hystérie de FREUD, dont il sera un des tout premiers lecteurs, puisqu'il parlait l'allemand. Leur ami commun le pasteur Oscar PFISTER commente plusieurs années après les synopsies comme des associations contractées dès la première enfance à la faveur d'impressions érotiques. A-t-il reçu des confidences de FLOURNOY ?

 

L'affaire DREYFUS :

 

Ce procès exceptionnel qui va durer de 1894 à 1906 va secouer la troisième République, mais aussi toute l'Europe. FREUD écrit à FLIESS « Zola nous tient en haleine. Quel brave homme ! Avec lui il serait possible de s'entendre. Le comportement abject des Français m'a rappelé les réflexions que tu fis... Et qui me furent d'abord désagréables à propos de la décadence de la France ».

 

William JAMES et TF

 

 

FLOURNOY suit l'affaire de très près et il y fait souvent référence dans sa correspondance avec William JAMES :

« Dans notre opinion, DREYFUS est innocent, sans aucun doute et nous apercevons dans les couleurs les plus sombres du futur, une coalition militaire et cléricale se préparer en France et devenir de plus en plus dominante » dit-il dans une lettre du 27 mars 1898.

 

Derrière le procès, il y a un apparent clivage politique, pas un clivage droite/gauche, prolétaires/bourgeois puisque Jules GUESDE le dirigeant communiste marxiste considérait DREYFUS d’abord comme un bourgeois, un ennemi de classe. La vraie ligne de fracture est sur la question des juifs et de l'antisémitisme en France. Le monde scientifique français reste alors très prudent et l'élite intellectuelle sera longtemps réticente à la pénétration des idées freudiennes, qualifiées de trois tares : science juive, germanique et sexualiste.

 

La Suisse est une vieille démocratie, polyglotte et très tolérante sur le plan religieux. Eglises, temples et synagogues cohabitent en bonne harmonie, et l'attitude de FLOURNOY confirme l'ouverture d'esprit dont il témoigne, à l'abri d'un préjugé antisémite ou plus généralement d'une peur de l'autre. Il est aussi polyglotte et parle le français, l’allemand et l’anglais. Plus généralement dans l’histoire de la psychanalyse, les Suisses protestants JUNG, FLOURNOY ou PFISTER seront les premiers porte-paroles de la psychanalyse juive viennoise ; ils seront relayés par les anglo-saxons protestants du Nouveau Monde. Plusieurs pasteurs deviendront psychanalystes: PFISTER, KELLER, FRAZER, SCHNEIDER, à une époque où il n’y avait ni rabbins ni prêtres dans cette profession. Le monde catholique ne s’ouvrira à la psychanalyse qu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Après la shoah, l’antisémitisme est honni, LACAN et DOLTO sont les nouveaux porte-paroles de FREUD auprès du monde catholique français puis du grand public et du continent latino-américain.

 

William JAMES, l’ami américain

Frère ainé du grand romancier américain Henry JAMES et fils d’un philosophe, William est peu connu en Europe. Sa formation est quasi superposable à celle de FLOURNOY et se compose en cinq mouvements : médecine, psychologie scientifique, parapsychologie, philosophie et théologie. Aux USA, il est le fer de lance de l’empirisme radical et du pragmatisme. Après des études de médecine en Allemagne, il revient comme instructeur d’anatomie à Harvard. Il deviendra professeur de philosophie. Fondateur du premier laboratoire de psychologie expérimentale aux USA, disciple de WUNDT, il reconnait rapidement que la métaphysique infiltre toute problématique de psychologie. Par métaphysique on entend l'étude des questions fondamentales telle la question concernant le rapport entre le corps et l’esprit, l'immortalité de l'âme, l'existence de Dieu, les raisons de l'existence du Mal ou le sens de la vie, mais aussi l'étude de l'"être en tant qu'être" pour reprendre la célèbre formule d'Aristote c'est-à-dire de l'étude de la substance, de l'être, l'ontologie.

 

 

V- Des Indes à la planète Mars

 

Nous arrivons à l’aventure scientifique qui fera passer FLOURNOY à la postérité. En compagnie de Catherine-Elise MULLER plus connue sous le pseudonyme d’Hélène Smith. Remontons le film un peu en arrière. Après un début enthousiaste, progressivement FLOURNOY se désintéresse de la psychologie expérimentale et en 1899 il commente ainsi la destruction par le feu de son laboratoire à son ami William JAMES : « Je ne m'en plains pas, je suis occupé par l'impression de l'histoire d'une médium qui parle le langage de la planète Mars »

 

 

 

Hélène Smith en transe et TF

 

Il s'intéresse de plus en plus aux phénomènes parapsychiques. Il ne pratique pas la médecine, il n'a pas de clientèle privée neuropsychiatrique, ses rencontres avec la psychopathologie s'effectuent dans les salons bourgeois de Genève. Ce sera un handicap majeur dans son renouvellement intellectuel, seulement alimenté par la lecture, les rencontres et correspondances à partir de 1900. Le champ clinique qu'il côtoie n'a alors rien à voir avec un asile psychiatrique où sera formé le jeune JUNG, un service de neurologie où CHARCOT a brillé, un cabinet médical où FREUD a pu bâtir toute sa théorie, au fil des patients reçus. Nous sommes là dans une soirée bourgeoise et Théodore rencontre Hélène Smith, médium et héroïne du livre « Des Indes à la planète Mars ». Elle présente une glossolalie, elle parle en langue étrangère inconnue.

 

Hélène Smith n'a aucune demande d'ordre médical, de désir de guérison ou de souhait thérapeutique. Elle n’est pas malade. Elle n'est pas la prima donna Blanche WITMANN, « la reine des hystériques » de l'hôpital la Salpêtrière où officie CHARCOT. Elle n'est pas Anna O, Dora, Miss Lucy, tous les cas célèbres du Dr FREUD.

 

Toutefois Théodore fréquente régulièrement l'asile des aliénés des Vernets –Hôpital psychiatrique de Genève ouvert en 1838- à partir de 1894 pour s'initier à la psychiatrie lourde. La curiosité pour les phénomènes pathologiques l’anime mais le souci nosographique restera toujours très marginal. Dans son œuvre, il y a une grande rareté de diagnostic posé sur les cas qu'il étudie. En cela, il diffère de FREUD. Hélène Smith est atteinte de psychose hystérique et Miss Frank Miller, une jeune étudiante américaine de Théodore qui sera analysée par JUNG, présente des troubles schizophréniques ; Théodore n'en fait pas cas. Il est surtout excité par les symptômes en marge du normal, l'insolite, le somnambulisme, les extases, la télépathie, l'occultisme, l'hypnose, les mystérieuses profondeurs...

 

La rencontre:

 

La rencontre est fortuite en décembre 1894. Le froid arrive, Genève s’endort sous la neige et s’ennuie, les soirées d’hiver sont longues. Il est invité à assister à la séance d'une médium chez son collègue Auguste LEMAITRE, professeur au Collège. Catherine-Élise MULLER, alias Hélène Smith, une belle femme d'origine hongroise, fait étalage de ses capacités. Elle rapporte ce soir là certains événements passés dans la famille de Théodore longtemps auparavant. « Le médium aperçoit une longue traînée vaporeuse qui enveloppe M. FLOURNOY : une femme ! S’écrit la médium et un moment après : deux femmes ! Assez jolies, brunes. Toutes deux sont en toilette d'épouse... Cela vous concerne Monsieur FLOURNOY ! ». Voilà les premières paroles entre Hélène Smith et Théodore, l'inauguration d'une étrange relation de six ans. Derrière ces deux femmes en toilette, elle dévoile un moment de l'histoire de famille de Théodore, une double noce, le même jour, de la mère Caroline CLAPAREDE, et de la tante de Théodore puis le décès précoce de cette tante.

 

Bonne pioche. La révélation médiumnique de tels souvenirs l'intrigue. « Je sortis avec un renouveau d'espoir, l'espoir si souvent déçu, vestiges des curiosités enfantines et de l'attrait du merveilleux, qui rêve de se trouver une bonne fois face à face avec du supranormale, mais du vrai et de l'authentique : télépathie, clairvoyance, manifestations spirites, ou autre chose, n'importe quoi, pourvu que cela sorte décidément de l'ordinaire et fasse sauter tous les cadres de la science établie ». Théodore mène une enquête minutieuse sur l'origine d'Hélène Smith et il découvre que leurs parents respectifs ont été temporairement en relation. Cela explique la mémorisation puis l'oubli de tels événements chez Hélène Smith et justifie l'appellation de la « cryptomnésie ».

 

Élise MULLER est née le 9 décembre 1861. Elle est alors une jeune femme de la trentaine, élégante, célibataire et jolie, d'un commerce agréable. Elle travaille comme chef de rayon tissu d'un grand magasin genevois, la Maison Badan. En 1891, elle devient adepte du spiritisme d'autant que ses dons la propulsent au rang de médium « non professionnelle et non payée ». Le cercle de ses admirateurs recevait ses paroles comme des révélations d'un autre monde tandis que les sceptiques n'y voyaient que duperie. Lorsqu'elle rencontre FLOURNOY, sa médiumnité se transforme radicalement devant ce professeur de psychologie. Elle tombe dans des états somnambuliques profonds, sa personnalité se métamorphose et elle réactualise des scènes de ses vies antérieures dans un état de transe corporelle. Théodore étudie et analyse les trois cycles successifs du médium, en respectant le principe d'Hamlet « tout est possible » et en observant le principe de Laplace « le poids des preuves doit être proportionné à l'étrangeté des faits ».

 

Trois romans somnambuliques distincts se dégagent nommés : le cycle hindou, le cycle royal et le cycle martien auxquels succèdent en 1900 les cycles ultra-martiens, uraniens et lunaires (Nouvelles observations sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Archives de psychologie, tome 1).

 

Le premier cycle ou cycle hindou se passe au XIVe siècle. Hélène Smith est une princesse indienne, Simandini, elle parle et écrit en pseudo-sanskrit. Théodore appelle son collègue et ami Ferdinand de Saussure, professeur de sanskrit à Genève, pour confirmer qu'il ne s'agit pas d'un vrai sanskrit mais de sanskritoïde.

 

Dans le second cycle, cycle royal, elle revit des scènes de la vie de Marie-Antoinette. Elle crée un personnage masculin du nom de Léopold qui s'affirme être l'âme désincarnée de Cagliostro. Cagliostro était l'amant et médecin de Marie-Antoinette, favori intrigant et fondateur de l'ordre maçonnique du rite Misraïm. Léopold devient le protecteur et le mentor d'Hélène Smith dans sa vie réelle.

 

Avis au lecteur: Tout rapprochement entre le personnage imaginaire Léopold et le personnage réel Théodore (également médecin et confident) serait pure coïncidence... J’y reviendrais plus loin.

 

Enfin le cycle martien est le plus fantastique et le plus achevé. Hélène Smith prétend connaître en détail la planète rouge, les paysages et les habitants, la langue qu'elle parle et bien sûr écrit.

 

 

 

 

Ville martienne

 

Il faut reconnaitre qu’Hélène Smith est douée d’une grande imagination, hors du commun, et la période suivante de peinture mystique pérennisera un élan créateur incontestable. Toutes les hystériques n’ont pas cette inventivité, loin de là, Hélène était unique et fascinante.

 

 

 

Intérieur martien

 

Théodore cherche une explication à une pareille énigme et retrouve une partie des matériaux dans des ouvrages lus par Hélène Smith dans son enfance. Par exemple certains détails du cycle hindou figurent dans une « Histoire de l'Inde » qu'elle a lu et mémorisé puis oublié et réapparu plusieurs dizaines d'années plus tard.

 

Il publie en 1900 le récit de ces aventures, le résultat de six années d'observations. Le livre est imprimé en janvier 1900 à compte d'auteur. Des Indes à la planète Mars connaît un succès réel, il doit rapidement être réédité. En juin 1900 la traduction anglaise est déjà en vente et William JAMES lui écrit « je pense que votre livre réalise probablement le pas décisif à la conversion des recherches psychologiques en une science respectable ». La suite paraît un an plus tard dans le premier tome des Archives de psychologie : Nouvelles observations sur un cas de somnambulisme avec glossolalie.

 

Le titre sonne Jules Verne ou quelques romans d'aventures et de science-fiction. Mais le corps du texte reste une excellente approche clinique des phénomènes hystériques et de médiumnité. Théodore est d'abord convaincu qu'il n'y a pas de fraude consciente. Il ne s’agit pas de simulation. Il affirme que « les romans de l'imagination subliminale » sont issus de souvenirs enfouis, expression de ses désirs les plus profonds ; les phénomènes présentés par Hélène Smith se traduisent dans une symptomatologie déjà connue des psychologues du XIXe siècle : l'état hypnotique, les personnalités multiples, la suggestibilité et la cryptomnésie ou retour de souvenirs oubliés. Les signes de conversion hystérique sont centrés sur la sphère génitale avec dysménorrhées, ménorragies… Dès l'introduction Théodore cite FREUD, les Etudes sur l'hystérie qu'il a lue en allemand.

 

Chaque cycle est entendu comme une «réversion » de la personnalité vers un âge antérieur : le cycle de Marie-Antoinette la ramène à l'âge de 16 ans, le cycle hindou à l'âge de 12 ans et le cycle martien à la petite enfance.

 

Le but du livre peut apparaître désuet à nos yeux : il essaie de démontrer l'origine psychologique et inconsciente des phénomènes médiumniques. À l'époque, la polémique est rude entre scientifiques et tenants du paranormal ou de l'occultisme.

 

Dans le cycle oriental, Hélène Smith expose sous des dehors pudiques un authentique transfert amoureux. FLOURNOY le reconnais. La composante psychosexuelle ne lui échappe pas mais il reste embarrassé et c'est précisément lorsque la scène devient trop amoureuse que FLOURNOY parle de lui-même à la troisième personne «MF » et appelle un tiers à la rescousse : le linguiste. La pulsion sexuelle est déplacée vers la langue, « elle prend un plaisir tout spécial aux ébats linguistiques ». Théodore invite Ferdinand de Saussure, professeur de sanskrit pour lequel sera créée une chaire de linguistique en 1906. Une fille de Théodore épousera Raymond le fils de Ferdinand. Affaire de famille.

 

 

 

Ecriture en martien

 

 

Théodore étudie le martien. Grammaire, syntaxe, phonétique, vocabulaire, écriture et style. Il démontre « que le martien n'est que du français déguisé » et que « l'inventeur de toute cette linguistique subliminale n'a jamais su d'autres idiomes que le français ». Son ami Ferdinand de Saussure a déjà retoqué le pseudo sanskrit. En 1901 Victor HENRY, linguiste français confirme les travaux de Théodore sur l'inconscience des procédés linguistiques. Il découvre que le martien offre de grandes ressemblances avec le hongrois ! Or le père d'Hélène Smith était d'origine hongroise par sa mère et Hélène a entendu la langue magyare. La boucle est bouclée.

 

 

 

Alphabet d’Uranus

 

 

Le cycle royal

 

 

 

Variations du cycle royal

 

 

Sexualité:

Pour CLAPAREDE, il n'y a aucun doute, « FLOURNOY avait aperçu que, parmi cette tendance que le Moi cherche avant tout à refouler dans le subconscient, sont les tendances sexuelles. Il se rencontrait ainsi avec FREUD dont les premiers travaux mettaient en lumière l'influence de ce facteur dans la genèse des accidents hystériques. Mais FLOURNOY n'insistera guère là-dessus, dans un sentiment de délicatesse infinie à l'égard de celle qui avait accepté de se soumettre à son investigation. Il n'est pas difficile cependant, sous les termes voilés que la discrétion lui dictait, de saisir l'importance qu'il attribuait au phénomène de cet ordre et au rôle d'exutoire que le subconscient devait jouer à leur égard ». Il peut analyser de sa place la relation entre Hélène Smith et sa créature masculine imaginaire Léopold. Il reconnaît la dimension sexuelle de cette relation.

« Léopold jaillit de cette sphère profonde et mystérieuse où plongent les dernières racines de notre être individuel, par où nous tenons à l'espèce elle-même, d'où sourdent confusément nos instincts de conservation physique et morale, nos sentiments relatifs au sexe, tout ce qu'il y a de plus obscur, plus intime et de moins résonné dans l'individu ». Reconnaître la sexualité et la force qu'elle représente dans l'inconscient, l'éloigne des psychologues français comme JANET et le rapproche de FREUD. Mais pour étayer cette théorie psychosexuelle, l'auteur laisse quelques indices pour qui sait lire entre les lignes. En effet le manuscrit de Des Indes doit être entièrement lu et approuvé par Hélène Smith avant l'impression. Pour cela Théodore déploie des trésors d'ingéniosité et contourne l'obstacle en décrivant Léopold comme le médecin gynécologue Hélène Smith. Il lui interdit bien sûr toutes relations sexuelles et toutes réunions spirites lorsqu'elle a ses règles « à certaines époques toujours très régulières ». Une telle censure de la sexualité n'a pas pu passer pour normale, même dans une société genevoise protestante et puritaine. Hélène Smith ne réussit pas à transformer sa misère hystérique en malheur banal, elle a cumulé les deux.

 

En 1902, dans les Nouvelles observations, FLOURNOY a de nouveaux scrupules : peut-il décrire l'intimité d'une femme dorénavant connue et célébrée sur la place publique locale voire internationale. Cependant il écrit : « le soi-disant esprit guide de Mlle Smith est une formation hypnoïde de nature et d'origine essentiellement psychosexuelle ».

 

Transfert :

Pour ROUDINESCO, « FLOURNOY est un magnétiseur à l'ancienne qui ne parvient pas à prendre en compte la dimension du transfert ». Je ne serais pas aussi radical et tranchant. Quand on reprend le texte à la lettre, FLOURNOY évoque très souvent le cas d’Élisabeth von R. exposé par FREUD dans les Etudes sur l'hystérie. Je pense que grâce à la couverture freudienne, il glisse en catimini ce qu'il a repéré : Hélène Smith éprouve pour lui une tendre inclination, elle rêve de l'épouser mais toute sa personne morale refuse de prendre conscience de ce sentiment, d'autant que FLOURNOY est marié et père de six enfants ! Mais les rêves dévoilent ses aspirations. Il les nomme pudiquement « les tendances émotionnelles incompatibles avec la vie présente ». Alors il résiste et revient en arrière si Hélène Smith l’aime et veut l'épouser, c'est à une pure coïncidence

« Due au simple hasard qu'elle a fait la connaissance personnelle (de moi) dans le temps où le rêve hindou venait à débuter ». Lorsqu'elle vient s'asseoir à ses pieds dans des attitudes de tendresse et d'abandon, ce n'est pas à lui qu'elle s'adresse mais à un assistant jouant le rôle d'une « identification purement accidentelle, d'une sorte d'association par simple contiguïté ». Voilà le hiatus qui sépare FLOURNOY de FREUD. Le transfert est reconnu et apprécié, en partie expliqué mais FLOURNOY devenu l'ami intime et l'ami sincère reste sans voix et franchement évitant, alors que FREUD en situation thérapeutique, interprète le matériel qu'il replace dans la situation transférentielle.

Dans les Nouvelles observations, il admet : « Mlle Smith fabriquait son martien pour me faire plaisir ». Évidemment, lorsqu'il veut « se dégager de toute responsabilité », nous observons les défenses qu'il emploie pour se protéger du transfert amoureux d'Hélène Smith : une dénégation délibérée. Tout cela lui interdit bien sûr une quelconque conceptualisation du contre-transfert. La relation sera meurtrie par une balourdise de Théodore sur son « instinct à batifoler » devant les médiums.

Autre question, pourquoi avoir choisi ce pseudonyme Hélène Smith ? le prénom Hélène est-il suggéré par Élise Müller ? Une des filles de Théodore, née en 1891, et donc âgée de 3 ans au début des séances, se prénomme Hélène. Élise Müller a rencontré l'enfant, d'autant que les autres filles de Théodore assistaient généralement aux séances, elles amenaient les biscuits et servaient le thé. Ainsi Hélène l’enfant et Hélène l'adulte se retrouvent côte à côte. On peut se demander si le caractère infantile et puéril des productions d'Hélène Smith ne trouve pas une comparaison, une identification au jeu de la petite Hélène FLOURNOY dans l'esprit de Théodore. D'où la théorie d'une « réversion » à des stades infantiles. Smith était une proposition de Théodore ? A partir de Schmid, patronyme d'origine allemande et le plus banal à Genève ? Anglicisation comme mise à distance, l'éloignement linguistique symbolique devenant un éloignement proxémique ? Ou starisation narcissique souhaitée par Elise MÜLLER ?

 

Voilà FLOURNOY ne dit rien de sa relation à Hélène. Mais il comprendra plus tard à l'occasion d'épisodes ultérieurs, toute la profondeur de l'attachement érotique d'Hélène pour lui. Un de ces épisodes a lieu en 1908. Bien qu'ils ne se rencontrent plus souvent, Hélène Smith et Théodore FLOURNOY entretiennent néanmoins toujours une correspondance régulière. Cet échange épistolaire sera conservé intégralement et dans l'ordre chronologique par Théodore. Son petit-fils Olivier FLOURNOY a archivé toute cette correspondance et en a publié dans son livre de 1986 « Théodore et Léopold ». La dernière lettre émane d'une psychiatre américaine, venue à Genève pour consulter… Léopold ! Une ruse. Elle écrit à Théodore FLOURNOY et lui raconte sa visite auprès d'Hélène. La psychiatre demande à Léopold de lui décrire l'état exact des relations entre Théodore et Hélène Smith. Léopold accuse alors Théodore d'avoir voulu pousser Hélène Smith aux pires fornications, d'avoir commis sur elle des sévices sexuels, etc. Hélène Smith parle avec vulgarité, elle est en transe, elle jouit dans un mouvement de masturbation sans équivoque.

 

Homosexualité :

Dans cette triangulation entre Hélène, Théodore et Léopold, le dernier côté du triangle reste complètement inconscient. À bien des égards, la relation entre Théodore à Léopold est d'ordre homosexuel, mue par une réelle fascination narcissique. Théodore se retrouve à répéter la situation œdipienne de l'enfant face à sa mère Hélène et face à son père rival et objet d'identification Léopold, le seul homme qui connaisse réellement l'intimité du fonctionnement de la femme Hélène Smith. (Entretien avec Olivier FLOURNOY)

 

Avec la parution du livre, la relation entre Théodore et Hélène Smith se détériore. Elle refuse la genèse psychologique. Mais Hélène aura un étonnant destin. Elle recevra un don d'argent d'une riche américaine adepte du spiritisme, elle cessera ses activités professionnelles et commencera une période de peinture en état somnambulique. Elle sera à tout jamais la virginale égérie de la médiumnité, et sa conversion à la peinture religieuse pourra lui apporter une aura de sainteté. Mais ceci est une autre histoire.

 

 

 

Peinture mystique d’Hélène Smith

 

 

CLAPAREDE écrira en 1923 « Aujourd'hui, il est vrai, la plupart de ces idées sur l'inconscient popularisées par l'école de FREUD, ne nous semble plus des nouveautés. Mais nous ne devons pas oublier que FLOURNOY fut aussi un lumineux précurseur. On ne lui a pas encore rendu la pleine justice qui lui est due. Il avait tout vu : les complexes émotifs sous-jacents et la fonction compensatrice des délires de grandeur et les souhaits qu'ils expriment, la maladie mentale comme manifestation défensive, l'importance des émotions sexuelles et le refoulement ainsi que le transfert... ». Sur le transfert, c’est moins sûr.

 

À propos des rêves, Théodore introduit avec prescience les découvertes du génial viennois, qui paraîtront un an plus tard : « De même dans la fantasmagorie du rêve, des arrière-pensées presque inaperçues pendant la veille, surgissent au premier plan et se transforme en contradicteur fictif, dont les reproches incisifs nous étonnent parfois au réveil par leur troublante vérité (des Indes, page 127) … il est vraiment fâcheux que ce phénomène du rêve, à force d'être commun et banal, soit si peu observé aussi mal compris, car il est le prototype des messages spirites et renferme la clef de toute explication des phénomènes médiumniques. Les rêves ne sont pas comme un vain peuple pense, une chose méprisable ou de nulle valeur en soi. Le rêve est bien souvent synonyme d'idéal. En jaillissant de notre fonds caché, en mettant en lumière la nature intrinsèque de nos émotions subconscientes, en dévoilant nos arrière-pensées et la pente instinctive de nos associations d'idées, le rêve est souvent un instructif coup de sonde dans les couches inconnues qui supportent notre personnalité ordinaire. Cela donne lieu quelquefois à de bien triste découverte, mais quelquefois aussi c'est la plus excellente partie de nous-mêmes qui se révèlent ainsi ». Théodore pose clairement la problématique, sans y répondre et FREUD fournira la première clef nécessaire à dégager le rêve de l'obscurantisme.

 

En conclusion un ensemble théorique bâti de bric et de broc à partir de la médiumnité d'Hélène Smith, permet à Théodore de dégager un concept d'inconscient, que je vais expliciter.

 

 

 

 

VI- Les fonctions de l'inconscient d'après FLOURNOY

 

Cinq grandes fonctions de l'inconscient peuvent être repérées :

1-Inconscient lieu des souvenirs enfouis et de la cryptomnésie

2-Inconscient créateur

3-Inconscient protecteur

4-Inconscient compensateur d'où dérive l'inconscient mythopoïétique

5-Inconscient ludique

 

1-Inconscient cryptomnésique

Il est déjà connu par les travaux de CHARCOT, KORSAKOFF et BERNHEIM. Les expériences d'automatisme post-hypnotique, les hypermnésies per-hypnotiques (pendant l'hypnose), sont déjà bien décrites. Théodore montre que les termes sanskritoïdes d'Hélène Smith ont été lus, oubliés et remémorés après plusieurs années lors des séances de la médium. Nous sommes à la surface de l'iceberg « refoulement » que FREUD définira.

 

2- Inconscient créateur

Plus flou dans sa délimitation, il est illustré par le cas d'une femme d'un niveau d'instruction fruste, qui dictait de temps à autre des fragments philosophiques disproportionnés par rapport à sa réflexion et à son savoir.

 

3-Inconscient protecteur

La fonction protectrice de l'inconscient fait œuvre d'avertissement, de réconfort ou permet de sortir d'une situation fausse. La publication de Théodore sur « L'automatisme téléologique anti-suicide » préfigure ce que FREUD généralisera dans sa psychopathologie de la vie quotidienne.

 

4-Inconscient compensateur

Théodore a reconnu l'importance du sentiment d'infériorité sociale, culturelle et accessoirement physiologique. Hélène Smith est de condition modeste, elle a une existence morne et insatisfaisante face aux ambitions qu'elle nourrit. En conséquence, dans les « régions moyennes » du moi subliminal, se créent des romans intérieurs fantastiques et étranges, créateurs de mythes, mythopoïétique. Ses romans fantaisistes, rêveries éveillées ou somnambuliques, représentent une satisfaction compensatrice de ses désirs frustrés. ADLER insistera plus particulièrement sur la surcompensation du sentiment d'infériorité et la protestation virile.

 

5- Inconscient ludique

Il est lié au précédent par la notion de plaisir et de jouissance dans le jeu infantile. Théodore repère la valeur jouissive de la glossolalie dans laquelle le style caractérisé par le fréquent emploi de l'allitération, de l'assonance et de la rime, trahit une grande intensité d'émotion sentimentale et poétique. Les créations linguistiques représentent une réapparition et de nouvelles poussées de l'instinct primordial de jeu. L'activité se poursuit pour faire plaisir à qui que ce soit, et en premier à elle-même (Hélène Smith). Elle éprouve certainement à fabriquer des langues inédites, une jouissance analogue à celle des écoliers qui eux aussi, inventent des alphabets et de divers procédés de cryptographie.

Le cas de Mlle Smith paraît constituer un bel argument en faveur de ce qu'on pourrait appeler la « théorie jocale à moins qu'on ne préfère ludique ». En effet Théodore est l'inventeur du néologisme « ludique » largement utilisé depuis en psychiatrie d'après « Le vocabulaire de psychologie » de Piéron.

 

 

 

VII- Les années 1900-1909

 

Des Indes à la planète Mars reçoit un accueil retentissant de part le monde, intéressant le lecteur lambda par les aventures extravagantes et télépathiques d'une médium, et les scientifiques par les nouvelles théories du savant genevois.

 

Le Figaro du 7 mars 1900 titre « Le monde des psychologues a été bouleversé par l'apparition d'un livre de M. FLOURNOY. C'est l'histoire d'un cas probablement unique dans la science ».

 

Le désaccord latent qui existait entre Hélène Smith et Théodore ne pouvait manquer d'aboutir à une rupture après la publication de Des Indes et après la parution desNouvelles observations en 1901. En apparence, « de mesquines questions pécuniaires, au sujet des droits d'auteur de l'ouvrage, auxquels Hélène Smith prétend, lui font suspecter à tort le désintéressement de son maître ». Mais dans le fond, Hélène est douloureusement affectée de voir disséquer ses phénomènes de médiumnité par le scalpel froid du scientifique, ramenés au niveau humain de son Moi subliminal. C'est la fracture entre l'occultisme et la science, et plus profondément entre le romantisme et le positivisme.

ROUDINESCO parle d’une « relation fusionnelle » entre la médium et son interprète. La relation se termine tragiquement. Hélène Smith ne pardonne pas à FLOURNOY d'avoir conclu le livre par cette phrase « le spiritisme est un sujet qui a le don de me mettre en gaieté et qui me porte d'instinct à batifoler » (Des Indes, page 388). D’abord, elle ne supporte pas la légèreté d'une telle expression, et l'implicite sexuel sous-jacent. Mais dans ses réponses aux journalistes, elle relance par des sous-entendus une relation équivoque et ambigüe entre elle et le professeur. La balle est dans le camp de FLOURNOY, il doit se défendre et répondre aux journalistes sur sa bonne foi et son honneur de bon père de famille... L’hystérique et son maître…

 

Pour compléter son regard sur la médiumnité, FLOURNOY lance un questionnaire dans les milieux spirites genevois. Les résultats sont reproduits dans un livre

« Esprits et médiums » en 1911. Il trace le portrait du médium ordinaire :

« Un individu ordinairement de sexe féminin, qui n'a jamais eu de phénomènes parapsychiques notables. Le chagrin de deuils plus ou moins récents et une rencontre fortuite qui le met en rapport avec le spiritisme, dont il ne s'est jamais occupé jusque-là, lui font essayer de la table ou de l'écriture. Rapidement il devient médium typtologue ou écrivain semi-mécanique et il obtient des communications d'un contenu quelconque, qui ne dépassent en rien ses capacités, mais qui le frappent et l'enchantent, au début par la soi-disant provenance des défunts regrettés. Peu à peu, la monotonie des messages, leur médiocrité, lassent le premier enthousiasme, et au bout de quelques mois, rarement de quelques années, le médium cesse de pratiquer. Il ne lui reste ordinairement rien, ni en bien ni en mal, de cette phase passagère de médiumnité acquise ; sauf une certaine habitude latente qui lui rendra plus facile de nouveaux essais occasionnels, et au fond de lui-même une réelle inclination pour les doctrines spirites ».

 

FLOURNOY affiche son scepticisme mais il ne tombe pas dans un positivisme étroit : il déclare ne pas pouvoir éclairer tous les phénomènes, et laisse en suspens la question des pouvoirs parapsychiques. S'il reconnaît l'origine psychopathologique de la médiumnité, il perd sa crédibilité scientifique en avançant la réalité de la télépathie et de la télékinésie. Ainsi il repère le lien qui unit deux personnes télépathes : « En fait de télépathie spontanée, quelques indices donneraient à penser que Mlle Smith subit parfois mon influence involontaire. Le plus curieux est un rêve qu'elle eût de nuit à une époque où je tombais subitement malade pendant une villégiature à 20 lieues de Genève. Elle entendit sonner à sa porte, puis elle me vit entrer tellement amaigris et paraissant si éprouvé qu'elle ne put s'empêcher le lendemain matin de faire part à sa mère de ses inquiétudes à mon sujet. Or au même moment et sans qu'Hélène le sache, ma maladie remontait à l'époque approximative du rêve ».

 

Convaincu de l'existence de la télépathie et de la télékinésie, il n'essaie pas de convaincre ou d'être prosélyte : « pour éviter toute perte de temps et tout désappointement au lecteur, je l'avertis que s'il lui faut absolument des conclusions fermes et arrêtées au sujet du supra normale, je n'en aurais pas à lui offrir, et il se retrouvera Grosjean comme devant sur la télépathie, le spiritisme. Je n'hésiterai pas à mettre dans la catégorie des âmes crédules, le lecteur qui accepterait de croire aux mouvements d'objets sans contact uniquement sur ce que je viens de lui dire. Mais on peut presque dire que si la télépathie n'existait pas, il faudrait l'inventer ». FREUD a raconté un cas similaire dans un article « Rêve et télépathie » qui se déroule également dans une situation transférentielle.

 

FLOURNOY fonde avec son cousin CLAPAREDE en 1901 les Archives de psychologie. C'est la première revue francophone consacrée exclusivement à la psychologie. Les archives acquièrent la collaboration de confrères étrangers. JUNG commence à y publier en 1907 et surtout à partir de 1912, après sa rupture avec FREUD. Les auteurs souhaitent disséminer l'information et créer un vaste mouvement de recherches originales en Suisse et à l'étranger. « La science n'admet pas de séparation nationale ou géographique ». Toutefois les publications sont rédigées en français. Leur réputation dépasse rapidement les frontières, et FREUD enverra plusieurs de ses articles sans jamais être publié ! William JAMES lui écrit : « les Archives sont arrivés depuis deux jours. Elles paraissent imposantes et intéressantes, et je vais les lire avec tout le recueillement nécessaire. Comptez-moi comme fidèle souscripteur. Mais la charge pécuniaire de la publication ne sera pas mince pour vous ». Effectivement FLOURNOY et CLAPAREDE vont supporter le financement de la revue pendant longtemps. Sans cette revue il ne serait probablement rien resté des travaux de FLOURNOY tant son perfectionnisme le poursuit. « La publication des archives n'a pas été sans arracher à FLOURNOY, chaque fois qu'il fallait en mettre un sur pied, et surtout lorsque ce numéro devait contenir un article de sa plume, quelques gémissements. Il avait en effet une peine extrême à rédiger, comme si cette difficulté graphique était la rançon de son extraordinaire facilité de parole. Esprit d'exactitude et de clarté, jamais satisfait de lui-même, il lui arrivait d'écrire une même page jusqu'à dix fois avant que le texte lui parut digne d'être remis au typographe ». Écrire est un calvaire, exactement comme les voyages.

« Ce n'est pas d'aller de Genève à Ceylan (Sri Lanka) qui m'effraie, c'est d'aller de Florissant à la gare de Cornavin (gare de Genève) ». FLOURNOY habite une grande maison, impasse Crespin dans l’ancien village de Florissant devenu un quartier résidentiel de Genève. La maison existe toujours.

 

Ses rares sorties sont à l'occasion des congrès de psychologie comme celui de 1889 où il rencontre son futur ami William JAMES, le frère du grand écrivain Henry JAMES, Paris en 1900 où FLOURNOY communique « ses observations psychologiques sur le spiritisme », Rome en 1905 et enfin à Genève en 1909 congrès de psychologie qu'il préside.

 

 

 

VIII- 1909-1915

 

Le congrès de Genève est le couronnement de sa carrière universitaire. L'homme est reconnu par delà les frontières et il jouit d'une certaine renommée. JANET participe au congrès et fait une communication sur les obsessions. FREUD n'a pas pu venir car il prépare son voyage aux États-Unis mais dans une lettre à JUNG, il rapporte les propos de Ernest JONES présent au congrès : « il écrit de Genève qu'il a rencontré au congrès différents partisans encore inconnus de nous ».

 

Mais deux semaines après la clôture du congrès, FLOURNOY vit un drame personnel. Sa femme Marie décède brutalement. Très ébranlé par ce deuil, il se réfugie dans un surcroît de travail. Son ami William James décède l'année suivante d'une insuffisance cardiaque. Plus replié que jamais dans sa bibliothèque et dans le travail, il écrit deux livres qui paraissent en 1911 : « La philosophie de William James » et « Esprits et médiums ». Il dédie les deux livres à William James. Le second est une collection de plusieurs articles et enquêtes menés dans le milieu spirite genevois.

 

Il revient sur la métapsychique, qui définit les phénomènes supranormaux. Il rêve d'un travail en commun entre psychologues expérimentaux, psychanalystes et chercheurs sur le paranormal. « Les investigateurs positifs, physiciens, physiologiste, psychologues, ont eu grand tort de négliger si longtemps les phénomènes métapsychiques, sous prétexte qu'il n'y a là qu'illusion ou charlatanisme, et d'en abandonner l'étude aux spirites, théosophes, mages et occultistes de tous genres. Heureusement qu'aujourd'hui, c'est presque enfoncer des portes ouvertes que d'insister sur la nécessité de s'occuper sérieusement de ce sujet. Les savants officiels ont fini par s'apercevoir qu'il y a là tout un domaine digne d'exploration, d'où pourraient jaillir des lumières inattendues sur la constitution intime de notre être et le jeu de ses facultés. Le jour où, d'une part la psychologie subliminale et supranormale de MYERS, d'autre part la psychologie subconsciente et anormale de FREUD et de son école, au lieu de continuer à beaucoup trop s'ignorer, auront réussi à se rapprocher pour se corriger et se compléter l'une par l'autre, un grand pas sera fait dans la connaissance de notre nature ».

 

Cette double approche tolérante et synthétique peut être qualifiée de syncrétique.

 

Mais il se désintéresse de plus en plus des médiums, « le goût m’en a complètement passé avec le temps », il les rejette dans la pathologie mentale où s'activent fantasmes et conflits inconscients. « Quand le sujet se place dans l'attente et le désir de communiquer avec les trépassés, cela favorise chez lui la dissociation mentale, et une sorte de régression infantile, de rechute à une place inférieure d'évolution psychique, où son imagination puérile se met tout naturellement à jouer au désincarné, dont l'idée le hante, en utilisant pour ses rôles les ressources de la subconscience : complexes émotifs, souvenirs latents, tendances instinctives comprimées ».

 

Puis il médite sur la science, son aspect ludique, et illustre son questionnement par l'abjuration de Galilée, la distinction entre la vérité scientifique et le devoir moral. KANT ne l'a pas quitté. FLOURNOY place avant tout le sentiment de devoir chez l'honnête homme et la conscience morale comme guide. Nulle trace d'épicurisme chez lui, mais son adhésion à un humanisme fondé sur l'idéal moral et la tolérance.

 

En 1911 il reprend ses activités d'enseignant et en 1912 il commence un cours d'histoire des sciences occultes à la faculté des sciences. Provocation. Au programme, il inscrit l'occultisme, la psychologie religieuse, les mythologies égyptiennes chaldéennes et juives et pour la première fois la psychanalyse. Rapidement la psychanalyse devient le corps de son enseignement. En enseignant la psychanalyse à l'université il prend place à côté des pionniers. À son ami Oscar PFISTER qui lui conseille de poursuivre ses recherches psychanalytiques, FLOURNOY répond laconiquement « je suis trop vieux pour cela ».

 

 

 

 

IX-Les dernières années, de la psychologie religieuse à la psychanalyse

 

Son dernier ouvrage paraît en 1915 et il conclut toute sa trajectoire de psychologie religieuse : «Une mystique moderne ».

 

Il explore les rapports entre sentiment religieux et inconscient autour de la profession de foi et des multiples extases et rêves d'une jeune femme mystique. Il fonde la psychologie religieuse et la sépare de la religion. Il les compare aux gastro-entérologues que la connaissance des lois de la digestion, ne dispense pas de digérer pour leur propre compte. Il énonce deux principes : l'exclusion de la transcendance et l'interprétation biologique.

 

L'exclusion de la transcendance signifie qu'il ne s'agit pas de discuter de la réalité au-delà de la nature d'un monde suprasensible en tout cas d'un point de vue scientifique.

 

L'interprétation biologique propose à la psychologie d'envisager les phénomènes religieux comme la manifestation d'un processus vital biologique et organique. Comme toute conduite humaine est liée à l'activité cérébrale, le sentiment religieux doit avoir un substratum physiologique. Nous retrouvons là le parallélisme psycho-physique. Il se pose la question « si l'on pourrait apercevoir déjà chez les animaux, les premières lueurs du sentiment religieux et il incline à l'affirmative. Quand il regarde comme de nature religieuse ce sentiment d'amour et de dépendance que le chien éprouve pour son maître, ainsi que l'impression de mystère que semble manifester cet animal ainsi que le singe devant des faits complètement inédits ». Il semble confondre empathie animale, lien social et sentiment religieux mais le psychologue genevois va plus loin et tente de démontrer que la religion est une disposition génétique ou un processus intime de l’être organique. Ainsi est-il sur la piste biologique des dogmes, rituels et théologies comme rationalisations a posteriori.

 

L'influence de JUNG apparaît clairement et CLAPAREDE confirme que « la direction suivie par l'école de Zurich (lui) était plus sympathique que les conceptions viennoises, tout spécialement dans le domaine de la psychologie religieuse, car JUNG a le mérite de rendre plus facilement acceptable pour le sens commun ce qu'il y a de profondément vrai dans les découvertes de FREUD ».

 

 

 

Edouard CLAPAREDE

 

 

À ce point précis, il faut lire ce que sous-entend CLAPAREDE et la question de la libido. L'énergie sexuelle est au service d'Eros pour FREUD, mais JUNG influencé par Bergson l'élargit à l'ensemble des forces vitales. JUNG considère que la théorie freudienne s'est enfermée dans les limites de la sexualité, sous le regard d'un Dieu courroucé. FLOURNOY réintroduit des distinctions religieuses par ce commentaire explicite : « la doctrine freudienne exprime très exactement la conception juive de la religion, à savoir un système d'interdiction, les tables de la loi. Jahvé est un dieu sévère, d'une jalousie féroce et sans cesse occupé, comme un homme qui ont de collège, à fustiger, à châtier son pauvre peuple élu ».

 

Malgré ses réserves à l'égard de FREUD, l'ouvrage de FLOURNOY est salué par le monde psychanalytique. PFISTER est ravi « le dernier travail de FLOURNOY est sans aucun doute le plus significatif, d'autant que le travail est entrepris tout à fait dans l'esprit freudien ». En réalité l'esprit est surtout junguien mais le mémorial freudien est en construction et commence un long travail de digestion ; PFISTER recycle de manière posthume l'œuvre de FLOURNOY et le réintègre dans le sérail freudien.

 

FREUD fermera le ban et le remerciera de façon posthume en 1922, hissant FLOURNOY au rang de JONES, FERENCZI ou ABRAHAM.

 

Pour l’heure, FLOURNOY livre donc en 1915 son dernier livre « Une mystique moderne », dans lequel il retrace et analyse les expériences mystiques et extases religieuses d'une jeune femme Mlle Vé.

 

Mlle Cécile Vé, 50 ans et célibataire, dirige un institut de jeunes filles. Elle est intelligente et très sensible. Elle présente des automatismes sensori- moteurs, une dissociation mentale sans autre signe de conversion hystérique. À 17 ans, jusqu'alors tenue dans l'ignorance complète des questions sexuelles par un père rigoriste, elle est victime d'un attentat sexuel. Après l'étourdissement de la surprise et du désespoir, se déchaîne en elle un torrent de passions et de désirs inconnus jusque-là d'où résultent un conflit psychique profond, une sorte de scission de la personnalité n'allant cependant pas jusqu'au dédoublement complet du Moi. FLOURNOY note que « la bête même dans ses plus grands débordements d'imagination et d'autoérotisme, a toujours été retenue extérieurement par le frein du devoir et des convenances sociales. Au temps des sorcières, Mlle Vé n'aurait guère manqué d'être brûlée en racontant les sabbats auxquels l’eût conduite sa fantaisie érotique ».

 

Dans cette observation, pour la première fois FLOURNOY est mis en position de psychothérapeute. Il utilise l'apport psychanalytique dans l'interprétation des matériaux fournis. Si les ressemblances entre Hélène Smith et Cécile Vé sont manifestes, femmes célibataires médiums télépathes clairvoyantes avec altération de la conscience de nature hystérique, cependant Hélène Smith se plaît dans ses fantasmes quand Cécile Vé se plaint de ces symptômes. Cécile Vé consulte FLOURNOY en 1910. Ils entretiennent depuis longtemps une correspondance, mais elle vient à lui « comme une malade au médecin ». FLOURNOY accepte enfin le rôle de thérapeute mais il reste encore ambivalent et évitant : « je ne trouve rien qui nécessite un recours à la médecine ». De là aussi son titre tout en retenue « Essai de psychothérapie ». Dans la pratique, il emploie d'abord l'hypnose à la demande de Cécile Vé puis des conversations à bâtons rompus. En 1912, Cécile Vé lui envoie par courrier, le récit de ses extases et fantasmes. 500 pages que FLOURNOY utilise dans sa publication. Il ne s'agit donc pas d'une psychanalyse au sens strict. L’aspect pécuniaire n’est pas précisé.

 

Le problème du transfert affectif est posé dès le premier chapitre. Il est maintenant très attentif. Indiscutablement, l'échec de la relation avec Hélène Smith résonne encore dans son esprit. D'ailleurs Hélène Smith est dans une phase mystique de peinture religieuse à la même période. Nous savons que la question du transfert était déjà abordée dans son cours universitaire sur la psychanalyse que FLOURNOY fait en 1913 : « le dénouement de l’Ubertragung (transfert) : il arrive un point où le malade transporte sur son médecin l'attachement qu'il avait pour autrui. Les femmes hystériques amoureuses de leur médecin. Quelque chose d'analogue chez tous les patients (question de confiance pour le médecin qu'on aurait dû avoir en son père). Point très délicat : le patient se détache du passé familial pour s'attacher aux médecins. FREUD a mis cela en lumière. JUNG montre que si le médecin laisse cela à se faire, toute la cure échoue. Il faut résoudre le transfert. Faire porter son intérêt pour les tâches concrètes de la vie. Aussi les guérisons n'arrivent-t-elles pas toujours. Certaines questions sont plus faciles, d'autres n'aboutissent pas, le malade ne décolle pas du médecin ». Ces notes prises en cours sont reprises de façon presque identique dans le dernier livre de FLOURNOY. « Nous devons à FREUD et à ses disciples d'avoir mis en lumière le transfert, par lequel le névropathe, concentrant sur son médecin les sentiments qu'il portait aux objets de ses plus anciennes et plus puissantes affections, finit par faire de lui son directeur de conscience, le centre de toutes ses pensées. Les psychanalystes ont montré que pour arriver au but pratique de la psychanalyse qui est de guérir le malade, il faut commencer par défaire ce transfert affectif qui le paralyse en le liant exagérément aux médecins. Il faut libérer de ses attaches indues la libido, l'énergie psychique du patient et lui apprendre à la reporter sur les êtres, les choses, les tâches qui forment le contenu normal de la vie » (Mystique moderne, page 37-38).

 

Les temps changent, l'hystérie aussi. Cécile Vé ne parle plus en martien, elle a quitté les paradis hindous ou les planètes perdues. Elle est une lectrice assidue de FREUD et de JANET. Pulsions sexuelles, imago paternelle, homosexualité et complexe d'Oedipe n'ont plus de secret pour elle. La clinique est en mutation et le thérapeute se lance : « les quelques essais de psychanalyse que j'ai eu l'occasion de tenter avec Mlle Vé m'ont permis de dépister chez elle le complexe d'Oedipe. Le désir incestueux de Mlle Vé pour son père m'amène à expliciter cette loi qui semble si incroyable à première vue, qui est certainement vraie dans sa généralité, mais à la condition de l'interpréter en bien des cas d'une façon doublement ou triplement métaphorique qui en élargit ou en atténue souvent la teneur littérale » (Mystique moderne, page 197-200).

 

S’il est proche de JUNG et d'une banalisation du complexe d'Oedipe, FLOURNOY est pourtant séduit par la théorie viennoise de la sublimation, la dérivation des instincts incestueux d'une part et dépendance au profil de l'autre : « c'est du fumier que proviennent au bout du compte, nos plus belles fleurs et nos fruits les plus savoureux ».

 

Carl-Gustav JUNG

 

 

Cependant il reconnaît l'inachèvement de son travail et de sa méthode : « je dois malheureusement avouer que je ne suis qu'un amateur en ce domaine, et que mon peu d'habileté technique d'une part, certaines convenances sociales de l'autre, ne m'ont pas permis de creuser cette mine aussi profondément que j'aurais dû ».

 

Le livre du modeste amateur est cependant salué par les psychanalystes. C'est la première application de la psychanalyse à l'étude du sentiment religieux. Le pasteur Oscar PFISTER, ami commun à FREUD et FLOURNOY : « FLOURNOY se montre attentif aux liens œdipiens dont le caractère universel rend grâce aux grandes découvertes de FREUD, il remarque la fixation incestueuse au père comme obstacle au mariage, il dépeint le lien étroit entre extase religieuse et émois sexuels, la signification d'un trauma sexuel, le transfert, il cite en approuvant le travail de FREUD sur les actes compulsionnels et exercices religieux, sur le petit Hans, il défend la théorie de la sublimation sur laquelle il donne chaudement à réfléchir ».

 

La dernière conférence de FLOURNOY en septembre 1916 est consacrée à la psychanalyse. Il lui rend hommage et lui offre son chant du cygne. Il démissionne de l'université en 1917.

 

Ses activités physiques et intellectuelles se réduisent en raison d'une pathologie vasculaire cérébrale et il meurt le 5 novembre 1920 à 66 ans. Mais l'odyssée familiale se poursuit au travers d'une descendance de médecins psychanalystes. Son fils Henri FLOURNOY (1886-1955) et son gendre (époux de sa fille Ariane) Raymond de SAUSSURE fils du célèbre linguiste Ferdinand de SAUSSURE, sont durant la même année 1920 en analyse sur le divan de FREUD à Vienne. C'est encore à Genève en 1920 que la première traduction française d'ouvrages de FREUD aura lieu avec le concours d’Henri FLOURNOY, Raymond de SAUSSURE, Charles ODIER et LELAY. Ils traduisent les cinq conférences sur la psychanalyse. Le petit-fils de Théodore et fils d’Henri, Olivier FLOURNOY poursuivra la double tradition familiale, médecin et psychanalyste, toujours installé à Genève où je l'ai rencontré.

 

Ainsi s'achève une trajectoire étonnante du spiritisme mondain à la psychanalyse, de la psychologie expérimentale à la psychothérapie. FLOURNOY fait figure de précurseur dans cette conquête de l'inconscient, mais si l'homme était trop solitaire pour faire école, il s'est efforcé de transmettre et de progresser. Le laboratoire de psychologie sera repris en main par CLAPAREDE et renommé Institut Jean-Jacques Rousseau, qui le transmettra au génial Jean PIAGET en 1921.

 

לוֹרין

 

Bibliographie :

FLOURNOY Théodore, Des Indes à la planète Mars, seuil, Paris, réédition 1983

FLOURNOY Théodore, Nouvelles observations sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Archives de psychologie, tome 1, Genève, 1901

FLOURNOY Théodore, Métaphysique et psychologie, Genève, 1919

FLOURNOY Théodore, Synopsie, éditeur Félix Alcan, Paris, 1893

ELLENBERGER Henry, A la découverte de l'inconscient, SIMEP, Villeurbanne, 1974

FREUD Sigmund, Contribution à la conception des aphasies, PUF, Paris, 1983

FREUD Sigmund, Naissance de la psychanalyse, Gallimard, Paris,

MALLEVAL Jean-Claude, Folie hystérique et psychoses dissociatives, Payot, Paris, 1981

JUNG Carl Gustave, métamorphose de l'âme et ses symboles, librairie de l'université, Genève, 1953

LECLAIR Robert, The letters of William JAMES and Theodore FLOURNOY, University of Wisconsin Press, Madison, 1966

LORIN Fabrice, Théodore Flournoy : Contribution à l’histoire de la psychiatrie dynamique, thèse médecine, Montpellier, 1984

HENRY Victor, le langage martien, étude analytique de la genèse d'une langue, Maisonneuve, Paris, 1901

ROUDINESCO Élisabeth, la bataille de cent ans : histoire de la psychanalyse en France, volume 1, Ramsay, Paris, 1982

CLAPAREDE Édouard, Théodore FLOURNOY sa vie et son œuvre, Archives de psychologie, tome 18, pp 1-12, Genève, 1921

 
 
Fibromyalgie: le point de vue du psychiatre - Dr Fabrice Lorin

Dernière mise à jour de la page: 2 juillet 2009

 

Dr Fabrice LORIN


Psychiatre des Hôpitaux

Centre d’Evaluation et de Traitement de la Douleur
Hôpital Saint Eloi
CHU de Montpellier

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 לוֹרין

Cours Faculté de médecine, Capacité Traitement de la douleur

 



Mon Dieu, préservez-moi des douleurs physiques, je m’arrangerai avec les douleurs morales
Nicolas de CHAMFORT (1741-1794)



Fibromyalgie et psychiatrie: y a t-il des liens et quels sont-ils? La question nous est souvent posée et fait l'objet de recherches actuelles. Nous souhaitons faire un modeste état des lieux basé sur une pratique clinique de psychiatrie de liaison en CHU.

La fibromyalgie est une nouvelle pathologie, articulée autour de deux symptômes cardinaux, la douleur musculaire et la fatigue. Elle est au carrefour de la modernité et elle est l’enjeu de discussions au sein de la communauté médicale. Les questions sont quotidiennement posées au médecin généraliste par des patients inquiets. Ils sont ensuite orientés vers le rhumatologue ou le ré-éducateur fonctionnel, le neurologue ou le psychologue et last but not least le psychiatre. C’est un sujet ouvert, quant à son origine, son étiologie, sa réalité factuelle puisque les bilans ne montrent aucune anomalie. Refusant de nous payer de mots, nous souhaitons approcher le cœur de la machine. La médecine était un Art mais au XIXème siècle, elle quitte le domaine artistique et veut devenir scientifique. L’absence de marqueurs objectifs biologiques ou radiologiques dans la fibromyalgie, renouvelle une prudence circonspecte. Enfin l’aspect médico-légal et la reconnaissance comme pathologie invalidante sont très discutés. Peu de psychiatres en réalité rencontrent ces patients. Notre expérience pluridisciplinaire au Centre d’Evaluation et Traitement de la Douleur du CHU de Montpellier, les nombreuses discussions avec mes confrères d’autres spécialités, nous poussent à ouvrir le débat sans tabou sans apriori ni dogme, dans le cadre de l’enseignement universitaire. Alors fibromyalgie et psychiatrie: quels sont les liens?

 

Au regard de l’histoire, la fibromyalgie, à l’inverse des autres pathologies, n’a pas d’historicité ancienne; c’est une maladie nouvelle voir quasiment anhistorique. Certes, elle était dénommée polyenthésopathie quelques années auparavant. Ce terme signifie « maladie des enthèses », c'est-à-dire ce lieu de transition histologique (tissulaire) entre l’os et le tendon, lieu d’attache intermédiaire, zone frontière, près de la border line. Elle est aussi appelée SPID Syndrome Polyalgique Diffus, parfois fibrosite.

L'OMS la reconnaît comme maladie rhumatismale « non spécifique » depuis 1992. 

La prévalence est évaluée de 2 à 5 % de la population mondiale avec une prévalence de 3,4 % chez les femmes et de 0,5 % chez les hommes.

La définition est classiquement une représentation graphique des trois grâces.

Je ne reviendrais pas sur la description usuelle, la douleur diffuse depuis au moins 3 mois et les 11 des 18 points douloureux retrouvés à l’examen somatique. Par contre les symptômes secondaires sont intéressants pour le psychiatre. Les voici :

Troubles du sommeil: 85 à 90%, Asthénie: 89%, Troubles cognitifs: 87%, Syndrome anxiodépressif: 86%, Symptômes digestifs: 32% (Blotman: l’observatoire du mouvement, Novembre 2003)

Plusieurs pistes psychogéniques s’offrent au regard clinique du psychiatre : d’abord les liens entre fibromyalgie et hystérie, puis entre fibromyalgie et dépression, entre fibromyalgie et dysthymie et, enfin j’aborderai la neurasthénie de Beard.


1-Fibromyalgie et Hystérie

D’un point de vue clinique, les psychiatres et psychanalystes, avancent rapidement et (trop) facilement que la fibromyalgie est une expression moderne de l’hystérie. Le langage du corps et de la conversion hystérique épouse l’époque. Or l’époque est à la douleur. Le théâtre hystérique met donc en scène le corps fibromyalgique.

Pour parler d’hystérie, il faut opérer en deux temps. D’abord repérer la personnalité hystérique puis les symptômes de conversion. 

La personnalité hystérique. Depuis des années, j’utilise la clinique décrite par Lucien ISRAEL, et les six signes qu’il a décrit avec finesse et pertinence :

1. Théâtralisme
2. Séduction/érotisation
3. Suggestibilité
4. Perturbation des conduites sexuelles
5. Infantilisme
6. Mythomanie. 

Mais l’hystérie a disparu de la nosographie, effacée depuis le DSM-III, elle est démembrée en personnalité histrionique et troubles somatoformes. Alors qu’elle était décrite depuis l’Antiquité égyptienne et grecque, les experts l’ont supprimé. Nous reconnaissons dorénavant la personnalité histrionique.

Il s'agit d'un mode général de réponses émotionnelles excessives et de quête d'attention, qui apparaît au début de l'âge adulte et est présent dans des contextes divers, comme en témoignent au moins cinq des manifestations suivantes:

1. le sujet est mal à l'aise dans les situations où il n'est pas au centre de l'attention d'autrui 
2. L’interaction avec autrui est souvent caractérisée par un comportement de séduction sexuelle inadaptée ou une attitude provocante 
3. Expression émotionnelle superficielle et rapidement changeante 
4. Utilise régulièrement son aspect physique pour attirer l'attention sur soi
5. Manière de parler trop subjective mais pauvre en détails 
6. Dramatisation, théâtralisme et exagération de l'expression émotionnelle 
7. Suggestibilité, le sujet est facilement influencé par autrui ou par les circonstances 
8. Considère que ses relations sont plus intimes qu'elles ne le sont en réalité.

(American Psychiatric association, DSM-IV, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Traduction française, Paris, Masson, 1996, 1056p)

Les distinctions sont subtiles mais je trouve la description sémiologique d’ISRAEL plus complète. Il aborde l’immaturité et les troubles sexuels sous-jacents. Les névroses ont disparus des classifications de maladies mentales DSM-IV et CIM 10. Il y a une discrète jubilation pour les thérapeutes à les voir resurgir sous d’autres aspects, ces entités soi-disant disparues. (La disparition des névroses annonçait-elle l’extinction des psys Old school ?)

Conversion hystérique et fibromyalgie : la fibromyalgie est-elle une forme moderne de troubles dissociatifs et de conversion ? Le terme de conversion a d’ailleurs survécu dans les manuels de DSM-IV et la CIM 10. «  Dans les années 70 j’étais spasmophile. Maintenant j’ai 54 ans et je suis fibromyalgique » me disait une patiente. L'Hystérique peut faire ce qu'on appelle une conversion somatique ou une conversation somatique car le symptôme de l'Hystérique est langage (cf. Etudes sur l’hystérie de Freud). Les algies hystériques peuvent intéresser n'importe quelle partie du corps. Sans substratum organique, elles résistent à tous les antalgiques et sédatifs habituels. Les céphalées sont actuellement si fréquentes, embarrassant le praticien qu'il faut se demander si elles ne sont pas la forme la plus moderne de la maladie.

La description des algies hystériques est impossible, car il y a autant de formes que de patients. Elles surviennent seules ou avec un cortège d'autres symptômes. Elles se résument en une plainte qui ici encore, entraîne le refus ou l'espacement des relations sexuelles.

Dans les formes sévères, nous trouvons un mode de vie et une identité entièrement structurés autour de la plainte douloureuse que nous nommons Lamentum doloris.

La psychanalyse a beaucoup apporté à la compréhension des phénomènes de conversion. Les études explorant l’imagerie cérébrale de la conversion hystérique sont encore rares. Cependant elles montrent que les bases cérébrales de la conversion sont différentes de la simulation (Spence et al.2000). De même l’imagerie fonctionnelle de la fibromyalgie est récente. Dans les deux maladies, l’aire cingulaire antérieure est hyperactivée. Mais cette zone est également très impliquée comme projection corticale principale dans les processus de douleur chronique. Nous sommes encore dans la préhistoire de l’imagerie fonctionnelle et les pathologies se superposent sur des zones aux limites trop imprécises. Notons également que la psychothérapie -dont la psychanalyse- montre un déplacement de cette hyperactivation de la région antérieure vers la région postérieure de l’aire cingulaire. Le Tep Scan objective les modifications cérébrales d’une prise en charge psychothérapique. En conclusion, dans ma pratique, je n’ai pas souvent retenu le diagnostic d’hystérie de conversion pour des patients fibromyalgiques. La personnalité histrionique est rarement retrouvée.


2-Fibromyalgie et dépression

Il y a trois types de symptômes communs :

L’asthénie, les troubles du sommeil et les troubles cognitifs

Dans la fibromyalgie, les patients décrivent une impression de très mauvaise qualité de sommeil avec une sensation de sommeil léger, agité et rempli de nombreux rêves. La durée totale du sommeil est raccourcie mais la latence d’endormissement est normale ou légèrement raccourcie. Par contre il y a une carence chronique en sommeil lent profond (notamment absence de stade IV).

Dans la dépression, le réveil est précoce, le patient présente des difficultés d’endormissement lors de manifestations anxieuses associées. Il existe une diminution de la latence du sommeil paradoxal.

Les troubles cognitifs sont présents dans la fibromyalgie à type de ralentissement idéique, et de trouble de la mémoire de fixation.

Toutes les études confirment la fréquence plus élevée d’épisodes dépressifs majeurs (EDM) et d’antécédents d’EDM chez les patients souffrant de fibromyalgie par rapport à la population générale.

Hors l'épidémiologie nous apprend que seulement 1/3 des dépressions guérissent complètement après traitement. Dans 2/3 des cas, malgré un traitement adapté, des symptômes résiduels persistent. Ils sont à type d'humeur triste, d'anxiété psychique et d'absence d'envie. La question de l'hypersensibilité à la douleur, par l'abaissement du seuil de perception de la douleur, dans la fibromyalgie se pose. Est-ce que la fibromyalgie est un symptôme résiduel durable d'une dépression majeure?

L’existence de symptômes de détresse morale contribue de manière essentielle au comportement de recherche de soins et au handicap fonctionnel, psychologique et social lié à la maladie.

La très grande proximité entre fibromyalgie et dépression peut conduire à l’idée d’une même pathologie, d’autant que les antidépresseurs sont le seul traitement efficace. Une autre piste est de considérer la fibromyalgie comme un syndrome résiduel de dépressions récurrentes.

Cependant certains auteurs persistent à séparer rigoureusement les deux entités, afin d’affirmer la réelle autonomie de la fibromyalgie et sa reconnaissance en tant que telle. Nous leurs laissons le choix de cet avis, sans le partager.


3-Fibromyalgie et dysthymie

La dysthymie est un terme psychiatrique encore peu connu du grand public et correspond à ce que l’on dénommait autrefois « dépression chronique ». La définition est la suivante :

La dysthymie est caractérisée par un état accablant et chronique de dépression, manifesté par une humeur dépressive la plupart du temps, pendant plus de jours que l'inverse, pendant au moins 2 années.

 La personne qui souffre de ce trouble ne doit pas avoir été pendant plus de 2 mois sans éprouver deux ou plus des symptômes suivants :

1-Faible appétit ou manger avec excès. 
2-Insomnie ou hypersomnie 
3-Faible énergie ou fatigue. 
4-Faible estime de soi 
5-Faible concentration ou difficulté à prendre des décisions 
6-Sentiments de désespoir 

Cette symptomatologie au long cours, invariante et monotone, durable et peu changeante, nous rapproche beaucoup de la fibromyalgie et nous éloigne pour le diagnostic différentiel de l’hystérie bruyante et labile, de l’épisode dépressif majeur de durée définie également réversible. La fibromyalgie comme la dysthymie sont des pathologies chroniques installées dans la durée. La plupart des psychiatres de liaison intervenant dans les services de rhumatologie, de rééducation fonctionnelle, d’algologie, au CHU de Montpellier, considèrent qu’il s’agit d’une seule et même pathologie. Il y a un abaissement considérable du seuil de la douleur dans certaines formes de dysthymie et cela recouvre en fait le champ de la plupart des fibromyalgies. Les projections corticales de la douleur et de la dépression sont très proches dans l'aire cingulaire antérieure. L'efficacité des antidépresseurs plaide également en faveur de cette hypothèse.


4-Fibromyalgie et Neurasthénie

Nous aurions pu nous arrêter là et conclure que fibromyalgie= dysthymie. Mais la relecture du psychiatre newyorkais le Dr George BEARD (1839-1883) et de sa description invention de la fameuse neurasthénie en 1868, nous a surpris par les points communs et l’actualité de son observation.

La neurasthénie de Beard :

1-Céphalées en casque « en galeatus » 
2-Insomnie, cauchemars
3-Rachialgie et Hyperesthésie spinale avec plaques cervicale et sacrée, voir coccygodynie
4-Asthénie surtout matinale jusqu’à la clinophilie avec atrophie musculaire
5-Troubles dyspeptiques. Charcot dit: « L’affection de l’estomac complète le tableau »
6-Troubles de la sexualité: hyperexcitabilité génitale au début, éjaculation précoce: « Une simple course dans un omnibus mal suspendu sur le gros pavé des rues, détermine chez eux la turgescence du pénis pendant tout le trajet » puis impuissance. Chez la femme, perte du désir génésique voir dégoût 
7-Asthénie psychique 
8-Diminution de la mémoire
9-Indécision, aboulie
10-Préoccupations hypochondriaques

Si nous rappelons les symptômes secondaires de la fibromyalgie, évoqués au début de l’exposé,

Troubles du sommeil: 85 à 90%
Asthénie: 89%
Troubles cognitifs: 87%
Syndrome anxiodépressif: 86%
Symptômes digestifs: 32%

Nous constatons une superposition renouvelée entre la neurasthénie de Beard et la fibromyalgie. Il n’y a pas de découvertes, que des redécouvertes !

5-Douleur chronique et abus sexuel

Dans un effort psychopathologique, les études épidémiologiques mettent l’accent, à juste titre, sur les évènements de vie douloureux ou traumatiques vécus antérieurement. Dans la douleur chronique, les personnes ont très souvent vécu des situations traumatisantes avec le sentiment de ne pas pouvoir avoir d’aide ou d’espoir : « Helplessness », 

« Hopelessness ». Il y a parfois impossibilité psychique à établir un lien avec les traumatismes d’origine. (Wood et al. 1990)

Les femmes ayant des douleurs pelviennes chroniques ont fréquemment des antécédents d’abus sexuels (Walker et al. 1993)

Dans la fibromyalgie, l’anamnèse révèle souvent des antécédents d’abus sexuels, d’abus physiques, de traumatismes émotionnels violents ou encore de négligence par le parent (1997)

20 % de patients douloureux évoquent des abus sexuels de l’enfance avec une nette prévalence pour les femmes =39 %, hommes =7 %. (Wurtele et al. 1990).

Mon expérience au Centre Anti-Douleur du CHU de Montpellier, trace la permanence d’histoires de vie très perturbées, avec carence affective ou abandon, syndrome de négligence parentale, absence de holding (tenue, soutien) maternel, abus sexuels ou physiques etc.


6-Phrases de patientes

« J’ai la fibro-spasmo et bataquère…comme si on m’avait passé un rouleau compresseur »

« La fibromyalgie ça brûle partout, je suis intouchable, même les seins »

« C’est comme un essaim d’abeille qui me brûle et me pique souvent là ou des fois là; et je suis fatiguée surtout le matin »

« Quelque chose me grignote la nuit, plus que des fourmillements, le dessus des jambes, ça me brûle; c’est cette fameuse fibromyalgie. C’est amélioré par les teintures-mères de l’homéopathe ».

« J'ai des brûlures sur tout le corps, comme si j'avais un zona de la tête aux pieds.


Conclusion

Les liens entre fibromyalgie, dysthymie et neurasthénie sont patents. La fibromyalgie est considérée comme une maladie douloureuse chronique. En allant plus loin,c'est une maladie du système de contrôle de la douleur, en somme une maladie de la douleur, que je nomme algopathie. Le fameux seuil de la douleur chez un individu, est abaissé en raison d'une histoire de vie difficile, de stress, de tendances dépressives, d'accidents somatiques intercurrents etc. De plus, dans la fibromyalgie, il y a une hyperlexialgie: une augmentation inflationniste de la lecture de la douleur corporelle. Les deux néologismes que je propose, algopathie et hyperlexialgie, sont en concordance avec les données de l'imagerie cérébrale fonctionnelle. 

Interrogeons-nous sur la question de la question (?) même de la fibromyalgie. Oui, elle est langage du corps et oui elle entre dans ce no mens land des « Troubles fonctionnels ». Elle peut en être un modèle. Alors faut-il donner un nom aux troubles fonctionnels ? Et pourquoi l’Homme a-t’il ce besoin de nommer ?

Depuis Aristote et Hippocrate, la taxinomie ou art de nommer, est le premier outil scientifique. La taxinomie se démocratise avec Internet, la transparence est de rigueur, autrefois le Lafrousse Médical était sur la cheminée ou dans la bibliothèque. L’usager doit savoir. Alors nous créons de nouvelles terminologies. Mais pourquoi nommer et désigner ? Le diagnostic médical sécurise. Face à la peur de mourir, il apporte un apaisement, une identification, une tribalisation du malade. Les sites web sur la fibromyalgie ont cette fonction. Plus généralement les forums médicaux sont des lieux d’échanges, d’informations, de solidarité, de soutien, de conseils, d’expressions, de réassurance et d’anxiolyse. Le site Internet est le nouveau totem de tribus. Mais pour le professionnel, le diagnostic psychiatrique est réducteur. Il entrave le travail psycho-dynamique car nommer c’est réduire et limiter, faire une médecine jivaro. Faut-il dire à une patiente fibromyalgique, que son problème est psychologique ? Et l’envoyer chez le psy au forceps? Nous sommes au cœur d’une alternative : l’interprétation et la proposition peuvent être vécues comme une libération et une ouverture ou comme une intrusion et un inaudible intolérable. « On me dit que je suis pour le psy, mais je ne suis pas folle, j’ai vraiment mal partout, et en plus on ne me croit pas ! ».

Les philosophes grecs nous ont transmis une grande sagesse dans l’appréhension de la douleur. Le poète latin Ovide, en exil loin de Rome nous dit : « Accueilles ta douleur, tu apprendras d’elle ».

 
 
Gérontopsychiatrie: la dépression du sujet âgé - Dr Fabrice Lorin

 

 Dr Fabrice Lorin

Psychiatre des Hôpitaux 

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            Gérontopsychiatrie : la dépression chez la personne âgée

 

 

La dépression est une pathologie fréquente, en augmentation avec l'âge. La dépression affecte 5 % des enfants pré-pubères, 10 à 15 % des adolescents, 20 % des adultes, 25 % des âgés de plus de 65 ans. Le taux de dépression augmente malheureusement avec l’âge.

 

La dépression est donc très fréquente chez les personnes âgées, mais elle est trop souvent mésestimée et sous diagnostiquée. L'expression sémiologique est particulière, et l'attitude médicale face aux personnes âgées peut perdre en objectivité.

 

Depuis la classique « dépression masquée », les conceptions actuelles confirment les particularités de la dépression du sujet âgé. Plutôt que la clinique, ce sont surtout la présentation et l'expression somatique qui prédominent. Trois signes majeurs, l'asthénie, les troubles du sommeil et les troubles de l'appétit sont au-devant de la scène clinique. Les plaintes subjectives psychiques comme la tristesse, la souffrance morale et l'envie de mourir sont au second plan. C'est l'interrogatoire et l'examen clinique qui devront les rechercher.

 

Chez le sujet âgé, les plaintes sont fréquemment diffuses et les pathologies multiples. Le diagnostic positif et le diagnostic différentiel sont plus complexes en gériatrie. Penser systématiquement à la dépression chez le sujet âgé, doit devenir un réflexe dès la consultation initiale.

 

La sous-évaluation de la dépression tient au fait que nous sommes généralement d'accord avec les patients pour dire que ce n'est vraiment pas gai d'être vieux ! Contre la projection de notre sentiment personnel, nous devons garder une vision neutre et médicale.

 

Le risque suicidaire est majeur : le 1/3 des 12 000 morts par suicide par an en France concerne les personnes âgées de plus de 65 ans, surtout les hommes, en milieu rural, au domicile. Cinq signes évocateurs : l'isolement social, le tempérament impulsif, l’alcoolisation, la dépression, l’hostilité. L’interrogatoire doit donc évaluer les idées de suicide et contrairement à ce que l'on pense, les personnes âgées répondent facilement à cette question. Une hospitalisation  peut permettre d'éviter un passage à l'acte.

 

Le traitement de la dépression chez le sujet âgé objective l’utilisation des IRS. Ils sont les antidépresseurs de première intention. Le délai d'action est cependant plus long chez les personnes âgées, savoir attendre jusqu'à 6 à 8 semaines. Ils peuvent induire une hyponatrémie. L’association aux benzodiazépines à visée anxiolytique reste d’actualité, mais le risque de chute se majore. Par conséquent il faut toujours préférer les benzodiazépines à ½ vie courte (Xanax, Seresta, Temesta,) pour éviter les phénomènes d’accumulation et les conséquences iatrogènes. En gériatrie en général, en gérontopsychiatrie en particulier, le traitement médicamenteux doit être commencé à posologies faibles, augmentées progressivement: Start low and go slowly. Devant une dépression mélancolique et résistante aux médicaments, la sismothérapie garde toute sa pertinence, dans un cadre strictement hospitalier bien sur. La prise en charge institutionnelle doit être pluridimensionnelle; psychothérapie, orthophonie, ergothérapie, art-thérapie, kinésithérapie et approche corporelle, rééducation à la vie quotidienne et stimulation cognitive, concourent à l’amélioration du patient.

 

En résumé, le médecin doit penser à la dépression devant une asthénie avec troubles du sommeil et de l'appétit chez une personne âgée et il dit alors interroger sur la vision de l'avenir ou les idées de mort éventuelles.

 

Comment prévenir la dépression du sujet âgé ? Il n’y a certes pas de biographie sans blessure et les personnes âgées qui n’ont pas pu ou pas su faire un travail de réparation, voient leur passé resurgir, dans les rêves, dans les hallucinations ou les reviviscences douloureuses. S’ils sont seuls, les gens âgés ont tendance à ruminer et à se rendre prisonnier de leur passé. La nostalgie, étymologiquement nostos et algos c’est la douleur du retour, le mal du pays. Pour s’en sortir, il faut sortir ! La culture, les lieux de rencontre, les voyages, les associations, l’université du 3ème âge, la découverte de la nouveauté permettent d’entretenir la stimulation. Ils constituent des tuteurs de développement, dont les gens âgés aussi ont besoin comme les jeunes enfants. Tout n’est pas joué à 80 ans. Anna Freud comparait la vie à une partie d’échecs : les premiers coups sont très importants, mais tant que la partie n’est pas terminée, il reste de jolis coups à jouer.

 

Dernière mise à jour de la page: 21 novembre 2013

 

 

 

 
 
Introduction à l'hyperactivité infantile avec déficit de l'attention (TDAH) - Dr Fabrice Lorin

Dr fabrice Lorin

Psychiatre des Hôpitaux

Dernière mise à jour de la page: 2 juillet 2009

 

Cette année, nous avons choisi de faire le point sur l’hyperactivité avec déficit de l’attention chez l’enfant et son devenir chez l’adulte. Nous l’appelons TDAH.

L’ Hyperactivité est au cœur de la modernité et de la polémique, des questions quotidiennement posées aux médecins généralistes par des parents inquiets, des enseignants interpellés, des orthophonistes sollicités. C’est un sujet polémique, nous le savons. Notre curiosité nous pousse à ouvrir le débat sans tabou sans apriori ni dogme.

Depuis que nous avons choisi ce sujet, il y a 1 an, à titre d’exemple, 2 informations sont arrivées, aux USA et en France :

-Aux USA , 6 millions de jeunes américains sont sous médicament. 7000 en France (5% des écoliers français sont hyperactifs). Une étude d’experts alerte sur la Ritaline et le détournement pour dopage par des américains adultes ; dans la série américaineDesperate Housewives, Lynette avale la Ritaline de son fils pour pouvoir faire tout son ménage.  

-En France : suite au rapport INSERM sur les « troubles des conduites chez l’enfant » paru en septembre 2005, les députés préparent un plan de prévention de la délinquance qui prône une détection précoce dans les crèches et écoles maternelles de troubles comportementaux notamment de l’hyperactivité; ceci pose la question des limites entre l’épidémiologie, la prévention, l’hygiénisme et la politique sociale, entre Big Brother etMinority report.

Ensuite le TDAH , à l’inverse des autres pathologies psychiatriques, n’a pas d’histoire, c’est une maladie nouvelle. Bien sur dans la littérature, la première description est due à DEMOOR en 1901, sous le vocable de « chorée mentale de l'enfant » et c’est en 1987 qu’elle est entrée dans le DSM3 par un vote à main levée.

Est-ce que l'Hyperactivité est emblématique de notre époque? L'enfant comme la médecine elle-même n’est il pas pris dans le tourbillon de la modernité ? Les enfants sont-ils trop stimulés ? Leur réussite scolaire ne devient-elle pas une obsession pour les parents ? Ces parents ne savent-ils plus tenir leur rôle et s’en remettent-ils au médicament miraculeux ? 

Les parents sont prêt à tout pour l'avenir de leurs enfants car ils savent que « No limit c’est no futur » ? Le moindre débordement juvénil serait repéré, recadré et immédiatement traité!

Ou à l'inverse, le TDAH est la conséquence d'une abscence de règles et de cadre éducatif par des parents idolâtrant leur enfant-roi, une infantolâtrie post-soixantuitarde, qui se veut réparatrice des névroses parentales? Camarades, laissons "jouir sans entraves" nos libres enfants de Summerhill?

 

Troisième question: y-a-t'il plus de parents divorcés dans la population d'enfants hyperactifs, ou de mésententes parentales génératrices de stress pour l'enfant? Le TDAH serait alors le symptôme porté par l'enfant d'une problématique parentale générationnelle et l'efflorescence de l'individualisme. A ma connaissance, il n'existe aucunes études épidémiologiques sur cette possible conséquence d'un bouleversement contemporain des structures familiales.

 

Peut-on lire le TDAH en creux de l’hyperactivité normale ?

Effectivement, je pense que le 21éme siècle favorise les hyperactifs physiologiques. Pourquoi ? 3 pistes :

1-D’abord la communication commence à supplanter la transmission.

La communication se déroule dans l’Espace et la transmission dans le Temps.

-La communication se déroule dans l’espace, comme dans cette salle par exemple. Pour illustrer ce concept, imaginons une vidéo-conférence entre 3 personnes respectivement situées à New York, Paris et Pékin. Leur communication est instantanée, elle introduit l’ubiquité et la simultanéité. On est partout et nulle part dans ces nouveaux "non-lieux" que sont les aéroports, les shopping center; les distances sont abolies, le temps est suspendu. Et la communication se déploie, omniprésente, bruit de fond permanent, bande-son de notre humanité.

-La transmission se déploie dans le temps. D’une génération à l’autre. D’une dynastie à l’autre. Pendant des siècles, les pouvoirs, qu'ils soient impérial, monarchique militaire ou religieux ont privilégié la transmission. Une transmission lourde et diffuse.

Au 21ème siècle, nous vivons la défaite de la transmission et la revanche de la communication.

Mais allons plus loin: pourquoi ce renversement ? Est-ce-que que la communication est plus féminine et maternelle quant la transmission est fondamentalement masculine et paternelle ? L’émancipation de la femme au 20ème siècle et les profonds changements sociologiques bouleversent la construction des valeurs et probablement la structuration psychologique des enfants.

Sur le plan phénoménologique, Le TDAH représente une métaphore de la communication : l’enfant occupe l’espace, il parle et communique mais il échoue à transmettre et on échoue à lui transmettre. Il n’est pas attentif. D’où le sentiment d’échec des enseignants.

 

2-Ensuite les nouvelles technologies: la rapidité des transports, des communications et de l’action, sont les parfaits outils des hyperactifs. Michel SERRE dit que l’humanité vit une mutation comparable au passage du paléolithique des chasseurs nomades au néolithique des agriculteurs sédentaires. La rapidité des nouvelles technologies favorise donc les hyperactifs et les hypernomades. J’imagine un hyperactif aux temps des caravanes de Marco Polo, au 13éme siècle. Il doit se plier à l’horaire de la caravane sur la route de la soie, départ à 3 heures du matin et arrêt à 11h car le soleil devient trop brûlant. Il ne peut pas doubler la caravane! La route de la soie n'est pas encore une autoroute. Notre hyperactif du 13éme siècle ne peut pas partir seul dans le désert! Il est contraint de suivre le rythme collectif. Mais actuellement l’hyperactif est un grand voyageur, solitaire, agité d’un mouvement brownien. Il saute d’un avion à l’autre, d’un taxi yellow cab à un TGV, d'un château l'autre, il communique avec le monde entier et de manière instantanée , il a toujours le BlackBerry in the pocket, il s’épanouit et s'explose dans le « bougisme ». C'est l'avènement de l'homme liquide.

Avec l'informatique, nos activités seront bientôt constamment disponibles. Leur traçabilité s'affichera en continu. La mémorisation de nos vies sera totale. Nous toucherons à "la fin de l'éphémère". 

Même les séniors deviennent hyperactifs. D'ailleurs le contraste entre l'hyperactivité des séniors et l'indolente passivité des adolescents est souvent saisissant...Le sénior refuse de mourir, il s'agite, il voyage, il consomme. Le mouvement de la planète devient continuel, incessant. MONTAIGNE l'avait pressenti: " Le monde n'est qu'une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Egypte; et du branle public, et du leur. La constance même n'est autre chose qu'un branle plus languissant".

3-Nous vivons une période de néopositivisme économique, à travers l'homo economicus et la mondialisation des échanges. La médecine en général, la psychiatrie en particulier suivent inconsciement le modèle dominant. La dépression est l'envers de l'hyperactivité, sa mise en faillite, son invalidité. Les deux sont à la mode, unis par une pathologie encore plus "tendance": le trouble bipolaire, parfaite dialectique entre les deux extrêmes.

4-Prenons un instant le recul de nos collègues primatologues: de loin, de la stratosphère ou de la planète Mars, regardons-la bouger notre espèce humaine, toujours en perpétuel mouvement… Une constatation devient évidente :

Nous les Etres humains, nous sommes des singes hyperactifs !

Maintenant je vais croiser cela avec une dominante de la macroéconomie: les 2 premiers secteurs de l’économie mondiale sont l’assurance et le loisir. J’obtiens une partie de l'équation de l’espèce humaine : "une bande de singes hyperactifs, voulant s'amuser sans prendre de risques".

La pathologie médicale est souvent le reflet des grandes mutations sociétales. Alors l’enfant hyperactif mais inattentif serait un symptôme, un avatar, un paradigme de notre modernité, de nos exigences d’efficacité et d’anticipation, nos exigence de performance et d’adaptation? Ou est-ce une invention de laboratoires pharmaceutiques, ces maladies concues par le marketing des géants de la pharmacie pour créer la demande lorsqu'ils concoivent l'offre. Dépression sérotoninergique, dysfonction érectile, dysfonction sexuelle féminine, fibromyalgie, toutes ces néo-pathologies que les anglo-saxons appellent Disease Mongering ?

Ou une maladie multifactorielle, biologique par dysfonctionnement dopaminergique, génétique et environnementale, ou surtout un syndrome transnosographique sur lequel la discussion diagnostique doit être très rigoureuse ?

 

Le programme de la journée va nous éclairer sur toutes ces interrogations. De légères modifications sont apparues.

D’abord le Docteur Florence PORTET, neurologue, Praticien Hospitalier au CHU de Montpellier, elle revient d'une année de recherches à la Columbia University de New-York, sur le vieillissement cérébral. Florence va nous parler des bases neurobiologiques et neuropsychologiques de l’attention, et du point de vue clinique du neurologue.

Puis le Docteur Olivier REVOL, chef de service de neuro-psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à Lyon, va nous préciser comment diagnostiquer les vrais TDAH et comment rattacher le symptôme d’hyperactivité à des causes aussi différentes que le déficit d’attention, la dépression de l’enfant, les troubles anxieux, les affections neuropédiatriques, ou encore les états limites.

Le Professeur Manuel BOUVARD, chef du service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au CHU de Bordeaux, nous parlera des formes cliniques et du devenir à l’âge adulte. Nous saurons si plus tard, le patient souffrira de TAG , de TOC,  TCA ou d’une PMD. 

Le Professeur Philippe COURTET : professeur agrégé dans le service de psychologie médicale de Montpellier. Il répondra à la question : Est-ce une nouvelle maladie ? l’importance de la génétique et le rôle de l’environnement

La table ronde se tiendra autour de la prise en charge thérapeutique du TDAH avec le Pr Bouvard et le Dr Renée CHEMINAL neuro-pédiatre praticien hospitalier au CHU de Montpellier.

Le Docteur Gilbert DIATKINE est psychiatre, membre de la SPP, dont il a été Président. Il nous parlera de son expérience de 30 ans au Centre Psychothérapique le “Coteau” de Vitry-sur-Seine, où il recevait des enfants présentant des troubles “oppositionnels provocants”, avec souvent une hyperactivité et des troubles de l’attention.

Mme Christine GETIN, Présidente Fondatrice de l’association hyper-supers TDAH. Son témoignage est essentiel car les familles ont besoin d'être solidement entourées, pour garder le cap et accompagner leur enfant pour qu'il apprenne à gérer ses troubles.

Enfin nous écouterons un dialogue à 2 voix, entre

Dr Véronique GAILLAC :

Praticien hospitalier dans le service universitaire du Pr ROUILLON à l’Hôpital Sainte Anne chargée d'une des deux consultations françaises spécialisées dans les TDAH adultes

Luis VERA Docteur en psychologie et Psychologue dans le même service

Ils aborderont les aspects thérapeutiques médicamenteux et TCC dans le TDAH de l’adulte .

Enfin dans quelques semaines ce congrès sera mis en ligne sur notre site Internet

J’espère que ce congrès va bourdonner comme une ruche, avec l’excellence de nos intervenants d’une part, et votre participation toujours bienvenue de l’autre. Alors j’émets un vœux : soyons hyperactif MAIS restons attentifs !

 

 

 

 
 
Psychiatrie et ruse - Dr Fabrice Lorin

Dernière mise à jour de la page: 30 octobre 2010

Dr Fabrice LORIN

Psychiatre des Hôpitaux 

 

 

 

Mots croisés: « veille au grain », en 3 lettres: psy

Comme à La Poste quand on est timbré, on est affranchi

 

 


La folie accompagne l’espèce humaine comme son ombre. Après le sorcier le chaman et le prêtre, le psychiatre est actuellement à l’interface, entre l’ombre et la lumière. Est-il rusé ? Ruse-t-il avec les fous pour les ramener à la réalité ? Ruse-t-il avec la réalité pour la plier à la folie ? Nous allons tenter de répondre à ces questions existentielles.

 

 

 

I Le psychiatre est il rusé ?

 

Contrairement aux idées reçues et aux croyances de l’opinion publique, le psychiatre n’est pas naturellement rusé. Les psychologues et les psychanalystes le pensent dans leur for intérieur: le psychiatre n’est ni rusé ni intelligent au fond. Il n’a pas l’art de la nuance, et il apparaît rustique à bien des égards. Il reste à la surface des choses, simple observateur superficiel, froid et clinique, sans mise en perspective profonde. Il n’a pas accès à la 3 D.

 

Même la rumeur sur Internet est moqueuse. Voyons quelques définitions recensées sur le web :

« Psychiatre : un type qui vous pose un tas de questions dispendieuses, que votre femme vous pose pour rien ».

« Psychiatre : Homme intelligent qui aide les gens à devenir cinglés »

« Le chirurgien fait tout, mais ne sait rien ; le médecin sait tout, mais ne fait rien ; le psychiatre ne sait rien et ne fait rien ; et le médecin légiste sait tout, mais il est trop tard ».

 

Le psychiatre est tout juste capable de :

1 Poser une étiquette rapide et succincte sur un malade désigné ; cette étiquette est pompeusement dénommée diagnostic. Sans vouloir offenser nos collègues indiens Jivaro, les psychiatres sont de sérieux concurrents comme réducteur de têtes.

2 Ordonner et signer le certificat d'internement en HDT ou en placement d’office.

3 Réceptionner le patient avec 2 infirmiers adeptes des salles de musculation et du bar-tabac du coin à l’heure de l’apéro.

4 Prescrire à l’arrivée un traitement injectable pour stopper toute activité neuronale cérébrale centrale et périphérique.

Autrefois, avant les années 50, nos pairs utilisaient la camisole de force. Maintenant la contention est chimique : la ruse est modeste. Nous savions verser de l’haldol dans le verre ou dans la soupe, parce qu’il n’a ni odeur ni goût ni saveur. Il est insipide. Mais la justice a mis son nez -si j’ose dire- dans l’affaire et oblige dorénavant l’industrie pharmaceutique à donner un réel goût au médicament. Exit la petite ruse des psychiatres. Pour l'anecdote, l'usage de produits sans odeur sans couleur sans saveur, est maintenant l'apanage des services secrets. Citons le thallium, poison de la mort-aux-rats,ou le polonium 210 très employés par les services secrets d'Europe orientale...

 

 

Exemple de (pitoyable) tentative de ruse :

Dans une île tropicale lointaine mais néanmoins française, à l'intérieur d'un hôpital psychiatrique, les infirmières appellent en urgence l’interne de garde. Un patient s’est échappé de son pavillon et s’est retranché dans une cabane à outils. Il est délirant, très halluciné, probablement armé d’une pioche et clame qu’il n’obéira qu’à son capitaine. Il était autrefois marin. L’interne négocie quelque temps puis s’impatiente et annonce soudainement que le vrai capitaine du vaisseau hôpital, c’est lui l’interne et que le malade doit lui obéir et bien sur se rendre.Immédiatement. Ca ne se discute plus! Patatras. Ruse grossière de psychiatre débutant. Il a lu les théories du renforcement du symptôme et l’utilisation du message paradoxal de l’Ecole de Palo-Alto, enfin l'intégral des oeuvres complètes de Paul Watzlavick. Mais cela ne marche pas du tout et l’affaire se termine par un assaut général, une baston à l'ancienne.

 

Parfois le psychiatre fait apparaître la fée électricité. Dans un nuage de fines étoiles, la baguette magique déclenche l’électro-convulsivo-thérapie ou ECT ou encore sismothérapie. En langage décodé, les électrochocs.

 

La suite des moyens thérapeutiques n’est guère plus brillante : le lavage de cerveau et la cure de sommeil, ils n’ont décidément rien de rusé.

 

Bon la cause est entendue, le psychiatre n’est pas rusé. Mais pourquoi le psychiatre n’est-il pas rusé ? Bonne question, je vous remercie de l’avoir posé.

 

Tout d’abord, il faut considérer le mode de recrutement. Il faut savoir qu’une filière dite d’excellence n’est pas synonyme de ruse. Le jeune psychiatre est d’abord une bête à concours. Il doit en passer 2, le concours de la première année de médecine puis le concours de l’internat. Or, concourir ne développe pas la compétence à la ruse mais plus certainement le bachotage et le bourrage de crâne. Si je veux apparaître scientifique ( ?), la fonction cérébrale « ruse » se localise probablement dans les régions préfrontales du cerveau : le lieu de la créativité, de l’anticipation et du calcul. La mémoire, nécessaire aux concours médicaux, est surtout dans les régions hippocampiques. Vraiment rien à voir. Dans Cyrano de Bergerac, hippocampelephantocamelos est l'animal mythique aux hippocampes surdimensionnés. L'affaire se précise, Inspecteur.

 

Puis à la faculté de médecine, nous n’apprenons pas la rusologie, science de la ruse. Au contraire elle est vilipendée, car compagne de l’arnaque, de l’escroquerie et du commerce. Je rappelle que la médecine n’est pas un commerce mais un Art ! Le serment d’Hippocrate est clair : JE PROMETS ET JE JURE AU NOM DE L'ETRE SUPRÊME, D 'ETRE FIDÈLE AUX LOIS DE L’HONNEUR ET DE LA PROBITÉ DANS L'EXERCICE DE LA MÉDECINE. JE DONNERAI MES SOINS GRATUITS A L’INDIGENT, ET N'EXIGERAI JAMAIS UN SALAIRE A AU DESSUS DE MON TRAVAIL.

 

Pour cette incise, j’ai souhaité rencontrer le président départemental de l’Ordre des médecins, et je lui ai exposé au téléphone le sujet de ma requête en généralisant mon sujet à « Ruse et médecine ». Il a refusé toute rencontre, car parler de ruse en médecine est honteux, une faute morale et un égarement déontologique. Il était dans son rôle et légitime. Pourtant nous savons que beaucoup de médecins rusent depuis la taille de la plaque, en passant par les titres et diplômes inventés, les pratiques parfois plus en rapport avec la magie qu’avec la médecine.

 

Un psychiatre n’est donc pas naturellement rusé. Mais il peut éventuellement le devenir grâce à ses patients (surtout ses patientes). Essayons de théoriser tout cela et élevons nous vers la réflexion spirituelle à l’étage au-dessus, vers le « méta ». En fait, il n’y a que 2 manières d’obliger une personne à faire quelque chose qu’il n’a pas envie de faire. Soit par l’autorité et le pouvoir, soit par la manipulation (la persuasion en est une variante). Les psychiatres sont des médecins, héritiers du système patriarcal et du Droit Romain, ils n’ont appris que l’autorité et le pouvoir médical. Ils l’ont observé à l’œuvre durant toutes leurs études auprès des Universitaires et chefs de service. Les psychologues sont les héritiers du Droit anglo-saxon, du compromis, du contrat et de la négociation. Les stratégies et les conséquences deviennent plus limpides.

 

 

II Le patient rusé :

 

1-Le patient ruse avec son entourage :

Depuis la victoire de David contre Goliath, et même avant, la ruse est une pratique quotidienne chez l’être humain. Une étude récente affirme que nous mentons environ 200 fois par jour. La première remarque serait de dire que « décidément l’homme n’est pas fiable, un loup pour l’homme dans la jungle de la vie etc. » Les auteurs avancent l’idée que mentir c’est éviter le meurtre et la guerre. Si nous disions à tout instant la vérité, l’effet serait catastrophique sur les relations interpersonnelles. Il y a donc dans le mensonge un souci de pacification et d’harmonie. Ainsi le message trop communément admis qui consiste à conforter nos patients dans le « tout dire » à l’entourage, à lever les lièvres et les hypothèques, se soulager en lâchant le morceau, promulguer la mise à plat et les pieds dans le plat, nouvelles variantes de la transparence et du non-dit enfin exprimés, toute cette verbalisation cathartique peut avoir des effets délétères certains. Le rusé distillera sa vindicte à dose filée et parcimonieuse, « Tout vient à point à qui sait attendre ».

 

 

Voici quelques exemples de stratégies de base, très fréquemment employées :

Les moyens de la ruse : les 10 commandements de la psychorusologie

1 Fuite simple pour éviter de faire la vaisselle ou plus rusée, l’hyperactivité prétexte « Désolé, je n’ai pas le temps, je suis surbooké »

2 Fausse soumission, acquiescement et bêtise feinte : « Je n’ai pas ton intelligence, moi je dois travailler dur».

3 Se surestimer pour briser les concurrents : « Non je ne vais pas bachoter les concours toute la nuit, je sors en boite ce soir ! »

4 Aboiement et colères feintes

5 Supplice et strangulation

6 Surprise et autres inattendus : stratégie de l’embuscade

7 Séduction douce

8 Politesse, courtoisie, flatterie : « Tout flatteur vit aux dépends de celui qui l’écoute »

9 Enveloppement et vampirisme : Circé et Ulysse

10 Minimiser l’offre ou la demande, technique du pied dans la porte : cheval de Troie 

 

 

2-Le patient ruse avec le système médical :

 

Face au rusé, le psychiatre est en premier lieu désemparé. Alors il classifie.Le médecin apprend d’abord à classifier. Voyons la cotation de ceux qui veulent ruser avec la médecine.

Le rusé sera F 68.1 dans la classification CIM 10 :

« Production intentionnelle ou simulation de symptômes.Troubles factices »

 

 

Mais alors ruser dans quel but ? :

1 L’arrêt de travail

Simple temps de repos, vacances prolongées aux frais de la CPAM, prises en charge par l’assurance du crédit de la maison etc.

2 L’invalidité : ses avantages discrets

Le statut de travailleur handicapé COTOREP : la règle des 6%, la baisse des charges, les primes pour l’employeur.

La prise en charge des crédits, la redevance TV, la taxe d’habitation, la priorité dans les parkings et transports en communs

Une aide indispensable pour se guider dans le maquis : la FNATH

3 La demande de certificats médicaux dans le cadre de procédures en justice, divorce, garde d’enfants, responsabilité civile, harcèlement moral. Saluons les ruses des avocats, le plus souvent à l’origine de ces demandes.

 

 

Ruser selon sa structure psychique :

Regardons le spectacle de la politique, superbe terrain de sport des plus rusés.

-L’hystérique va ruser avec son corps, son charme, sa séduction ou son imprévisibilité.

-L’obsessionnel va ruser avec sa pensée, calculatrice et planificatrice, méthodique et obstinée.

-Le phobique va ruser pour éviter de parler en public, d’être dans un ascenseur, de traverser la place de la comédie...

-L’anxieux ou le dépressif vont ruser en dramatisant les affects : « tu sais Robert que je vais être stressée pendant que tu seras au parapente et au saut à l’élastique », « Si tu m’abandonnes, je me suicide »

-Le narcissique narcissise, ruse classique pour maintenir son ascendant sur autrui. Ainsi le Président de Région Septimanie a proclamé qu’il a « vaincu la mort » ! L’humilité n’est pas flagrante mais c’est une ruse de chef...

-Le schizophrène ne ruse pas sauf pour éviter d’avaler ses médicaments.

-Le rusé est-il pervers ? Mitterrand : « Vous ne soupçonnez pas ma capacité à l’indifférence ».

-Le pervers est-il toujours rusé ? oui et non. Il est classique de dire que les exhibitionnistes ne sont jamais rusé, ils se font attrapé et jugé, quant les voyeurs restent discrets d’autant que Internet prolonge l’anonymat du regard.

 

 

III L’argent est il la ruse ?

L’argent pourrait offrir une sortie honorable à ce psychiatre non rusé :

« Le névrosé construit des châteaux en Espagne, le psychotique y habite, le psychiatre perçoit le loyer ».

Le psychiatre est il riche ?

"Mon psychiatre, pour quinze mille francs, il m'a débarrassé de ce que j'avais : quinze mille francs" dit Coluche

 

Avouons-le directement, la richesse des psychiatres est une légende : les psychiatres ont avec les pédiatres les plus bas revenus de toute la médecine.

 

Pour gagner ses modestes euro, le psy est obligé de ruser un peu. Il emprunte à d’autres -plus malins que lui- une posture. Par exemple certains collègues psychanalystes adoptent la posture du penseur méditatif et sage. Nous savons que toute posture est une imposture. Une patiente me disait un jour : « Avec vous je ne sais jamais si vous êtes concentré, concerné ou consterné par ce que je vous dis ».

En réalité les vrais profits ne vont pas dans la poche des psychiatres. Les loyers sont rétrocédés à l’industrie pharmaceutique.

 

 

IV Ruse et industrie pharmaceutique:

-Ruse pour fabriquer de nouvelles « maladies » à partir du mode d’action d’un produit. Exemple la dépression sérotoninergique, ou la dysfonction sexuelle féminine afin de créer pour les femmes le même marché rémunérateur que celui du Viagra pour les hommes.

Ces nouvelles maladies artificielles sont appelées Disease Mongering .

-Ruse pour expérimenter sur l’homme en phase I et II dans les ex-pays de l’Est ou en Afrique où les législations des essais sont plus souples.

-Ruse pour expérimenter dans les grands services universitaires occidentaux pour les essais en phase III et obtenir l’AMM. La rémunération est alors très généreuse pour les mandarins.

-Ruse pour toucher les médecins de ville prescripteurs : invitations à des voyages, colloques, concerts, matchs sportifs, thalasso, restaurants etc.

-Pseudo études cliniques dites de phase IV bien rémunérées, cadeaux…Selon la pyramide des besoins de Maslow : si vous êtes au stade 4 c’est-à-dire dans un « besoin d’estime », vous serez invité dans des congrès, au restaurant et vous recevrez de menus cadeaux personnalisés. Si vous êtes au stade 5, dit du « besoin de s’accomplir », vous êtes dégagé d’une condition purement matérielle, vous êtes au sommet de l’aspiration humaine, vous voulez vous épanouir et faire le Bien de l’humanité. De grands médecins en sont là fort heureusement et l’approche marketing d’un laboratoire se fera par le chemin de la Fondation ou du don pour une mission.

 

Les ruses des laboratoires s’appellent marketing, il faudrait être stupide pour les ignorer ou les mépriser. C’est le cœur du système et de ses excès, parfois loin de la médecine, dans les profondeurs du business. Cependant, une profonde moralisation est en cours, puisque dorénavant un médecin publiant un article ou communication sur un médicament doit décliner l’historique de son partenariat financier avec le laboratoire.

 

Pour conclure voici une phrase de Michel AUDIARD, hommage à la folie des hommes :

 

Heureux les fêlés car ils laissent passer la lumière

 

 

 
 
Composante psychologique de la douleur chronique - Dr Fabrice Lorin

Dernière mise à jour de la page: 17 novembre 2016

Dr Fabrice LORIN

 

Psychiatre des hôpitaux


Centre d’Evaluation et de Traitement de la Douleur

 

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CHU de Montpellier

 

 

 

Cours Faculté de médecine de Montpellier  DIU Prise en charge de la douleur

 


Confucius : étudier sans réfléchir est vain, réfléchir sans étudier est dangereux
Pythagore: Parler c’est semer, écouter c’est récolter

Spinoza: ni pleurer ni rire, juste comprendre

 

 

I -HISTOIRE  DE  LA  DOULEUR :

 Depuis les premiers écrits médicaux, la douleur est une permanence dans l’histoire de la médecine. Aborder la douleur, c’est observer et comprendre une période historique, assister à l’évolution des conceptions et à l’amélioration des soins. La douleur est un paradigme et son traitement n’a pas toujours été une priorité.

Symptôme bruyant et émouvant, la douleur a suscité depuis l’aube de l’histoire de la médecine, les réactions les plus variées. D’ une certaine manière, la douleur a  structuré l’histoire médicale.

 Dès l’origine apparaissent en médecine deux champs classiques de la douleur :

Chez la femme, la douleur obstétricale. Elle est une fatalité. Elle est soumise au  «  droit naturel » : dans la religion catholique, l’enfant doit être sauvé en priorité, car il n’est pas baptisé. La mère est baptisée et peut donc mourir, d’autant qu’elle est une fille d’Eve, marquée du sceau du pêché originel. A l’opposé, le judaïsme recommande de sauver la mère. La douleur  obstétricale est une douleur de l’apparition, une douleur de la naissance.

Chez l’homme : la douleur de guerre, la douleur de l’amputation, une douleur de disparition, une douleur de mort.

Le VIème siècle avant JC voit surgir à trois endroits de la planète une fulgurante réflexion philosophique, la pensée se dégage de la religion et de la toute puissance des dieux.

1 Confucius en Chine élabore une philosophie pragmatique centrée sur le lien entre les hommes. : « si tu rencontres un homme de valeur cherche à lui ressembler, si tu rencontres un homme médiocre cherche ses défauts en toi-même ». 

2 Bouddha en Inde énonce ses « quatre vérités » et propose une gestion de la douleur des hommes.

3 Enfin les grecs se débarrassent de leur mythologie divine (le mythos) et s’interrogent sur l’homme, la nature, l’univers etc.(le logos).

L’apport grec énonce l’idée que ce sont les citoyens qui décident du sort de la cité, ce qui est une rupture avec l’idée religieuse. Athéna protège la ville, mais elle n’intervient plus dans le gouvernement. La pensée humaine et la raison humaine n’ont plus besoin du  secours de Dieu et de la théologie ; elles peuvent critiquer la religion. La naissance de la philosophie est un stade de maturation de l’humanité que les philosophes positivistes  comme Auguste COMTE ont souligné. Le retour actuel du religieux, est il une régression ? Oui pour les matérialistes, non pour les spiritualistes. L’histoire de la douleur suit pas à pas l’histoire des hommes, de la pensée, des connaissances et de la médecine. Lire la douleur, c’est lire une époque, suivre la douleur, c’est observer les mutations de la pensée.

 

 

 1.1 Les 4 approches de la douleur dans la Grèce antique: Homère, Sophocle, Hippocrate, les philosophes

Jusqu’au VIème siècle avant JC, la douleur est  un effet de magie, une punition des dieux, souvent représentée par la flèche.

 1/ La tradition homérique (750 av JC) où s’exalte la douleur du combat militaire dans l’Iliade et l’Odyssée.

C’est une douleur aiguë qui est toujours décrite dans cette épopée, la douleur de la blessure de flèche, du pieu, de l’épée ou du javelot. La douleur par excès de nociception dirait la médecine moderne.

2/ La tragédie, centrée sur la souffrance morale et la douleur chronique.

Comment expliquer l’extraordinaire vitalité de ce siècle d’or, le Vème avant JC, au cours duquel se développent dans le même mouvement : la démocratie avec Clisthène qui en deux ans (-508/-507) fonde la démocratie athénienne, la philosophie avec Socrate et la tragédie d’Eschyle, de Sophocle son ami et d’Euripide leur cadet. La tragédie prend vie sous la plume d’Eschyle, contemporain de Clisthène et de Socrate car les Grecs ont pris conscience du silence des dieux. Le ciel est devenu muet. Désormais l’homme doit prendre son destin en main, abandonné et seul face à lui-même. Mais qui parmi les hommes doit prendre ce destin en main? Il y a une différence de philosophie politique fondamentale entre Platon et Aristote. Platon affirme que l'élite intellectuelle philosophique et mathématique est la seule apte à diriger la Cité. Au contraire Aristote avance que tout citoyen a les capacités pour gérer les affaires de la Cité. L’homme se retrouve face à ses désirs  ses passions ses souffrances et ses douleurs. Le sentiment tragique de sa vie naît de cette déchirure. La Tragédie des trois pères fondateurs succède alors à l’épopée lyrique et poétique que contait Homère (750 avant JC).La mythologie reste la principale source d’inspiration mais elle est largement chahutée et amendée : Œdipe ne meurt plus en paisible vieillard sur son trône à Thèbes, mais devient aveugle, plongé dans les ténèbres et précipité sur les routes dans un exil volontaire qui ne prend fin qu’avec l’expiation de ses fautes à Colone et dans la seule compagnie de sa fille Antigone. La mythologie racontait l’Histoire, la Tragédie lui donne sens et explore deux thèmes majeurs et intemporels : le goût du pouvoir (et sa variante la révolte des opprimés face à l’injustice et la démesure), la passion amoureuse. Dallas ?

 

3/ Hippocrate et les fondements de la clinique.

Hippocrate de Cos élabore le "corpus hippocratum", une cinquantaine d’ouvrage avec deux soucis essentiels ; d’abord ne pas nuire au malade, le fameux « primum non nocere » et renforcer les processus thérapeutiques naturels.

Il dégage la médecine des légendes et de la mythologie, de la magie de la sorcellerie et de la philosophie. La maladie n’est plus un châtiment des dieux mais un processus naturel : le médecin doit établir un diagnostic précis, chercher l’étiologie et traiter la maladie. Hippocrate, issu d’une dynastie d’asclépiades (sorte de guérisseurs), est le fondateur de la médecine moderne. Il dégage 5 notions sur la douleur :

1 La douleur a une spécificité clinique. La douleur est donc un signe, un symptôme naturel à évaluer et à respecter.
2 La douleur est le « chien de garde de notre santé » qui « aboie », pour alerter l’organisme.
3 La douleur est chronique quand le « chien de garde continue à aboyer ».
4 Quand deux douleurs coexistent, la plus forte s’exprime préférentiellement : ne dit-on pas que les marins à qui on arrachait une dent enduraient la douleur parce qu’on leur maintenait un doigt au dessus de la flamme d’une bougie ! 
5 Le traitement antalgique est à proscrire.

Hippocrate se situe dans le contexte philosophique des sages antiques. Pour Hippocrate,  l’Homme est "humoral". Plus tard l’Homme sera « électrique » puis « chimique » et avec la découverte freudienne l’Homme devient« inconscient » pour être actuellement « génétique ». Deviendra t’il « bionique », « clonique », "transhumaniste" ?

La devise de la faculté de médecine de Montpellier est : «  Olim Cous nunc montpeliensis hippocrates » : autrefois Hippocrate était de Cous maintenant il est de Montpellier.

 

4/ Les philosophes grecs.

Aristote définit la douleur comme une émotion, la « passion de l’âme » et en situe le siège dans le cœur.

Ce n’est pas la douleur elle-même que le sage cherche à investir d’une signification (contrairement à l’église catholique plus tard), mais l’expérience qu’il en fait. Le poète latin Ovide dit : « Accueilles ta douleur, tu apprendras d’elle. »

Le sage antique est ferme face à la douleur. Il y a presque un déni de la douleur dans l'expérience stoïcienne, en cela proche de la philosophie chinoise de Mencius. Le philosophe stoïcien Épictète qui, esclave, fut soumis par son maître à la torture, le prévient: «tu vas me casser la jambe». Puis, la chose faite et sans plainte, il conclut: «ne te l’avais-je pas dit?».

Épicure souffre atrocement à la fin de sa vie mais il se déclare parfaitement heureux car ses douleurs sont compensées par la joie que lui procure le souvenir de ses entretiens avec ses disciples. Épicurisme et stoïcisme se démarquent sur le plaisir souverain pour les uns  et la nécessité de vivre selon la Nature et la Raison universelle pour les autres. Une version ancienne de l’opposition freudienne entre principe du plaisir et principe de réalité. Mais stoïciens et épicuriens s’unissent dans le refus d’abdiquer devant la douleur. La douleur n’est pas le salaire de la faute ni la voie du salut. Le sage lui oppose sa force d’âme. Les grecs ne sont pas dans le binôme bien/mal du christianisme, ni dans la prééminence des valeurs et codes honneur/déshonneur de sociétés archaïques mais dans la recherche du vrai et de la sagesse pour l’individu ou pour le bien de la Cité. La sagesse antique est d'abord une thérapeutique.

 

 

 1.2  Galien de Pergame :

Grec d’Asie Mineure, il est le second père de la médecine. Formé à Smyrne,  Corinthe et Alexandrie, il arrive à Rome et devient le médecin des gladiateurs. Puis il sera le médecin de l’empereur Marc Aurèle. Œuvre immense basée sur sa pratique orthopédique, la vivisection d’animaux (macaques) et grand amateur de débats, de « disputatio ». Il considère la douleur comme une atteinte du tact et apparaît lorsqu’il y a rupture de la continuité. Galien définit la douleur comme une sensation dont il localise le siège dans le cerveau. Il complète la définition d’Aristote. Actuellement la douleur est définie comme une émotion et une sensation.

Ses idées vont dominer le monde pendant toute l’antiquité tardive et le moyen age soit près de 1500 ans !Mais par ses préceptes, appliqués à la lettre par l'Eglise au Moyen-age, l'enseignement de Galien  va figer les avancées de la médecine, dont le champ de progrès se fera en terre musulmane.

 

 

 

1.3  Nos ancêtres les gaulois :

La médecine gauloise utilise les antalgiques à base de saule de gui et de lierre, tradition druidique oblige, et développe la balnéothérapie pour le gaulois rhumatisant. Les trois stations thermales  de Neiris (pour le dieu Nerios) La Bourboule (Boruo) et Luxeuil (Luxouios) nous ont laissé d’importantes traces. Des travaux archéologiques sont en cours pour dégager les restes de la station de Dolorix, probable premier centre antidouleur de la planète.   

 

 

 

1.4 Le Moyen âge :

L’Eglise catholique interdit la recherche scientifique, elle contrôle la réflexion intellectuelle et la philosophie, elle freine la médecine : les littératures philosophique et médicale grecques disparaissent. Le galénisme interdisait la dissection d’humains, l’expérimentation et il néglige l’anatomie au profit des seuls débats théoriques. Le centre de gravité de l'intelligence humaine se déplace vers l'Orient. Rappelons que la connaissance de l'anatomie du cadavre humain a commencé avec les égyptiens et le premier papyrus de chirurgie fut écrit par Imhotep, génial médecin (papyrus Edwin Smith) et architecte (Saqqarah), en 2700 avant JC. Les égyptiens connaissaient l’anatomie humaine par la pratique de l'embaumement. Avec la fin de l'embaumement, l'anatomie humaine fut perdue chez les grecs et les romains, puis en Europe sous l'influence de l'église catholique, jusqu'à sa redécouverte par Vésale, à la Renaissance.

Au Moyen-Orient, la dynastie abbasside arrive au pouvoir en 750. Elle a défait après trois ans de guerre, la dynastie omeyyade qui s'appuyait sur la caste aristocratique arabe militaire et rurale. Les abbassides sont aussi musulmans, mais ils réalisent l'alliance des arabes et des perses islamisés. Arabes et aryens indo-européens. Unique alliance, pour le meilleur, dans l'histoire. Les abbassides sont citadins, plus instruits et plus ouverts. Ils développent un empire urbain. Ils transfèrent la capitale de Damas à Bagdad; la dynastie abbasside favorise un grand mouvement de traduction du grec vers l'arabe. Le calife paie un livre traduit par son poids en or. A la tête d'un immense empire, ils veulent asseoir leur pouvoir et arabiser toute l'écriture disponible. Le Coran et les philosophes grecs. Les moines syriaques chrétiens jouent un rôle décisif dans cette entreprise. Le syriaque est une langue cousine de l'araméen donc de l'hébreu, langue parlée par Jésus. En 750, l’Islam est tolérant et ouvert. Une partie de l'œuvre d'ARISTOTE est donc traduite du grec en arabe par des chrétiens arabes ou européens, le plus souvent des moines syriaques.

 

Ainsi le médecin arabe nestorien Hunain Ibn Ishaq surnommé le prince des traducteurs à Bagdad, traduit au 9ème siècle tous les ouvrages médicaux de l’Antiquité (6). Au 9ème et 10ème siècle, le monde musulman est bien plus en avance que le monde européen chrétien sur le plan des découvertes en mathématiques, astronomie, médecine, philosophie. Avicenne (980-1037), médecin perse chiite ismaélien par son père et juif par sa mère, utilise l’opium, le saule et la mandragore pour calmer la douleur. La mandragore est riche en alcaloïdes parasympatholytiques délirogènes. L'inhalation d'un mélange de mandragore jusquiame et opium a un usage somnifère et antalgique.

 

Le savant juif Maïmonide dit Le Rambam, perçoit au 12ème siècle la dimension psychique de la douleur et l’importance des affects : « Quand aux émotions, leur importance nous est connue. L’appétit disparaît à cause de la douleur, de l’angoisse, de la tristesse et des soucis ».

 

Le lozérien Gui-de-Chauliac, le plus grand chirurgien du Moyen-âge, chirurgien de quatre papes dont Clément VI à Avignon, réalise une  trépanation pour traiter les migraines du pape. Contre la douleur, il propose « l’évacuation » ou la ligature. Il obtiendra la première dérogation exceptionnelle du pape pour disséquer les humains dans une visée scientifique. Il doit comprendre les causes de la grande épidémie de peste européenne de 1347 à 1350.

Les épidémies de peste noire au Moyen-âge ont tué la moitié des européens, soit 25 millions de personnes. L'épidémie arrive d'Asie, de la guerre entre mongols et chinois vers 1334. La dynastie impériale mongole des Yuan fondée en 1271 est en déclin, elle lutte pour sa survie. Les mongols catapultent les cadavres de pestiférés dans les villes chinoises pour déclencher l'épidémie et la mort. L'épidémie passe ensuite par les Tatars en lutte contre les Génois en mer noire pour arriver en Europe et tuer la moitié de la population. Si tu veux te débarrasser de ton chien, accuse-le de la rage, l'Eglise catholique accuse les juifs d'être à l'origine de la peste, d'empoisonner les puits, de sacrifier les enfants etc. La vague d'antisémitisme entraîne la migration des juifs de la vallée du Rhin vers la Pologne et le Grand Duché de Lituanie (Pologne orientale, Pays Baltes, Biélorussie, nord de l'Ukraine), à l'origine de la culture yiddish ashkénaze. La peste a profondément modifié le paysage européen.

 

A la suite de Saint Augustin « Nul ne souffre inutilement », le christianisme positionne doublement la douleur : soit châtiment de Dieu, soit condition d’une récompense possible dans l’au-delà. L’algophilie, amour de la douleur, quant à elle, est  une « folie misérable » aux yeux de Saint-Augustin, et elle passe pour être une perversion : « On peut accepter bien des douleurs, mais il n’en est pas qu’on puisse aimer». Saint-Augustin définit le pêché originel, notion absente dans la bible, et il associe le plaisir sexuel à un pêché. Le péché originel (Adam et Ève) est à l'origine de la dépravation de la nature humaine. Étant la cause de la Chute par le pêché originel, la femme doit se soumettre à l'homme. Ayant causé la mort de Jésus, les Juifs méritent la mort. Mais Dieu veut qu'ils persistent par la dispersion afin qu'ils témoignent du caractère divin de l'Église. Le purgatoire lieu des souffrances physiques est imaginé au 12ème siècle. La morale chrétienne est alors à l’opposé de notre éthique médicale. Concurrence et rivalité prolongent l’obscurantisme. 

 

 

 

1.5  La Renaissance et la Réforme protestante bouleversent la morale et introduisent la pensée positiviste du 18ème siècle : elles inaugurent la démarche scientifique.

 

La renaissance ouvre la naissance de l’individu. Vésale reprend la dissection de cadavres humains et corrige l’anatomie de Galien fondée sur le singe macaque et l'anatomie d’Hippocrate basée sur le mouton.

 

Ambroise Paré, chirurgien barbier puis de 4 rois de France soigne sur les champs de bataille des guerres de religion et pose les fondements de la chirurgie. Il décrit les névralgies et la douleur du membre fantôme.

 

Après Luther qui dénonce dans ses 95 thèses en 1517 les Indulgences vendues au profit du pape Léon X qui doit payer l’aménagement du palais du Vatican, Calvin définit la grâce et la prédestination : le corps n’est plus dépendant de l’église, il s’affranchit du dolorisme et de l’expiation. Il n’y a plus obligation de racheter ses péchés. En Europe la Réforme ouvre la voie aux encyclopédistes, à la recherche fondamentale et à la liberté de pensée. Il faudra attendre le XXème siècle et le controversé Pie XII pour ouvrir l’aggiornamento du dolorisme catholique en 1957 et Jean-Paul II pour réhabiliter Galilée.

 

C’est une décision théologique fondamentale, la transcendance absolue de Dieu par rapport au monde, qui va relancer la recherche scientifique à la Renaissance. Les savants calvinistes de la Renaissance, Ambroise Paré (médecine, chirurgie), Bernard Palissy (artiste), Olivier de Serres (agronomie), ont un rapport émerveillé au monde donné par Dieu, et qui n’est plus un monde avec une finalité magique, mais un monde où tout est mécanique. Si le monde tout entier est l’œuvre d’un créateur, il n’y a que des créatures, nous ne sommes que des créatures parmi des créatures. Dieu n’est plus dans le monde, il est complètement extérieur au monde, il est transcendant au monde, le monde est donc désensorcelé, désenchanté et cela ouvre la porte à toute la science moderne. Tout est mesurable, il n’y a que Dieu qui soit infini. Le calvinisme a préparé le cartésianisme qui s’est développé dans les académies réformées. Il n’y a rien de divin dans le monde. Notre monde est donc un monde mécanique, ce n’est qu’une créature.

 

 Pour forcer le trait, deux conceptions de Dieu existent: soit un dieu immanent, immédiat, intuitif, proche et pratique, presque visible, présent dans tout ce qui nous entoure, dans la prière comme dans toute action, tout environnement...et un dieu transcendant,  très intellectuel, théorique, lointain de l'Homme et de la planète Terre, et laissant aux hommes le soin d'achever son œuvre. Calvin a énoncé la transcendance absolue de Dieu. Il a renouvelé la révolution philosophique des grecs, affirmant que les dieux sont loin, et que les hommes doivent dorénavant penser leur destin et étudier leur milieu.

 

Montaigne œuvre pour l’expérience laïcisée de l’individu, un corps assumé dans la vérité de ses sensations. Il inaugure l’autobiographie et définit la douleur comme le « souverain mal ». Il pense la douleur en proximité avec la mort ce qui redouble nos craintes. Durant une partie de sa vie, Montaigne souffrira d’une lithiase urinaire féroce, la maladie de la pierre,  et recherchera l’ataraxie épicurienne, l’absence de mal. Il a une approche stoïcienne de la douleur et de la vie: philosopher c'est apprendre à mourir.

 

 

1.6 A l’âge classique, le dualiste Descartes nous dit que la douleur est une perception de l’âme et situe le lieu de convergence de toutes les sensations dans la glande pinéale. Une araignée au centre d’une toile. Spiderman dans le web. Conséquence du cogito, l’animal ne souffre pas puisqu’il ne pense pas qu’il souffre…L’Homme ne peut décidément pas perdre sa place au sommet de la création ! 

 

Sydenham expérimente le laudanum: vin d’Espagne opium safran cannelle girofle. La douleur est un afflux désordonné d’esprits animaux. La Rochefoucauld dénonce le piège narcissique d’un Pascal mélancolique glorifiant l’endurance à la douleur. Le 17ème est un siècle de débat sur l’expérience intime de la douleur.

 

 

1.7 Le Siècle des Lumières :

La douleur se laïcise dans la conscience médicale. Le philosophe empiriste anglais Locke réfute la doctrine de Platon et de Descartes sur les idées innées, antérieures à toute expérience dans l’esprit humain. La sensation associée à la réflexion, est le point de départ de toute connaissance. Il penche plus pour la culture que pour la nature. La recherche va approfondir la notion de sensation, donc de sensibilité. Il y a un retour de la clinique, de la séméiologie et de la médecine d’observation. L’utilité de la douleur pour l’Homme est réévaluée : « Amie sincère, elle nous blesse pour nous servir », « C’est le tonnerre qui gronde avant de frapper ». Trois écoles médicales s’affrontent : Les mécanistes pour lesquels la douleur est la conséquence d’une distension des fibres. Les animistes pensent que la douleur est le signe d’un conflit intérieur ; ils ouvrent une interprétation psychologique du symptôme, étonnante intuition préfreudienne. Le montpelliérain François Boissier de Sauvages (1706-1767) écrit dans son Traité des classes des maladies (1731) : « L’instinct regarde comme mauvais ce que la raison avait trouvé bon. De là l’origine des maux tant moraux que physiques ». Il est le premier à écrire les termes de maladie douloureuse chronique : « il existe des gens souffrant de la gravelle et d'autre de la gangrène, mais je rencontre aussi des hommes souffrant beaucoup et longtemps je les appellerais souffrant de la maladie douloureuse chronique". Enfin les vitalistes  s’appuient sur une conception moniste de l’Homme. Ils chantent un hymne à la sensibilité, entre plaisir et douleur, et à l’énergie vitale. La douleur est utile, elle n’est pas un moyen de résignation, mais une lutte pour la vie et requiert un traitement de choc ! 

 

Bichat distingue le système nerveux végétatif et le système nerveux central. Les douleurs viscérales sont individualisées. Il décrit également la notion de seuil de la douleur. La méthode expérimentale devient incontournable en physiopathologie. Sur le plan thérapeutique, le médecin du 18ème utilise couramment l’opium importé de Turquie. Les vitalistes diffusent l’électricité médicinale après les travaux de Galvani et de Volta. Mais souvent le traitement consistera en flagellation, friction, urtication, moxa et cautère : infliger la douleur pour la guérir. Un univers sadien conforme à l’époque… « Sentir et vivre sont la même chose » disait Diderot.

 

 

 

1.8 Le XIXème siècle et les progrès de la chirurgie :

 

Décembre 1809, le jour de Noel, Danville, Etat du Kentucky, USA. Une jeune femme, Jane Crawford, a une douleur abdominale intense, elle va mourir. Elle se croit enceinte mais elle a un énorme kyste de l'ovaire suffocant. Le chirurgien, le Docteur  Éphraïm McDOWELL, était venu l'examiner dans sa ville de Green County à 100 km. Sa famille est originaire d'Ecosse, il a été formé à l'université d’Édimbourg. Il est médecin itinérant, il va de ville en ville à cheval. Il diagnostique une tumeur ovarienne. Poussé par la demande de la femme et des villageois, il accepte d'ouvrir l'abdomen et de faire l’ovariectomie. Tumeur de 24 livres. Il transgresse le principe moral : «  Nul ne parviendra à exciser les tumeurs internes quelles que soient leurs origines ». La chirurgie des organes internes était jusqu’alors formellement interdite, le chirurgien avait l'interdiction de franchir le péritoine, interdit religieux, "la limite imposée par Dieu"; seule l’orthopédie était pratiquée ainsi que la césarienne. Éphraïm McDOWELL réalise  donc la première intervention chirurgicale sur les organes internes. Sans anesthésie, sans asepsie. Mais il est très méticuleux et souligne son souci de propreté absolue. Bien qu'incroyable, la patiente n'aura aucune infection, aucune péritonite, et elle retournera dans sa ville 25 jours après l'intervention.

 

La douleur humaine et la pression populaire ont poussé McDOWELL à transgresser les interdits déontologiques et religieux. Et religieux, il l'était: il avait fondé l'église épiscopale (anglicane) de Danville! Ajoutons qu'il n'avait pas vraiment le choix: les villageois avaient dressé un gibet devant son domicile et promettaient de le pendre haut et court s'il refusait...et s'il échouait! Jane Crawford a vécu 33 ans après l'opération et elle fut la première opérée de l'histoire.

 

Pour mémoire le premier chirurgien à ouvrir un abcès appendiculaire sera Henry HANCOCK en 1848.

La césarienne est une opération dont la première mention remonte à une loi de Numa Pompilius (715-672 avant JC), second roi légendaire de Rome. D’après cette loi, aucune femme morte en couches ne pouvait être enterrée avant que l’on eût extrait son enfant par une incision abdominale. En pratique, jusqu'au début du XXème siècle, la mortalité des mères est proche de 100 %. Les surinfections étaient systématiques et terribles. Les médecins passaient d'une autopsie à un accouchement sans se changer ni se laver les mains! Le Docteur Ignace-Philippe SEMMELWEIS (1818-1865), sujet de thèse de Louis-Ferdinand CELINE, fut le premier a fonder l'hygiène. Alors brisons là une légende: César n'est pas né par césarienne. Dans un texte, il parle de sa mère qui est toujours vivante. CQFD. Le mot césarienne vient du latin coedere, couper. La première césarienne (connue dans les Temps modernes) semble avoir été faite, en 1610, par le chirurgien allemand Jeremias TRAUTMANN.

Jean-Dominique LARREY (1766-1842): chirurgien de Napoléon I, il participe à toutes les batailles et assiste à la terrible retraite de Russie, accompagne les blessés, opère sans relâche. Le Baron LARREY pense qu’il est préférable d’amputer tôt et vite, tant qu’existe l’anesthésie physiologique après tout choc. En 1828, il sera le seul soutien à la première communication faite à l’Académie de Médecine, sur les essais d’anesthésie préopératoire réalisés en Angleterre.

 

 

1.9  Le XIXème siècle et l’âge d’or du progrès médical:

Le gaz hilarant ou protoxyde d’azote [N2-O] est issu de la fermentation de la bière dans les brasseries ; un dentiste de Boston -encore le Massachusetts- assiste à une représentation de cirque ambulant en 1842 sur la côte Est. Lors d’un numéro, un homme se plante des aiguilles dans le corps et plus il en plante plus il éclate de rire. Le dentiste Wells décide d’essayer ce produit sur ses patients. C’est la protohistoire de l’analgésie. Mais il se suicidera au chloroforme en 1847, un collègue essayant de lui voler la paternité de sa découverte… Plus tard l’éther et le chloroforme confirmeront les débuts de l’analgésie. Les premiers à défier les dogmes des académies de médecine et académie des sciences  seront les dentistes du Nouveau Monde et quelques rares chirurgiens. Face à la douleur aiguë de l’abcès dentaire et sous la pression de leurs patients, ils utilisent l’analgésie. En 1847, les académies donnent leur aval, pressées par l’opinion publique. Suivent la découverte du véronal et de l’aspirine par Hoffmann et Bayer en 1899.Nous verrons qu’après la seconde guerre mondiale, les anesthésistes seront les novateurs.

 

1.10 Le XXème siècle : la création du Centre antidouleur ou Pain Clinic :

Au cours des années 1940, les premières cliniques de la douleur ont vu le jour en Angleterre et aux Etats-Unis. Les anesthésistes offraient des traitements par injections d’anesthésiques locaux et d’agents neurolytiques aux cancéreux, aux patients en postopératoire et parfois aux douloureux chroniques. Durant la seconde  guerre mondiale, le docteur John BONICA, anesthésiste, fut assigné à la prise en charge de soldats présentant des douleurs chroniques. Rapidement il réalise que les approches limitées aux infiltrations ne peuvent remédier aux problèmes complexes de sa patientèle. Après la guerre, il approfondit sa compréhension du phénomène de la douleur chronique et propose le concept de l’approche multidisciplinaire avec la création en 1961 de la «  Washington University Multidisciplinary Pain Center ».

Trois types de clinique anti-douleur existent.

1 Certaines se limitent à une seule modalité thérapeutique appliquée à un nombre limité de pathologies comme un centre pour le traitement de la migraine.

2 D’autre emploie un  ou plusieurs spécialistes algologues associés à un intervenant en thérapie comportementale (psychiatre ou psychologue)

3 Le modèle le plus élaboré est le centre interdisciplinaire majeur. Habituellement rattaché à un CHU et dirigé par un médecin algologue. Au Canada 40% des cliniques anti-douleur sont dirigées par des anesthésistes. A leurs cotés, on retrouve une équipe permettant une approche interdisciplinaire, constituée de neurologue, rhumatologue, rééducateur fonctionnel, acupuncteur, psychiatre, psychologue, sophrologue…

Pluridisciplinarité :

Le centre anti-douleur invente donc la multidisciplinarité dans un milieu médical plutôt individualiste, car l’abord du douloureux chronique est complexe. La pluridisciplinarité est une nouvelle dimension dans les relations professionnelles; elle promeut le transversal plutôt que le vertical, la collégialité plutôt que la hiérarchie.

La pluridisciplinarité est une invention américaine anglo-saxonne. Le monde anglo-saxon, peuple de marins, de voyageurs aux comptoirs disséminés sur la planète et de protestants refusant la hiérarchie -le protestantisme est une religion horizontale, sans hiérarchie- est à l’origine du fonctionnement en réseau. Si Internet est aussi une invention américaine d’abord militaire puis développée par la recherche universitaire américaine civile, ce n’est pas un hasard. Le web est l’héritier de ce fonctionnement en réseau. A l’inverse la France est un pays de hiérarchie, de système pyramidal hérité du catholicisme, des baronnies franques du Moyen-âge chez un peuple de ruraux terriens. Derrière l’accentuation du développement des réseaux de soins, voyons l’influence anglo-saxonne, dont la pluridisciplinarité est une des conséquences naturelles. Pour bien fonctionner, elle implique un respect mutuel, une égalité, une maturité mettant à l’abri de réaction de prestance, de prise de pouvoir, une collégialité au sens latin du collegium, faire la loi ensemble. Là encore le système hospitalo-universitaire anglosaxon est bien en avance sur notre construction mandarinale nommée à vie.

Au premier stade chacun reste à sa place et donne son avis clinique et thérapeutique selon la lorgnette de sa spécialité. La consultation s’ordonnance autour d’un « jeu de rôles » dont la trame est globalement prédéfinie.

A un stade plus avancé, les places et spécialités peuvent se mouvoir. L’algologue ou le rhumatologue peuvent avancer un diagnostic psychiatrique ou une explication psychopathologique, le psychiatre peut lire et interpréter les radios, le scanner ou proposer une piste  étiologique organique. Le staff devient un lieu vivant de brain storming  créatif et ouvert. Avec les années de collaboration, le croisement des connaissances brouillent les places, introduit une confusion des places, dans un processus de shaker fécond si le fonctionnement est fluide. La maladie est souvent synonyme de « thrombose vitale » et la fluidité des soignants peut profiter au malade.

Enfin, le malade est très souvent rassuré par la pluridisciplinarité. Tant de médecins autour de lui et penchés sur son cas  est revalorisant narcissiquement et sécurisant pour la prise en charge. La médecine idéale devrait être tout le temps pluridisciplinaire car l’homme est UN, et sa complexité sans fin.

Hippocrate disait déjà que le médecin est à la foi médecin du malade et de la maladie. Il faut être « bicéphale » souligne le philosophe Michel SERRES.

Mais ne soyons pas naïf et utopiste. La pluridisciplinarité a un coût financier élevé. Elle ne peut exister que dans le cadre du service public et dans un contexte de plénitude budgétaire. Alors la question reste posée: survivra-t-elle à l'optimisation des coûts de la santé et aux restrictions budgétaires afférentes?

Depuis la seconde guerre mondiale, le traitement de la douleur est devenu une priorité humaniste du monde occidental. Pourquoi?

Nous avançons l'hypothèse culturelle et religieuse, de la double influence du judaïsme et du protestantisme sur l’approche contemporaine de la douleur en médecine. Un judéo-calvinisme, association de wasp (white anglo-saxon protestants) et de juifs ashkénazes européens émigrés, mais en réalité une synthèse de l'éthique nord-américaine, qui fait retour sur la vieille Europe et qui délaisse les anciennes attitudes grecque stoïcienne et catholique romaine. 

 

1.11 Fin du 20ème siècle, l’ère de la jouissance :

La jouissance sera collective dans les années 60/70 avec le mouvement hippy et communautariste. La jouissance devient plus individuelle dans les années 80/00.

Après les malheurs, les souffrances et les génocides subis par la génération de la guerre 39-45, la jeune génération du baby boom revendique le primat du principe de plaisir. Elle le revendique d’autant plus cette classe moyenne - fruit de la croissance économique inouïe que connaissent les pays développés depuis la fin de la guerre- qu’elle a enfin les moyens économiques de s’offrir des plaisirs jusque là réservés à une minorité de nantis. Alors elle consomme de tout. Et cela continue avec la génération suivante. Le consumérisme devient roi.

Mais revenons en arrière. Quand éclatent les événements de mai 1968, le général De Gaulle demande à son petit fils Yves : « Mais enfin vous les jeunes, que voulez vous ? »...« Jouir, grand-père » lui répond le jeune homme bien en mal de l’aider à traduire ses  mots dans un quelconque langage politique.

Les sociologues disent que nous sommes passés du negotium (travail) à l’otium (loisir), de l’ancienne idéologie bourgeoise basée sur le travail et l’argent, à la culture du loisir et du plaisir apanage de la noblesse. Les tabous tombent : le ski et le tennis dans les années 60, le sexe (70), l’argent et la réussite (80), le chômage (90), la médiatisation de la vie privée et être enfin star d’un jour. A l'avant-garde des tendances, David Bowie chante "We can be Heroes, just for one day, We can be us, just for one day". Enfin les nouvelles icônes sont les victimes. Les héros du 20ème siècle aventuriers de l’extrême, des sciences, héros de la résistance… ne sont plus souhaités. Les victimes (de pédophile, d’enlèvement) font le bonheur des médias (2004). Quel sera le prochain tabou à tomber ? La barbarie?

 

La polémique persiste entre médecine « naturelle » et médecine  « curative » Restauration de la toute puissance du médecin. Fournir du jouir, de la consommation médicamenteuse pour éviter l’explosion sociale. La chimie, les gestes médicaux ou chirurgicaux, les médicaments  offrent des antidépresseurs contre les larmes, des anxiolytiques contre le stress, des antalgiques contre la douleur, des péridurales et des césariennes à l’accouchement. En 1996 dans son rapport pour le ministère de la santé le professeur Edouard ZARIFIAN dénonce cette « médicalisation abusive de l’existence ».  Anesthésie collective. Les psychotropes sont massivement distribués dans les prisons pour éviter des révoltes possibles, avec d’autant plus de bonnes raisons que le pourcentage de malades mentaux incarcérés ne cesse de croître. La toxicomanie dans les Cités sensibles génère une économie souterraine. La vente légale du cannabis ferait disparaître une source de profits, certains ont imaginé de probables émeutes.

Curieusement la douleur resurgit ailleurs : en 2003 Microsoft a sorti un jeu vidéo Voodoo Vince, poupée vaudou froussarde qui doit déployer des trésors de masochisme pour sauver sa peau. Le slogan est « Partagez ses douleurs » et il faut s’infliger le mal pour en produire l’effet sur l’ennemi. Un principe à méditer ?

 

 

1.12 Origines de l’abstention thérapeutique face à la douleur

Active ou passive, l’abstention thérapeutique du soignant  face à la douleur  puise ses racines dans divers creusets philosophique, culturel ou religieux sous jacents :

1- Conception hippocratique : La clinique hippocratique et son souci de la pureté séméiologique. Descartes en 1664 : « la douleur n’est ni plus  ni moins qu’un signal d’alarme dont la seule fonction est de signaler une lésion corporelle ». Descartes considérait l’esprit comme une entité distincte entretenant peu de liens avec « le corps mécanique ». Nous savons maintenant que Descartes s’est trompé : le dualisme est une construction de l’esprit, le monisme était la bonne réponse.

2- Conception stoïcienne : La philosophie stoïcienne apparaît en opposition à l’épicurisme. L’épicurien veut le plaisir ici et maintenant ; Epicure disait « le sens de la vie est de fuir la souffrance ». Le stoïcien se figure que la douleur dans le présent lui garantit un plus grand plaisir dans le futur. Et plus il souffre maintenant, plus il est persuadé qu’il sera récompensé demain.

Freud très affecté par un cancer de la mâchoire a rejoint l’approche stoïcienne : « tant que l’homme souffre, il peut encore faire son chemin dans la vie ».

 3- La martyrologie militaire ou religieuse : la douleur est la voie du salut, ou a valeur initiatique ou salaire de la faute.

Mourir en martyr chez les premiers chrétiens puis dans l’islam, ouvre les portes du paradis. « Martyr » vient du latin ecclésiastique et signifie « celui qui a souffert de torture et est mort pour attester la vérité de la religion chrétienne ».

Au Mexique, les Aztèques pratiquaient le sacrifice humain à tour de bras pour que le soleil continue de se lever chaque matin. Pour ces indiens, on n’est pas jugé sur ses actes mais sur la qualité de sa mort. Et plus elle est violente et douloureuse, plus on a de chances d’accéder au paradis. Les meilleurs candidats ? Le guerrier tombé face à l’ennemi , la femme succombant à un accouchement , la victime sacrifiée sur l’autel en offrande , pour garantir la clémence du dieu suprême Quetzalcóatl , le serpent à plumes , maître de l’air et des phénomènes atmosphériques.

Emprunte catholique doloriste : La Tradition catholique  magnifie la Passion du Christ et le dolorisme afférant, aux confins du masochisme moral voire physique. La douleur est le chemin obligé vers la rédemption et l’absolution des pêchés. Le rachat du pêché originel passe par la souffrance. La punition et la culpabilité s’épanouissent dans le jansénisme issu de la Contre Réforme. La médecine européenne a toujours entretenu des liens étroits avec la morale catholique et certaines postures thérapeutiques (douleur, IVG, contraception et sida, thérapie génique, diagnostic pré implantatoire DPI, adoption par couples homosexuels…) en témoignent.

4-  Conception darwinienne: La douleur est une balise Argos des espèces. Certains scientifiques ont  imaginé une théorie sur l’extinction des dinosaures : les lézards géants auraient disparu de la surface du globe par dégénérescence du système d’alerte algique. Ils se seraient fait dévorer vivant par nos ancêtres mammifères, petits rats. Notons également  la courte espérance de vie des êtres humains atteints d’agénésie des circuits de la douleur.

Hypothèse récente sur le cimetière des éléphants : il s’agirait d’anciens points d’eau où les éléphants viennent calmer leurs douleurs ante mortem dans la boue, pour une fangothérapie palliative.

Argos (brillant) la balise de détresse des navigateurs en perdition,  devient la balise « algos » du vivant. « Algos » signifie autant douleur physique que souffrance morale et a à voir avec la peine et l’affliction.

5- Conception sadomasochiste: La douleur chronique apparaîtrait préférentiellement chez des gens structurellement masochistes. Les soigner serait une stratégie sadique…Notons la fréquence des antécédents de maltraitances physiques et agressions sexuelles dans l’enfance, plus élevée dans l’anamnèse des douloureux chroniques. Ajoutons la notion de masochisme gardien de vie.

Notre société est antidouleur « algophobe », et nous, combattants de la douleur seront les « algoclastes » embarqués sur la galère des algonautes. N’oublions pas que la douleur génère des profits importants pour les grands groupes pharmaceutiques. N’oublions pas l’augmentation des addictions médicamenteuses. L’entreprise libérale devient, comme les hommes politiques-«  une pousse au jouir »

Les utopies -qu’elles soient sociétale, idéologique, religieuse, médicale- qui proposent une vie sans souffrance sont légitimes mais immatures. La souffrance n’est elle pas  le corollaire de notre humanité, de notre vieillissement et de notre finitude ? Traiter la douleur, inutile et destructrice n’exclut pas la mort ; les équipes de soins palliatifs ont parfaitement nuancé de manière pragmatique des débats théoriques décalés.

Pour paraphraser André Malraux, le 21ème siècle sera-t-il spirituel ou plus vraisemblablement toxicomaniaque ?

 

II -HISTOIRE  DU  SUJET : LES STADES  DU DEVELOPPEMENT  PSYCHOLOLOGIQUE

2.1 Stade pré natal et influences de l’accouchement.

 

De nombreux travaux depuis Freud, beaucoup de théories, de convictions et de fantasmes, d’autant que l’approche méthodologique, l’étude des données, la mesure des résultats, manquent de rigueur scientifique.

On sait que le fœtus réagit à des stimuli sonores extérieurs, aux manifestations émotionnelles majeures de sa mère.

Une étude danoise récente publiée en septembre 2000 dans le Lancet retient notre attention : elle porte sur 25 000 gestantes. Le stress majeur (décès d’un proche, découverte d’un cancer) durant la grossesse augmente de 54 % le risque relatif ajusté de malformations cérébro-médullaire fœtale et de 14 % celui d’autres malformations. Ce risque est plus que doublé (2,6) si deux drames frappent durant la grossesse. Il est même triplé lors d’une deuxième grossesse, si celle-ci est soumise à un nouveau drame. L’événement qui retentit le plus sur le fœtus est la mort d’un enfant de la fratrie lors du premier trimestre de grossesse. Si le décès est inopiné (mort subite du nourrisson) le risque de malformations neurologiques (crête neurale)  est multiplié par 8,26. A noter le retentissement des drames impliquant le partenaire ou le mari est moindre. Importance de prendre en charge adéquatement et rapidement les femmes enceintes vivant des drames.

Le traumatisme de la naissance: Otto Rank, le sentiment océanique …

Pour Rank, chaque plaisir aurait pour but final le retour à la béatitude primitive intra-utérine, notamment par l’acte sexuel

 

2.2 Le stade du miroir

Individualisé par Lacan (1936), suite à l’observation éthologique du comportement des jeunes singes devant le miroir. Les éthologues ont montré que 4 espèces animales seulement se reconnaissent dans le miroir: les hommes, les grands singes, les dauphins et les éléphants. Dans la pathologie psychiatrique, une personne atteinte de schizophrénie, montre de grandes difficultés à cette reconnaissance spéculaire. Entre 6 et 18 mois, le stade du miroir (SDM) est un moment génétique fondamental : constitution de l’ébauche du moi. L’enfant perçoit dans l’image du semblable ou dans sa propre image une forme (Gestalt) dans laquelle il anticipe une unité corporelle qui fait objectivement défaut : il s’identifie à cette image et « jubile ». Cette expérience est au fondement du « moi idéal », souche des identifications secondaires. Au fantasme du corps morcelé, succède l’avènement du narcissisme primaire. Pouvoir dire JE. La Première identité advient.  Plus tard viendront les identifications sexuées : JE suis une FEMME ou un HOMME…

Distinguer le moi idéal de l’Idéal du moi instance surmoïque parentale.

 

2.3 Le stade oral

La pulsion se définit par sa source, son objet et son but.

La Source montre la primauté de la zone buccale comme zone érogène et plus largement -tout le carrefour aéro-digestif, les organes de la phonation et donc le langage (les beaux parleurs). Mais par extension, les organes des sens : gustation, nez et olfaction (le stade nasal n’existe pas mais dans Le parfum, Patrick Suskind l’invente), l’œil et la vision « dévorer des yeux ». Egalement le toucher et la peau font partie du monde de l’oralité. Dermatoses psychosomatiques ou ceux qui dans les ébats sont hypersensibles à des attouchements de région fort éloignée des zones génitales. Ainsi la première année de la vie sensibilise à l’apport de nourriture mais aussi de caresses et autres chatouilles !

L'Objet est le sein maternel ou ses substituts

Le But, c'est la stimulation autoérotique de la zone buccale, avec le désir d’incorporer des objets : chez le nourrisson  le plaisir « d’avoir » se confond avec le plaisir « d’être ». Voir la régression du consommateur ou de la boulimique …Il ne s’agit pas d’un « avoir » au sens de posséder (anal) mais d’obtenir.

J’incorpore donc je suis.

A noter la peur d’être mangé (psychoses, fantasmes, rêves)

La Relation d’objet : c’est une interrelation dialectique : la façon dont le sujet constitue ses objets mais aussi la façon dont ceux-ci modèlent l’activité du sujet.

Le premier objet est la mère, en fait des « objets partiels », des morceaux de mère comme le sein, le biberon.

Puis il y a découverte réelle des objets, lors des  moments d’absence de l’objet anaclitique, la mère ou toute personne dont les interventions le maintiennent en vie. Puis l’enfant apprend à différencier ses impressions et catégoriser les objets ressentis comme dangereux et ceux aimés et donnant confiance.

Une étude parue en septembre 2000 dans Nature Médicine :

Les prématurés agressés pendant 3-4 semaines  par les explorations invasives  en soins intensifs de réanimation, développent une apathie marquée aux gestes douloureux ultérieurs tels que vaccinations, prises de sang durant l’enfance. En revanche les enfants nés à terme et placés en soins intensifs réagissent par une hyper sensibilité avec cris++ aux douleurs futures. Il y a donc un calendrier neuropsychologique de l’adaptation à la douleur. Une vive douleur expérimentée très tôt induit une réduction des stimuli douloureux. Plus tard, elle l’amplifie.

L’équipe de Francesco d’AMATO démontre dans la revue Science (2006) le rôle spécifique des opioïdes dans l’attachement à la mère: aveugle, sourd et affamé, un souriceau ne peut s'occuper de lui-même. Séparé de sa mère, il se met à l'appeler désespérément. Sauf s'il est dépourvu de récepteurs morphiniques : il semble alors indifférent à cette séparation. L'émotion douloureuse que provoque une séparation utilise les mêmes facteurs que la douleur physique. En l'occurrence, les souriceaux dépourvus de récepteurs μ n'appellent pas leur mère lorsqu'ils sont placés dans un environnement dépourvu de l'odeur de cette dernière. Ce travail confirme le rôle du réseau cérébral de la douleur dans le vécu subjectif de séparation et d'exclusion. Il rejoint également une observation récente : celle d'une céphalée de tension déclenchée par un deuil (séparation) chez une patiente insensible congénitale à la douleur.

 

 

2.4  Le stade anal

Entre 2 et 3 ans, l’enfant acquiert une indépendance relative. Le contrôle sphinctérien permet à l’enfant une certaine maîtrise.
Au stade anal se rattachent plusieurs concepts :
- La monnaie d’échange, le cadeau, l’argent.
- Le sadomasochisme
- Le sentiment de toute puissance, la maîtrise et la domination (cela rejoint la possession)
- L’ambivalence
- La bisexualité et l’homosexualité
- Le couple activité /passivité : l’enfant perçoit l’extérieur sur un mode manichéen, à travers une série de couples antagonistes : gentil ou méchant, beau ou laid, petit ou grand, le plus fort ou le plus faible.

En résumé, la dynamique pulsionnelle anale peut se formuler: Je possède donc je suis.

 

2.4 Le stade phallique

Après 3 ans l’enfant ne commence pas pour autant à prendre conscience de sa différenciation sexuelle, car seul le pénis a valeur d’existence tant pour le garçon qui en est pourvu que pour la fille qui ne l’a pas. Cela reste un stade prégénital.

On y décrit l’érotisme urétral et sa dynamique du laisser couler. En clinique les problèmes d’énurésie, d’éjaculation précoce chez les hommes et chez les filles une propension à laisser couler les larmes, peuvent témoigner d'une fixation-régression au stade phallique.
Les concepts liés au stade phallique sont:
- La curiosité sexuelle infantile, l’origine des enfants, la procréation, la grossesse, la scène primitive, le voyeurisme (scoptophilie)
- L’angoisse de castration narcissique: le pénis est un phallus c’est à dire un signe de puissance et de complétude. Il peut être déplacé sur des objets symboliques de type gratte-ciel, BMW, et autres 4x4. La surcompensation virile dans ce type d'engins (!), témoigne d'une identité sexuelle encore précaire. Il faut lire Regardes ce que j’ai, c’est ce que je suis.
Il faut surtout bien distinguer l’angoisse de castration narcissique de l’angoisse de castration génitale, œdipienne, le pénis est alors un organe à procurer du plaisir à soi-même et à l’autre. L'altérité est mise en place.

 

2.6 Le complexe d’Œdipe

Comprendre  l’essentiel : il structure l’identification sexuée : devenir homme et/ou femme.

Je suis un homme/une femme.

Importance de la triangulation grâce au tiers structurant.

Le père doit être le tiers séparateur, un tiers symbolique qui protège la mère d’une trop grande fusion avec son enfant. La mère est objet d’amour et le père objet d’admiration. L’enfant lui demandera la fierté et la reconnaissance et redoute son jugement. Aujourd’hui les pères veulent séduire. Ils ne veulent plus être impopulaires. Les pères se sont féminisés grâce au combat du féminisme, mais il ne faudrait pas que l’égalitarisme remplace la différence de genre que cherche et dont a besoin l’enfant. L’enfant est toujours sûr de l’amour de sa mère (sauf exception) mais toujours en doute de l’amour du père.

La mère est le tiers médiateur, l’enfant lui demande l’amour, la mère est la confidente.

 

III - RENCONTRE ENTRE L’HISTOIRE DU SUJET ET LA DOULEUR : LE DEUIL

 

3.1 Le deuil :

De là viennent mes larmes et ma douleur: Lacrymae hinc, hinc dolor (Catherine De Médicis 1559)

Le mot deuil  est issu du bas latin dolus qui signifie douleur !

Les symboles du deuil sont une permanence dans l'espèce humaine, quelques soient les cultures.

En hébreu, le deuil se dit Aninout אנינות, affliction. Dans la pâque juive, pessah, l’œuf a une place importante sur la table du Seder. Le Seder est le repas rituel pris les deux premiers soirs. Cet œuf dur, noirci sur une face, a pour fonction de rappeler la désolation, la dureté de l'esclavage; cet œuf sur le Seder rappelle aussi le sacrifice au Temple de Jérusalem, l'agneau qu'on ne peut plus offrir parce que le Temple a été détruit. Ainsi, dans le symbolisme juif, l’œuf, dur, a généralement une valeur de deuil, c'est quelque chose qui n'a pas encore la vie, c'est une vie avortée. Les plumes de la corneille sont le symbole du deuil et on les utilise lors des cérémonies funéraires chez les sioux. Les sioux prient avec des plumes de corneilles. En Europe, coquelicots, asphodèles et cyprès sont quelques-uns des végétaux symboles de deuil.

Le deuil est normal, il est même constructeur d'une culture, d'une civilisation, d'une transmission: un peuple vivant est un peuple habité par ses morts.

Dans notre société, nous essayons de lisser l’horreur de la mort par une cosmétique généralisée. Mais la mort troue le masque et nous interroge de façon radicale. Perdre l’autre, c’est aussi perdre ce que je suis pour le mort. La mort emporte une partie de l’endeuillé, son désir, son regard etc. Le deuil c’est aussi perdre en moi ce que l’autre emporte de moi avec lui. Le survivant ne manque plus au mort, il n’est plus aimé par l’autre, mort. Le surmoi social peut aussi accabler l’endeuillé, le pousser à se retrancher sur sa douleur par un effet de déliaison; il lui interdit les manifestations de douleur qu’il peut avoir : Reste digne, Ça ne se fait pas…Face au réel de la mort, à ce gouffre trop visible, le but de l’Art est bien souvent de donner et faire sépulture. La thanatopoïèse. Dire le deuil conduit à faire œuvre de sépulture et s’inscrit dans une transmission. Avec la mort, essayons de faire de la beauté. Toute œuvre est testamentaire.

Faire son deuil devient un tic de langage. Dans la volonté qu'il y a aujourd'hui de faire son deuil, l'analyse freudienne dit qu'il faut retirer la libido de l'objet aimé pour le remettre en circulation. Il y a une impatience des Modernes à l'égard du deuil, et en finir avec le mort. Dans le rituel du deuil, il y avait au contraire l'idée que le mort devait être présent. Avec la fin de ce rituel, nous assistons à la disparition du mort, il ne doit plus être là pour gêner la vie. Nous avons perdu cette forme, ce rituel du deuil. Il y a une association entre la forme et le sentiment. Un autre sentiment se déploie aujourd'hui, plus brutal et cynique, dans l'impatience à faire son deuil.

De nombreux cliniciens pensent que c’est plus la quantité, la sommation de plusieurs deuils qui est pathogène qu’un seul grand deuil. La mort du petit chat peut réellement décompenser un être fragilisé, s’il survient après d’autres pertes.

 

Les facteurs psychologiques dans la douleur chronique peuvent se résumer à 3 situations :
1 La douleur chronique surgit dans un contexte organique vierge, c’est une douleur « sine materiae », en faveur d’une psychalgie
2 La douleur chronique est d’origine organique, c’est la douleur « cum materiae », mais elle déclenche une décompensation psychiatrique le plus souvent à type de syndrome dépressif, qui va lui-même entretenir et aggraver la douleur chronique
3 L’atteinte organique survient sur un terrain psychique fragilisé et les deux tableaux évoluent de concert. En pratique courante, dans un contexte de deuil.

Toute notre vie est constituée d’une succession de deuils. A tel point qu’une psychanalyste déclarait récemment : «  la vie est une maladie et la santé est la capacité à s’adapter à cette maladie ».

 

Une petite liste pour se remonter le moral:
- Le deuil du bien-être intrautérin
- Le deuil de rester bébé, de quitter l’école maternelle au CP, l’école primaire en 6ème, quitter l’enfance et l’insouciance quant l’adolescence se profile
- Quitter les parents à l’âge adulte. Le cocooning et le syndrome de Tanguy sont de plus en plus fréquents.
- Deuils du premier amour déçu (à l'origine de tentatives de suicide chez les adolescents)
- Deuil d’une vie amoureuse volage quant l’heure du « sérieux » a sonné
- Deuil du diplôme ou du métier fantasmé auquel on ne parviendra jamais
- Chômage, divorce, morts dans l’entourage, départ des enfants: le syndrome du nid vide
- Deuil de la pleine santé quand la maladie, les handicaps physique ou psychique pointent leur nez l’âge venant : « vieillir ? quand les bougies coûtent plus cher que le gâteau ». Citons Montaigne : « philosopher, c’est apprendre à mourir ».
- Deuil de vivre quand notre heure de mourir est imminente. Accompagnement au mourant en soins palliatifs.

Dans le deuil il y a toujours de la séparation et de la perte.

L’objet perdu lors d’un deuil, c’est l’objet des investissements affectifs :
-  Un être humain (parent, ami), ou animal familier
- Des choses, objets comme la voiture, les bijoux après un cambriolage
- Des idéaux comme le travail perdu, la position sociale, ou une idéologie (communiste, IRA…)

 

3.2  Le travail de deuil évolue à travers 5 phases

Les travaux du Dr Elisabeth KUBLER-ROSS, psychiatre suisse émigrée aux USA, ont bien étudié les différentes étapes:
1 Le choc et le déni: le choc initial entraîne une sidération, un stress émotionnel et un refus d'admettre la réalité, la vérité.
2 La colère et la décharge agressive.
3 Le marchandage: phase de négociations, de chantages...
4 La période dépressive: c’est la période noire et active du deuil, là où les remaniements psychiques sont les plus actifs. On décrit parfois «  l’hémorragie narcissique »
5 L'acceptation et l’adaptation à la nouvelle situation et parfois véritable résurrection, le sujet réinvestit le monde extérieur, retrouve des projets et des désirs. Il restera une cicatrice psychique, que j’appelle la « psychatrice ». En pratique la douleur chronique est bien souvent l’expression d’un travail de deuil (travail de trépas au Canada)  inachevé voir pétrifié. Alors s’introduit la notion de souffrir pour exister.

 


Pour que le deuil soit dépassé, il faut que l’objet meure 2 fois : Une première fois dans le réel. Une seconde fois dans la réalité psychique du sujet, où il doit être désinvesti, rangé dans la mémoire et permettre une cicatrisation psychique. Le mythe d'ORPHEE illustre très bien cette double mort dans le deuil. EURYDICE est morte suite à une morsure de vipère, elle est en enfer et ORPHEE réussit par la beauté de sa musique à convaincre ARES le gardien des enfers, de descendre vivant, aux enfers mais s'il se retourne pour voir EURYDICE...Il se retourne et elle meurt une seconde fois. Le mythe métaphorise le travail de deuil. Le travail de deuil implique une perte d’une partie  de soi-même, cette partie qui dépendait de l’autre dorénavant disparu (cf. les rêves de perte de dent, les rêves récurrents du père qui ne sait plus conduire la voiture et le fils doit prendre le volant dans l’urgence).


Le désir des vivants est toujours que le mort s'éloigne le plus rapidement et le plus loin possible du monde des vivants. Se séparer au plus vite du mort. Sinon il risque de revenir. Les fantômes et les revenants fournissent une littérature abondante. Si le lien n'est pas coupé, le revenant peut revenir...à notre recherche, pour nous emmener dans le royaume des morts. Par exemple le judaïsme préconise ainsi un enterrement immédiat, parfois nocturne en Israël.


En allant plus loin, la mort de l’autre anticipe notre propre mort. C’est dans cette quatrième phase que les désordres somatiques apparaissent.
Afin d'illustrer mon propos, voici quelques phrases de patients, que j'ai noté:
La vraie vie commence quand les enfants ont terminé la fac et que le chien est mort
J’ai le souvenir de ma femme décédée mais je n’ai plus la tristesse
Je  n’ai pas envie de sortir du deuil car ce serait oublier mon fils; dans la douleur je suis plus proche de lui
Je veux bien voir venir tout un tas de périodes de deuil mais en tout cas je suis dans le trou
Parler de mon frère, c’est l’enterrer enfin, ne pas en parler c’est y penser sans cesse
Je ne cicatrise jamais de mes blessures, ça coule toujours, je suis un hémophile psychique 
Le psychiatre pédagogue : « Madame, dans la dépression de deuil, il y a toujours des troubles de la mémoire des faits récents. Par contre les faits anciens sont parfaitement conservés »  La patiente : « ça devrait être l’inverse ! 
Je suis plus proche de celui qui n’est plus que de ceux qui sont 
Le deuil c’est comme être bloqué dans un ascenseur entre deux étages 
Le départ de mes enfants, c’est comme un trou dans la coque, j’essaie de ne pas couler, il faut écoper

Les travaux récents explorent les processus de réparation de la dépression, le « mood repair », concept que nous pourrions reprendre en algologie : le « pain repair ».Pourquoi un sujet va développer une douleur chronique là ou son semblable guérira ?

Faut-il traiter médicalement un deuil normal ? n'y a-t-il pas de tentations de médicaliser la vie ?

Un deuil peut être normal mais prolongé. Il peut évoluer vers une certaine chronicité avec une culpabilité accentuée. Les survivants s'organisent autour d'une véritable statut du défunt, d'un mémorial, sans qu'on puisse parler de deuil pathologique, car il n'existe pas ici de symptômes psychiatriques. Il s'agit alors seulement d'une non cicatrisation du deuil qui en reste à la deuxième étape. Ce type de deuil est fréquent dans la fratrie d'enfants décédés comme si l'enfant survivant tentait, en s'identifiant à l'enfant mort, de récupérer l'attention parentale.

Pour certains cliniciens, il existe deux sortes de dépressions: les dépressions de contrainte (surmenage, harcèlement, agression...) et les dépressions de perte. Le deuil pathologique est une dépression de perte. Le deuil est pathologique si des symptômes psychiatriques apparaissent chez les survivants qui ne présentaient pas avant le décès, de pathologie psychiatrique. Les symptômes peuvent être : 
- Dépression
- Anorexie, boulimie et trouble des fonctions instinctuelles
- Troubles psychosomatiques
- Trouble psychotique
- Episode maniaque ou mixte
- Accident de conversion hystérique
- Psychopathie, addictions.

 

3.3   Religion et deuil :

Certains philosophes pensent, depuis FREUD, que le Temps est une anticipation du Deuil.

A titre d' exemple clinique, penchons nous sur le nouveau testament et plus précisément sur les sept dernières paroles de Jésus, alors qu’il est crucifié, paroles relevées dans différents évangiles:
1  Père pardonne leurs car ils ne savent pas ce qu’ils font (dénégation et projection)
2  Mon dieu mon dieu pourquoi m’as-tu abandonné? (Mathieu 27-46) Jésus à l'agonie, dit en réalité le psaume 22 de David (khaf lamed) le plus déchirant des psaumes, le fameux Eli Eli, lama azavthani?
(colère, révolte et espérance)
3  J’ai soif (Jean 19-28) (tristesse dépressive)
4  Tout est achevé (Jean 19-30) (tristesse dépressive et acceptation)
5  En vérité je te le dis aujourd’hui tu seras avec moi au paradis (Luc 23-43)
6  Femme voici ton fils, et toi voici ta mère (Jean 19-26)
7  Père je remets mon esprit entre tes mains (Luc 23-46) (apaisement)


Les dernières paroles de Jésus montrent la progression d'un travail de deuil classique. Bien sur, ceci est un exercice de style car la réalité, la véracité et la temporalité de ces phrases sont très sujettes à caution. Mais ce travail de deuil est celui d'un être humain. Alors? Jésus était un homme, un rabbin juif ou l'incarnation de Dieu sur terre? Nous laisserons la réponse aux historiens et aux théologiens.

Continuons avec les religions orientales:
L’idée de la douleur comme expiation de la faute se rencontre aussi dans l’hindouisme et sa Réforme, le bouddhisme. La douleur est plus que le rappel d’une faute originelle abstraite, elle est une juste rétribution des fautes commises dans les vies antérieures. Par la loi du karma, la somme des souffrances ou des joies est exactement proportionnelle aux actions bonnes et mauvaises accomplies dans d’autres vies. Toute souffrance est méritée même si on a perdu le souvenir de la faute dont elle est la rétribution.

Les fondements du bouddhisme sont contenus dans l’enseignement du prince Siddhârta Gautama (566-486 avant JC) et de ses quatre vérités:
1- Toute existence est douloureuse
2- L’origine de la douleur est le désir
3- L’abolition du désir met fin à la souffrance
4- La voie de la délivrance consiste à suivre les règles de moralité, de méditation, de sagesse et de connaissance.

 

Conclusion:
Avec Jean De La Fontaine: « la douleur est toujours moins forte que la plainte », et j'ajouterais que la plainte n’est pas la demande.

 
Effet Placebo et douleur - Dr Fabrice Lorin

Dernière mise à jour de la page: 2 juillet 2009

 

Effet Placebo et douleur - Dr Fabrice LORIN

 

 

Dr Fabrice LORIN


Psychiatre des Hôpitaux

Centre d’Evaluation et de Traitement de la Douleur
Hôpital Saint Eloi
CHU de Montpellier

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Cours Faculté de médecine, DIU prise en charge de la Douleur

 

Spinoza : Nous ne savons toujours pas de quoi un corps est capable.

Rabelais : Les joyeux guérissent toujours

 

1-INTRODUCTION : définition et histoire

 La réponse antalgique au placebo chez les patients atteints de neuropathie diabétique varie entre 0% et 80% avec une moyenne de bonne réponse à 30%. Le même pourcentage d'efficacité est retrouvé dans la migraine, les troubles fonctionnels intestinaux, mais aussi dans la dépression sévère et les douleurs du cancer. Alors qu'est-ce qu'un placebo? Le placebo est pourtant un produit inerte sur le plan pharmacologique.

La médecine utilise depuis des milliers d’années l’effet placebo. Une étude menée par l'Institut américain de la santé (NIH) et publiée par le British Medical Journal en octobre 2008, montre que la moitié des médecins américains prescrivent régulièrement et sciemment des placebos! Par exemple de type vitamines, sédatifs etc. Ils invoquent le nombre élevé de malades imaginaires qui consultent pour dépression ou affections psychosomatiques.

Il existait déjà dans l'antiquité grecque, puisqu’il y a 2500 ans le sophiste Gorgias, démocrate, orfèvre de la rhétorique et professeur à Athènes du jeune étudiant Hippocrate, se plaisait à dire que : « par la parole j’ai plus de réussite dans les soins aux malades que mon frère médecin ».

Dans l’évangile de Marc, après plusieurs exemples de guérisons miraculeuses (Marc était médecin et visiblement intéressé par la pathologie) nous voyons Jésus s’y reprendre à 2 fois pour guérir un aveugle avec une préparation à base de crachat et d’imposition des mains (Marc 8-23):
Prenant l'aveugle par la main, il le conduisit hors du village. Il mit de la salive sur ses yeux, lui imposa les mains et lui demandait : « Vois tu quelque chose? » Ayant ouvert les yeux, il disait : « j'aperçois les gens, je les vois comme des arbres, mais ils marchent. » Puis, Jésus lui posa de nouveau les mains sur les yeux et l'homme vit clair; il était guéri et voyait tout distinctement.

Le premier vrai médicament, le quinquina, n’est apparu qu’en 1638. Avant le malade absorbait des glandes de putois, des vers de terre, viande pourrie, bave de crapaud.

Molière qui n'était pas dupe de la médecine du 17ème siècle s'est bien moqué des saignées et purgatifs.

 Les chineurs à la recherche de vieux pots à pharmacie dans les brocantes  chercheront l’inscription Mica panis : c’est de la mie de pain un placebo. Le latin est une langue magique quand il est incompris. La messe en latin utilisait ce ressort psychologique.

Il est un traitement efficace en moyenne à 30-40% dans les maladies. Si un médicament reçoit l'AMM (Autorisation Mise sur le Marché) lorsqu'il est efficace à 60%, la différence entre un placebo et un médicament est de 20-30%. A méditer.

 L’effet placebo est à la frontière entre science et magie. Pour certains, il est l’angle mort de la médecine, ou le point aveugle. Mystérieux.

 La population française est la première consommatrice au monde de médicaments, soit 150 millions de boites par an. Que représentent les placebos ? À peu près 40% des prescriptions médicales et il faut rajouter l’automédication. Les économistes pourraient certainement nous dire le chiffre d’affaire annuel de la vente de placebos; un calcul basé sur les dépenses en France en médicaments en 2006: 32 milliards d'euro, soit 284 € par français et par an, pour 200 €/an en GB, Espagne, Italie.

Quelques expériences prouvent l’existence de l’effet placebo :

Des élèves policiers vont assister à leur première autopsie. Ils vont recevoir un médicament avec un jus d’orange, pour apaiser leur anxiété. Une moitié reçoit à son insu un placebo et l’autre un bêta bloquant : les 2 groupes constatent une réduction identique de leur anxiété.

 

Un chirurgien décide de traiter l’angine de poitrine sévère (juste avant l’infarctus), par la ligature de l’artère mammaire interne ou par un simulacre d’intervention soit une simple incision cutanée : 6 mois après le même % des 2 groupes était bien amélioré. C'est la chirurgie placebo.

 

Tout commence par une prière, celle des vêpres des morts de la liturgie catholique, le psaume 114 de David :

« Placebo domino in regione vivorum… » : Je plairai à Dieu au royaume des vivants.

Placebo : je plairai et par extension métonymique l’homme intriguant.

Le placebo est un  faux médicament, un mensonge qui soigne.

Si 40% de l’effet des traitements en médecine est lié au placebo, devrait-on consacrer 40% de l’enseignement de la thérapeutique à la question des placebos?

 

 

2-INVENTAIRE :

 

2.1 - Placebo purs

Ils se réduisent aux imitations de médicaments :

L’eau  distillée,  pilule d'amidon,  gélule  de farine...  ont  pour dénominateur commun l'inertie pharmacologique et opèrent par illusion du contenant et du contenu.

Le placebo pur modifie aussi les gens en bonne santé ! :

On a donné à des étudiants en médecine en parfaite santé, un comprimé de lactose sans rien dire de l’effet éventuel. Le lendemain on explore 3 catégories de symptômes : physique, intellectuels et humeur. 20% avait noté un changement, pour moitié vers une amélioration, l’autre moitié vers une aggravation : c’est l’effet nocebo.

Le seul placebo pur disponible sur le marché était un médicament homéopathique :saccharum lactis. Belle ruse de l'industrie pharmaceutique: produire un placebo reconnu pour donner ensuite une image de vrai médicament au reste de la production homéopathique.

Plus récemment, le Dr Aulas a mis sur le marché Lobepac rouge /bleu (anagramme de placebo)

Deux particularités françaises sont des placebos purs déguisés : l’homéopathie et l’eau minérale.

 

2.1.1 Homéopathie

L'homéopathie vient de homeïos: similaire et pathos: souffrance, maladie. En 1997, 36% des français ont utilisé l'homéopathie. En 2006, le chiffre d'affaire du laboratoire BOIRON est de 400 millions d'euro. L’homéopathie à une dilution de 9 CH peut s’apparenter à un placebo.

Darwin (Correspondance 1845): "vous parlez de l'homéopathie; ce sujet me met encore plus en rage que celui de la voyance".

 

Les bases de l'homéopathie

 L'homéopathie repose sur quatre principes : la similitude, la dilution, la dynamisation et la personnalisation.

 

Le principe de similitude.

Une personne atteinte de maladie peut être traitée au moyen d'une substance qui peut produire des symptômes semblables à ceux de la maladie, chez une personne en bonne santé. L'homéopathie est issue des observations et de l’imagination de Friedrich HAHNEMANN, né en Saxe en 1755, un an avant MOZART. Apprenant qu’une décoction d’écorce de quinquina (cf. la nivaquine) est censée guérir le paludisme, il teste sur lui-même les effets de ce produit. Il ressent alors des troubles, en fait les troubles du surdosage et de l'intoxication, à type de céphalées, troubles visuels, vomissements et surtout fièvre élevée qu’il assimile aux symptômes de la maladie. C’est une révélation! Il en tire la règle de base de l'homéopathie : " Similia similibus curantur ", les semblables sont guéris par les semblables. A l'inverse de " Contraria contrarii curantur ", les contraires soignent les contraires. Tout produit capable de provoquer sur un sujet sain les symptômes d’une maladie est capable de la guérir. La dose toxique et les effets secondaires deviennent la maladie à traiter...

Après expérimentation de multiples drogues et poisons sur lui-même et ses disciples, il publie, en 1819 à 64 ans, " L’organon de l’art de guérir ", qui deviendra la Bible des homéopathes. Un organon désigne un texte théorique et méthodologique destiné à servir de guide pour la réflexion philosophique.

Imagine-t-on par exemple un antibiotique reproduire sur un homme sain les symptômes de la maladie qu’il guérit ? Difficilement et c'est là tout le hiatus conceptuel entre homéopathie et allopathie.

 

La dilution.

Afin d’éviter les ennuis provoqués par l’ingestion de produits souvent dangereux utilisés sous forme brute et à dose toxique, Hahnemann procède à leur dilution. Hahnemann part d’une solution mère obtenue, par exemple, par macération de graines de café dans de l’eau. Il prend une goutte de la solution mère qu’il mélange à 99 gouttes de solvant (eau ou plus rarement alcool). Il obtient ainsi le dosage 1CH (Centésimale Hahnemannienne). Il prélève une goutte de cette solution et la dilue à nouveau dans 99 gouttes de solvant (2CH). Et ainsi de suite jusqu’à 30CH (Limite actuelle des préparations homéopathiques).

 

10 CH c'est une goutte d'eau dans le lac Léman

23 CH c'est une molécule d'eau dans l'ensemble des océans de la terre.

30 CH c'est le volume de solvant nécessaire à la dilution immédiate d'une goutte dans un gigantesque cube dont l’arête est d’environ 2 millions de fois la distance de la terre au soleil (2 millions x 1.5 millions de Km) soit 3 milles milliards de Km... Pluton est seulement à 6000 millions de km du soleil. Nous sortons du système solaire...Mes amis, en route vers Sirius sur la musique de Star Wars...

En fait on doit considérer que toute dilution supérieure à 8 ou 9 CH ne contient plus rien.

 

La dynamisation

Hahnemann indiqua qu’à chaque opération le flacon devait être secoué une fois d’abord, puis deux fois à la seconde dilution et ainsi de suite...

Le granule serait un médicament "informationnel". Personne ne sait vraiment ce que cela veut dire et aucune explication tant soit peu raisonnable n'a jamais été fournie à ce sujet.

Notons au passage que pour les purs homéopathes, plus c’est dilué, plus c’est dynamisé, et donc plus c’est actif...

 

La personnalisation

Le véritable levier thérapeutique de l'homéopathie.

« L'homéopathie soigne des malades, pas des maladies».

Une variante est sortie récemment à l’occasion des mesures de déremboursement de l’homéopathie : « l’homéopathie ne guérit pas les maladies mais soigne la santé » ! Bel oxymore, c’est le commencement de la fin mais hâtons nous lentement car il est urgent d’attendre.

En fait les homéopathes raisonnables reconnaissent une centaine de tempéraments. Ainsi on est, par exemple, sulfur, arsenicum, ou pulsatilla.

 

La grande qualité que l’on peut porter au crédit des homéopathes est qu’ils se sont toujours autant intéressés au malade qu’à sa maladie. Ce que n’ont pas toujours fait beaucoup de leurs confrères pressés par les contraintes de leur réussite sociale. L'attention que le médecin va porter à son patient, par la compassion qu'il va manifester à son égard et surtout par le temps qu'il va passer en sa compagnie.

 

Ajoutons que la répétition et la multiplicité des prises dans la journée, agissent comme un renforcement quantitatif positif et cognitif sur la notion de soin réitéré. En ce sens, nous pouvons comparer avec la répétition des prières religieuses. Et nous savons combien la dimension rituelle est importante dans le placébo.

 

Avec l’homéopathie nous ne sommes plus dans la science mais au cœur de la croyance. L’étude sociologique d’Henri BROCH du laboratoire de Sophia Antipolis montre que les femmes croient beaucoup plus que les hommes dans l’homéopathie, l’astrologie ou le paranormal, avec un pic entre 18 et 25 ans. A l’intérieur de ce groupe femme apparaît un pic chez les enseignantes, plus précisément avec un niveau d’études supérieures non scientifiques. A l’inverse, les agriculteurs sont les moins crédules. En prolongeant ma réflexion, il apparaît clairement que l'affaiblissement durable des pratiques religieuses dans les pays industrialisés, sauf les USA, s'accompagne d'un mouvement où le surnaturel investit de plus en plus l'organisation de la vie et des pouvoirs, les cadres institutionnels de la croyance. Moins il y a de pratique religieuse, mieux l'irrationnel se porte; l'homéopathie, la voyance, les sectes et les para-sciences n'ont plus à se plaindre de la diminution des Églises instituées. La baisse de la croyance religieuse a pour corollaire une augmentation de l'attirance vers l'homéopathie par exemple. Simple mécanisme de déplacement au sens freudien. Mais pourquoi ? Sentiment religieux et croyance irrationnelle sont-ils immanents à l’Homme ? L'étymologie du verbe croire  להאמין vient de la racine amn  המן, "amen"qui signifie en hébreu (comme en arabe): je crois, je fais confiance (à Dieu). Le croire actuel est trop souvent imprégné de folklore: croire aux fantômes, au Père Noël, en l'astrologie, en l'homéopathie...Bien loin de la transcendance.

 

L’homéopathie ne s’adresse pas à l’intelligence logico-mathématique de l’Homme. Ce qu’on appelle communément le QI. Elle n’a aucune base scientifique valable ou reproductible. Elle s’adresse à notre intelligence émotionnelle, et relationnelle. Le QE ou QR. Quotient émotionnel, quotient relationnel. Elle pose la question du soin et de la guérison, comme n’obéissant pas toujours à la raison, le logos, mais parfois accompagnée chez l’animal humain par des déterminants affectifs. Ceci est valable chez les bébés et chez tous les mammifères doués d’empathie et sensibles à la relation, chiens, chats, vaches etc. Elle soulève le lièvre...d’une médecine d’ingénieurs, d’une médecine machinique, réponse contemporaine et high-tech aux convulsions des pathologies. Nous retrouvons "L’effet Jogging" décrit par le philosophe Régis Debray: alors qu'on croyait dans les années 20 qu'avec l'automobile, l'homme ne marcherait plus, que ses jambes s'atrophieraient, nous voyons courir tant et plus de joggeurs sur les trottoirs! L' Homme recherche un équilibre, une homéostasie.

Quand la science avance, l'irrationnel progresse. La sorcellerie fut à son apogée à la Renaissance, époque de grandes découvertes scientifiques! Les graines et les huiles essentielles font actuellement un tabac, alors que le bio-tech et l'ingénierie biologique mobilisent des milliers de chercheurs.

 

 

 

2.1.2- Le Thermalisme

 

L’eau minérale des stations thermales : une tradition bien française depuis nos ancêtres les gaulois. Plus l’eau est pure, plus elle sera douée de vertus thérapeutiques. Aucune étude n’a confirmé l’efficacité des eaux thermales. La sécurité sociale finance l’aménagement du territoire : les emplois, l’hôtellerie, la restauration, le bâtiment; les casinos occupent les curistes et rapportent de l’argent à l’ État.

 

Les eaux minérales ont bien évidemment des qualités singulières selon le lieu de recueil. L’eau Hépar est bien adaptée au nourrisson et dans le traitement de la constipation, en raison de sa richesse en magnésium favorable au transit. La question n’est pas dans la distinction de ces qualités et différences entre les eaux mais de savoir si l'eau est un vrai médicament avec service médical rendu (SMR) et si la Sécurité Sociale doit la rembourser. La France est le seul pays au monde à rembourser les cures thermales.

 

La France est régulièrement classée par l’OMS premier pays au monde pour la qualité de sa médecine de haut niveau. En parallèle nous sommes leader mondial de l’homéopathie et du thermalisme, les 2 bien sur remboursés par la sécurité sociale. Y a t-il un lien ?

 

 

2-Les placebos impurs : 50% du Vidal et 40% des prescriptions médicales + l’automédication.

Ce sont des médicaments officiels de peu d'efficacité intrinsèque mais dotés de  pouvoirs aux yeux du grand public, confortés par les encarts publicitaires. C'est un bon objet car s'il ne fait pas beaucoup de bien, il ne fait pas de mal.

Citons les cocktails vitaminiques, les psychostimulants pour étudiant préparant un examen,  les médicaments  du sujet  âgé à  visée  "vasculaire cérébrale", et pourquoi pas les antibiotiques prescrits systématiquement, même dans une infection virale. Les injections de calcium ou de magnésium dans la  tétanie normocalcique,  qui entraînent une sensation de chaleur interne plaisante et salvatrice.

Citons la carnitine ou Lévocarnine, dans le traitement de la fibromyalgie.

Le SMR ou Service Médical Rendu est très mince et ces médicaments sont de plus en plus dans le collimateur du dé-remboursement par la sécurité sociale.

 

 

3 - Extension de l’effet placebo au marketing : la valeur ajoutée

Les médicaments actifs auront une présentation bien étudiée par les laboratoires pharmaceutiques, et on cherche à renforcer l'évocation de l'effet du produit.

 

Le nom : le marketing pharmaceutique est aussi élaboré que dans l’industrie automobile. Viagra évoque la vie, Xsens suppose la sensualité, Lévitra a pour slogan publicitaire  « Rallumez le feu ! ». Une chanson de Johnny HALLIDAY, c'est tout dire.

 

La taille :
-le petit médicament sous entend une puissance énorme
-le gros médicament, impossible à avaler, évoque une énorme quantité de substance active donc efficace.

 

Le goût : de préférence amer.

 

La couleur:
- bleu clair ou rose pâle sont recommandés pour les tranquillisants et hypnotiques
- rouge ou jaune vif pour les dynamisant
- jaune ou orange pour le foie
- marron pour les laxatifs...

 

La forme galénique : si vous toussez, un sirop liquide  épais conviendra mieux qu'une gélule

 

La voie d'administration : une injection intramusculaire  de tranquillisants en urgence est jugée plus efficace, alors que l'absorption par la bouche, per os, est aussi rapide.

 

Le prix du médicament et de la consultation.

 

Être illisible dans l’écriture de l’ordonnance pour garder le mystère chamanique de la prescription.  Depuis la nuit des temps chamaniques, trois techniques thérapeutiques existent: le couteau qui a donné la chirurgie, la plante qui a donné les médicaments, l'incantation qui a donné le traitement par la parole.

 

4 - Le médecin lui-même
Deus ex machina, le médecin  par sa  seule présence lors d'une  visite ou d'une  consultation, suffit à  apaiser bien  des symptômes.

Le rituel voir le cérémonial de la prescription est un moment d’intense émotion.

Plus un médecin est compétent dans une pathologie, plus il sera sûr de lui, plus il sera placebo inducteur.

Dans la saga des Rougon-Macquart, Émile ZOLA souligne: « Le médicament ne vaut que par la main qui le donne ».

Imaginons une médecine du futur,  une médecine enfin science dure et non science humaine. Elle est automatisée et robotisée. Le diagnostic se fait auprès d'une borne interactive de proximité, dans le CC, Care Center. Imagerie corporelle instantanée et biologie totale avec une goutte de sang. Le distributeur de médicaments crache ses pilules entre l'armoire à sandwich et le spot boissons chaudes du Hall hospitalo-universitaire. Quels seront les résultats thérapeutiques?

 

2 maximes :

Un médecin optimiste a de meilleurs résultats qu’un médecin pessimiste.

Le charlatan chaleureux a plus de résultats que le scientifique sceptique.

 

En 1997, le Dr Thomas, généraliste à Southampton sélectionna dans sa clientèle 200 malades qui se plaignait de troubles fonctionnels: maux de tête, dorsalgie, fatigue, et chez qui les examens médicaux n'avaient rien retrouvé. Il les réparti en deux groupes et termine la consultation des 100 premiers en donnant un diagnostic précis, en affirmant avec fermeté et conviction que « tout irait rapidement mieux ». Pour les autres, son diagnostic resta volontairement évasif et il proposa aux patients de revenir le voir en l'absence d'amélioration. Résultat : 64/100 patients du premier groupe furent améliorés contre seulement 39/100 dans le second.

Prendre un médicament, avaler une hostie ou le pain de la communion,  relèvent du salut et du transfert. Mais il y a d'autres facteurs sociaux qui interviennent : le pharmacien, les infirmières, les aides soignantes...

 

5-Chirurgie placebo : « opération fantôme »

 

6- Dieu et le placebo :

La religion devient un sujet d’études surtout aux USA.

 

On a donc fait une étude Dieu versus Placebo, randomisée en double aveugle. L’étude de Byrd dans les années 80 a été réalisée à partir de 400 malades admis dans un service de cardiologie. Les malades sont répartis de manière aléatoire en 2 groupes : les 2 groupes vont recevoir un placebo identique, mais la liste des patronymes figurant dans le premier groupe est transmise à des volontaires chargés de prier pour eux. La liste n’est connue ni des patients ni des médecins. Ils auront ce qu’on appelle une prière d’intercession. Au final les patients pour lesquels on a prié s’en sortent mieux que les patients contrôle et surtout dans les cas graves. L’inverse n’est jamais vrai. Au passage, l’existence de Dieu est prouvée scientifiquement ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ces études sont très discutées. Si votre grand-mère vous propose de prier pour vous, acceptez! Voir même demandez à vos proches de prier pour vous.

Après les alicaments, le médecin pourra prescrire des relicaments : 3 Ave et 2 Pater.

 

En fin de compte le placebo  témoigne des capacités propres à l'individu à se soigner, se restaurer, se réparer hors de l'action chimique d'un produit, mais dans le cadre de la relation thérapeutique. Les facultés de mood repair réparation de l'humeur, de pain repair réparation de la douleur, et plus généralement de life repair réparation des accidents de la vie, sont déterminants.

 

 

3- L’EFFET NOCEBO :

Curieusement, l'effet placebo peut s'inverser. Il devient alors nocebo, du latin

« Je nuirais ». Il recouvre les effets secondaires négatifs qui apparaissent suite à un traitement que l'on croit efficace. Exemple : la douleur abdominale ressentie dans les minutes qui suivent la prise d'un médicament. Ces mécanismes d'apparition sont encore flous. L'auto conditionnement du patient intervient probablement comme son contexte socioculturel. Mais aucune étude rigoureuse ne lui a été consacrée à ce jour. « L’effet nocebo est une réalité pour un patient sur quatre » avance le Dr Bartsky psychiatre à Boston en 2004. « L’effet nocebo n'est jamais pris en compte. Dans les essais cliniques, tous les symptômes négatifs sont mis sur le compte du médicament testé alors que certains sont uniquement dus à l'effet nocebo, ce qui fausse les données ».

 

« On a vu un homme de bonne foi faire un coma impressionnant de 24 heures et être admis en service de réanimation après avoir absorbé deux boîtes de placebos ! » raconte le Pr. Lemoine chef de l'unité de psychiatrie biologique de l'hôpital du Vinatier.

 

 

 

 

4- MECANISMES DU PLACEBO

 

4.1 Système nerveux :

La neurobiochimie a mis en évidence le rôle de la sécrétion

-d'endorphines, des opioïdes endogènes. L'inhibition par la naloxone est classique.

-de dopamine dans la voie nigrostriée chez les patients parkinsoniens

Les patients déprimés recevant un traitement placebo ont un changement EEG du cortex préfrontal droit et une augmentation métabolique du glucose au TEP scan dans les cortex préfrontal, cingulaire antérieur, sur des aires à projection sérotoninergique.

 

4.2 Système endocrinien :

L’axe corticotrope et la stimulation surrénalienne d’adrénaline et noradrénaline.

 

4.3 Système immunitaire :

Le stress a un effet placebo! En cancérologie, le psychisme joue un rôle important. En 1990, une expérience a démontré que chez le rat, l'évolution de tumeurs cancéreuses différait selon le niveau de stress de l'animal. Des rongeurs, tous porteurs d'une tumeur cancéreuse greffée, ont été répartis en trois groupes. Le premier groupe témoin est laissé tranquille. Dans les deux autres, les animaux recevaient des chocs électriques de manière répétée, et seuls ceux du troisième groupe pouvaient contrôler le stress par le biais d'une manette mettant fin aux chocs électriques. Un mois après, tous les animaux ont été autopsiés. Dans le premier groupe témoin, le taux de rejet de la tumeur a été de 50 %. Dans le second, il était de 27 % et dans le troisième de 63 %. Ce qui laisse à penser que le stress, si il peut être contrôlé, a un effet anticancéreux, un effet antimitotique supérieur à l’absence de stress. Il est donc souhaitable d'associer étroitement le patient au déroulement du traitement anticancéreux.

 

Une étude sur les veuves de Boston, confirme la survenue d'une dépression immunitaire quelques semaines après le décès de leurs époux, en dehors de toute anomalie biologique antérieure chez ces femmes.

 

Et au printemps 2005, une étude britannique de Steptoe s'est intéressée aux effets des sentiments positifs sur la biologie humaine. L'équipe londonienne a, dans un premier temps, classer les personnes selon leur degré de bien-être général par le biais de tests validés en psychiatrie. Puis elle a dosé le cortisol et le fibrinogène. Le cortisol élevé est souvent associé à l'obésité, au diabète, à l'hypertension artérielle au à des affections auto-immunes. Quand au fibrinogène il joue un rôle important dans la coagulation sanguine et une élévation de son taux augmente considérablement les risques d'un AVC. Résultat : les dosages les plus bas de ces deux marqueurs, facteurs de bonne santé cardio-vasculaire, ont été retrouvé chez les personnes les plus à l'aise dans leur peau.

 

On sait qu'une mauvaise nouvelle, par exemple un échec inattendu à un examen, peut déprimer temporairement le système immunitaire. À l'inverse, une bonne nouvelle le stimule. Quant au contrôle qu'exerce le placebo sur la douleur, les chercheurs sont maintenant convaincus que le cerveau d'une personne recevant un placebo perçu comme un puissant médicament anti-douleur libère des endorphines, des hormones qui s'apparentent à la morphine et qui chassent la douleur. Les placebos obtiennent 70 % de résultats positifs lorsqu'ils s'attaquent au mal de tête, 58 % pour les troubles digestifs, 40 % pour les douleurs postopératoires.

 

Ensuite plusieurs équipes se sont affairées autour de cet effet placebo afin de trouver une corrélation entre la diminution de la douleur chez les patients traités par placebo, et les zones cérébrales mobilisées à ce moment. En 2002, une étude a été menée sur des volontaires préalablement soumis à des brûlures légères de la peau, puis recevant soit un antidouleur dérivé de la morphine, soit un placebo, soit rien. Les sujets des trois groupes ont ensuite passé un PET-scan qui a permis d’observer l’activation d’une même zone cérébrale chez les trois groupes : le cortex cingulaire antérieur. (Étude menée par Martin Ingvar, Institut Karolinska de Stockholm, Suède). Le CCA est également activé par la méditation Zen avec épaississement de la substance grise du CCA chez les sujets entrainés à lutter contre la douleur.

 

Puis début 2005, une nouvelle étude a été menée sur des volontaires sains auxquels été administrés des chocs thermiques ou électriques tout en contrôlant les zones cérébrales mobilisées par la douleur par Imagerie par Résonance Magnétique (IRM). Dans cette première étape, le thalamus et le cortex sensoriel moteur étaient stimulés. Par la suite, les volontaires se sont vu appliqués une « nouvelle » crème sensée diminuer la douleur sur les zones de stimulations douloureuses. Une partie de ces volontaires ont reçu une crème pharmacologiquement efficace tandis que l’autre partie, une substance inerte. Dans ce dernier groupe les zones de la douleur observées par IRM étaient moins activées que lors de la première expérience, prouvant donc l’action de l’effet placebo sur la perception de la douleur. (Étude menée par l’équipe de Tor Wager, Université du Michigan, Etats-Unis).

 

Enfin, en Août 2005, une étude sur des volontaires sains soumis à des stimulations douloureuses a été effectuée à nouveau. Le contrôle des zones cérébrales mobilisées a été réalisé en couplant les deux méthodes : PET-scan et IRM.
Les résultats sont équivoques : chez les patients croyant avoir reçu un antidouleur (remplacé par un placebo), une sécrétion d’endorphines a été observée. (Travaux du psychiatre Jon-Kar Zubieta, Université du Michigan, États-Unis).
Les résultats de ces études montrent que l’administration d’un placebo (supposé être un antidouleur pour le patient) met en place des mécanismes étant tout à fait identiques à ceux induits par un véritable antalgique. Cependant, les endorphines ne sont pas les seules à intervenir et d’autres neurotransmetteurs sont à identifier avant de pouvoir comprendre totalement le fonctionnement de cet effet placebo.

 

 

Après le comment ça marche, le pourquoi ça marche ?


Sujets « placebo-répondeurs » et « placebo-résistants » Certains sujets répondent mieux à l’administration du placebo que d’autres. De nombreux travaux ont été consacrés à l’étude de leurs caractéristiques respectives, dans l’espoir de dégager le portrait type du placebo-répondeur et du placebo-résistant : Cependant peu de corrélations ont été démontrées entre la placebo-sensibilité et les caractéristiques physiologiques et démographiques (5, 12) . Bien que des comparaisons statistiques multiples soient pratiquées afin d’élaborer de telles relations, certains caractères peuvent apparaître comme liés à la placebo-sensibilité. Cependant l’interprétation statistique de nombreux tests faits sur les mêmes sujets est hasardeuse et nécessite une confirmation indépendante. Ainsi deux chercheurs ont rendu des résultats : Lasagna en 1954 trouve une relation entre le sexe, l’intelligence et la sensibilité au placebo. Puis Moertel en 1976 affirme qu’il existe une corrélation entre le caractère non-fumeur, le niveau d’instruction, le métier, le statut marital, le nombre d’enfants et la placebo-sensibilité. Mais ces études demandent des confirmations. L’étude des caractéristiques psychologiques du sujet est particulièrement intéressante. Il a été reporté que chez les névrotiques, le niveau d’intelligence apprécié par l’aptitude verbale peut être lié au résultat d’un traitement par placebo. Parmi les antécédents, la durée de la maladie et les traitements antérieurs peuvent jouer un rôle : les malades plus anciens ayant été traités par divers médicaments réagiraient moins bien au placebo que des patients n’ayant pas eu de pathologies associées à des traitements lourds ou longs. Néanmoins il est vraisemblable que les sujets placebo-répondeurs dans une situation donnée, n’ont pas nécessairement les mêmes caractéristiques que les placebo-répondeurs dans des circonstances différentes. Enfin et surtout l’affection traitée joue aussi un rôle important : un effet placebo peut être obtenu dans toutes sortes d’états pathologiques, mais son importance est d’autant plus grande que la maladie est moins sérieuse et que l’effet pharmacologique propre du traitement est plus faible.

Une étude suédoise en 2008, identifie pour la première fois un variant génétique impliqué dans l'effet placebo. Chez certains patients, des variantes génétiques rendent l'effet placebo aussi efficace que le vrai traitement.

 

La relation médecin/malade est centrale. D'abord, il y a l'effet Hawthorne, c'est la volonté du patient ne pas décevoir le médecin. Les psychanalystes avancent le désir qu’a le malade de séduire le médecin : « Le médecin peut représenter à la fois une mère, nourricière et protectrice, et un père, rival dangereux et puissant, sur qui transférer ses affects infantiles. Il faut séduire le parent médecin, lui plaire et pour lui plaire, guérir. Comme le petit enfant qui se décide à manger pour faire plaisir ». La guérison résulterait ainsi d'un savant cocktail de foi, d'amour et de réciprocité. Comme tu t'occupes de moi, je vais aller mieux. Auquel s'ajoutent aussi deux doigts de soumission. A l'image du malade hospitalisé qui se doit d'être alité au moment de la visite de son médecin, l'acte de soin exige de la docilité de la part du patient. « Accepter qu'un Autre vous soigne, c'est accepter la dépendance et l'aliénation » dit le Dr Lemoine. Mais cela renverse la première définition du placebo: souvenez-vous le médecin veut plaire, séduire voire tromper le malade. Mais le malade veut aussi plaire au médecin.

 

Conclusion :

 

Favoriser les processus naturels de guérison, ne fait-il pas partie des missions de la médecine ?

 

L’ Homme est un animal qui aime le médicament, de la chimiothérapie la plus explosive au granule homéopathique à dose infinitésimale.

 

Platon, pourtant ennemi des sophistes, disait déjà: « un mensonge n'est utile aux hommes  qu'à titre thérapeutique ».

La question du placebo interroge la philosophie autour de trois notions: la raison, le réel et la vérité. Vaste programme...

 

 Mis à jour le 24/04/2014

 
Histoire de la douleur : de l’Antiquité à nos jours - Dr Fabrice Lorin

 

 

Dr Fabrice Lorin


Psychiatre des Hôpitaux

Département Douleur, psychosomatique et maladies fonctionnelles
Hôpital Saint-Eloi
CHU de Montpellier

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Résumé  : Depuis les premiers écrits médicaux, la douleur est une permanence dans l’histoire de l’Art médical. Aborder la douleur, c’est observer et comprendre une période historique, assister à l’évolution des conceptions et à l’amélioration des soins. La douleur est un paradigme et son traitement, s’il ne l’a pas toujours été, devient une priorité.

Summary  : Since the first medical writings, the pain is a permanence in the history of the Medical art. To approach the pain, it is to observe and include/understand a historical period, attending the evolution of the designs and the improvement of the care.  The pain is a paradigm and its treatment becomes a priority.

Mots clés  : Histoire, douleur, philosophie, médecine, chirurgie, traitement.

 

 

Compagne de l’Homme depuis l’origine, la douleur traverse l’histoire de la médecine comme sa bande-son bruyante. La douleur est d’abord un cri. Le cri humain est comme la musique, un langage universel, l’Espéranto de l'émotion. la douleur suscite, au fil des époques et des cultures, des réactions émotionnelles et médicales contrastées. Porte-drapeau des symptômes double-face, Janus de la clinique, sa lecture est toujours diplopique à l’interface de la psyché et du soma.

 

Si Dieu est le premier anesthésiste de l'Histoire pour avoir généreusement endormi Adam avant de lui prélever la fameuse côte, d'autres hommes de science, plus modestes, ont marqué l'histoire de la médecine et de la douleur. Ce texte souhaite leur rendre hommage.

 

L’Histoire moderne commence au VIème siècle avant JC. À trois endroits éloignés de la planète nait la philosophie. Nul hasard dans cette étrange apparition; l'essort économique multiplie les échanges et la circulation des biens, des personnes et des idées. Les petits Etats sont peu à peu intégrés dans de plus grands royaumes. Les centres urbains se développent en Grèce et en Asie. Les activités minières et les échanges marchands sont en plein essor. Mystiques, exaltés, charlatans et penseurs circulent sur les routes et campent aux abords des villes. Les citadins fortunés vont les y écouter, fascinés par leurs débats intellectuels. Le brassage génère les rencontres, l'échange et la philosophie. La pensée peut se dégager de la religion et de la toute-puissance des dieux. L’homme pense par lui même et transmet. Il s’extrait de la coutume et envisage le progrès. La croissance économique a pour conséquence entre autres, la naissance de la philosophie. L'apparition simultanée de nouveautés conceptuelles constitue un bon exemple de la notion de grappes d'innovations (Joseph Schumpeter)

 

La capacité critique est née en Grèce avec la philosophie. Elle est née d'une distinction du Bien et de l'ancestral, la différence entre le mythos et le logos. Le Bien ne s'identifie plus à l'ancestral. On pose la question « qu'est-ce que? »: qu'est-ce que l'âme? (Métaphysique), qu'est-ce que le Beau? (Esthétique), qu'est-ce que le Juste?(Ethique), qu'est-ce que l'Etat? (Politique), qu'est-ce qu'une théorie scientifique? (Epistémologie). Le champs d'interrogation de la philosophie s'organise autour de 5 grands thèmes: la métaphysique, l'éthique, la politique, l'esthétique et l'épistémologie. Le travail de la pensée introduit la curiosité gratuite pour le monde et les hommes, le sens de la critique et de l'autocritique.

 

Le Droit suit le même cheminement. Il se dégage du droit coutumier, du droit ancestral, pour se recentrer sur le justice et la vérité. Enfin bien sur la médecine s'extraie de la magie, de la punition des dieux, et devient une science. Notons que la pratique de l'autocritique, indissociable de la démarche philosophique ou scientifique, l'autocritique ou ce regard ironiquement décentré sur soi, n'est apparue qu'en Europe et singularise la culture européenne. Elle est un linéament de la genèse nocturne de notre civilisation gréco-judaïque.

 

Confucius en Chine élabore une philosophie pragmatique centrée sur le lien entre les hommes. Bouddha en Inde énonce ses  quatre vérités  et propose une gestion de la douleur des hommes. Enfin les grecs se débarrassent de leur mythologie divine et s’interrogent sur l’homme, la nature, l’univers.

 

L’apport grec énonce l’idée que ce sont les citoyens qui décident du sort de la cité, ce qui est une rupture avec l’idée religieuse. Athéna protège la ville, mais elle n’intervient plus dans le gouvernement. La pensée humaine et la raison humaine n’ont pas besoin du secours de Dieu et de la théologie  ; elles peuvent critiquer la religion (1).

 

La naissance de la philosophie est un stade de maturation de l’humanité que les philosophes positivistes ont souligné (2). L’histoire de la douleur suit pas à pas l’histoire des hommes, de la pensée, des connaissances et de la médecine. Lire la douleur, c’est lire une époque (3), suivre la douleur, c’est observer les mutations de la pensée. Pour certains auteurs, la douleur a même structuré l’histoire de la médecine (4).

 

Dès l’origine, dans les plus anciens manuscrits, apparaissent en médecine deux champs classiques de la douleurChez la femme, la douleur est obstétricale, elle est une fatalité. Chez l’homme, c’est la douleur de guerre, douleur de blessures ou d’amputation.

 

 

 

Naissance de la clinique  :

 

La médecine grecque pré-Hippocratique est guerrière et religieuse. Guerrière car la combativité des grecs et leurs visées expansionnistes les conduisent à livrer de multiples batailles. Il suffit de relire les épopées contées par Homère et dessiner l'empire d'Alexandre Le Grand, jusqu'aux marches de l'Inde. La médecine naît avec le besoin de soigner les blessés. Religieuse car la médecine est aux mains des prêtres. Elle s’organise autour de deux cultes : le culte oraculaire d’Apollon à Delphes et le culte d’Asclépios. Asclépios est né des amours Apollon et de Coronis, mais Coronis est tuée par Artémis. Il est donc élevé par le centaure Chiron qui lui transmet le pouvoir médical, la connaissance des plantes. Asclépios devient un guérisseur réputé et ressuscite même un mort ! Mais il sera foudroyé par Zeus… Sa femme Epione est justement réputée calmer les douleurs. Sa fille Hygie (hygiène) prévient les maladies, sa fille Panacée traite toutes les maladies et son fils Télésphoros veille sur les convalescents. Cinq temples principaux sont dédiés à Asclépios : Epidaure, Délos, Pergame, Ephèse, Crête et Cos ; Hippocrate serait le 17ème asclépiade de Cos.

 

Hippocrate de Cos (-460/-370) élabore le Corpus Hippocratum, avec deux soucis essentiels  : ne pas nuire au malade « primum non nocere » et renforcer les processus thérapeutiques naturels. Il dégage la médecine des légendes et de la mythologie, de la magie et de la sorcellerie. La maladie n’est plus un châtiment des dieux mais un processus naturel  : le médecin doit établir un diagnostic précis, chercher l’étiologie et traiter la maladie. Hippocrate est issu d’une dynastie d’asclépiades (guérisseurs sacerdotaux) de Cos. Il a travaillé pendant plusieurs années avec ses deux fils Dracon et Thessalos dans sa petite île du Dodécanèse. Il dégage quelques définitions de la douleur  : La douleur a une spécificité clinique. Elle est un signe, un symptôme naturel à évaluer et à respecter. Le traitement antalgique est à proscrire. La douleur est le « chien de garde de notre santé » qui « aboie  », pour alerter l’organisme. La douleur est chronique quant le  « chien de garde continue à aboyer » (5). Quand deux douleurs coexistent, la plus forte prime  : ne dit-on pas que les marins à qui on arrachait une dent enduraient la douleur parce qu’on leur maintenait un doigt au dessus de la flamme d’une bougie  ! Mais la dissection de cadavres humains est totalement interdite dans la Grèce antique, Hippocrate élabore une anatomie approximative à partir du cochon. Seuls les embaumeurs connaissent bien l'anatomie humaine, mais ils n'ont aucun contact avec les médecins. Le génial Hippocrate fonde la médecine sur une anatomie erronée et il se base sur une physiologie fausse, mais quelle oeuvre! L'anatomie se développe plus tard, avec l'école d'Alexandrie en Egypte. Avec les rituels d'embaumement, la médecine égyptienne était plus ouverte à la dissection humaine. Erasistrate (-310/-250) dissèque 600 cadavres humains et décrit les valves cardiaques, il distingue les nerfs moteurs et les nerfs sensitifs; Hérophile décrit le cerveau, les méninges, les nerfs crâniens. Ils sont les pionniers de la dissection humaine avant le génial belge André Vésale à la Renaissance.

 

Les deux écoles: Cent ans après le fondateur Hippocrate (-460/-370), vers le IIIème siècle avant JC, deux écoles de médecine s’affrontent en Grèce. En fait d’écoles, ce sont des sectes -airesis- menées par des gurus ! L’école des dogmatiques s’oppose à l’école des empiriques. Le débat entre les rationalistes et les sceptiques dans le monde grec, traverse la philosophie comme la médecine et les autres sciences. Puis bien plus tard, à l’époque romaine sous Auguste (-63/+14) ou Néron (37/68), apparaît une 3ème école de médecine : la secte de méthodiques.

Les dogmatiques sont les héritiers d’Hippocrate et d’une médecine rationaliste. Elle est sous-tendue par une théorie de la nature constituée de 4 éléments (la théorie d'Empédocle), ou de 4 humeurs ou d’atomes (théorie atomistique de Démocrite). La sémiologie recueillie va être analysée en fonction de théories et ce raisonnement, ce logos, permet d’établir un diagnostic et de proposer une thérapeutique singulière et adaptée.

 

Les empiriques recueillent toutes les observations de maladies, connaissance de faits naturels ou humains (contingence). Le recueil peut être fait par tout le monde, nul besoin d’être médecin, nul besoin de connaissance, de raisonnement, de logos. C'est une sorte de médecine « participative »... Aucune théorie générale n’est construite derrière ; même si au fond il y a peut-être une intentionnalité théorique chez les empiriques, n’oublions pas qu’ils sont les héritiers des philosophes sceptiques. Le vrai savoir est inaccessible. Les empiriques proposent des thérapeutiques tirées de livres de recettes.

 

Nous voyons une opposition entre une médecine rationnelle de causalité transcendante (qui dépasse en étant d’un tout autre ordre, dualiste), et une médecine empirique de causalité immanente (qui demeure et la constitue de manière interne, moniste). Dans le monde romain, les méthodiques dominent la médecine. Ils soignent les plus riches patriciens. Galien est un dogmatique tendance éclectique. Il combat les méthodiques dans les disputatio. Pourquoi ? Les méthodiques sont des dogmatiques qui réinjectent de l’empirisme. Surtout ils proposent une vision très réductionniste des étiologies, des causes de maladies. Là où Hippocrate prenait en compte la température, la saison, l’humidité, le caractère, l’habitus, l’environnement du malade, les méthodiques ne s’intéressent qu’à la dilatation ou rétraction des tissus. Cependant ils ont proposé de nouvelles thérapeutiques, dont Galien se moquait d’ailleurs, les accusant de tuer les patients. Il n’avait pas tort car l’espérance de vie dans la Rome Antique était de… 17 ans ! L’espérance était bien meilleure dans les campagnes, les épidémies urbaines étaient effroyables.

 

Derrière cette déclinaison, nous retrouvons en fait les trois catégories d’Aristote sur la connaissance : L’épistemè, la tekhnè et l’empirie.

 

L’epistémè est le domaine du philosophe, et concerne la connaissance générale, le savoir noble, la science authentique. L’épistèmè renvoi à la question du pourquoi. La tekhnè est le domaine du sophiste, elle représente l’Art, la production et le savoir-faire d’un métier, la poïesis et répond à la question du comment. Elle peut mener à une connaissance générale à partir de cas particulier observé par le technicien (médecin). L’empirie est la connaissance par le recueil d’observations et expériences du sensible, sans théorie : « Il n’y a rien dans l’intellect qui ne fut d’abord dans les sens » dit Aristote. Au final, la médecine est un Art, une tekhnè, mais soit elle tire vers le haut avec l’école dogmatique -nous dirions maintenant une médecine universitaire de CHU très scientifique- soit elle pousse vers le bas avec l’école empirique, par exemple l’homéopathie de nos jours. Le débat n’a pas changé et l’incompréhension reste pérenne. Les textes de la Grèce antique montrent que les empiriques étaient souvent méprisés pour leur incapacité à la discussion théorique poussée, dans un monde grec épris de clarté et de distinctions catégorielles. Pourtant les thérapeutiques étaient souvent bien proches entre dogmatiques et empiriques, malgré ces chamailleries…

 

Galien de Pergame  (131/201): Grec d’Asie Mineure, il est le second père de la médecine. Arrivé à Rome, il devient le médecin des gladiateurs puis médecin de l’empereur Marc Aurèle. Son oeuvre est immense, basée sur sa pratique orthopédique, sur la dissection de macaques et peut-être de gladiateurs mais il est interdit officiellement de disséquer des humains. Galien est un grand amateur de débats « disputatio ». Il considère la douleur comme une atteinte du tact. Elle apparaît lorsque il y a rupture de la continuité. Elle est définie comme une sensation dont Galien localise le siège dans le cerveau. Il complète la définition d’Aristote qui la définissait comme une émotion «  passion de l’âme  » située dans le cœur (5). Actuellement la douleur est définie comme une émotion et une sensation. Il est le premier à rechercher dans la pharmacologie et la chirurgie des moyens de lutte contre la douleur et la maladie. Les grecs pensaient  l’Homme «humoral  ». Plus tard l’Homme sera «  électrique  », «  chimique  », «  inconscient  », actuellement «  génétique  ». La douleur suit le même chemin.

 

Nos ancêtres les gaulois  :

Trois types de médecine coexistent dans le monde gaulois: la médecine incantatoire à fonction sacerdotale, la médecine sanglante ou chirurgie à fonction guerrière, la médecine par les plantes ou phytothérapie. La pharmacopée gauloise comprend les antalgiques à base de saule de gui et de lierre, dans la tradition druidique, et développe la balnéothérapie pour le gaulois rhumatisant. L’écorce de saule contient de l’acide salicylique (COOH-C6H4-OH), la décoction de gui a des vertus antispasmodiques et les feuilles de lierre soulagent les douleurs rhumatismales et névralgiques. Les trois stations thermales  de Néris-les-Bains -pour le dieu Nerios «  source jaillissante  »-La Bourboule pour Boruo «  sources bouillonnantes et chaudes  »-et Luxeuil pour la déesse thermale Luxsa, nous ont laissé d’importantes traces.

 

Le Moyen âge :

L’ Église catholique interdit la recherche scientifique, la réflexion intellectuelle, la philosophie, la médecine : les littératures philosophique et médicale grecques disparaissent. Le galénisme interdisait la dissection d’humains, l’expérimentation et il néglige l’anatomie au profit des seuls débats théoriques. Le centre de gravité de l'intelligence humaine se déplace vers l'Orient.

Au Moyen-Orient, la dynastie abbasside arrive au pouvoir en 750. Elle a défait après trois ans de guerre, la dynastie omeyyade qui s'appuyait sur la caste aristocratique arabe militaire et rurale. Les abbassides sont aussi musulmans, mais ils réalisent l'alliance des arabes et des perses islamisés. Arabes et aryens indo-européens. Unique alliance, pour le meilleur, dans l'histoire. Les abbassides sont citadins, plus instruits et plus ouverts. Ils développent un empire urbain. Ils transfèrent la capitale de Damas à Bagdad; la dynastie abbasside favorise un grand mouvement de traduction du grec vers l'arabe. Ils paient un livre traduit par son poids en or. A la tête d'un immense empire, ils veulent assoir leur pouvoir et arabiser toute l'écriture disponible. Le Coran et les philosophes grecs. Les syriaques chrétiens jouent un rôle décisif dans cette entreprise. Le syriaque est une langue cousine de l'araméen, langue parlée par Jésus. En 750, l’Islam est tolérant et ouvert. Une partie de l’œuvre d' ARISTOTE est donc traduite du grec en arabe par des chrétiens arabes ou européens, le plus souvent des moines syriaques.

 

Ainsi le médecin arabe nestorien Hunain Ibn Ishaq surnommé le prince des traducteurs à Bagdad, traduit au 9ème siècle tous les ouvrages médicaux de l’Antiquité (6). Au 9ème et 10ème siècle, le monde musulman est bien plus en avance que le monde européen chrétien sur le plan des découvertes en mathématiques, astronomie, médecine, philosophie. Avicenne (980-1037), médecin perse chiite ismaélien par son père et juif par sa mère, utilise l’opium, le saule et la mandragore pour calmer la douleur. La mandragore est riche en alcaloïdes parasympatholytiques délirogènes. L'inhalation d'un mélange de mandragore jusquiame et opium a un usage somnifère et antalgique.

 

Le lozérien Gui-de-Chauliac, le plus grand chirurgien du Moyen-âge, chirurgien de quatre papes dont Clément VI à Avignon, réalise une  trépanation pour traiter les migraines du pape. Contre la douleur, il propose « l’évacuation » ou la ligature. Il obtiendra la première dérogation exceptionnelle du pape pour disséquer les humains dans une visée scientifique. Il doit comprendre les causes de la grande épidémie de peste européenne de 1347 à 1350.

 

Les épidémies de peste noire au Moyen-âge ont tué la moitié des européens, soit 25 millions de personnes. L'épidémie arrive d'Asie, de la guerre entre mongols et chinois vers 1334. La dynastie impériale mongole des Yuan fondée en 1271 est en déclin, elle lutte pour sa survie. Les mongols catapultent les cadavres de pestiférés dans les villes chinoises pour déclencher l'épidémie et la mort. L'épidémie passe ensuite par les Tatars en lutte contre les Génois en mer noire pour arriver en Europe et tuer la moitié de la population. Si tu veux te débarrasser de ton chien, accuse-le de la rage, l’Église catholique accuse les juifs d'être à l'origine de la peste, d'empoisonner les puits, de sacrifier les enfants etc. La vague d'antisémitisme et les massacres entraînent la migration des juifs de la vallée du Rhin vers la Pologne et le Grand Duché de Lituanie (Pologne orientale, Pays Baltes, Biélorussie, nord de l'Ukraine), à l'origine de la culture yiddish ashkénaze. En effet au début de l'épidémie de peste, il y a moins de morts dans la population juive que dans la population chrétienne. Pourquoi? Le rituel de lavage fréquent des mains est inscrit dans la loi juive, la Halakha et il est vraiment pratiqué car le judaïsme est d'abord une orthopraxie. Le lavage des mains entraîne une antisepsie, une moindre contagion et une certaine protection de la population, tout du moins au début de l'épidémie. D’ où l'idée de complot: si les chrétiens meurent et pas les juifs, il y a un projet sous-jacent. Quoiqu'il en soit les épidémies de peste ont profondément modifié le paysage européen.

 

A la suite de Saint Augustin « Nul ne souffre inutilement », le christianisme positionne doublement la douleur  : soit châtiment de Dieu, soit condition d’une récompense possible dans l’au-delà. Saint-Augustin définit le pêché originel, notion absente dans la bible, et il associe le plaisir sexuel à un pêché. Le purgatoire lieu des souffrances physiques est imaginé au 12ème siècle. La morale chrétienne est alors à l’opposé de notre éthique médicale. Concurrence et rivalité prolongent l’obscurantisme.

 

Cependant au Moyen-âge, les valeurs de l'Au-delà descendent sur terre. C'est un tournant historique (Jacques Legoff). Auparavant l'existence était considérée comme une vallée de larmes. Le Moyen-âge n'est pas synonyme d'obscurantisme. C'est le début des universités, des enseignants, des professionnels de la pensée. Auparavant le souci existentiel du salut, avait absorbé les efforts des hommes, et l'existence terrestre était assimilée à un passage. Désormais, l'homme se sent associé à l'oeuvre divine dès son passage sur terre, l'homme doit agir et créer à son tour. Cette idée est profondément juive à l'origine et passe dans le christianisme entre 1150 et 1250.

 

 

Naissance de l’individu  :

 

La Renaissance et la Réforme protestante bouleversent la morale, introduisent la pensée positiviste, inaugurent la démarche scientifique (3). Les grandes découvertes sont des révélations. La découverte des mondes terrestre et maritime accompagne la découverte du corps humain. Le pape Jules II lève enfin l’interdit sur la dissection et l’étude anatomique en 1503. Le flamand André Vésale reprend la dissection de cadavres humains et corrige l’anatomie erronée de Galien, qui s'était basé sur les singes macaques... Il n’hésite pas à décrocher ses sujets au gibet de Montfaucon.

 

Le montpelliérain et ami de Rabelais, le fameux Rondibilis du Tiers Livre, le protestant Guillaume Rondelet dissèque sa propre femme, sa belle-sœur, deux de ses collègues, un de ses fils mort-né et supplie un ami moribond de lui léguer sa dépouille. La dissection de cadavres humains le conduit à créer le premier amphithéâtre anatomique de France et il libère l'Université médicale de la tutelle catholique.

 

Un autre protestant Ambroise Paré, chirurgien barbier de quatre rois de France, soigne sur les champs de bataille des guerres de religion et pose les fondements de la chirurgie. L’apparition des armes à feu entraîne de nouvelles blessures. «  La première intention d’un chirurgien doit être d’apaiser la douleur  ». Il promeut le nettoyage des plaies, la chirurgie conservatrice, la ligature et l’hémostase. Il décrit les névralgies et la douleur du membre fantôme.

 

Calvin définit la grâce et la prédestination, le corps n’est plus dépendant de l’église, le corps s’affranchit du dolorisme et de l’expiation. Il n’y a plus obligation de rachat des péchés.

 

Montaigne oeuvre pour l’expérience laïcisée de l’individu, un corps assumé dans la vérité de ses sensations. Il inaugure l’autobiographie et définit la douleur comme le «  souverain mal  ». Le souverain-Bien est synonyme du bonheur dans la tradition grecque. Montaigne pense la douleur en proximité avec la mort ce qui redouble nos craintes. Durant une partie de sa vie, Montaigne souffrira de coliques néphrétiques dues à une lithiase urinaire -la maladie de la pierre ou gravelle- et recherchera l’ataraxie épicurienne, l’absence de mal. La seconde grande douleur de Montaigne fut la mort de l'amour de sa vie: Etienne De La Boétie. Les Essais sont un tombeau à la mémoire d'Etienne, aimé et disparu. Par l'écriture des Essais, Montaigne libère un processus de deuil allant de l'obscurité vers la lumière. Sa philosophie reste profondément imprégnée par le scepticisme grec.

 

Gabriel Fallope de Pise, expérimente les effets de l’opium sur les criminels  : la mort survient plus vite, et il s’empresse de les disséquer  !

 

L’Age classique  :

 

Après l’extraordinaire créativité de la Renaissance, les 17ème et 18ème siècles sont moins prodigues pour la médecine. La philosophie et la spiritualité dominent ces deux siècles. Le corps intéresse moins les chercheurs. A l’âge classique, le dualiste Descartes nous dit que la douleur est une perception de l’âme et situe le lieu de convergence de toutes les sensations dans la glande pinéale. Une araignée au centre de la toile, Spiderman s'agite sur le web. Conséquence du cogito, l’animal ne souffre pas puisqu’il ne pense pas qu’il souffre. CQFD. Descartes invente l'animal-machine, insensible à la douleur et aux affects, en l'abscence de cogito. Anthropocentriste irréductible, l’Homme ne peut décidément pas perdre sa place au sommet de la création  ! DESCARTES avance sa célèbre phrase: l'homme doit se rendre comme possesseur et maître de la nature. Sydenham expérimente le laudanum: vin d’Espagne opium safran cannelle girofle. La douleur est un afflux désordonné d’esprits animaux. La Rochefoucauld dénonce le piège narcissique d’un Pascal mélancolique glorifiant l’endurance à la douleur. Le 17ème est un siècle de débat sur l’expérience intime de la douleur.

 

 

L’hôpital Général est fondé en France en 1656, et l’hôpital psychiatrique sera fondé en 1793 par Philippe Pinel qui brise symboliquement les chaines des aliénés à l’Hôpital Bicêtre. C'est la naissance de la psychiatrie et de la nosographie, qui sépare les malades mentaux des prostitués, pauvres et indigents. La classification des maladies mentales es fondée par Pinel et Boissier de Sauvage.

 

Baruch Spinoza, d'abord héritier de Descartes et du rationalisme continental, a conçu un monisme original et opérant; le problème corps-esprit est à considérer comme «une seule et même chose, mais exprimée de deux manières». Spinoza est l'enfant surdoué de la tradition juive, de la maison d'Etudes d'Amsterdam, dans laquelle corps et esprit sont intimement liés. Le dualisme est grec platonicien, le monisme est juif. La question suivante est: pourquoi? Spinoza élimine toute finalité de la Nature, toute planification intentionnelle. Son monisme intégral fournit un cadre de pensée satisfaisant pour les neurosciences et les avancées en biologie, sciences cognitives, sciences physiques et chimiques. Même son déterminisme absolu rend possible une liberté par la connaissance et laisse de côté le fumeux libre arbitre à ses illusions. Pour Spinoza, savoir qu'une douleur est due à telle cause, ce n'est pas du tout la même chose que de me croire malade parce que je suis maudit, puni pour mes fautes, mis à l'épreuve par la volonté de Dieu « ce refuge de l'ignorance ». Si je comprend le processus par la connaissance et le savoir, je cesse de le subir en aveugle. Je deviens pleinement vivant et je participe à l'activité de Dieu Nature, Deus sive natura. Le philosophe d'Amsterdam, intellectuel solitaire, polisseur de lentilles pour télescopes pour gagner sa vie, a bouleversé la pensée et inventé la modernité.

 

 

Le Siècle des Lumières  :

La douleur se laïcise dans la conscience médicale. Le philosophe empiriste anglais Locke réfute la doctrine de Platon et de Descartes sur les idées innées, antérieures à toute expérience dans l’esprit humain. La sensation associée à la réflexion, est le point de départ de toute connaissance. Il penche plus pour la culture que pour la nature. La recherche va approfondir la notion de sensation, donc de sensibilité. Il y a un retour de la clinique, de la séméiologie et de la médecine d’observation. L’utilité de la douleur pour l’Homme est réévaluée  :  «  Amie sincère, elle nous blesse pour nous servir  »,  «  C’est le tonnerre qui gronde avant de frapper  ». Trois écoles médicales s’affrontent  : Les mécanistes pour lesquels la douleur est la conséquence d’une distension des fibres. Les animistes pensent que la douleur est le signe d’un conflit intérieur  ; ils ouvrent une interprétation psychologique du symptôme, étonnante intuition pré-freudienne. Le montpelliérain François Boissier de Sauvages (1706-1767) écrit dans son Traité des classes des maladies (1731)  :  «  L’instinct regarde comme mauvais ce que la raison avait trouvé bon. De là l’origine des maux tant moraux que physiques  ». Il est le premier à écrire les termes de maladie douloureuse chronique  :  «  il existe des gens  souffrant de la  gravelle  et d'autre de la gangrène, mais je rencontre aussi des hommes souffrant beaucoup et longtemps je les appellerais souffrant de la maladie douloureuse chronique" . Enfin les vitalistes s’appuient sur une conception moniste de l’Homme. Ils chantent un hymne à la sensibilité, entre plaisir et douleur, et à l’énergie vitale. La douleur est utile, elle n’est pas un moyen de résignation, mais une lutte pour la vie et requiert un traitement de choc  ! Bichat distingue le système nerveux végétatif du système nerveux central. Les douleurs viscérales sont individualisées. Il décrit également la notion de seuil de la douleur. La méthode expérimentale devient incontournable en physiopathologie. Sur le plan thérapeutique, le médecin du 18ème utilise couramment l’opium importé de Turquie. Les vitalistes diffusent l’électricité médicinale après les travaux de Galvani et deVolta. Mais souvent le traitement consistera en flagellation, friction, urtication, moxa et cautère  : infliger la douleur pour la guérir. Un univers sadien conforme à l’époque… «  Sentir et vivre sont la même chose  » disait Diderot.

 

 

Au 19ème siècle, les derniers bastions du conservatisme médical sont repoussés. Velpeau porte l’étendard de l’obsolescence  : «  Eviter la douleur par des moyens artificiels est une chimère  ». Larrey est chirurgien des campagnes napoléoniennes. Il met à profit l’état de choc des premières heures pour amputer avant l’arrivée de la réaction inflammatoire. Il veut éviter des souffrances inutiles aux soldats (3). Les chimistes allemands isolent la morphine comme principe actif de l’opium. Le gaz hilarant ou protoxyde d’azote [N2-O] est issu de la fermentation de la bière dans les brasseries  ; un dentiste de Boston assiste à une représentation de cirque ambulant en 1842 sur la côte Est des Etats-Unis. Lors d’un numéro, un homme se plante des aiguilles dans le corps et plus il en plante plus il éclate de rire. Le dentiste Wells décide d’essayer ce produit sur ses patients. C’est la protohistoire de l’analgésie. Mais il se suicidera au chloroforme en 1847, un collègue essayant de lui voler la paternité de sa découverte… Les premiers à défier les dogmes académiques  sont les dentistes du Nouveau Monde et quelques rares chirurgiens. Le tournant se situe en 1847, l’Académie de médecine et l’Académie des sciences donnent enfin leur aval à l’emploi d’analgésiques lors d’actes chirurgicaux. L’opinion publique devenait très pressante. Éther, chloroforme, morphine et protoxyde d’azote sont d’utilisation légale. Simpson obstétricien écossais réalise avec du chloroforme le premier accouchement sans douleur. Le verset 3-16 de la Genèse biblique «  Tu enfanteras dans la douleur  » est archivé. En 1884, la cocaïne, extraite du coca, est rapportée d’Amérique latine. Les ophtalmologues viennois découvrent son action anesthésique locale sur la cornée. Le développement de la seringue hypodermique élargit encore le champ de l’anesthésie locale avec d’autres dérivés  : procaïne et novocaïne. Suivent la découverte du véronal et de l’aspirine par Hoffmann et Bayer en 1899.Nous verrons qu’après la seconde guerre mondiale, les anesthésistes seront les novateurs.

La fin du 19ème siècle est riche en découvertes scientifiques, heureuses ou …malheureuses. Pour l’anecdote, assistons à la naissance de l’endocrinologie : le physiologiste Charles Brown-Séquard, en 1889, à l’âge de 72 ans, rapporte devant ses collègues parisiens de la Société de biologie avoir retrouvé, «outre sa vigueur physique, d’autres forces, qui n’étaient pas perdues mais qui étaient diminuées», après s’être injecté des extraits de testicules de chiens. Mais nous savons aujourd’hui que l’idée est fausse. Les testicules (de chien ou autre animal) ne stockent que très peu de testostérone, et Brown-Séquard n’a sans doute dû qu’à l’autosuggestion de retrouver l’ardeur de ses vertes années. Effet placebo.

 

 

Naissance de l’algologie  :

Durant la seconde  guerre mondiale, aux Etats-Unis le Dr John BONICA, anesthésiste, est assigné à la prise en charge de soldats blessés lors de la campagne du Pacifique contre les japonais. Les combats et la conquête de chaque île -parfois à la baïonnette- ont été terribles. Les vétérans sont rapatriés aux USA et ils présentent des douleurs d'abord aiguës puis  chroniques. John Bonica réalise que les approches limitées aux infiltrations de produits anesthésiques (xylocaïne etc.) ne peuvent remédier aux problèmes complexes de ses patients. Il propose le concept de l’approche multidisciplinaire et crée en 1961 de la «  Washington University Multidisciplinary Pain Center  ». Une équipe constituée d’anesthésiste, psychiatre, neurologue, rhumatologue…Le centre anti-douleur invente une pratique collégiale, pluridisciplinaire et confraternelle. Le Dr Yves Gestin  est en 1978 le premier algologue  en France -au Centre anti-cancéreux de Montpellier- à ouvrir en solo une consultation de la douleur. Le Pr Bernard Roquefeuil, également anesthésiste-réanimateur, ouvre l'année suivante au CHU de Montpellier,  la première structure authentiquement pluridisciplinaire de soin de la douleur chronique. Il est notre Maître et la dimension pluridisciplinaire et pluriprofessionnelle insufflée par notre Maître, reste vivante, dynamique et innovante à ce jour. L'algologie montpelliéraine est dorénavant l'héritage des fils (Dr Patrick Giniès, Dr Didier Kong A Siou,  Dr Fabrice Lorin, Dr Patrick Olive) qui perpétuent la vision et l'intuition de leur Père.

 

 

A la fin du 20ème siècle, arrive l’ère de la jouissance. La jouissance est collective dans les années 60/70 avec le mouvement hippie communautariste. La jouissance devient individuelle dans les années 1980/2000.Après les malheurs et les souffrances subis par la génération de la guerre 39-45, la jeune génération du baby boom revendique le primat du principe de plaisir. Fruit de la croissance économique inouïe des pays développés, la classe moyenne revendique les désirs jusque là réservés à une minorité de nantis. Le désir devient un droit. Le citoyen se positionne en ayant-droit. Le désir d’enfant peut devenir un droit à enfanter, le désir de mourir dans la dignité annonce un futur droit à l’euthanasie...A l’eugénisme  ?(7) Le désir (compréhensible) d’antalgie peut devenir un droit avec pour corollaire, une obligation de résultat. Les conséquences juridiques sont imaginables. La Société et le Marché évoluent plus rapidement que l’Etat et le législateur(8). Avec la classe moyenne, le consumérisme se développe accompagné par l’économie de marché. Nous passons du negotium (travail) à l’otium (loisir), de l’ancienne idéologie bourgeoise basée sur le travail et l’argent, à la culture du loisir et du plaisir apanage de la noblesse. En médecine, les progrès de la médecine curative  restaurent la prééminence médicale. Qu’il s’agisse des gestes chirurgicaux, ou des médicaments chimiques, l’offre de soins s’élargit considérablement. Le traitement de la douleur devient un objectif de santé publique et d’immenses progrès sont réalisés. Quelques aléas surgissent, les céphalées par abus médicamenteux ou les greffes hépatiques pour hépatites médicamenteuses iatrogéniques (9). Cependant le combat essentiel contre la douleur reste une priorité et ses progrès sont à la mesure de la complexité du problème. Ce combat est d’ailleurs «le  propre de l’Homme  ». Alors que le plaisir se configure dans l’intime et engendre un sentiment paradoxal de solitude, la douleur déclenche un sentiment de solidarité et d’empathie affective et cognitive. L’imagerie fonctionnelle confirme la proximité des projections corticales (Aire cingulaire antérieure) de la douleur et du lien social. Nouvelle promesse de réenchantement du monde, la médecine doit supprimer la douleur, voir la mort et ouvrir à la vie éternelle.

 

Mais curieusement en ce début de 21ème siècle, la douleur resurgit ailleurs  : les lésions auto-infligées chez les adolescents sont en efflorescence. Scarifications, piercing, automutilations et par extension les suicides deviennent une préoccupation épidémiologique (10). Pourquoi  ? Rituel initiatique  ? Interpellation brutale de nos Valeurs  ? Faut-il avoir mal pour exister  ? Algolagnie ? Quelle fonction obscure aurait un masochisme gardien de vie chez l’Homo sapiens sapiens  ? Microsoft a sorti un jeu vidéo Voodoo Vince, poupée vaudou froussarde qui doit déployer des trésors de masochisme pour sauver sa peau. Vince triomphe de ses ennemis en s'infligeant des dégâts à lui-même. Le slogan est «  Partagez ses douleurs  ». Étrange pied de nez à nos efforts de sensibilisation et de soins.

 

Conclusion  :

Cette revue rapide de l’histoire de la douleur introduit la question du futur et des voies de recherche. Les neurosciences et la recherche scientifique conduiront probablement à de belles découvertes. Mais notre difficulté restera longtemps pérenne dans le traitement des patients douloureux chroniques rebelles, ceux dont la pathologie multifactorielle se situe aux confins de l’organique et du psychopathologique. Nous vivons le même hiatus scientifique que les physiciens. Ils échouent à unifier la physique quantique et la théorie de la relativité générale  ; nous échouons à unifier la psyché et le soma, les neurosciences et l’inconscient, même si nous avons l’intuition d’un continuum moniste. Le modèle bio-psycho-social, évidence Base Médecine sont le compromis pragmatique actuel mais comme tout compromis, il est promis à évoluer. Comme disait Hegel,  «  la vérité apparaîtra à la fin de l’Histoire  ».

 

Dernière mise à jour de la page: 6 mars 2015

 

Références bibliographiques  :
1. CHATELET F., - La Philosophie. Tome 1. Hachette, Paris, 1972.
2. COMTE A., - Cours de philosophie positive, 2 vol. Hermann,  Paris, 1975.
3. REY R., – Histoire de la douleur. La découverte, Paris, 1993.
4. BOURDALLE-BADIE Ch. –Comment la douleur a structuré l’histoire de la médecine.  In  : Bernard Claverie: Douleurs, sociétés, personnes et expressions, Eshel, 1992.
5. LORIN F. – La douleur dans la Grèce antique. Douleur et Analgésie, 2005, Edition Médecine et Hygiène, Genève, vol. 18(1):9-11.
6. HALIOUA B., – Histoire de la médecine. Masson, Paris, 2002.
7. TRUONG Jean-Michel, Eternity Express, Albin Michel, 2003.
8. ATTALI Jacques, Emissions France Culture «  Le sens des choses  », juillet 2005.
9. BJORNSON E., JERLSTAD P., BERGGVIST A., OLSSON R. , -Fulminant drug-induced hepatic failure leading to death or liver transplantation in Sweden, Scand J Gastroenterol., 2005, 40(9):1095-101
10. OLFSON M., AMEROFF M.J., MARCUS S.C., REENBERG T., SHAFFER D.,. - National trends in hospitalization of youth with intentional self-inflicted injuries. Am. J. Psychiatry., 2005,  162(7):1328-35.

 
 
La Douleur dans la Grèce antique - Dr Fabrice Lorin

Dernière mise à jour de la page: 22 aout 2012

 

Dr Fabrice LORIN


Psychiatre des Hôpitaux

Centre d’ Évaluation et de Traitement de la Douleur
Hôpital Saint-Eloi
CHU de Montpellier

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Résumé  : À travers une approche triple - littéraire, médicale et philosophique- nous essayons de dégager les conceptions de la douleur dans le monde grec antique.

Summary  : Through triple approaches - literary, medical and philosophical- we try to release the conceptions of the pain in the ancient Greek world.

Mots clés  : douleur, philosophie, Grèce antique.

 

 

Si la douleur est devenue une priorité de santé publique au 20ème siècle, qu’en était-il dans la Grèce antique, berceau de nos valeurs, de notre culture et de la médecine moderne. En réalité, les années 500 avant JC voient surgir, sur notre planète et en trois endroits fort éloignés, une incroyable révolution spirituelle. La naissance de la philosophie est multipolaire, polynucléaire et quasi simultanée  ; l’Histoire nous a souvent montré la simultanéité des découvertes scientifiques et des grands progrès humains. Au 6ème siècle avant JC, la pensée humaine se dégage de la religion et de la toute puissance des dieux.

 

Lao-Tseu (570-490 avant JC) et Confucius (551-479 avant JC) en Chine enseignent une philosophie pragmatique centrée sur le lien entre les hommes. Bouddha (563-486 avant JC) en Inde énonce ses «  quatre vérités  » et propose aux hommes une gestion singulière de la douleur. Enfin les grecs se débarrassent de leur mythologie divine et s’interrogent sur la Nature, l’Univers et la place de l’Homme. Ainsi le législateur grec antique sépare le Droit et la religion, le médecin sépare la médecine de la magie, le politique instaure la gouvernance des hommes, non plus des dieux . Nous pouvons comparer cette naissance idéïque à un stade de maturation de l’humanité, si on pense que le progrès est une valeur.

 

Auparavant, dans le monde Hélène mythologique, jusqu’au 7ème siècle avant JC environ, la douleur était une punition des dieux, un effet de la magie. Elle était souvent représentée par la flèche et s’inscrit dans les récits de la mythologie. L’avènement du monde antique transforme et complexifie la douleur. Nous allons tenter de définir les contours de la douleur dans le monde grec antique, au travers des éclairages littéraire, médical et philosophiques.

 

 

I  Les approches littéraires :

 

Dans la tradition homérique (750 avant JC) s’exalte la douleur du combat militaire au fil des pages de l’Iliade et l’odyssée.C’est toujours une douleur aiguë qui est décrite dans cette épopée, la douleur de la blessure de flèche, du pieu, de l’épée ou du javelot. La douleur par excès de nociception diront les algologues.

 

L’ Iliade représente la démesure des hommes, l'ubris, et l'Odyssée d'Ulysse est le retour vers la sagesse, la diké. L’ Iliade est également représentée par la flèche, comme la douleur. La pensée grecque s'articule autour des deux concepts superposables chaos/cosmos, ubris/diké, désordre/ordre, malheur/bonheur. La filiation entre mythologie et philosophie n'est pas une rupture franche. Tout est contenu dans la mythologie pour préparer et ouvrir la philosophie. Il suffit de ne plus croire en l'immortalité, la vie après la mort, cadeau offert par toutes les religions. Ulysse invente la philosophie, sans le savoir, lorsqu'il quitte Calypso et son ile, il renonce à l'immortalité pour accepter la mort et la finitude. Il restera un homme évidement simple mortel. Quand il quitte l'ile des lotophages et Circée, même scénario. L'oubli et l'amnésie sont les garants de l'immortalité. Ulysse préfère se souvenir et mourir. Le passage de la mythologie à la philosophie a été simple pour les grecs. Ils sont passés de la croyance à la métaphore. Un exemple nous est apporté par Cronos. Sa mère Gaïa, la terre, lui demande de castrer son père Ouranos quand il lui fait l'amour, acte qu'il fait à l'infini, pour qu'elle puisse respirer. De la main gauche, la sinistra, muni d'une serpe, Cronos émascule son père au moment du coït, quand la verge de son père est dans le vagin de sa mère. Ouranos hurle de douleur et s'écarte de Gaïa. Ouranos monte vers le ciel. Un espace se dégage, le temps commence. Cronos a créé l'espace et le temps, trois dimensions, l'enfance, l'age adulte et la vieillesse. Dans la philosophie, Cronos devient Chronos, il prend un h, et devient une métaphore du temps qui nous dévore.

 

La tragédie est plus centrée sur la souffrance morale et la douleur chronique.Dans l’extraordinaire vitalité de ce siècle d’or, le Vème avant JC se développent dans le même mouvement  : la démocratie avec Clisthène qui en deux ans (508-506 avant JC) fonde la démocratie athénienne, la philosophie avec Socrate et la tragédie d’Eschyle, de Sophocle son ami et d’Euripide leur cadet.La tragédie prend vie car les Grecs ont pris conscience du silence des dieux. Le ciel est devenu muet. Désormais l’Homme doit prendre son destin en main, abandonné et seul face à lui-même. L’ Homme se retrouve face à ses désirs  ses passions ses souffrances et ses douleurs. Le sentiment tragique de sa vie naît de cette déchirure. La Tragédie des trois pères fondateurs succède alors à l’épopée lyrique et poétique que contait Homère.La mythologie reste la principale source d’inspiration mais elle est largement chahutée et amendée  : Œdipe ne meurt plus en paisible vieillard sur son trône à Thèbes, mais devient aveugle, plongé dans les ténèbres et précipité sur les routes dans un exil volontaire qui ne prend fin qu’avec l’expiation de ses fautes à Colonne et dans la seule compagnie de sa fille Antigone. La mythologie racontait l’histoire, la Tragédie lui donne sens et explore deux thèmes majeurs et intemporels  : le goût du pouvoir et sa variante la révolte des opprimés face à l’injustice et la démesure, la passion amoureuse.

 

 

II L’approche médicale  :

A l’origine, la médecine grecque est intimement liée au culte d’Apollon.

 

Dieu de la lumière des arts et de la divination, il inspire l’oracle de Delphes et règne sur une médecine purement magique.

 

Mais par son fils demi-dieu Asclepios –Esculape pour les Romains- il est aussi à l’origine de la médecine moderne  : Asclepios réussit quelques résurrections de morts en utilisant les vertus du sang de Méduse tuée par Persée.Zeus très en colère devant ce jeune homme qui usurpe le pouvoir thérapeutique suprême le foudroie. Un culte lui est alors dédié et les prêtres guérisseurs deviennent les «  Asclépiades  ». Hippocrate (460-377 av JC) est le descendant direct d’une dynastie d’asclépiades de l’île de Cos. Il serait le 17ème descendant d'Esculape. Ces prêtres asclépiades ont vraisemblablement accumulé un authentique savoir clinique et thérapeutique d’inspiration magique, terreau de la médecine grecque. Après son apprentissage à Cos, le jeune Hippocrate part à Athènes et devient l'élève du sophiste Gorgias. Il obtient la citoyenneté athénienne suite à sa proposition de stopper une épidémie de peste: il met le feu aux garrigues alentour et cela dégage des brûlots de plantes aromatiques.

 

Hippocrate élabore le corpus hippocratum, une cinquantaine d’ouvrages avec deux soucis essentiels  : d’abord ne pas nuire au malade, le fameux «  primum non nocere  », ensuite renforcer les processus thérapeutiques naturels.

 

 Il dégage la médecine des légendes et de la mythologie, de la magie et de la sorcellerie  et de la philosophie. La maladie n’est plus un châtiment des dieux mais un processus naturel  : le médecin doit établir un diagnostic précis, chercher l’étiologie et traiter la maladie. Hippocrate est le fondateur de la médecine moderne.

 

Hippocrate ne sépare pas complètement la médecine de la philosophie. Il est l'héritier d'Empédocle, au tempérament volcanique (l'affaire de la sandale rejetée par l'Etna!) et reprend la liste des quatre éléments définie par Empédocle, éléments qui se partagent dans la Nature: la terre, l'eau, l'air et le feu. Empédocle refuse de réduire l'infinie variété de la nature à une matière unique comme Héraclite ou Parménide, ou un émiettement infini comme l' atomiste Démocrite. Empédocle est l'inspirateur d'Hippocrate, d'Aristote et de Freud. L'amitié et la haine comme forces cosmiques seront reprises par Freud comme pulsion sexuelle et pulsion de mort. Pour les philosophes naturalistes puis Hippocrate, les quatre éléments fondamentaux entrent dans la composition du corps humain (le feu, l'eau, la terre et l'air) sur lesquels se plaquent quatre caractères (le chaud, le froid, le sec et l'humide) et quatre humeurs (le sang, la lymphe ou phlegme, la bile jaune et la bile noire ou l'atrabile). L'homme est malade lorsqu'une de ces humeurs est trop abondante ou se trouve altérée. Hippocrate inspire aussi les stoïciens par son célèbre « Tout conspire », la conspiration n'est pas ici synonyme de complot mais d'union étroite entre l'homme et la nature, l'homme et le cosmos. L'univers est un gigantesque animal. Une sympathie unie les hommes à l'univers entier. Leibniz reprendra la formule d'Hippocrate.

 

La douleur a une spécificité clinique. Elle est un symptôme au sein d’un processus d’ensemble qu’est la maladie. Quand deux douleurs coexistent, la plus forte s’exprime préférentiellement  : ne dit-on pas que les marins à qui on arrachait une dent enduraient la douleur parce qu’on leur maintenait un doigt au dessus de la flamme d’une bougie  !

 

La douleur est donc un signe, un symptôme naturel à évaluer et à respecter. 

 

La douleur est le «  chien de garde de notre santé  »qui «  aboie  », pour alerter l’organisme.La douleur est chronique quand le  «  chien de garde continue à aboyer  ».

 

Le traitement antalgique est plutôt proscris.

 

Hippocrate s’inscrit dans l’environnement philosophique des sages antiques.

 

Pour Hippocrate, «  l’homme est humoral  ». Plus tard l’homme sera «  électrique  » puis «  chimique  » et avec la découverte freudienne  l’homme devient«  inconscient  » pour être actuellement «  génétique  ». Deviendra t’il bientôt«  bionique  » ou «  informatique  »  ?

 

 

III La douleur chez les philosophes grecs:

 

La philosophie est d’abord un mode de vie chez les grecs anciens.

 

La plupart des philosophes grecs, d'Aristote à Sénèque, considèrent la souffrance comme inutile.

 

La perspective judéo-chrétienne sera d’ailleurs tout autre : la douleur, considérée comme la sanction d'une faute, va devenir rédemptrice, fixatrice d'une mémoire morale !

 

Les trois grands philosophes  :

 

Socrate (469-399 avant JC) cherche à déterminer quelle doit être la part des plaisirs dans une vie heureuse: seule la considération des plaisirs permettra de répondre: il faut les rencontrer, là où ils résident, dans leur existence, pour obtenir une idée claire sans les confondre avec autre chose qu'eux.

 

Platon rapporte ainsi les propos de Socrate: « Quelle étrange chose, mes amis, parait être ce qu’on appelle le plaisir et quel singulier rapport il a naturellement avec ce qui passe pour être son contraire, la douleur ! Qu’on poursuive l’un et qu’on l’attrape, on est presque toujours contraint d’attraper l’autre aussi…C’est ce qui m’arrive puisque après la douleur que la chaîne me causait à la jambe je sens venir le plaisir qui la suit ».

 

Son élève Platon (427-347 avant JC) développe à coté des sciences politiques,  une nouvelle science, la psychologie ou science de l’âme. Lorsqu’il est question des maux de tête du jeune Charmide dans le Dialogue du  même nom :  «  C’est dans l’âme en effet que pour le corps et pour tout l’homme, les maux et les biens ont leurs points de départ  » (Charm. 156e). Platon a l'intuition de l’origine psychique des céphalées de tension et ouvre une médecine psychosomatique. Le plaisir ne consiste que dans l'absence de la douleur. On ne peut avoir de plaisir sans connaître la douleur; ce sont deux ennemis, et l'on ne peut pourtant avoir l'un sans l'autre. C'était déjà l'opinion de Platon.

 

Aristote (384-322 avant JC) est l’élève de Platon. Aristote est curieux de tout. Il inventorie, il répertorie tout ce qu'il peut observer, toute la nature, toute la vie. Quand Platon décollait rapidement de la réalité, pour s'intéresser aux hautes sphères de la pensée, Aristote reste un fidèle, méticuleux  et génial observateur de notre planète. De la vie minérale et organique. L’ Homme est «  ni dieu, ni bête  ». Il définit la douleur comme une émotion, la «  passion de l’âme  » et en situe le siège dans le cœur.

 

Les quatre sagesses hellénistiques:

 

1/ Épicurisme

Épicure (341-270 avant JC) considère que la vie de l’Homme est mue par la recherche du plaisir. Pour un épicurien, l'ataraxie (sérénité), passe par un choix rigoureux des plaisirs. Pour parvenir à l'ataraxie, Épicure privilégie les plaisirs naturels et nécessaires (il n'est pas hédoniste) et il élimine quatre craintes fondamentales: la crainte des dieux, de la mort, du chagrin et de la douleur. La douleur est le plus grand mal mais on peut cependant la négliger car elle est brève lorsqu’elle est intense. Elle procure donc moins de déplaisir qu’une souffrance continue. Les épicuriens considèrent que toute sensation pénible est suivie d’une sensation agréable. La douleur est de ce fait relative et n’atteint jamais la totalité du corps comme l’illustre l’exemple de Philoctète. La blessure ancienne d'un pied transpercé par une flèche entraîne des douleurs paroxystiques atroces. Le brave Philoctète refuse de se plaindre  :«  Je meurs, ô fils, et je ne puis vous cacher mon mal. Hélas ! Il me pénètre, il me pénètre ! Malheureux, ô malheureux ! Je meurs, enfant, je suis dévoré. Hélas ! Je t'en conjure par les Dieux, ô fils, si tu as une épée en mains, coupe le bout de mon pied ! Coupe très promptement. N'épargne pas ma vie, va, je t'en supplie, ô fils !  »

 

Épicure nous dit d’accomplir tous les actes de la vie quotidienne en fonction d’un but unique  : la poursuite du bonheur. Le bonheur advient lorsque l’homme atteint la tranquillité de l’âme, c’est-à-dire lorsqu’il ne subit plus ni trouble, ni douleur. Comment accéder au bonheur alors ? En supprimant la peur des dieux et l’angoisse de la mort. Supprimez la peur des dieux : pour Épicure, si les dieux existent, ils sont indifférents aux affaires humaines. La mort : « elle n’est rien pour nous». La mort n’est rien d’autre que la fin des activités vitales. La mort puisqu’elle est disparition de l’affectivité ne peut donc pas nous affecter et il est irrationnel de la redouter. Après la mort il n’y a rien. Carpe diem, libérés de l’angoisse nous pouvons nous appliquer à vivre l’instant présent le plus intensément possible.

 

Nous ne sommes pas loin de l’approche pragmatique des thérapies cognitive-comportementales, TCC. Épicure a le mérite d’innocenter le désir, que Platon et Aristote avaient posé comme indigne avec leur idéal dogmatique d’ascétisme.

 

A la fin de sa vie Épicure souffre atrocement mais il se déclare parfaitement heureux car ses douleurs sont compensées par la joie que lui procure le souvenir de ses entretiens avec ses disciples. Épicure avait déjà statué qu'un plaisir qui entraîne plus de douleur conséquente que de plaisir conséquent devrait être rejeté par le sage.

 

2/ Le stoïcisme  :

Pour le stoïcien, le monde ou cosmos est un tout vivant, organisé, où l'enchainement des évènements est déterminé par la raison cosmique (logos). La sagesse consiste donc à atteindre une harmonie avec la nature, harmonie qui passe par l'acceptation de l'ordre du monde et donc de sa destinée. Cet amor fati, amour du destin, s'avère possible car l'homme est doué d'une raison qui lui permet d'interpréter correctement les évènements et de les vouloir tels qu'ils sont. Pour les Stoïciens, la douleur n’est pas un mal, le pire est la honte, le bonheur est dans la vertu.

 

De Zénon au 3ème siècle avant JC, à Épictète et Sénèque le précepteur de Néron qui se suicida sur ordre du tyran, les stoïciens ont eu un grand rayonnement.

 

Le philosophe stoïcien Épictète qui, esclave, fut soumis par son maître à la torture, le prévient : « Tu vas me casser la jambe ». Puis,la chose faite et sans plainte, il conclut : « Ne te l’avais-je pas dit  ? ».

 

Le véritable stoïcien ne se résigne pas, il coopère avec le destin.

 

Nous devons modifier nos opinions afin d’approuver ce qui nous arrive puisque la douleur qui nous tombe dessus est voulue par la providence. Le stoïcien va vivre conformément à la nature, car il n’est qu’une particule d’un monde immense. Le stoïcisme demande de l’endurance  :  « Supportes et abstiens toi ! », le célèbre « apekou kai anekou ». Il y a presque un déni de la douleur dans l'expérience stoïcienne, en cela très proche de la philosophie chinoise de Mencius (Mengzi) représentant important de l'école confucianiste.

 

Ne sommes nous pas stoïciens lorsque nous formulons aux patients douloureux chroniques d’apprendre à  vivre avec la douleur  ?

 

Ce n’est pas la douleur elle-même que le sage cherche à investir d’une signification, mais l’expérience qu’il en fait. Le sage antique est ferme face à la douleur.

 

Épicurisme et stoïcisme se démarquent sur le plaisir souverain pour les uns et la nécessité de vivre selon la Nature et la Raison universelle pour les autres. Mais stoïciens et épicuriens s’unissent dans le refus d’abdiquer devant la douleur. La douleur n’est pas le salaire de la faute ni la voie du salut, ce qu'elle sera dans le monde chrétien. Le sage lui oppose sa force d’âme. La recherche du Souverain-Bien, point d'équilibre parfait et harmonieux entre vertu et bonheur, reste le but de la vie de nos sages antiques.

 

Pour les stoïciens et épicuriens, le bonheur et la vertu vont nécessairement ensemble. Ils s'opposaient sur le comment. En d'autres termes, la vertu conduit au bonheur pour les stoïciens et le bonheur mène à la vertu pour les épicuriens. Les deux sont d'accord pour dire que bonheur et vertu vont ensemble. Pour eux par exemple, un tyran ne peut pas être heureux. Depuis Kant, nous savons que le Souverain-Bien est une illusion, que le tyran peut être heureux, et un brave homme, un homme vertueux peut être très malheureux. Il n'y a pas de Souverain-Bien. Le bonheur et la vertu ne sont pas nécessairement en harmonie. Il reste à chercher dans l'un et l'autre et dans la tension qu'ils supposent. Un peu plus de vertu se paiera d'un peu moins de bonheur, un peu plus de bonheur se paiera d'un peu moins de vertu. C'est le tragique de la condition humaine (André COMTE-SPONVILLE). Nos philosophes grecs et extrémistes disaient que le sage est heureux sous la torture! Aristote, homme pragmatique et réaliste, disait que parler comme ça, c'est parler pour ne rien dire. L' Humanité est du côté d'Aristote comme elle sera du côté de Montaigne, c'est à dire de l'humanisme.

 

 Dans le livre II des Tusculanes, Cicéron réfute successivement les deux doctrines. Stoïciens et Épicuriens donnent une idée fausse de la douleur et ne proposent pas de la combattre. Les deux Écoles sont renvoyées dos à dos.
Cicéron montre qu'il est impossible de nier l'existence de la douleur, quoi qu'en dise Épicure ; les poètes contredisent le philosophe en nous peignant la douleur poignante et sincère d'un Philoctète, d'un Hercule, ou d'un Prométhée. Puis il attaque la position des Stoïciens qui nient l'existence même de la douleur. Refuser son existence, c'est refuser l'existence de vertus essentielles, comme le courage ou la patience.Les Stoïciens nient la réalité d’une nature humaine qui n’est pas ontologiquement insensible. Ils ont un esprit de système, leurs théories sont artificielles et Zénon est présenté comme un maître d’école délivrant des leçonsIls se soucient plus de forme que de fond.Ils font un mauvais usage des mots en masquant la réalité par la parole.Osant tout et ne reculant devant rien, le grand orateur et avocat Cicéron assimile les Stoïciens aux Sophistes  ! Cicéron énonce que la douleur est une passion au même titre que la colère. Il faut donc agir envers elle comme envers les autres passions.

 

 

3/ Le scepticisme  :

 

Pyrrhon (360-272 avant JC) accompagna Alexandre le grand dans ses conquêtes en Asie et fonda l’école sceptique à son retour.

 

Tout se vaut, tout est égal à tout alors soyons indifférents, sans opinion, sans aucun jugement de valeur.

 

Pyrrhon ne croit plus en la possibilité de la connaissance et ne cherche qu’à vivre. Il se rapproche du nihilisme. Puisque l’Être n’est pas, il n’y a ni valeurs universelles ni devoirs inconditionnels, ni beauté ni laideur esthétique.

 

Pour être heureux il faut l’absence de troubles de l’âme (ataraxie) et l’absence d’émotions (apathie).

 

4/ Le cynisme  :

 

Ni dieux ni maîtres, les cyniques apparaissent comme les premiers rebelles, les premiers anarchistes de l’histoire. ANTISTHENE, DIOGENE ont pour saint-patron HERACLES, un fils de ZEUS, libre et sans attaches.

 

Diogène vit dans une amphore, traîne un hareng derrière lui et se masturbe en public ! En plein jour il éclaire le visage des passants sur l’agora avec sa lanterne allumée. Pourquoi fais-tu cela Diogène  ? « Je cherche l’homme » répond-il.

 

Alexandre le Grand lui demande ce qu’il pourrait faire pour lui, et Diogène réplique  :  « Ôtes-toi de mon soleil ! »

 

Grandeur de l’individualisme, le bonheur se trouve dans la liberté, dans l’indépendance à l’égard des besoins inutiles et vains. Cette école de prédicateurs sans frontières, de doux anars apolitiques, passe de ville en ville; ils sont affranchis des dogmes et des formalismes, se moquent des autorités, des riches, des docteurs, ils s'adressent spécialement aux femmes et aux enfants, recommandant l'entraide, l'amour universel, la vie simple. Ce message se retrouve en filigrane dans maints passages des Évangiles. De tous les philosophes de son époque, c'est d'eux dont Jésus (יהושע),  juif essénien et pharisien, est le plus proche. Jésus fut-il un "juif cynique"? Cynique bien sur au sens de l' École grecque des "cyniques", ces philosophes libertaires avant Proudhon et Bakounine! Le philosophe Régis Debray avance ce rapprochement provocateur...dans la tradition cynique.

 

Si notre époque moderne est furieusement individualiste, elle n’est en rien cynique aux vues du consumérisme roi. Notre époque est égotiste avec son corollaire d’exhibition émotionnelle  ; n’y a t’il pas un risque à passer de la démocratie de l’émotion à la démagogie de l’émotion?

 

Les cyniques grecs parlaient d’une eumétrie affective pour éviter la souffrance  : il n’y a que la matière, cessons d’avoir peur de la mort, du néant, des dieux.

 

Héritiers des leçons de frugalité de Socrate, les cyniques pensaient que l’homme ne doit se préoccuper ni de sa propre santé, ni de la souffrance, ni de la douleur, ni de la mort. Ils ne devaient pas non plus se laisser troubler en prêtant attention aux souffrances d’autrui.

 

Conclusion  :

 

Toute la sagesse antique est dans une logique thérapeutique. Les philosophes sont les Maîtres à vivre et enseignent la diminution de la souffrance, la mienne, celle des autres, enfin celle du monde. L'erreur des grecs est de croire que la seule volonté règle le problème de la douleur.

 

Quoi qu'il en soit, avec la douleur, le médecin assume des problèmes que nous pourrions appeler philosophiques: l’intégration de l’homme dans le monde, la question de la normalité, de la responsabilité du médecin, du sens de la maladie, de la capacité du médecin et ses limites, de la responsabilité du malade…

 

Quelque chose est arrivé à la fin du Vème siècle avant JC  : une partition entre philosophie et médecine.

Ce fut Hippocrate qui sépara la médecine de la philosophie pour justement fonder la médecine. Hippocrate avait une formation philosophique, Empédocle, les stoïciens, Aristote, le démocrate sophiste Gorgias. A-t-il fondé une science pour ne plus se payer de mots et se différencier de Gorgias?

 

Hippocrate a voulu que la médecine devienne une science. La question de la différence entre philosophie et science est la pierre angulaire pour notre pensée occidentale. Face à un problème, une question, la science essai de répondre par une solution unique. Une équation. Face à une question, la philosophie répond par plusieurs éclairages, la vérité s’effleure, se touche mais le philosophe n'a pas la prétention de la vérité.

 

Des contacts épisodiques auront lieu durant ces 2500 ans d’histoire mais fondamentalement l’âme appartient au philosophe et le corps au médecin. En ce début de 21ème siècle, les psychologues vont s’occuper de l’âme et les psychiatres se rapprochant de la neurologie, gèreront la neurochimie. Pourtant le dualisme était une erreur. Grâce aux découvertes des neurosciences, nous le savons désormais. L’étude de la douleur pourrait être le lien réparateur d’une césure dorénavant obsolète.

 

Sur le plan philosophique, la problématique de la douleur s'inscrit dans l'étude de la sensibilité, faculté d'éprouver du plaisir et de la douleur. Elle ouvre les questions du malheur, du bonheur, du sens de la vie. Pour Schopenhauer, la douleur est le fait positif et primitif. Le plaisir est seulement la cessation de la douleur. Pour éprouver du plaisir à posséder quelque chose il faut commencer par avoir désiré ce quelque chose et par avoir ressenti le manque. Or ce manque est douloureux : le plaisir sort donc de la douleur. Mélanie Klein dit: « L'objet naît dans la haine ». Si le plaisir n'est que l'absence de la douleur, s'il nous faut acheter la moindre jouissance par une souffrance préalable, la vie est bien sombre. Le philosophe pessimiste Schopenhauer pensait d'ailleurs que la vie ne valait pas la peine d'être vécue car au final le solde souffrance/plaisir de la vie reste en faveur de la souffrance...

 

Cependant il y a bien des plaisirs que l'on obtient sans souffrance préalable, il y a même des plaisirs qui ne sont précédés d'aucun besoin, aucun manque : comme l'annonce d'une heureuse nouvelle.

 

D'après une autre doctrine, la cause du plaisir serait dans la libre activité. Déjà Aristote avait remarqué que nous jouissons quand notre activité se déploie librement. Nous souffrons quand elle est comprimée. Le plaisir de l'être, c'est son action propre. Les exercices musculaires, les activités intellectuelles nous plaisent parce que nos divers modes d'activité y trouvent leur déploiement. Freud parlait de sublimation. Les neurosciences confirment cette hypothèse, la sécrétion des endorphines dans le cerveau est une source du plaisir et une antalgie efficace.

 

Pour les sages grecs, nous avons vu que le Souverain-Bien est l'harmonie exacte du bonheur et de la vertu. Kant dit que c'est faux. Le hasard est injuste, sans rapport avec la vertu. Pour Spinoza, celui qui est malheureux est parfaitement malheureux. Sa vie n'est pas moins vraie qu'une autre, elle n'est pas moins éternelle qu'une autre, nous sommes éternels ici et maintenant. Ca n'escamote pas l'atroce injustice.Ca la souligne.Que vous soyez heureux ou malheureux, vous n'en êtes pas moins dans la vérité ici et maintenant. Vous êtes vraiment heureux ou vraiment malheureux. Pour Spinoza, toute vérité est éternelle, vous êtes donc déjà dans l'éternité, déjà dans le royaume. Goethe disait: « tout homme est éternel à sa place ». C'est vrai quand l'homme est heureux, quand l'homme est malheureux et dans l'entre-deux, le plus fréquent, où l'homme n'est ni absolument heureux, ni absolument malheureux, il se contente de faire ce qu'il peut pour vivre le plus humainement possible. Mais le fait que nous soyons dans le temps, le vieillissement, n'exclut pas que nous soyons dans l'éternité, pas l'éternité pour après la mort mais l'éternité ici et maintenant qui est simplement le fait que le présent reste présent. Ce n'est pas une éternité infinie donc protégée de la mort et de l'autre côté une vie mortelle séparée de l'éternité, mais un ici et maintenant (6). Vladimir Jankélévitch disait à ses élèves en parlant de lui, la main sur le cœur: « je vous présente cette chose étonnante: une vérité éternelle qui va mourir ».

 

 

 

 

Bibliographie  :

1 – CHATELET F, -La Philosophie tome 1, Hachette, Paris, 1972

2- HALIOUA B. –Histoire de la médecine, Masson, Paris, 2002.

3- LORIN F. – La douleur des origines à nos jours. In  : La dimension de la souffrance chez le malade douloureux chronique.29-31, Masson, Paris, 1995.

4- BOURDALLE-BADIE C. –Comment la douleur a structuré l’histoire de la médecine.  In  : Douleurs, sociétés, personnes et expressions.11-21, Eshel, 1992.

5- REY R. – Histoire de la douleur. La découverte, Paris, 1993.

6- COMTE-SPONVILLE A.

 

 
 
Douleur chronique et psychiatrie - Dr Fabrice Lorin

Dernière mise à jour de la page: 2 juillet 2009

 

Dr Fabrice LORIN


Psychiatre des Hôpitaux

Centre d’Evaluation et de Traitement de la Douleur
CHU de Montpellier

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Cours Faculté de médecine, DIU Prise en charge de la douleur

 

Heureux les fêlés car ils laissent passer la lumière (Michel Audiard)

 

Nous naissons tous fous, quelques-uns le demeurent (Samuel Beckett dans Godot)

 

 

 

INTRODUCTION

 

La clinique psychiatrique est une permanence dans la pratique algologique courante. Plus de la moitié des douloureux chroniques  présentent une symptomatologie psychiatrique associée. Cette clinique psychiatrique est classiquement :

* soit secondaire à la douleur organique (douleur « cum materiae ») entraînant dépression et/ou anxiété par exemple,

* soit primum movens sans substratum organique factuel (douleur « sine materiae »).

 

Ce découpage est néanmoins plutôt artificiel car la pratique clinique montre d’incessantes interactions entre douleur chronique et dépression. Les traits de personnalité peuvent être communs, avec ce « décodage dysphorique » des évènements de la vie. La neurobiologie montre la prégnance des deux mêmes neurotransmetteurs la sérotonine et la noradrénaline. Le TEP SCAN nous illustre l’activation de zones cérébrales très proches incriminées dans la douleur chronique et la dépression par exemple. L’efficacité antalgique des antidépresseurs et plus particulièrement des tricycliques n’est plus à démontrer.

 

La psychanalyse avance que la douleur chronique peut avoir 3 grandes fonctions dans l’économie psychique : éviter la dépression et ce sera la « douleur anti souffrance » ,éviter l’émergence psychotique et enfin la notion de masochisme gardien de vie.

 

La science défend aussi les bienfaits de la tristesse, elle serait bonne pour la santé car elle aide les personnes à changer leur vie en mieux. Serait-il dangereux de soigner ces épisodes par des médicaments ? Remarquons l'intolérance de la société pour la tristesse causée par la perte d'emploi, la perte d'un proche ou la fin d'une relation amoureuse, et le primat du bonheur personnel au-dessus de tout le reste. Le recours systématique aux médicaments pourrait affecter l'évolution de l'Homme. La dépression aurait permis la survie des espèces depuis des milliers d'années, obligeant l'humain a penser et à changer.

 

Une mise en garde : le diagnostic psychiatrique ne doit pas devenir le « diagnostic rebut » , celui que l’on porte à un patient chez lequel aucune explication somatique de sa pathologie n’apparaît comme plausible. La psychosomatique a ainsi connu des extensions quasi délirantes sous la plume de certains pseudo spécialistes…

Alors commençons plutôt par un panorama rapide de la clinique psychiatrique, un profilage séméiologique:

 

 

 

 

 

I LES DEUX GRANDS SYNDROMES 
Syndrome anxieux 
Syndrome dépressif

 

II NEVROSES 
1 Névrose d'angoisse 
2 Hystérie de conversion 
3 Névrose phobique 
4 Névrose obsessionnelle

 

 

III HYPOCHONDRIE ET ETATS LIMITES

 

 

IV PSYCHOSES CHRONIQUES  (rares douleurs chroniques des psychoses aiguës) 
1 Psychose dissociative schizophrénique: discordance, délire, autisme 
2 Psychoses non dissociatives : Paranoïa, Psychose Hallucinatoire Chronique, Paraphrénies

 

V PSYCHOPATHIE

 

VI PERVERSIONS

 

 

 

Les psychoses aigues sont a priori exclues du champs de la douleur chronique. Cependant reconnaissons la fréquence  des personnalités dépressives ou hyper thymique/hyperactive rencontrées dans nos consultations.

 

 

 

 

 

 

 

 

 I LES DEUX GRANDS SYNDROMES

 

1 Le syndrome anxieux

 

Angoisse vient du latin angere = serrer , oppresser

4% de la population présentent des TAG , 2 femmes pour 1 homme.

Si la dépression évoque le moteur usé d'une voiture qui manque d'essence , l'anxiété équivaut à appuyer sur le frein et sur l'accélérateur en même temps .

 

Définition : l’ anxiété est un sentiment pénible d'attente,une peur sans objet d'un danger imprécis et mal définissable
Anxiété = insécurité indéfinissable
Angoisse = insécurité indéfinissable + symptômes physiques de constriction, oppression .

 

1–1  L’ attente anxieuse ou TAG (Trouble Anxieux Généralisé)

 . état d'alerte et de tension
 . inquiétude permanente sans objet défini
 . soucis quotidiens dramatisés : ‑ repas à préparer, déplacements
 . appréhende le pire pour lui et ses proches
 . besoin d'être rassuré
 . supporte mal séparations et abandons

 

1 –2  Attaque de panique ou crise d'angoisse : une sémiologie riche et variée

. soudaine, la nuit, peur de mourir ou de devenir fou 
. patient pâle, haletant,couvert de sueurs,tremblant, tachycardie
. symptômes physiques :
    - oppression thoracique, dyspnée
- palpitations, vertiges...
- nausées, brouillard visuel.

Les équivalents somatiques sont polymorphes et trompeurs :

 

Manifestations cardiovasculaires :
- crise de palpitations
- tachycardies
- lipothymies, malaise vagal
- précordialgies, pseudo angor

 

Manifestations respiratoires : 
- dyspnée asthmatiforme
- syndrome d'hyper ventilation : crise tétanie par alcalose d’hyper ventilation 
- accès de toux nerveuse

 

 

Manifestations digestives :
- crise de hoquet
- spasmes pharyngées (boule à la gorge)
- barre épigastrique
- éructation anxieuse, colite spasmodique ou émission de gaz++ (pétomanie anxieuse)
- spasmes douloureux anaux et rectaux : épreintes et ténesme

 

 

 Manifestations génito-urinaires : 
- douleurs abdomino-pelviennes
- cystalgies à urines claires (cf. trac avant un examen)
- pollakiurie
- inhibition sexuelle

Manifestations neurologiques sensorielles ou musculaires:
- céphalées
- prurit
- lombalgies
- tremblements
- algies posturales
- bourdonnements d'oreilles
- crises vertigineuses
- difficultés à s'endormir, réveils fréquents, cauchemars.

 

1-3  Psychopathologie :

Angoisse de castration : névroses
Angoisse de séparation : border line , personnalités dépendante , carencée,
Angoisse de morcellement : psychoses

 

 

2 Le syndrome dépressif :

 Dans le langage courant revient souvent l’expression "j'ai fait une dépression". En réalité le syndrome dépressif renvoie à une clinique précise et qu’il faut savoir repérer.

Diagnostic différentiel

‑ avec la « déprime » moins intense et de courte durée, de quelques heures à 2 semaines.

‑ La dépression maladie concerne 15 % des français, soit chaque année 3 millions de personnes. L'OMS prévoit sur la planète qu'en 2020, les troubles psychiatriques essentiellement dépressifs, seront les seconds après les pathologies cardio-vasculaires.

‑ Une nette prédominance féminine, 25% des femmes feront une dépression dans leur vie mais les décès par suicide sont plus élevés dans la population masculine.

      Très fréquent en algologie

 

2‑1 Signes majeurs

* Humeur triste : pessimisme, dégoût du passé, crainte de l'avenir, baisse du désir, baisse des intérêts (lecture, livres, sorties) ‑ idées de suicide : fuite ou châtiment

* Ralentissement des fonctions psychologiques et motrices ‑ ralentissement du cours de la pensée ‑ diminution de l'attention (chez les adolescents) ou au travail ‑ diminution de la mobilité physique: asthénie

 

2‑2 Signes associés

(1) * insomnie (elle touche 30% de la population)
- d'endormissement
- réveil matinal

(2) * anxiété en augmentation le matin

(3) * symptomatologies digestives:
- anorexie
- constipation

(4)* Céphalées et douleurs erratiques

 

 

2‑3 Présentation :

- Faciès figé: triste , inexpressif ou torturé
- Attitude générale accablée, résignée
- Pleurs
- Attention à l'aspect paradoxalement désinvolte ou l'air indifférent

 

 

 

2‑4 Les diagnostics étiologiques

 

A. Dépressions symptomatiques de maladies cérébrales et générales

- neurologiques : maladie de Parkinson, sclérose en plaques, démences vasculaires, tumeurs temporofrontales
- endocriniennes : Hypothyroïdie,hypercorticisme (Cushing), insuffisance surrénalienne (iatrogène centrale avec achromie, Addison avec mélanodermie), hyperparathyroïdie avec hypercalcémie
- Cancers notamment du pancréas, sida
- Déficit en vitamine B12 et/ou folates B9 entraînant une anémie macrocytaire
- Lupus érythémateux disséminé, syndrome sec de Gougerot-Sjögren
- Médicamenteuse : antihypertenseurs B-bloquants, neuroleptiques, interféron, corticoïdes

 

B. Les dépressions réactionnelles

- relation directe avec un traumatisme psychologique
- deuil
- échec ou réussite
- faillite d'un idéal politique ou religieux
- transplantation

 

C. Les dépressions névrotiques souvent à la suite d'expériences vitales frustrantes et dévalorisantes

- Hystérie : asthénie et angoisse
- Obsession : auto dépréciation et culpabilité

 

D. Les dépressions mélancoliques : le risque suicidaire est majeur

- dans les troubles bipolaires : accès maniaque et dépressif
- mélancolie d'involution : 50 ans chez les femmes : plaintes hypochondriaques
                          60 ans chez les hommes : idées délirantes de culpabilité, préjudice évolution prolongé, rechutes fréquentes obsessionnelle ou psychasthénique.

 

 

 

 



II    LES NÉVROSES

 

1 .Névroses d'angoisse :

Trouble Anxieux Généralisé + attaque de panique sans objet. En algologie nous retrouvons souvent la personnalité anxieuse  dans l'algie vasculaire de la face (AVF), et dans nombre de pathologies musculo-squelettiques, dans la fibromyalgie, l’anxiété s’exprimant sous forme de  contractures musculaires plurifocales, à prédominance para-rachidiennes et cervicales. Citons les « cordes des trapèzes ».

 

 

2. Hystérie

 L'hystérie est une pathologie passionnante qui a participé à l'élaboration de la clinique neurologique au XIXème siècle par Charcot puis son élève Babinski. C’est une pathologie changeante, dans l'air du temps et toujours à la pointe des zones d'ombre de la médecine ; actuellement, la question se pose pour la fibromyalgie.

«  Dans les années 70 j’étais spasmophile. Maintenant j’ai 54 ans et je suis fibromyalgique » L'Hystérique peut faire ce qu'on appelle une conversion somatique ou une conversation somatique car le symptôme de l'Hystérique est langage (cf. Élisabeth D des études sur l’hystérie de Freud).

L’hystérique aura une cécité pour  oublier ce qu'elle a vu , une dorsalgie pour dire qu’elle en a plein le dos , une aphonie pour taire un message censuré.

Par extension , la conversation symbolique de l’hystérique a infiltré  la théorie psychosomatique avec un abus dogmatique patent ; ainsi entend-on des interprétations plus que fantaisistes de nombre de pathologies et notamment dans les cancers dits « symboliques » : sein, utérus , testicules…

La conversion somatique peut prendre de multiples visages, nous y reviendrons

‑ crises convulsives, paralysies, spasmophilie, amnésie, anesthésie ou hypoesthésie, douleurs, céphalées, cécité.

Le diagnostic repose sur trois éléments importants :

absence de lésion, bien qu'à la suite d'une paralysie hystérique durable, des lésions secondaires surviennent comme l'algodystrophie, les escarres...

Personnalité hystérique ou histrionique: les symptômes

1 Séduction, érotisation de la relation
2 Théâtralisme
3 Suggestibilité, plasticité, sensible à l'hypnose (Babinski)
4 Perturbations des conduites sexuelles: éviction, hyper expressivité, messalinisme et nymphomanie, Donjuanisme ou casanovisme, rêveries amoureuses (feuilletons TV américain, homme croisé dans la rue)
5 Infantilisme: tenues vestimentaires, peluches, discours : attrait pour animaux, s'habiller comme sa fille, peur de vieillir
6 Mythomanie: fabulations imaginaires, tout le monde intérieur de l'hystérique est rempli d'imaginaire

 

 

La conversion hystérique : pour FREUD, la conversion est le saut du psychisme dans l'innervation somatique. Elle emprunte certains de ses traits à des signes de lésions organiques citons :

les accidents paroxystiques :
1- attaques d'hystérie: la grande crise à la CHARCOT (forme actuelle tétanie/spasmophilie)
2- crises convulsives, tétanie, diagnostic différentiel avec l'épilepsie
3- syncopes, là où le regard d'autrui est présent (foule, cinéma, théâtre, rue, grandes surfaces)...
4- léthargie: la belle au bois dormant

 

*Les troubles durables ou permanents :

1- amnésie
2- paralysies, astasie/abasie
3- anesthésies ne suivant pas les zones d'innervation des racines nerveuses
4- hyperesthésie, par exemple douleur de tout un hémicorps (en l'absence de pathologie intracrânienne et notamment thalamique
5- troubles sensoriels : cécité, brouillard visuel, aphonie (transitoire chez la femme, plus massif chronique chez l'homme), surdité Hystérique de guerre et standardiste

 

Les algies hystériques peuvent intéresser n'importe quelle partie du corps. Sans substratum organique, elles résistent à tous les antalgiques et sédatifs habituels. Les céphalées sont actuellement si fréquentes, embarrassant le praticien qu'il faut se demander si elles ne sont pas la forme la plus moderne de la maladie.

 

Leur description est impossible, car il y a autant de formes que de patients. Elles surviennent seules ou avec cortège d'autres symptômes. Elles se résument en une plainte qu'ici encore, entraîne le refus ou l'espacement des relations sexuelles. C'est le célèbre "pas ce soir chéri, tu sais que j'ai la migraine". Certains hommes ont trouvé une parade et proposent à titre préventif à leur compagne, du paracétamol, le soir...Tiens chérie, si tu as mal! Non merci ça va...Alors tout va bien. A ce titre, citons les spasmes de la sphère anale, sphère urinaire, sphère génitale (vaginisme, dyspareunie).

Dans les formes sévères , nous trouvons une existence , une identité entièrement structurées autour de la plainte douloureuse. Nous la nommons Lamentum doloris.

 

L'Hystérie est trois fois plus fréquente chez la femme que chez l'homme. Chez l'homme, les symptômes moteurs sont plus fréquents. Les circonstances étiologiques diffèrent 
- femme : suite à des conflits affectifs et sexuels 
- homme: suite à  des conflits socioprofessionnels, accident du travail , guerre (hystérie de guerre)
Chez l'homme, le Donjuanisme cache toujours l'impuissance et nous avons traité quelques cas de céphalée per-orgasmique ou post-orgasmique chez les messieurs. L'homme développe alors une stratégie d’évitement des rapports sexuels.

 

 

3. Névrose phobique

 

Relativement proche de l'hystérie, on parlait autrefois d'hystérie d'angoisse, Freud disait que la phobie est une hystérie ratée.

Effectivement dans les fantasmes phobiques, s’exprime souvent un imaginaire   théâtral ou exhibitionniste. Le phobique rougit facilement, mais à la différence de l'hystérique qui sera au milieu de la foule pour réaliser son accident de conversion, le phobique rasera les murs, loin de la foule.

 

L’attaque de panique est déclenchée par un objet (araignée, souris, plume...) par des situations n'ayant pas en elles même un caractère dangereux.

La phobie disparaît en dehors de l'objet ou de la situation et entraîne des stratégies d'évitement.

 

La phobie passagère est un symptôme très fréquent comme le trac aux examens,  monter sur une scène, et se rapproche de l’angoisse de performance .

Le philosophe Blaise PASCAL disait : " l'immensité des espaces infinis m'effraie", agoraphobe, il souffrait également d’une phobie à la traversée des ponts de Paris : il se cramponnait du côté gauche de sa calèche de peur de chuter par la portière côté droit, chuter du pont dans l'eau de la seine..

 

Les phobies:

 

Agoraphobie :
Surtout fréquente chez la femme
Elle concerne les espaces  découverts : supermarché , place publique, plage
Elle est souvent associée à la claustrophobie et entraîne une attaque de panique en situation. L’agoraphobe développe une stratégie d’évitement jusqu’à ne plus sortir de son domicile !
Lorsqu’il sort , il emprunte toujours le même trajet sur lequel des abris imaginaires sont repérés
Pour se réassurer, il va en compagnie d'un proche, d'un chien en laisse, d'une canne...

 

Phobies sociales :
13% de la population
C’est la peur de parler,de paraître en public ,la peur de manger en public (peur de vomir). L’éreutophobie en est une variante: peur de rougir en public (lunettes noires, grande écharpe, se dissimuler dernière le journal) ; crainte qu'une faute plus ou moins sexuelle se lise sur le visage.

 

Phobies d'animaux:  oiseaux, araignées, souris, chiens...
Elles sont un reliquat des phobies infantiles.

 

Autres phobies spécifiques :
Phobie des hauteurs(vertigo): étage élevé, peur et attirance vers le vide
Phobie des transports:  avion, train, bateau.
Claustrophobie : métro, ascenseur, autoroute , cave, tente de camping, tunnel, grotte, cinéma, théâtre, amphithéâtre. Le phobique s'assoit près de la sortie pour fuir à tout moment

 

Phobies d'impulsion:
Peur de se défenestrer, de se jeter sous l'autobus ou sous un train, peur de jeter le bébé par la fenêtre ou le laisser tomber par terre (symptômes fréquents du Baby Blues en post-partum).

 

Nosophobie : celle que l'on rencontre le plus fréquemment en algologie. A partir d'une zone douloureuse aiguë ou chronique, le malade développe une peur des maladies graves : cancer, infarctus du myocarde, Sida. Le phobique demande au médecin algologue de le rassurer. Nous sommes aux confins de l’hypochondrie.

 

Algophobie : peur de la douleur

 

 

Caractère phobique

 

 Moins bien connu que les caractères hystériques ou obsessionnels. La classification DSM 4 évoque la « personnalité évitante » caractérisée par un état d'alerte fréquent : le phobique a horreur des situations mal définies, mal perçues où ils pressent l'approche d'un danger. II a peur de l'obscurité des clairs obscurs extérieurs et non pour lui même. Il adopte le parti pris de la fuite (éloge de la fuite ?) soit attitude passive, d'inhibition, avec refus de tout contact, soit comportement de défi avec fuite en avant: il cherche les performances professionnelles  et s'attaque à ce qu'il y a de plus difficile.

Le phobique peut avoir un comportement de sur occupation (ne pas rester inoccupé une minute) et cela peut aboutir à des occupations dépourvues de sens apparent comme : écoute permanente de la radio, lecture de tous les imprimés, publicités, journaux... (A noter aussi : peur de l'engagement professionnel, mariage, maternité ou paternité).

 

Cas : patiente professeur d'anglais, venue consulter pour céphalées. Elle enseignait par correspondance (évitement) car elle avait phobie des conseils de classe, et plus précisément du contact avec les parents d'élèves, rappelant sa propre situation d'enfant vis à vis d'un parent. Schéma psychopathologique :            

 

              CLAUSTROPHOBIE  / INTERIEUR

 

 

                        Déplacement entre ces deux espaces

 

 

              AGORAPHOBIE   / EXTERIEUR

 

4. Névrose obsessionnelle

 

C'est la survenue d'obsessions et de compulsions sur une organisation de la personnalité obsessionnelle.

Les obsessions ou Troubles Obsessionnels Compulsifs (TOC).

Il y a irruption d'une pensée apparaissant au malade comme un phénomène morbide en désaccord avec sa pensée consciente. Cette pensée peut être un sentiment, une idée, une tendance. Quelques exemples :

1‑ Les obsessions idéatives : autrefois "folie du doute"

* sur des mots

* chiffres : calculs interminables (recalcule ses impôts, factures, comptes bancaires...) ou arithmomanie. Emile ZOLA comptait dans la rue les becs de gaz, les numéros de porte, les numéros de fiacre dont il additionnait tous les chiffres comme des unités. Les multiples de 3 puis de 7 étaient favorables. Mais 17 était défavorable. IL fut renversé par un fiacre dont l’addition des chiffres était 17. 

* sujets métaphysiques : la vie et la mort, l'existence de Dieu, l'infini...

2‑ Les vérifications multiples comme fermer la porte 5 à 6 fois, revenir en arrière, vérifier le gaz, taper trois fois les pieds sur le paillasson.

3‑ Les obsessions impulsions : le patient est assiégé par l'idée de commettre un acte absurde , ridicule, immorale comme prononcer des phrases sacrilèges dans une église ou des propos scatologiques au milieu d'une conversation de salon...

Pour lutter l’obsessionnel utilise des rituels conjuratoires de lavage , d’habillement etc.

 

La personnalité obsessionnelle est un caractère bien structuré et se repère facilement :
1 Goût de l'ordre et de la propreté
2 Ponctualité rigoureuse
3 Perfectionnisme
4 Fidélité aux engagements, sens du devoir (l'obsessionnel fait un excellent second dans une entreprise, un service hospitalier)
5 Sens de l'économie (mesquinerie, avarice, provisions, collections)
6 Intellectualisation et recherche du mot exact : froideur, sécheresse, impassibilité qui contraste avec la chaleur le protéisme et les démonstrations débordantes de l'hystérique.

 

En algologie : nous constatons classiquement les associations entre migraine et personnalité obsessionnelle ou encore douleurs anales ,colopathie, douleurs abdominales et traits obsessionnels.

 

Pour résumer les deux structures princeps de la névrose, l’érotisation du corps est à l’hystérique  ce que l’érotisation de la pensée est à l’obsessionnel.

La cigale hystérique et la fourmi obsessionnelle.

 

 



III    HYPOCONDRIE ET BORDER LINE

 

1  le syndrome hypocondriaque

 

La santé, c'est le silence des organes. Mais ce silence peut inquiéter. Dans Hanna et ses sœurs de Woody Allen, le docteur lui certifie qu’il n’a rien: «  Oui mais un jour j’aurai quelque chose ! ». L'hypocondrie réalise une syndrome qui se manifeste sous deux aspects ‑ une perception illusoire d'un trouble organique 
‑ une préoccupation corporelle qui s'impose à l'esprit de façon rappelée et incoercible.

 

Tous les stades existent de l'idée hypocondriaque anodine et transitoire chez l’étudiant en médecine ou élève infirmière au délire hypocondriaque psychotique.

 

L’hypocondrie autrefois brocardée par Molière dans Le Malade Imaginaire, est un syndrome de plus en plus fréquent dans nos sociétés occidentales.

 

Le discours intéresse essentiellement les zones corporelles profondes dont le fonctionnement est observé avec minutie. L'appareil digestif est privilégié. En fait, c'est le champ corporel non accessible qui est en cause. Le vocabulaire employé est médical, riche, imagé et métaphorique à l'inverse du sujet psychosomatique d'après MARTY (la pensée opératoire est synonyme de  pauvreté fantasmatique et désertification imaginaire,le fonctionnement étant « coupé » de l’inconscient).

 

La ligne platonicienne peut illustrer ce continuum entre la pensée concrète, simple et opératoire du psychosomatique d’une part et la pensée philosophique pure, très abstraite de l'obsesssionnel à l’autre extrémité.

 

Les algies diverses accompagnent ces symptômes: douleurs rachidiennes, céphalées, spasmes douloureux...

 

A la différence de l'Hystérie qui séduit et investit la relation médecin/malade d'une charge affective importante, l'Hypochondriaque est un monologue adressé aux uns et aux autres en toute occasion.

 

L'Hypocondriaque peut être au sein de son milieu habituel un tyran familial, imposant aux autres de vivre au rythme de l'observation excessive qu'il fait de lui-même. Le philosophe KANT se levait chaque matin à sept heures précise, faisait sa promenade quotidienne à Königsberg à savoir dix allers-retours de  l’allée principale , exigeait de son domestique une température constante de 14 ° C dans sa maison et craignait les méfaits de l'électricité...

Il faut bien sur savoir éliminer une cause organique, mais ne pas sombrer dans une collaboration quasi délirante dans la relation médecin/malade Hypocondriaque. Si on rencontre l'hypocondrie dans les névroses , notamment la névrose obsessionnelle, certains cliniciens pensent que l'hypocondrie est fréquemment une ultime défense pour des sujets prépsychotiques ou borderline. La plainte hypocondriaque partiellement rattachée à la réalité, est un rempart à l'irruption délirante, voire hallucinatoire. de même la « douleur anti souffrance » est un rempart contre la dépression.

 

 

Diagnostic Différentiel entre HYSTERIE et HYPOCONDRIE

 

Hystérie et Hypochondrie ont en commun l'antiquité de leur dénomination. Cette remarque n'est pas à minimiser car les deux syndromes ont des contiguïtés:
‑symptomatologie somatique

‑ la partenaire est le médecin

‑ le mode spécifique d'invalidité.

 

(1) Présence et absence du corps

 

1‑1 Présence du corps chez l'hystérie.

 

Le corps est théâtralement présent, attirant le regard par des manifestations spectaculaires. C'est un corps offert tout entier à la prise de l'autre, visant à séduire. L'Hystérie doit taire son message et le symptôme de conversion est l'écriture du message sur le corps.

 

1‑2 Absence du corps chez l'hypocondriaque.

 

Le corps n'est pas mis en scène dans son intégralité. Il est morcelé, disséqué dans son anatomie interne. Ce n'est pas le message du corps , la conversation somatique qui est donné à entendre, mais l'éloquence des organes. Le sujet revendique l'exploration de ses organes profonds par des IRM et bientôt des TEP scan. Le site, le lieu hypocondriaque est un non-lieu obscur, secret, inaccessible et incorporel...

 

 

(2) la relation au médecin

 

2‑1 L'hystérique érotise la relation et gratifie le médecin en guérissant du symptôme ‑ cadeau vénéneux... pour rechuter bientôt ; la relation au médecin est personnalisée.

 

2‑2 L'hypocondriaque ne tient aucun compte de la personne du médecin. Seules l'intéresse, la qualité, la spécialité, la technicité du médecin. L'hypocondriaque , malade imaginaire est surtout lui-même médecin imaginaire, parlant à son confrère. Dans la relation transpire l'agressivité.

 

(3) L'invalidité

 

3‑1 L'hystérie peut être invalide de manière temporaire ou intermittente, plus rarement chronique, mais les temps changent et les bénéfices secondaires peuvent chroniciser l’invalidité, l'offre d'assistance est particulièrement généreuse en France.

 

3‑2 L'hypocondrie a une évolution chronique d'une seule tenue. La maladie s'éternise et elle éternise le malade. Il est très actif dans sa quête médicale, la comptabilité des dépenses, prises en charge et remboursement, dépassement d'honoraires de tel professeur, et il consigne par écrit les fabuleuses mémoires de ses aventures viscérales.

Dans les deux cas, il peut y avoir mise en invalidité du médecin, ne pouvant guérir ces sujets... A l'agressivité cachée et feutrée de l'hystérique, à l'agressivité manifeste de l'hypochondrie, le médecin peut développer une contre agressivité en miroir, conduisant à la rupture thérapeutique. Et ceci surtout face à l'hypocondrie lui-même médecin imaginaire...

 

 

 

Hypocondrie et culture : de l’expiation au préjudice

L’hypochondrie est une maladie de pays riche , une maladie de la prospérité, de l’économie d’abondance.

L’hypocondrie est rare quand les conditions de vie sont précaires , en économie de survie. En consultations annuelles par habitants sur la planète, viennent en tête l’Australie et Israël. Alors que les deux tiers des habitants de la planète meurent encore de faim , de guerre ou d’infections, du paludisme ou du sida. A l’Occident les magazines de santé font un tabac : 1,5 millions d’exemplaires en France et 70% des lecteurs sont des femmes. Les portails et sites Internet consacrés à la santé attirent de plus en plus de visiteurs.

Jusqu’à la fin du 19 ème siècle la douleur et la maladie entrent dans le champs d’une culture de l’expiation et de la rédemption ; il est immoral de s’occuper de son corps. Nous sommes sortis de cette culture de la culpabilité pour une culture de la jouissance.

J’ai le droit à la jouissance, j’ai le droit à la santé et si je ne les obtiens pas je vais le revendiquer. Je suis dans une culture du jouir et par conséquence une culture du préjudice. Est-ce que je jouis suffisamment de ce droit (à la santé par exemple) et est-ce que j’en jouis aussi bien que mon voisin ?L’idée de préjudice peut déboucher sur l’action procédurière, en hausse bien sur.

Les soignants se retrouvent à soigner « ceux qui ne souffrent de rien ». Ainsi certains homéopathes affirment  «  soigner la santé ».

 

2. L'état-limite et le border-line

 

Relativement fréquent dans notre expérience en algologie, l' état-limite se situe dans un registre classiquement intermédiaire entre la névrose et la psychose. Mais d'abord affinons la clinique de ce fourre-tout, de cette zone frontière de ce noman's land. Dans la clinique française, il s'agit de 2 entités différentes. La seule traduction de l'anglais vers le français ne peut résumer une complexité clinique authentique. Les travaux de Jean BERGERET sont déterminants pour distinguer et nuancer une originalité hexagonale dans l' uniformisation mondiale et standardisée. Pour nous, l'état-limite penche du coté de la névrose, il peut élaborer, établir une relation transférentielle durable et régulière, il peut symboliser et se construire. Malheureusement à l'opposé, le border-line penche du coté de la psychose et il sera plus instable, plus addicte aux substances, plus irrégulier et imprévisible dans les rendez-vous de consultation, l'accroche relationnelle sera plus lâche, voir inexistante. Les décompensations psychotiques sont plus fréquentes. Le pronostic n'est évidement pas le même.

 

Ceci étant précisé, dans les deux cas le patient peut être très bien adapté socialement voire hyperadapté et capable de maintenir les apparences. Il peut avoir une réussite professionnelle satisfaisante avec le besoin d'être apprécié et admiré, mais s'appuyant sur des relations d'exploitation d'autrui ou s'engage une bonne part de son agressivité.

 

Les auteurs anglais ont décrit la personnalité "as if" = « comme si » remarquant une plasticité, dans les comportements extérieurs, mais le quartet symptomatique est là : Affectivité, Agressivité, Addiction, Psychose.

(1) Affectivité inadéquate surgit lorsqu'il faut s'engager dans des relations affectives plus étroites :
-le caractère superficiel, mouvant et instable, contraste avec l'hyper adaptation extérieure

-l'exigence de relations affectives "anaclitiques", (se coucher contre), de dépendance et d'étayage à la fois.

 

(2)Agressivité est très marquée faite de  colères, hostilité, violence : Passage à l'acte et crises clastiques

 

(3) Addictions et impulsivité : boulimie, alcoolisme, toxicomanie, jeux , conduites à risques, addictions médicamenteuses aux antalgiques.

 

(4) Psychoses transitoires plus ou moins délirantes avec symptôme de dépersonnalisation, de déréalisation. Le symptôme douloureux corporel peut être un rempart ou une cicatrice de l'émergence psychotique.

 

 



IV   PSYCHOSES CHRONIQUES

 

1 ‑ Psychose dissociative  : la schizophrénie

 

* Discordance : bizarrerie, barrages

* Délire paranoïde, flou

* Autisme : repli sur soi 

 

Plutôt rare en algologie, même si nous connûmes un patient schizophrène qui alternait les épisodes d'algie vasculaire de la face et les décompensations schizophréniques délirantes. Lorsqu’il avait mal , il ne délirait plus et inversement… Un autre patient schizophrène fut opéré au coude pour déplacer le nerf cubital .Il avait une douleur d’apparence neuropathique. Lors de l'hospitalisation, il nous demandait beaucoup de morphiniques , et dans ses antécédents nous découvrîmes divers trafics de drogue avec l'Extrême Orient ; les morphiniques ont ici un double impact , antalgique certes mais aussi incontestablement psychodysleptique , véritable automédication contre l’angoisse psychotique.

Par contre la personnalité schizoïde (repli , tendance à l’abstraction , hermétisme) est régulièrement retrouvée dans la pratique algologique .

 

 

2 ‑ Délires chroniques :

Si le délire paranoïaque est rare en algologie, la personnalité paranoïaque est plus fréquemment retrouvée.

Le délire paranoïaque est classiquement

 * en secteur : préjudice, jalousie et érotomanie.

 * en réseau : délire d'interprétation de Sérieux et Capgras.

 

 La personnalité paranoïaque :

1 Méfiance 
2 Psychorigidité 
3 Surestimation de soi
4 Absence d’auto-critique et fausseté du jugement
5 Conflits et difficultés relationnelles

 

En algologie ,la dimension quérulente et/ou procédurière s’affiche ,le paranoïaque demande des certificats médicaux pour argumenter un contentieux avec la sécurité sociale, le médecin ou le chirurgien , la médecine du travail ,l’ employeur ou son assurance.

 

3 ‑ Psychose Hallucinatoire chronique (PHC) :

4 ‑ Paraphrénies.

 

 

 



V    PSYCHOPATHIE

 

La séméiologie montre d’abord une biographie mouvementée associée à la triadeinstabilité, impulsivité, inadaptation.

*Enfance :
Souvent placements itératifs, abandons
Irrégularité, difficultés scolaires, indiscipline ++
Chapardages, école buissonnière
Fugues

*Adolescence :
Conflits répétés avec autorité (parents, professeurs)
Echecs scolaires, renvois successifs
Délinquance
Nomadisme, fugues, TS, excès alcoolique, toxicomanie et prostitution

*Service militaire: insubordination, prison militaire, désertion

*Adulte :
Difficultés majeures d’insertion socioprofessionnelle
Triangle de vie déroulé entre ces 3 points:  HOPITAL - ROUTE - PRISON
Combines, vols, grivèlerie, vie parasitaire
La vie est marquée parles  passages à l'acte
Intolérance aux frustrations avec impulsivité
Gestes suicidaires, mythomanie et dimension perverse.

 

En hospitalisation au Centre Anti‑Douleur,le  patient psychopathe peut venir pour sevrage morphinique ou à la recherche de morphiniques. Il faut être vigilant devant une tendance à la manipulation…

Mais la personnalité psychopathique se retrouve régulièrement dans un autre contexte : la biographie mouvementée a entraîné des conduites à risques, alcoolisme et accidents graves. En consultation, nous les voyons alors derrière des tableaux de paraplégie ou tétraplégie entraînant des douleurs de décubitus ou des douleurs de déafférentation neuropathique. Le tableau dépressif, la compassion ou le PTSD (Post Traumatic Stress Disorder) nous occultent souvent la psychopathie sous jacente.

 

 



VI    LES PERVERSIONS

 

Nous n’en voyons jamais en consultation de la douleur, mais cela pose la question des liens entre  masochisme et douleur. LACAN disait qu’il y a du "chiqué" chez le masochiste. Et pour lui, la douleur est un "doux leurre".

Par contre nous rencontrons les victimes des pervers. Plusieurs études montrent la fréquence d’abus sexuel et/ou physique dans l’enfance chez les douloureux chroniques.

Personnalité manipulatrice:

- Quête et affirmation du pouvoir: toutes les relations sont instaurées en terme de prise de pouvoir, d'ascendance, de domination physique et/ou intellectuelle

- Séduction

- Culpabilisation d'autrui

- Flou des engagements, refus d'endosser une responsabilité, 

- Mensonges répétés, absence de scrupules, absence de culpabilité

 

 

 

Bibliographie :

 

1- Thérèse LEMPERIERE ,Abrégé de  Psychiatrie de l’adulte , Masson , Paris , 1977.

2- Henri EY, Manuel de psychiatrie , Masson , Paris,1974.

3- André BLAVIER, Les fous littéraires , Henri Veyrier , 1982.

4- Guy BECHTEL et Jean-Claude CARRIERE,Le livre des bizarres ,Robert Laffont, Paris,1981

5- Thérèse LEMPERIERE, Dépression et comorbidités somatiques , Masson, Paris 2003

 

 
 
Les psychotropes, médicaments de la douleur chronique - Dr Fabrice Lorin

Dernière mise à jour de la page: 26 aout 2011

 

Dr Fabrice LORIN


Psychiatre des Hôpitaux
Centre d’ Evaluation et de Traitement de la Douleur Chronique
CHU de Montpellier

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Cours Faculté de médecine, Capacité Traitement de la douleur

 

 

 

LES ANXIOLYTIQUES - LES HYPNOTIQUES- LES ANTIDEPRESSEURS - LES NEUROLEPTIQUES- LES NORMOTHYMIQUES (stabilisants de l'humeur)

Introduction : 

La prescription et l'utilisation d’une classe de médicaments spécifiques, les psychotropes en l’occurrence, sont rarement explicitées dans la prise en charge de la douleur chronique. Pourtant ils sont très employés en algologie et ils restent proches de leur usage en psychiatrie. L’imagerie dynamique par le TEP scan nous montre les projections corticales de la douleur physique et de la souffrance morale : elles sont voisines et juxtaposées sur l’aire cingulaire antérieure. L’approche neurobiologique confirme l’importance des neuromédiateurs dans la douleur et la dépression ; ils sont souvent identiques et impliqués dans les deux. La neurobiologie et l’imagerie fonctionnelle confirme la clinique et la grande proximité entre les 2 sensations, déjà repérée par les philosophes grecs. Ensuite la douleur chronique s'accompagne très souvent d'une comorbidité avec le syndrome anxieux, le syndrome dépressif, les troubles du sommeil ou les troubles graves de la personnalité. L'étude approfondie des troubles psychiques sous-jacents à la douleur chronique montre un vaste éventail allant du simple trouble anxieux réactionnel à la psychose chronique. La connaissance et le maniement des psychotropes en algologie sont donc indispensables. Par ailleurs certains psychotropes ont une action antalgique spécifique sur laquelle je reviendrais. Cependant, la prise en charge psychologique et/ou psychothérapique, reste primordiale. La complexité de l'être humain ne peut se résumer à un presse-bouton neurobiologique. Comme en psychiatrie, le soin de la douleur chronique ne saurait être exclusivement chimique. Le relation et le transfert gardent toute leur efficience. Une réflexion sur l'anthropologie de la douleur et son traitement n'est pas à délaisser. La thérapeutique doit rester ouverte, duale et synthétique, neurobiologique et psychodynamique. Il ne faut pas mépriser la matière. Alors en route vers la machine!



I- LES ANXIOLYTIQUES OU TRANQUILLISANTS

La prescription des anxiolytiques doit être abordée en tenant compte à la fois des indications mais aussi du problème de leur consommation importante constatée en France.

25 à 30 % des adultes en population générale utilisent des anxiolytiques ou des hypnotiques occasionnellement ou régulièrement sur une année.

Les consommateurs chroniques représentent 6 % de la population globale. Les quantités de médicaments anxiolytiques distribués sont deux à trois fois plus importantes en France que dans la plupart des pays industrialisés. Pourquoi une telle performance hexagonale?

L’anxiété est très fréquente en population générale et la limite entre anxiété normale et pathologique est parfois difficile à préciser. L'autre élément essentiel expliquant une consommation importante est la dépendance.

Certains sociologues avancent aussi l'hypothèse du « bien vivre ». La France est le pays de Rabelais, de la bonne chère et de la qualité de vie. Les Français aiment jouir de la vie et ne supporteraient pas l'anxiété, la dépression ou la douleur. D'où une forte consommation de produits touchant à ces domaines. Je vous laisse juge de cette hypothèse.

1 - Les benzodiazépines BZD

Elles ont vu le jour en 1959, et elles sont les psychotropes les plus prescrits. Des études épidémiologiques ont montré que le TAG, Trouble Anxieux Généralisé, concerne 5 % des populations quelques soit la latitude.

1-1 Propriétés pharmacologiques : les BZD ont en commun 4 propriétés :

* anxiolytique
* sédatives
* anticonvulsivante
* myorelaxante

1-2 Les récepteurs aux benzodiazépines.

En 1977, les recherches concluent à l'action des

Benzodiazépines (BZD) par renforcement du fonctionnement GABA-ergique. L'acide gamma-aminobutyrique est le principal neuromédiateur à effet inhibiteur chez l'homme. En plus de ses récepteurs centraux, il existe des récepteurs périphériques pour lesquels certaines benzodiazépines ont une grande affinité et qui sont présents dans le foie, le rein, et d'autres tissus périphériques. Au niveau central les BZD se fixent essentiellement sur le site nanomolaire de type BZ2, alors que le Stilnox se fixe sur le site BZ1.

1-3 Pharmacocinétique.

De caractère lipophile les BZD ont un passage rapide à travers les membranes. Elles sont presque toutes insolubles dans l'eau. L'absorption peut être par voie orale (complète et élevée), intramusculaire (plus lente et plus erratique), rectale (Variable d'un sujet à l'autre) ou intraveineuse (donnant les pics plasmatiques les plus élevés et les plus favorables à un passage dans le SNC).

A noter que les benzodiazépines passent la barrière placentaire et sont retrouvées dans le lait maternel.

Par voie orale la résorption est presque toujours complète du fait de leur bonne liposolubilité.

Le pourcentage de liaison aux protéines est toujours très élevé pour l'ensemble des BZD. Il n'y a pas à redouter l'interférence médicamenteuse majeure par un mécanisme d'interaction avec la liaison protéique.

Chez les sujets âgés le volume de distribution est le plus souvent augmenté contribuant ainsi à l'allongement de la demi-vie.

Élimination : essentiellement dans les urines. Lorsqu'on recherche un effet hypnotique il semble judicieux de choisir plus particulièrement une BZD a demi-vie courte pour éviter les problèmes d'accumulation et les effets résiduels au cours des prises itératives.

LES BZD à demi-vie longue présentent moins d'inconvénients que les demi-vies courtes quant à leur participation un éventuel syndrome de sevrage.

1-4 les effets secondaires :

Les BZD sont des médicaments peu toxiques et les doses susceptibles de provoquer des intoxications sont très supérieures aux doses thérapeutiques et n'entraînent jamais de décès si d'autres traitements ne sont pas associés.

L'effet sédatif :

Il est parfois recherché par le prescripteur. Mais dans la plupart des cas cet effet est gênant et survient à des posologies proches des posologies anxiolytiques. Les troubles de la vigilance : la somnolence ou la confusion traduisent un surdosage. Mais une altération des performances est le plus fréquemment retrouvée aux doses thérapeutiques, d'où la précaution d'emploi chez le conducteur d'engins ou d'automobiles.

L'effet amnésiant :

Les effets amnésiant ont surtout été étudiés en anesthésiologie. Ce sont alors des effets recherchés pour éviter aux patients de se souvenir d'événements désagréables. Par contre en ambulatoire l'amnésie devient un effet indésirable. Elle est de type antérograde et survient chez tous les malades des que l'on utilise des doses élevées, les sujets âgés étant particulièrement sensibles. Les molécules à résorption rapide provoquent les amnésies les plus spectaculaires.

Effets dés-inhibiteurs :

Chez l'animal comme chez l'homme, les BZD permet une facilitation de l'action ressemblant à celle observée avec l'éthanol. Cet effet est bénéfique quand l'anxiété ne permet plus au sujet d'agir mais cela permet le passage à l'acte de sujet impulsif comme les enfants hyperkinétiques, les sujets alcooliques, les sujets âgés et excités. On parle d'effet paradoxal. À fortes posologies cet effet disparaît remplacé par l'effet sédatif. L'effet dés-inhibiteur peut cependant être la cause de tentative de suicide.

La dépendance :

Après traitement prolongé, on peut observer une dépendance qui rend le sevrage difficile. Les signes cliniques sont alors : fatigue physique, troubles du sommeil, céphalées, vertiges, tremblements, sudation, constipation. Il est donc recommandé de pratiquer une diminution progressive sur plusieurs jours.

1-5 Interactions médicamenteuses :

Action potentialisée avec les antidépresseurs, neuroleptiques, lithium, morphiniques, et éthanol.
Action réduite avec carbamazépine, phénytoine qui sont des inducteurs enzymatiques.
L'effet des antidépresseurs peut être diminué par l'association aux benzodiazépines.

1-6 Les contres indications :

La myasthénie, l'insuffisance respiratoire grave, l’allergie aux BDZ.

En pratique en algologie, nous utlisons souvent le Tranxène en perfusion durant l'hospitalisation puis le Xanax en per os lors du suivi en ambulatoire. Le Rivotril est également fréquement employé dans les douleurs neuropathiques.

 

2 -La buspirone (Buspar)

C'est un dérivé qui ne peut être rattaché au plan chimique à aucun médicament actuellement utilisé il se rapproche par sa structure de la Clozapine.

Mécanisme d'action :

il n'agit pas sur les récepteurs Gaba par contre la buspirone se lie aux récepteurs 5-HT1A donc interfère avec le système sérotoninergique. La buspirone se lie aussi avec des récepteurs dopaminergiques en bloquant les sites présynaptiques. La buspirone a un faible pouvoir d'inhibition sur l'activité motrice, elle n'est pas anticonvulsivante, ni myorelaxante.

Après une résorption par voie orale très rapide le pic plasmatique est atteint en moins d’une heure.

3 - L'hydroxyzine (Atarax)

Elle agit entre autre sur le récepteur H1, récepteur de la sédation. Mais également sur le récepteur 5HT2C, récepteur de la satiété, d’où la prise de poids possible.

Elle est commercialisée sous trois formes galéniques (comprimé, sirops, injectables) et elle est prescrite dans le cas de manifestations mineures de l'anxiété. L’injection IV est interdite depuis quelques mois suite à de rares nécroses au point d’injection. Aussi utilisée en prémédication d'anesthésiologie ou d'examens radiologiques pénibles. Enfin elle est aussi indiquée dans le traitement symptomatique de manifestations allergiques comme des rhinites spasmodiques, conjonctivite, urticaire.

Elle est un dérivé de la pipérazine non apparentée chimiquement aux phénothiazines. Elle n'a pas d’effet dépresseur cortical mais inhibe l'activité de certaines régions subcorticales. Elle permet une action sédative sur la tension émotionnelle et l'anxiété, et favorisent ainsi le contrôle de l'émotivité et de certaines réactions neurovégétatives. La durée d'action est de 6 à 8 heures. Elle est une bonne alternative aux BZD pour les personnes âgées, car dépourvue d’action myorelaxante, elle minore le risque de chute.

4- L'étifoxine (Stresam)

Elle est indiquée et dans les manifestations psychosomatiques de l'anxiété notamment en expression cardio-vasculaire. Elle n'entraîne pas d'effet rebond ni de pharmacodépendance psychique ou physique. Elle exerce une action régulatrice neurovégétative.

5 -Les carbamates

Le principal est le méprobamate (EQUANIL) utilisé depuis 1955. En pratique courante, citons : l'EQUANIL, PROCALMADIOL, MEPRONIZINE.

Les carbamates ont 3 propriétés :

* anxiolytique
* sédative
* myorelaxante

Le méprobamate est indiqué dans l'anxiété en particulier en prémédication et dans les contractures douloureuses réflexes.

Son action s'effectue par une inhibition sous corticale au niveau de la formation réticulée et du thalamus. C'est donc un anxiolytique par diminution de l'excitabilité du système limbique.

L' hydroxyzine, l'étifoxine et le méprobamate n'ont jamais vraiment été évalués chez l'homme dans le trouble anxieux généralisé !

6 - Venlafaxine (Effexor) et la Paroxétine (Déroxat)

Ces deux antidépresseurs ont désormais l'AMM dans le traitement du TAG qui dure depuis plus de six mois. Ces deux produits ont un délai d'action plus long que celui des benzodiazépines, ils n'agissent qu'au bout de 3 semaines et ont une taille d’effet plus faible de 2 à 3 points sur l’échelle d’anxiété d’Hamilton. En revanche, leur efficacité semble durer plus longtemps que celle des benzodiazépines qui s'arrêtent après un ou deux mois. Ces deux médicaments sont aussi utilisés dans le traitement du trouble panique AP, de l'anxiété sociale, et du TOC.

7 -Aspects particuliers de la prescription

Certaines précautions sont à prendre selon l'âge et le terrain.

7-1 Chez l'enfant, les traitements anxiolytiques sont mal codifiés. L'enfant semble plus vulnérable vis-à-vis d'effets secondaires graves comme les effets paradoxaux. Même s'il n'existe pas de données de suivi au long cours suffisantes, il est probable qu'une utilisation précoce des anxiolytiques favorise les conduites addictives ultérieures. Chez l'enfant et chez l'adolescent, les anxiolytiques sont donc à éviter et à réserver aux formes graves perturbant le développement et l'adaptation.

7-2 Le sujet âgé est un consommateur important de benzodiazépines. Par principe, les posologies de début de traitement sont à réduire de moitié. Le sujet âgé est plus sensible aux effets paradoxaux comme aux autres effets secondaires notamment mnésiques. Le risque de chute due à la sédation est une réalité fréquente avec son risque de fractures liées à la prévalence de l'ostéoporose. Chez les personnes âgées, il est préférable d’utiliser des BDZ de ½ vie courte comme Xanax Temesta Seresta et Veratran et éviter les BDZ à ½ vie longue comme Lexomil, Valium, Tranxene, Nordaz, Victan, Noctran, Urbanyl, Lysanxia.

 

 

7-3 La femme enceinte. Il est de règle d'arrêter tout anxiolytique pendant toute la durée de la grossesse. Mais ce n'est pas toujours facile et bon nombre de femmes enceintes prennent des anxiolytiques. Le risque tératogène des BZD n'a pas été prouvé. La prise de BZD pendant la grossesse expose à deux risques pour le nouveau né : le syndrome du « bébé mou » (hypotonie, hypothermie, détresse respiratoire, difficultés de succion, tableau généralement en régression en quelques jours) et le syndrome de sevrage (hyperexcitabilité, trémulations, crises convulsives).

7-4 Les sujets présentant des conduites addictives à d'autres produits, la prescription d'anxiolytique doit être prudente. Les toxicomanes utilisent souvent des anxiolytiques à visée thérapeutique. Les anxiolytiques peuvent potentialiser l'effet des opiacés et de la méthadone. Rarement des conduites addictives aux anxiolytiques eux-mêmes sont observées.

Conduite à tenir en cas de surdosage : le risque léthal est exceptionnel lorsque l'anxiolytique est ingéré seul. L'utilisation d'un produit antidote comme le flumazenil Anexate peut améliorer les troubles de la conscience et éviter une intubation trachéale.



II – LES HYPNOTIQUES

Un hypnotique est une substance capable d'induire ou de maintenir le sommeil avec pour contrepartie une action dépressive sur le système nerveux central et respiratoire, l'augmentation des doses pouvant conduire à un coma. Les troubles du sommeil sont très fréquents en algologie, et l'insomnie abaisse le seuil de la douleur. Induire le sommeil est donc un traitement symptomatique d'usage fréquent.

1 Pharmacologie

Plusieurs familles de molécules peuvent induire une sédation. Certaines plantes sont efficaces comme le pavot, la belladone et d'autres présentés en tisane sont largement utilisés en tant que placebos impurs comme la valériane, la passiflore, l’aubépine le tilleul. L'alcool est souvent consommé comme inducteur du sommeil mais c'est un hypnotique médiocre car s'il facilite l'endormissement, il fragmente le sommeil notamment au cours du sommeil paradoxal, et augmente les apnées du sommeil. Les barbituriques apparus en 1902 ont dominé la scène jusqu'à la venue des benzodiazépines. Ils ne doivent plus être indiqués dans l'insomnie. De même le méprobamate ou Equanil qui est situé entre les barbituriques et les BZD fut très prescrit dans les années 50 et sa prescription n'est plus justifiée. Les phénothiazines ont beaucoup été utilisées: Théralène, Phenergan. De même la plupart des antidépresseurs ont une action hypnotique remarquable.

Les BZD dominent la classe des hypnotiques officiels.

Deux nouvelles familles sont apparues : Zopiclone=Imovane et Zolpidem= Stilnox.

Pharmacodynamie : Les BZD sont des agents GABAergiques, le GABA inhibent les autres systèmes mono aminergiques noradrénaline, dopamine, sérotonine.

Pharmacocinétique : il est important de tenir compte de la durée d'action des hypnotiques et de leur demi-vie plasmatique. Mais les concentrations corticales sont toujours très supérieures aux concentrations plasmatiques. Ainsi les BZD ultracourtes sur le plan de la demi-vie plasmatique, peuvent avoir des effets résiduels diurnes. Les demi-vies longues et associations multiples sont à éviter chez les sujets âgés.

2 Thérapeutique

2-1 Principes de prescription :

Il faut obéir à une logique de progression. L'hygiène des rythmes de vie éventuellement associée à la prescription de placebos impurs peut entraîner un succès.
Puis débuter avec les molécules récentes Zopiclone et Zolpidem moins toxiques, moins addictives.
Poursuivre avec une BZD à demi-vie raisonnable comme Havlane, Noctamide.
Dans tous les cas il faut rechercher la dose minimale efficace.
L'interruption ou le sevrage de l'hypnotique pourrait être simple ou progressif.
Il faut informer le patient d'un éventuel effet rebond à l'arrêt du produit et du risque de dépendance.

Les effets secondaires :

-Effets sur la vigilance diurne. Un récent texte de loi fait obligation aux praticiens d'interdire ou de déconseiller fortement la conduite automobile aux personnes souffrant de somnolence. La responsabilité du médecin prescripteur de sédatifs est engagée.

-Effets paradoxaux : augmentation des cauchemars, et l'euphorie, instabilité psychomotrice voire Hypomanie ont été décrits avec de nombreuses BZD.

-Insomnie rebond : elle apparaît lors de la cessation du traitement durant les quatre nuits suivantes. L'insomnie s'accompagne d'une activité onirique riche avec cauchemars terrifiants même chez les sujets sains. Elle peut apparaître après seulement 3 nuits de traitement, la durée du traitement ne semble donc pas être un facteur déterminant de son apparition.

-Dépendance physique et syndrome de sevrage : les signes sont variés : nausées myalgies, anesthésie, le tremblement, sueur, insomnie, cauchemars, anxiété, agitation, vertiges, tristesse voire hallucinations, crises comitiales et confusion. Les symptômes de manque peuvent persister plusieurs mois mais semble moins marqué avec les deux molécules les plus récentes.

-Toxicomanie : certains hypnotiques comme le Rohypnol, Halcion peuvent s'impliquer dans un mésusage en association avec de l'alcool ou de la drogue,afin d'obtenir certains effets psychodysleptiques.

-Echappement : la perte d'efficacité des hypnotiques BZD est classique.

-Troubles mnésiques : c'est l'effet le plus controversé des BZD. L'amnésie antérograde peut s'accompagner d'une levée d'inhibition et amener des conduites médico-légales surtout avec les BZD courtes et ultracourtes comme Halcion.

-Durée de prescription : limiter à quatre semaines renouvelables.

-Altération de l'architecture du sommeil : ils sont constants car le sommeil procuré par les hypnotiques n'est jamais physiologique.

2-2 Aspects particuliers de la prescription :

Grossesse : Le risque tératogène des BZD n'est pas confirmé.

Mais le passage transplacentaire et dans le lait peut conduire à une sédation voir une hypotonie et parfois même des signes de sevrage chez le nouveau-né. On évitera donc la prescription de BZD au cours du premier trimestre, en fin de grossesse et en cours de lactation.

L'enfant : l'usage des hypnotiques doit rester prudent. L'utilisation fréquente de BZD au cours de l'enfance favorise la toxicomanie ultérieurement. L'insomnie chez l'enfant est le plus souvent réactionnelle à l'environnement socio-familial. L'insomnie chez l'enfant répond favorablement à la prescription d'hypnotiques aux parents !

Sujet âgé : l'élimination des hypnotiques est plus lente d'où l'augmentation du risque d'effets résiduels diurnes avec troubles cognitifs. La nécessité fréquente de se lever la nuit (prostate) peut amener des chutes et des traumatismes, des épisodes de confusion mentale. Chez les personnes âgées, il est préférable d’utiliser des BDZ de ½ vie courte comme Normisson, Havlane, Noctamide, Stilnox, Imovane.

 

3-Indications

L'insomnie réactionnelle est transitoire. La réglementation en France limite la prescription à quatre semaines.

En fait les sujets évaluent eux-mêmes leurs qualités de sommeil, l'insomnie est une plainte subjective parfois en contradiction avec les enregistrements polygraphiques de sommeil et qui montrent des nuits correctes voire normales.

L'autre indication plutôt controversée concerne le « jet lag ».

4-Contre indications

Le syndrome d'apnée du sommeil, SAS. 30 % des sujets âgés de plus de 65 ans auraient les critères objectifs du SAS sans avoir obligatoirement les symptômes. Mais certains sujets peuvent passer d'un stade paraclinique vers un stade pathologique lors de l'adjonction d'un hypnotique. Zopiclone et Zolpidem semble avoir prouvé leur innocuité.

Myasthénie, allergie connue, insuffisance respiratoire grave.

Contre indications relatives : sujets à risque de dépendance toxicomaniaque.



III - LES ANTIDEPRESSEURS OU THYMO-ANALEPTIQUES

Les troubles de l'humeur sont les troubles mentaux les plus fréquents ou se situent au troisième rang derrière les troubles phobiques et l'addiction alcoolique selon les études épidémiologiques.

La prévalence des épisodes dépressifs majeurs est variable selon les pays. La prévalence est basse en Asie mais beaucoup plus élevée aux USA. En France la prévalence est de l'ordre de 10 % chez les hommes et 20 à 25 % chez les femmes. Rappelons qu'au cours d'un épisode dépressif majeur il y a un risque élevé de suicide actuellement évalué à 12000 morts par an par suicide en France dont 6000 morts par an dues à la dépression. Notons que les 6000 autres suicides ne sont pas reliés à des épisodes dépressifs. La dépression est un réel enjeu de santé publique.

La dépression est une entité pathologique à part entière qui n'a rien à voir avec la tristesse ordinaire passagère consécutive à la survenue d'un événement délétère. Elle ne peut ou ne doit pas être confondue avec un mal-être transitoire, qui peut être éprouvé par chacun.

Les troubles dépressifs sont la quatrième cause mondiale génératrice de handicap se situant même avant les cardiopathies ischémiques. Les simulations prospectives réalisées sur les 20 prochaines années prédisent qu'en 2020 les troubles dépressifs pourront devenir la deuxième cause mondiale de handicap.

L'OMS chiffre à 340 millions d'individus dans le monde actuellement touché par des troubles dépressifs.

Diagnostic et la dépression :

Les patients qui ont une humeur diminuée souffrent d'une perte d'énergie et d'intérêt, d'un sentiment de culpabilité, de difficultés de concentration, d'une perte d'appétit et peuvent avoir des pensées de mort ou des idées de suicide.

De nombreuses études épidémiologiques ont mis en évidence la fréquence de quatre symptômes : l'insomnie, la fatigue, la perte d'intérêt, les difficultés de concentration.

La prise en charge médicamenteuse : à partir du moment où le diagnostic d'épisode dépressif majeur est établi, le traitement doit avoir pour objectif immédiat de soulager la souffrance psychique et physique du malade, limiter l'éventualité d'un risque suicidaire. Les antidépresseurs sont efficaces dans deux cas sur trois et il faut environ 3 mois pour évaluer l'efficacité d'un traitement ( J.Rush, American Journal of Psychiatrie 2006 163: 1905-1917). Le premier antidépresseur Tofranil, est utilisé depuis 1957.

 

Choisir un antidépresseur

 

1-La notion de délai d'action. En termes pharmacologiques, les antidépresseurs, comme tous xénobiotiques introduits dans un organisme vivant, agissent immédiatement ; en revanche, en termes cliniques, il existe un délai d'action quel que soit l'antidépresseur et quelle que soit la voie d'administration, ce délai est au minimum de deux à trois semaines voire beaucoup plus. On peut aller jusqu'à huit semaines. D'où la nécessité d'informer le patient afin d'obtenir une bonne observance du traitement.

La présence de symptômes surajoutés, par exemple un déficit émotionnel, il sera plus pertinent de prescrire un antidépresseur avec composante dopaminergique.

La présence de comorbidité va définir une hiérarchie et une temporalité des traitements.

2-Le choix de l'antidépresseur :

Dans les dépressions légères à modérée en ambulatoire, il est recommandé de choisir l'antidépresseur le mieux toléré, le moins dangereux et le plus simple à prescrire. Les IRS et les IRSNa sont généralement privilégiés en première intention dans cette indication tandis que les dépressions sévères font appel d'emblée aux imipraminiques au cours d'une hospitalisation.

L'approche neurobiologique fait référence à des dysfonctionnements aminergiques. La dépression n'est pas un déficit en noradrénaline ou en sérotonine exclusivement, mais probablement une modification de l'équilibre entre ces différents systèmes.

D'autres systèmes peptidergiques et facteur de croissance par exemple sont impliqués dans la rupture de l'homéostasie centrale provoquée par cette pathologie. Mais on peut émettre l'idée que certains patients peuvent présenter de manière prépondérante soit un déficit en noradrénaline, soit en sérotonine par exemple. D'où l'hypothèse que certains patients pourraient répondre mieux à un antidépresseur à tropisme monoaminergique plus spécifique.

L'ancienne classification des antidépresseurs doit être revue.

Tropismes principaux des moléculesMécanismes d'action putatifFamilleNom de spécialité
systèmes 5 HT NAD DAenzymatiquesIMAO réversiblesMoclamine Humoryl
 multipleimipraminiquesProthiaden
 inhibiteurs de la capture de neuromédiateursIRSProzac Zoloft
systèmes 5 HT NADmultiplesimipraminiquesLaroxyl Anafranil
 multiples Athymil Norset
 inhibiteurs de la capture de 2 neuromédiateurs Effexor Ixel
 inhibiteurs de la capture de neuromédiateur IRS DéroxatIRSDéroxat
systèmes NAD DA inhibiteurs de la capture de 2 neuromédiateurs Zybansystèmes NAD DA inhibiteurs de la capture de 2 neuromédiateurs Zyban Zyban
système 5 HT inhibiteurs de la capture de neuromédiateur IRS Floxyfral Séropramsystème 5 HT inhibiteurs de la capture de neuromédiateur IRS Floxyfral SéropramIRSFloxyfral Séropram
 favorise et inhibe la capture de neuromédiateur Stablon Stablon
système NAD inhibiteur de la capture de neuromédiateur imipraminiques Ludiomilsystème NAD inhibiteur de la capture de neuromédiateur imipraminiques LudiomilimipraminiquesLudiomil

 

Dorénavant, il apparaît important de prendre en compte l'impact sur les systèmes neuronaux et aminergiques biochimiques, plutôt que de faire référence à une classe chimique.

Le choix de l'antidépresseur doit être orienté par la sémiologie de la dépression, par exemple selon la prédominance de l'anxiété ou de l'inhibition.

Les dépressions à caractéristiques endogènes (début brutal, un ralentissement psychomoteur majeur, anhédonie, anorexie, réveil précoce, aggravation matinale des troubles, parfois idées délirantes) représente une bonne indication des antidépresseurs imipraminiques.

Les dépressions atypiques avec une sémiologie à type d’ hyperphagie, hypersomnie, humeur qui reste réactive aux événements positifs, sensation de lourdeur dans les membres, grande sensibilité au rejet dans les relations interpersonnelles, peuvent faire préférer un antidépresseur IRS ou des IMAO réversibles.

3-Le choix de la posologie

L'adaptation de la posologie est une étape primordiale dans la prise en charge des troubles dépressifs et ne peut être optimum qu’après 1 à 2 mois en général après une augmentation progressive jusqu'aux doses efficaces. Souvent les problèmes de tolérance, sont dues à un surdosage de la posologie.

Une diminution de la posologie peut amener une meilleure réponse comme c'est le cas parfois avec les antidépresseurs IRS.

Chez les personnes âgées de plus de 65 ans la posologie initiale correspond à la moitié de la posologie habituellement recommandée. Selon les médicaments des adaptations sont à prévoir en cas d'insuffisance rénale ou hépatique et chez les métaboliseurs lents.

4-La durée de traitement :

Les recommandations actuelles indiquent une durée moyenne de traitement de six mois à l'issue d'un premier épisode dépressif. 12 mois en cas d'antécédents d'épisodes semblables. Deux à trois ans voire cinq ans dans le cas où le patient a présenté des épisodes dépressifs récurrents avec facteur de sévérité, antécédents familiaux, sociaux et âges.

5-Les effets secondaires liés aux antidépresseurs :

Deux problèmes majeurs concernent la létalité en cas d'absorptions volontaires massives et les complications cardio-vasculaires sur des populations à risque notamment avec les imipraminiques.

À très forte dose ou en association avec de l'alcool, certains antidépresseurs comme les IRS, les IMAO réversibles, Effexor, Norset, possèdent un potentiel de létalité.

Les molécules les plus concernées par les risques cardio-vasculaires à type d'HTA, insuffisance cardiaque, sont les imipraminiques. Les IRS peuvent aussi entraîner des troubles du rythme par allongement de l'espace QT.

L'hypotension artérielle est un effet indésirable induit par de nombreux antidépresseur. Il peut être gênant chez les sujets âgés. Certains antidépresseurs imipraminiques Defanyl, Ludiomil, et les IRS engendrent moins cet effet que d'autres antidépresseurs : Anafranil, Laroxyl, Tofranil. L'absence d'effets anticholinergiques fait préférer les IRS aux imipraminiques chez le sujet âgé.

Fonction sexuelle : presque tous les antidépresseurs entraînent une diminution de la libido, des troubles de l'érection ou une anorgasmie. Les molécules à tropisme sérotoninergique donneraient davantage d'effets sexuels indésirables que celles à tropisme noradrénergique. Le Déroxat est celui qui entraîne le plus d'effet sur la libido et le Norset et Athymil en entraîne moins.

D'autres effets secondaires sont décrits :

Les effets indésirables des A.D. tricycliques sont :

 

*les effets anticholinergiques centraux (confusion) ou périphériques (sécheresse de bouche, constipation, dysurie, troubles de 1'accomodation)
* les effets adrénolytiques centraux (sédation) ou périphériques (hypotension orthostatique)
* les effets neurologiques : tremblements, dysarthrie, risque de convulsions
* les effets cardiaques : tachycardie, anomalies de la conduction et de la repolarisation
* les effets sexuels: difficulté d'érection, retard à l'éjaculation, anorgasmie
* les effets hépatiques : hépatite observée avec le SURVECTOR
* et enfin des sueurs nocturnes, palpitations, prise de poids.

Les antidépresseurs non tricycliques et non IMAO sont très employés du fait de l'absence d'effets anticholinergiques et de cardiotoxicité.

 

Tableau

 

 

 

6-Les contre-indications aux tricycliques :

* le glaucome chronique à angle fermé ou étroit
* l'adénome prostatique
* coronaropathie non stabilisée, troubles du rythme, troubles de conduction à type de bloc auriculo-ventriculaire BAV du troisième degré, IMC récent
* association au tramadol potentialise le risque épileptogène. Cet effet délétère peut être corrigé par le Rivotril à visée antalgique et anticomitiale.

Association avec les IMAO.

Les IMAO sont contre-indiqués en cas de :
-HTA non stabilisée
-antécédents d'AVC
-grossesse
-alimentation riche en tyramine comme les fromages fermentés, chocolat, hareng
-en association avec les tricycliques, les IRS et IRSNa, les vasoconstricteurs, la carbamazépine.

7-Les interactions médicamenteuses :

Certaines interactions sont recherchées comme l'association de lithium avec un imipraminique qui montre une synergie d'action et une potentialisation. D'autres associations concernent les hormones thyroïdiennes mais en fait aucune étude contrôlée ne permet de documenter l'intérêt de ces associations.

8-l'arrêts du traitement :

Les antidépresseurs doivent être arrêtés progressivement. Une diminution de posologie de moitié toutes les semaines, pendant quatre semaines avant l'arrêt total est préconisée hormis pour la Fluoxétine qui peut être arrêtée à la posologie de 20 mg par jour en raison de sa longue demi vie.

9-Action antalgique des antidépresseurs :

En Algologie, les antidépresseurs sont fréquemment utilisés dans le traitement d'états douloureux. Cette prescription se justifie par l'existence d'une psychalgie authentique, mais aussi par l'existence d'une pathologie dépressive réactionnelle à la douleur, dont la fréquence de survenue concernerait à peu près 50% des patients douloureux chroniques. Classiquement l'effet analgésique n'est pas observé avec tous les antidépresseurs; seuls certains tricycliques sont doués de cette propriété : LAROXYL/ELAVIL -ANAFRANIL-TOFRANIL, CYMBALTA?.

Les indications principales ont été constatées dans les lombalgies, les douleurs de déafférentation et les migraines.

En fait de nombreuses études se sont intéressées à l'action antalgique des antidépresseurs. En résumé, les tricycliques ont une action antalgique plus importante que les antidépresseurs IRSNA, qui sont eux-mêmes plus efficaces sur les douleurs que les antidépresseurs IRS (Fishbain 2000 et Thase 2001). Ainsi une étude ( Fava 2001) montre l'efficacité chez les patients dépressifs douloureux de la mirtazapine=Norset. De même chez les patients dépressifs douloureux, la venlafaxine s'avère plus efficace que les IRS (Thase 2001). Les IRSNA, à double potentiel aminergique, seraient efficaces sur les phénomènes douloureux avec des propriétés antalgiques indépendantes de l'action sur l'humeur dépressive. Avec les antidépresseurs tricycliques, le délai d'apparition de l'effet antalgique est de 3 à 7 jours. Il y a donc un décalage dans le temps entre l'action antalgique et l'action antidépressive. Deuxièmement, les tricycliques sont efficaces sur les douleurs à posologie plus faible que celle prescrite pour le traitement de la dépression.

Le mécanisme d'action antalgique concernerait les voies descendantes sérotoninergiques et noradrénergiques, alors que l'action antidépressive concernerait les voiesascendantes. Les études ont prouvé l'effet antalgique des traitements antidépresseurs tricycliques dans le cas de douleurs neuropathiques comme la neuropathie diabétique (Freeman 2005). La co-prescription de Laroxyl (versus placebo) permet de réduire de 46 % la posologie du traitement antalgique (Pheasant 1983). S'agit-il d'une action antalgique propre à la molécule ou d'une meilleure tolérance à la douleur ? la réponse reste incomplète.

Plus récemment l'action antalgique de la duloxétine, IRSNA, a été étudiée par Goldstein en 2003. Ce traitement prescrit pendant 12 semaines versus placebo dans le cadre de neuropathie diabétique a permis de diminuer la symptomatologie douloureuse dès la première semaine avec une posologie comprise entre 60 et 120 mg/j indépendamment de l'action sur l'humeur dépressive.

Mais il faut resituer dorénavant la médecine et la clinique dans un contexte mondialisé avec des enjeux macroéconomiques et des singularités continentales. Ce que j'appelle « la marchandisation des corps et la tribalisation des âmes ». L'expression sémiologique de la dépression est différente en Asie où elle s'exprime préférentiellement par la douleur physique. Les chinois verbalisent souvent l’état dépressif avec des symptômes et plaintes douloureuses somatoformes. Les Laboratoires pharmaceutiques souhaitent conquérir le marché chinois en pleine expansion et ils demandent l’AMM comme antalgique pour les nouveaux antidépresseurs, par exemple la duloxétine/Cymbalta de Lilly. Le Laboratoire Pierre Fabre avec le milnacipran/Ixel/Cypress veut s'implanter aux USA dans le traitement de la fibromyalgie.



IV - LES NEUROLEPTIQUES

4-1-Définition

L'histoire des neuroleptiques débute en 1950, lorsqu’Henri LABORIT à l'intuition que la chlorpromazine utilisée en anesthésie peut avoir un intérêt en psychiatrie. Les psychiatres DELAY et DENIKER l'utilisent chez des patients psychotiques et le Largactil est commercialisé en 1952. Neuroleptique signifie « qui saisit les nerfs ». L'apparition récente d'antipsychotiques est une évolution notamment sur les effets secondaires neurologiques. Notons que la littérature américaine ne fait pas de distinction et considère l'ensemble de ses produits sous le terme d'antipsychotiques typiques et atypiques.

Rappelons les critères de DELAY et DENIKER pour considérer qu'un médicament est neuroleptique.
1 - création d'un état d'indifférence psychomotrice
2 - diminution de l'agressivité et de l'agitation
3 - action réductrice des psychoses aiguës et chroniques
4 - effets secondaires neurologiques et neurovégétatifs
5 - action sous corticale prédominante

La définition des antipsychotiques est moins claire car il s'agit d'un regroupement hétérogène de quelques molécules récentes. On considère actuellement comme antipsychotiques la Clozapine (Léponex), la Risperidone (Risperdal), l'Olanzapine (Zyprexa), l'Amisulpride (Solian) et le plus récent Abilify.

4-2 Classifications :

Plusieurs classifications existent aucune ne s'est imposée.

Classification chimique :

Les phénothiazines à chaîne latérale aliphatique : chlorpromazine (Largactil), les levomepromazine (Nozinan), cyamémazine (Tercian), alimémazine (Théralène).

Les phénothiazines pipéridinées : Piportil, Neuleptil.

Les phénothiazines pipérazinées : Moditen, Modécate.

Les Butyrophénones : Haldol, Dipipéron, Semap et Droleptan

Les Thioxanthènes : Fluanxol, Clopixol.

Les Benzamides : Solian, Dogmatil, Tiapridal.

Les Dibenzodiazépines : Orap, Léponex.

Les autres produits : Risperdal, Zyprexa, Abilify.

La classification neurobiochimique : l'ensemble de ses produits provoque un blocage antagoniste des récepteurs centraux à la dopamine de type D2, sauf Abilify qui est un agoniste partiel. Mais ces médicaments interagissent aussi avec d'autres systèmes de neuromédiateurs cérébraux notamment anticholinergiques, adrénolytiques, et antihistaminiques. Une des particularités à retenir est que l’Haldol est le seul neuroleptique dépourvu d'action anticholinergique.

La classification selon l'effet clinique : la classification de Lambert répartit les neuroleptiques sur un axe entre un pôle « sédatif » et un pôle « incisif » ou anti-productif.

4-4 Effets thérapeutiques des neuroleptiques et des antipsychotiques.

Effet sédatif : la sédation est le premier effet connu et exploité des neuroleptiques. Elle a révolutionné la prise en charge des états d'excitation d'agitation de toutes origines qu’il s'agisse d'une agitation délirante, d'un état maniaque, ou d'un syndrome confusionnel, ou de tous troubles psychiatriques ou organiques nécessitant une sédation rapide.

Les phénothiazines sont particulièrement sédatives à posologie élevée. Elles permettent un soulagement anxiolytique sur l'angoisse psychotique, mais elles posent le problème d’effet hypotenseur marquée. Le Tiapridal est plus maniable.

Effet antipsychotique : on l'appelle encore anti-productif sur une symptomatologie de type délirant ou hallucinatoire. Elle permet la réduction, voir la critique des troubles et en conséquence la disparition des troubles du comportement associés au délire ou aux hallucinations. Mais ce retour à une meilleure intégration dans la réalité peut entraîner une prise de conscience douloureuse de la pathologie et entraîner un syndrome dépressif avec risque suicidaire.

Effet antidéficitaire : le patient sort progressivement de l'état de mutisme, et d'apragmatisme ou repli autistique, retrait social et affectif, anhédonie. Ces effets antidéficitaires sont plus marqués avec les antipsychotiques.

Effets propres aux antipsychotiques : les neuroleptiques atypiques possèdent les propriétés antidélirante et antidéficitaire des neuroleptiques classiques. L'efficacité antidéficitaire est un de leurs principaux avantages. Certains travaux récents font également état de la potentialité antidépressive des antipsychotiques et en tout cas, de l'absence des effets dépressiogènes parfois attribués aux neuroleptiques, notamment le Nozinan ou l'Haldol. Enfin une amélioration des fonctions cognitives (mémoire, attention, concentration, apprentissages) est constatée. Une étude très récente (2007) montre l'efficacité de l'association antidépresseur + Risperdal dans les dépressions résistantes

Effet antalgique ? Notre pratique algologique au CHU de Montpellier conduit à un emploi très fréquent d’antipsychotique à visée antalgique surtout la risperidone (Risperdal): cette molécule nous donne des résultats surprenants et interessants dans le traitement de la douleur chronique, à dose filée de 0,5-1 mg/jour sur le long cours.

4-5 Pharmacologie

Pharmacodynamie : ils ont une action antagoniste ou inhibitrice sur les récepteurs D2 post-synaptiques à la dopamine. Ces récepteurs D2 sont présents au niveau mésocorticolimbique et sont retrouvés également au niveau du striatum et de l'hypophyse, ce qui explique les effets secondaires extrapyramidaux et endocriniens.

Les antipsychotiques agissent de manière sensiblement différente, par exemple par effet indirect sur la dopamine via les systèmes sérotoninergiques 5HT2a.

Pharmacocinétique : principalement résorbés au niveau de l'intestin grêle, les neuroleptiques ont des demi-vies d'élimination variant de quelques heures à quelques jours, jusqu'à 30 jours pour Haldol Décanoas. La fixation dans les tissus liposolubles est forte et le neuroleptique peut être retrouvé longtemps après une prise unique. La barrière foeto-placentaire est facilement franchie mais le passage dans le lait maternel est faible.

Effets indésirables :

Les effets indésirables psychiques

Le syndrome d'indifférence psychomotrice consiste en un état de passivité, asthénie et désintérêt, et peut être amélioré par une réduction de la posologie.

La somnolence. Elle peut dépendre de la posologie et du choix de la molécule.

Les accès d'angoisse et réactivation délirante : ils peuvent survenir en cas de traitement trop désinhibiteur.

Le syndrome dépressif : les études sont contradictoires car les neuroleptiques pourraient avoir un effet protecteur contre la dépression.

L'accès confuso-onirique : plutôt chez les sujets âgés et avec des molécules ayant une forte action anticholinergique.

Les effets indésirables neurologiques

Les effets extrapyramidaux sont rares avec les antipsychotiques. Le syndrome extra pyramidal est dose dépendant et survient plutôt à posologie élevée. Il peut s'agir de dyskinésies aiguës souvent spectaculaires et angoissantes pour le malade.

Les syndromes parkinsoniens se caractérisent par une akinésie avec aspect figé, tremblement de repos et d'action, hypertonie musculaire avec le signe de la roue dentée, perte de balancement du bras à la marche, réflexe naso-palpébral inépuisable.

L'akathisie : c'est l'incapacité à maintenir une position stable.

Les dyskinésies tardives ont souvent une composante bucco-linguo-masticatoire, et parfois le syndrome du lapin (tremblement rapide de la région labiale). Ces dyskinésies ont des conséquences sur les relations sociales et sont très difficiles à soigner. Elles seraient plus fréquentes chez les femmes et les sujets âgés.

Les crises d'épilepsie sont exceptionnelles mais la plupart des neuroleptiques et antipsychotiques abaissent le seuil épileptogène avec une mention particulière pour la Clozapine.

Autres effets indésirables

L’hypotension artérielle orthostatique est liée aux effets adrénolytiques et donc plus fréquente avec les phénothiazines. Elle peut se corriger avec DHE, Heptamyl ou du sel.

Les effets anticholinergiques comme la sécheresse de bouche, qui est corrigée par Aequasyal en pulvérisation buccale, une mydriase, une constipation, une dysurie.

Hyperthermie : elle est fréquente et sans lien avec le tableau du syndrome malin.

Troubles de l'activité sexuelle : baisse de libido, anorgasmie.

Hyperprolactinémie : elle est liée aux effets dopaminergiques des neuroleptiques au niveau de l'hypophyse et il faut rechercher une dysménorrhée voir un syndrome aménorrhée galactorrhée et chez l'homme une gynécomastie. On la rencontre plus souvent avec certains produits récents comme le Zyprexa.

 

La prise de poids : comment maigrir? Quels sont les médicaments pour maigrir?

 

Deux récepteurs sont en jeu: 5HT2C et H1. Si une molécule bloque ces 2 récepteurs -effet anti5HT2C et antiH1- elle entraine souvent une augmentation de l'appétit. Si nous approfondissons le sujet, le récepteur de la satiété est le 5HT2C, le récepteur de la sédation est H1. Le récepteur 5HT2C, récepteur de l'appétit, pose problème à l'humanité du 21ème siècle...

 

En pratique les molécules sédatives agissent souvent sur les 2 récepteurs: citons ATARAX, LAROXYL, NORSET, TERCIAN, NOZINAN, ZYPREXA, RISPERDAL. Toutes ces molécules sont sédatives et peuvent augmenter l'appétit, par conséquence elles peuvent faire grossir. Certains neuroleptiques bloquent donc l’interrupteur de la satiété. Cet interrupteur nous dit, par exemple à la fin d'un repas, que nous n'avons plus faim. Zé plu fin! Mais, avec les médicaments cités, l'interrupteur se grippe en position OFF. Il n'y a plus la sensation de satiété. J'ai toujours faim. Donc je mange. Toujours et sans fin. La prise de poids est donc fréquente et survient préférentiellement en début de traitement. Elle est réversible à l'arrêt. Elle peut être dose dépendante avec le RISPERDAL mais plus fréquente avec les benzamides ou le ZYPREXA. Dans certains cas, cette prise de poids surtout chez les femmes peut être à l'origine d'une mauvaise observance, voire d'un rejet du traitement. 

 


Comment traiter ce problème? De manière empirique, certains prescripteurs utilisent AZANTAC ou NYZAXID à 300 mg/jour; c'est une molécule antiH2. Donc pas antiH1...et encore moins 5HT2C! Alors comment et pourquoi ça marche? Mystère et boule de gomme! Mais la molécule "miraculeusement" corrigerait l’effet orexigène (orexigène ="qui ouvre l'appétit") du ZYPREXA. En pratique, les antiH2 ne corrigent rien et ne traitent rien.

 

Citons également l'utilisation -totalement hors AMM- de l'EPITOMAX (topiramate) à 100 mg/jour: l'effet secondaire coupe-faim est fréquent; là encore certains prescripteurs associent le topiramate avec la fluoxétine (PROZAC)  pour maigrir, pensant aller vers le Saint Graal de la défervescence pondérale. Le topiramate est un bon médicament dans la douleur neuropathique et la migraine. Par contre quelques études montrent que non seulement il n'est pas un bon thymorégulateur, mais qu'il peut être dépressiogène, c'est à dire entrainer de la dépression. D'où le raisonnement de l'associer à la fluoxétine. L' AFSSAPS rappelle que l' Epitomax a d'autres effets secondaires qui peuvent être graves. Parmi ces effets graves, il faut noter les risques au niveau rénal, oculaire ou métabolique. De plus, l'Epitomax®  diminuerait l'efficacité de la contraception oestro-progestative chez la femme et, lors d'une grossesse, exposerait le fœtus à des malformations.

 

Un autre antiépileptique en prescription hors-AMM, le ZONEGRAN (zonisamide), à une posologie de 400 mg/jour,  montre un effet réel sur la perte de poids; l'effet est augmenté et potentialisé s'il est associé au ZYBAN (bupropion) antidépresseur dopaminergique utilisé dans le sevrage tabagique.

 

Les études montrent que l'olanzapine, la clozapine et la rispéridone sont les neuroleptiques atypiques qui entrainent le plus une prise de poids. A l'autre extrémité, l'amisulpride (SOLIAN) et l'aripiprazole (ABILIFY) n'entrainent pratiquement pas de prise de poids. Enfin certains évoquent la possibilité d'un effet direct des neuroleptiques atypiques, qui entraineraient une résistance à l'insuline, donc une tendance diabétique et une prise de poids.

 

Au final actuellement 4 molécules sont actuellement évoquées comme pouvant réduire le poids: la Fluoxétine mais la perte de poids est de courte durée (6 mois) avec reprise du poids antérieur au bout d'un an, le Bupropion mais sa prescription ne peut dépasser 3 mois car il peut entrainer une addiction, l'Aripiprazole seul ou associé à la rispéridone, et enfin la Metformine, qui serait soit-disant le plus efficace, mais avec un risque d'acido-cétose.

 

Pour conclure ce paragraphe sur la perte de poids et la liste des médicaments prescris hors AMM et utilisés souterrainement, nous voulons souligner et renouveler les réserves de l' AFSSAPS sur l'utilisation hors AMM de certains médicaments. Nous ne les prescrivons pas et nous déconseillons leurs prescriptions. S'il existe une pression de l'industrie pharmaceutique, s'il existe une pression sociale de la part des patients pour perdre du poids, le médecin doit garder à l'esprit la réflexion bénéfices/risques et ne pas répondre aux sirènes des uns ou des autres.

 

Incidents et accidents

L'allongement de l'espace QT peut avoir potentiellement des conséquences graves à type de torsades de pointe. Ce risque est accru par la prise simultanée de plusieurs neuroleptiques.

Les problèmes cutanés et oculaires : c'est le risque de photosensibilisation avec coloration mauve du visage en aile de papillon. Crème solaire et chapeau sont indiqués en saison chaude. Des dépôts pigmentaires cristalliniens, cornéens et rétiniens ont été rapportés.

Des effets hématologiques : une discrète leucopénie est fréquente et ne doit pas faire interrompre le traitement. Des cas d’agranulocytose gravissime restent exceptionnels mais la Clozapine expose à un danger de granulocytopénie sévère évalué à 1 à 2 %.

Les accidents digestifs peuvent être soit des occlusions par atonie intestinale, soit des hépatites toxiques.

Le syndrome malin est rare, moins de 0,5 %. Il se caractérise un par un tableau associant hyperthermie sans cause, sueurs, pâleur, hypertonie extra pyramidale, hébétude, déshydratation, hypotension, tachycardie.

4-6 Modalités d'emploi

Les indications psychiatriques classiques :

Ce sont tous les états psychotiques aigus ou chroniques.

Parmi les psychoses chroniques, la schizophrénie est la pathologie ou l'effet des neuroleptiques et antipsychotiques est le plus constant.

Les psychoses hallucinatoires chroniques sont également une bonne indication.

Les délires paranoïaques restent peu ou pas accessibles à cette chimiothérapie. Toutefois le traitement permet d'obtenir une relative mise à distance du délire et contribue à limiter le risque de passage à l'acte.

Les bouffées délirantes aiguës sont aussi une bonne indication.

Les phases aiguës de la psychose maniaco-dépressive : pour calmer l'agitation maniaque les neuroleptiques peuvent être utilisés en association avec les sels de lithium ou l'acide valproïque (Dépakote). Mais aussi pour limiter le risque de passage à l'acte suicidaire dans les phases mélancoliques. L’utilisation en traitement de fond au long cours des antipsychotiques comme thymorégulateur de l’humeur, est plus discutée.

Les autres indications :

L’agitation et l'agressivité sont sensibles aux Tiapridal et aux phénothiazines comme dans certains tableaux de troubles du comportement accompagnant des états de démence. Ainsi l’utilisation du Zyprexa à 2,5 mg/jour – ½ comprimé de 5 mg vélotab- est courante pour le traitement des troubles du comportement dans la démence.

L'angoisse majeure et l'insomnie rebelle justifient l'emploi des phénothiazines qui n'entraînent pas de pharmacodépendance comparable à celle des benzodiazépines mais entraîne le risque de dyskinésies tardives.

Les TOC sont traités par Neuleptil.

Les manifestations psychosomatiques sont traitées par Dogmatil.

Certaines algies rebelles, des nausées et vomissements, hoquet rebelle.

Trouble délirant ou hallucinatoire au cours de la maladie de Parkinson.

Mise en place du traitement :

Le traitement est généralement débuté en milieu hospitalier. La monothérapie doit être la règle. Par sa simplicité elle favorise l'observance et elle permet une évaluation rigoureuse de la tolérance et de l'efficacité. Il faut un délai de trois semaines à dose constante pour juger de l'efficacité d'un traitement et envisager une éventuelle modification de celui-ci.

Conclusion : Les neuroleptiques ont révolutionné la prise en charge et le pronostic des psychoses. Les antipsychotiques sont de plus en plus fréquemment utilisés en algologie de manière empirique. Ils peuvent agir sur la composante anxieuse de pathologie de type état limite, fréquemment rencontrée dans la population douloureuse chronique. Peut-être agissent-ils aussi pour certains d'entre eux comme antalgique vrai, comparables en cela aux tricycliques et leur indication dans les douleurs neurologiques de déafférentation. Notre expérience empirique ne nous permet pas de trancher entre ces deux hypothèses. Seules des études ultérieures pourront le démontrer de manière plus fine.

 

Tableau

 



V - LES NORMOTHYMIQUES

Les médicaments normothymiques encore appelés régulateurs de l'humeur, thymo-régulateurs, « mood stabilisers » dans la littérature américaine, constituent le traitement prophylactique des troubles bipolaires.

Le psychiatre allemand Kraepelin avait défini la psychose maniaco-dépressive au XIXe siècle. La nosographie contemporaine a élargi les concepts de maladie bipolaire, et la prévalence en population générale s'établit à plus de 5 %.

Les normothymiques ont tous également une action curative des accès aigus de type maniaque.

1-Les sels de lithium

Le lithium existe à l'état naturel, c'est un métal rare aux utilisations industrielles multiples (piles). Dès la fin du XIXe siècle son utilité dans le traitement de la dépression est repérée. Pendant la seconde guerre mondiale un psychiatre australien met en évidence sa propriété antimaniaque. Mais la toxicité du lithium notamment cardiaque ne permettait pas son emploi. Les travaux du danois SCHOU dans les années 60 sont décisifs par la mise au point d'une technique de dosage des concentrations plasmatiques de lithium et la détermination de la fourchette thérapeutique.

Les sels de lithium ont été utilisés en Algologie, mais leur maniement (lithiémie) et la surveillance en ont réduit la prescription.

1-1 Pharmacologie :

Le lithium a un effet stabilisateur de membrane notamment neuronale. De plus il a un effet direct sur le système des seconds messagers et diminue là encore l'excitabilité neuronale. Enfin il stimule le système sérotoninergique.

La demi-vie d'élimination est de l'ordre d'une vingtaine d'heures mais augmente avec l'âge.

1-2 Indications :

Le traitement prophylactique de la maladie bipolaire.

Le traitement des états maniaques francs avec euphorie et expansivité. Les accès maniaques mixtes ou dysphorique avec irritabilité ou délire répondent moins bien au lithium. Le délai d'action est de trois semaines.

Le lithium utilisé à visée préventive entraîne un allongement des cycles et une augmentation de la durée des intervalles libres entre 2 épisodes successifs, une diminution de l'intensité de la symptomatologie si une décompensation survient en dépit du traitement.

D'autres indications ont été proposées comme dans les épisodes dépressifs récurrents et dans les dépressions résistantes, le lithium potentialiserai un traitement antidépresseur.

Dans les schizophrénies dysthymiques.

Dans les douleurs chroniques.

1-3 Contre indications :

Les contre-indications absolues
Insuffisance rénale.
Insuffisance cardiaque.
Hyponatrémie : y penser lors d'un traitement par antidépresseur IRS chez les sujets âgés.
Premier trimestre de la grossesse.

Les contre-indications relatives.
Hypothyroïdie
Épilepsie
Affections rénale ou cardiaque modérées

1-4 Pratiques thérapeutiques :

Bilan préalable :
Créatinine plasmatique, TSH, ionogramme, glycémie, protéinurie et glycosurie
Après 50 ans, un ECG.

Le lithium est prescrit à posologie croissante par paliers de 100 à 200 mg, en fonction du dosage de la lithiémie plasmatique. Un délai d'au moins 5 jours entre 2 lithiémie est nécessaire. La concentration plasmatique doit s'établir dans une fourchette de 0,6-1 mmole par litre.

La surveillance sera clinique et biologique. L'effet normothymique est parfois mal accepté par les patients qui gardent une réelle nostalgie de leur fonctionnement hypomaniaque.

Effets indésirables : nausées, diarrhée, douleur épigastrique sont fréquents en début de traitement. Tremblement fin des extrémités, sensation d'instabilité, faiblesse musculaire voire somnolence. Le tremblement peut persister au long cours et se traiter par bêtabloquant. Un syndrome polyuro-polydipsique est fréquent.

Le lithium a une activité antithyroïdienne réversible en raison d'interférence avec l'ion iode. Une hypothyroïdie peut se développer, favorisée par l'association lithium et phénothiazines.

Hyperglycémie car le lithium a une activité insuline-like, qui peut entraîner une prise de poids.

Aggravation d'un psoriasis, chute de cheveux.

Signes annonciateurs d'un surdosage : asthénie, apathie, faiblesse musculaire, nausées, vomissements et diarrhée, troubles cognitifs avec baisse de la concentration, vertiges, troubles de la vision, augmentation du tremblement, jusqu'à un syndrome confusionnel avec syndrome cérébelleux et mouvements choréo-athétosiques. Au stade ultime, un coma puis une mort par collapsus cardio-vasculaire.

La surveillance biologique comprend des lithiémies régulières trimestrielles ou semestrielles quand l'état est bien stabilisé.

Les effets délétères du lithium sur la fonction rénale et la fonction thyroïdienne imposent de pratiquer une fois par an une créatinine plasmatique et TSH. Le lithium est surtout toxique pour le tubule rénal, lésion irréversible, dont les premiers signes du diabète insipide néphrogénique sont une polyurie-polydypsie.

Interactions médicamenteuses :
Le régime désodé, les diurétiques sont interdits
Les AINS peuvent entraîner une augmentation de la lithiémie par diminution de la filtration glomérulaire.
Un risque de syndrome sérotoninergique par l'action sérotoninergique du lithium lors d'association avec les antidépresseurs. Le syndrome sérotoninergique entraîne les signes suivants : agitation, confusion, myoclonies, frissons et hyperthermies, troubles digestifs.
Association avec les neuroleptiques et les autres thymo-régulateurs doivent être surveillés.

2-Carbamazépine

La carbamazépine est un tricyclique apparenté aux antidépresseurs imipraminiques.

Ses propriétés antalgiques dans la névralgie du trijumeau et ses propriétés antiépileptiques en particulier dans l'épilepsie temporale, sont bien connues.

Dans les années 80, ses propriétés normothymique sont identifiées.

2-1 Pharmacologie :

La carbamazépine agit par ses propriétés GABAergiques. Elle possède aussi un effet inhibiteur de la recapture de la noradrénaline. La demi-vie d'élimination est comprise entre 24 et 36 heures.

2-2 Indications :

Activité antimaniaque curative
Action régulatrice de l'humeur surtout dans les épisodes de manie dysphorique, à cycle rapide, ou des états mixtes.

2-3 Contre-indications :

Composé de structure tricyclique, la carbamazépine partage les mêmes contre-indications que les imipraminiques : adénome prostatique, glaucome à angle fermé, troubles du rythme et de la conduction cardiaque. Mais cette molécule a également des effets hématologiques, et une toxicité hépatique. L'effet tératogène est évoqué mais sans conclusion formelle. Cependant cette molécule a été mise en relation avec une augmentation des malformations du tube neural de type spina bifida.

2-4 Pratique thérapeutique :

Bilan préalable : ECG, transaminases, NFS.

L'instauration se fait à doses progressives avec augmentation de la posologie tous les 2 à 5 jours.

Les effets secondaires : ils sont fréquents en début de traitement et analogues aux imipraminiques, essentiellement syndrome anticholinergique avec constipation, bouche sèche, troubles de l'accommodation. Chez le sujet âgé les effets anticholinergiques peuvent entraîner un syndrome confusionnel.

Prurit et réactions cutanées allergiques

Infection ORL révélatrice d'une atteinte hématologique médullaire de la lignée blanche

La surveillance au long cours sera axée sur une NFS et les transaminases chaque semestre.

Les interactions médicamenteuses : principalement la carbamazépine est un puissant inducteur enzymatique et peut réduire les concentrations sanguines des anti-vitamines K, et des contraceptifs oraux.

3-Acide valproïque et ses dérivés

Dépakine, Dépamide, Dépakote.

3-1 Pharmacologie :

L’acide valproïque à une action GABAergiques. Il est très lipophile et une demi-vie d'élimination d'une quinzaine d'heures.

3-2 Indications :

Action curative des accès maniaques
Prévention des rechutes maniaco-dépressives à des posologies de 600 à 1200 mg par jour.
Troubles du comportement avec impulsivité et agressivité.
L'action thymo-régulatrice est surtout efficace dans la prévention des épisodes maniaques et dans les états mixtes ou à cycle rapide comme pour la carbamazépine.

3-3 Contre-indications :

Atteinte hépatique aiguë ou chronique.
Effet tératogène notamment sur la fermeture du tube neural.

3-4 Pratique thérapeutique :

Bilan préalable : transaminases.

La surveillance du traitement est essentiellement clinique avec une surveillance biologique centrée sur la tolérance hépatique.

Les effets secondaires sont souvent une asthénie, somnolence, nausées et gastralgies, prise de poids.

L'acide valproïque peut potentialiser la plupart des psychotropes.

Le champ des thymo-régulateurs est temps en train actuellement de s'élargir avec des travaux en cours sur Lamictal, Neurontin, Lyrica, aux propriétés antiépileptiques et antalgiques connues, mais aussi les antipsychotiques avec le Zyprexa et Risperdal qui ont déjà l'AMM comme antimaniaques. Une récente méta-analyse de l’Epitomax, antiépileptique utilisé dans la migraine et également actif sur les douleurs neuropathiques, a conclut à l’absence d’effet thymorégulateur. Cependant l'Epitomax peut avoir un effet dépressiogène.



Conclusion : une revue des médicaments psychotropes ne peut passer sous silence des aspects de santé publique, notamment la consommation en France qui est la plus élevée de tous les pays occidentaux. De nombreuses hypothèses ont été faite évoquant l'accès aux soins, le prix du médicament, les éléments socioculturels, voire familiaux puisqu'il est montré par exemple que la consommation de psychotropes de la mère influe de manière significative sur la consommation des enfants. Depuis 15 ans, l'information des médecins et l'encadrement des prescriptions ont permis de réduire les prescriptions de benzodiazépines. Mais dans le même temps on assiste à l'accroissement des prescriptions d'antidépresseurs, surtout les IRS. Pourtant il y aurait de nombreux sujets déprimés ne bénéficiant pas de traitement pourtant efficace. Des questions restent donc à résoudre notamment concernant la durée des traitements, souvent trop longue pour les BZD et trop brève pour les antidépresseurs.



Référence bibliographique :

Prescription des psychotropes, collection APNET, Editions MALOINE, Paris, avril 2005.

 

 

 
 
Gérontopsychiatrie: conduite à tenir dans les états d'agitation du sujet âgé - Dr Fabrice Lorin
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Gérontopsychiatrie Douleur et Troubles psychosomatiques 2013 - Dr Fabrice Lorin
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