PSYCHANALYSE ET TÉLÉPATHIE
FREUD, LACAN ET LA TÉLÉPATHIE
Dr Fabrice Lorin CHU de Montpellier
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"Les conférences du Docteur Krokovski avaient pris une orientation imprévue. Ses recherches qui portaient sur la psychanalyse des sentiments et la vie des songes, avaient été empreintes d'un caractère souterrain et sombre. Mais depuis quelque temps, elles ne traitaient plus de l'activité amoureuse larvée, et de la transformation de la maladie en sentiment rendu conscient, elles traitaient des occultes étrangetés de l'hypnotisme, et du somnambulisme, des phénomènes de télépathie, du songe révélateur et de la seconde vie, des miracles de l'hystérie au point qu'apparaissent aux yeux des auditeurs l'énigme même de la vie". Thomas MANN dans La montagne magique "La transmission de pensée ne peut être simplement accidentelle. Quelques gens disent que je deviens crédule en vieillissant, mais je ne le pense pas. J'ai simplement appris toute ma vie à accepter des faits nouveaux, humblement". FREUD Interview à Cornélius Tabori (1935) Plan : I- ESPRIT ES-TU LA ? II- APERÇU HISTORIQUE ET DÉFINITIONS DE L'OCCULTISME III- FREUD ET LA TRANSMISSION DE PENSÉE IV- LACAN ET LA TÉLÉPATHIE I- ESPRIT ES-TU LA ? « Esprit es-tu là ? Si tu es là, frappe un coup ! » Par une simple formule interrogative, s'ouvre au profane, l'expérience du monde occulte. Inconnu où l'imagination offre un matériel riche à l'exploration de l'inconscient. Curiosité, méfiance des psychiatres et des psychanalyses, contrastent avec l'engouement du grand public, et des mass-médias. Alors que la magie, la divination, les tables tournantes et l'apparition d’ectoplasme sont dorénavant rangés dans nos placards, près des balais des sorcières de Salem, un déplacement s'opère vers d'autres ailleurs : planétaires, souterrains, extra-terrestres, entre Mars Attak et Star Wars... On communique toujours avec un au-delà, autre, simplement adapté à la culture. De l'astrologie à une méta-astronomie. Dans les années 20, à l'université, la parapsychologie acquiert une honorabilité et une reconnaissance. Enfin débarrassée du fardeau occulte, elle se confronte au laboratoire, à la rigueur d'une psychologie expérimentale. L'esprit des morts a quitté l'éther, depuis les travaux de l'américain J.B. Rhine à la Duke University en 1932, acte de naissance de la parapsychologie, sur les cartes de Zener. Auparavant la confusion régnait tant dans les sciences occultes proprement dites, qu'au lieu de leurs limites avec le champ psychiatrique et psychanalytique. Au début du XIX° siècle, il y a rupture. La clinique des névroses et psychoses extrait la maladie mentale de la possession, de la sorcellerie et de l'hérésie ; la clinique procède des sciences exactes et théorise sur l'hérédo-dégénérescence organique. Parent pauvre de l'effort nosographique, l'occultisme est exclu de l'académie et rejoint le bazar des voyants extra-lucides. Ainsi la simulation, l'illusion et la manipulation consciente abandonnent le radeau hystérique et s'acoquinent aux sirènes spirites. Élégant tour de passe-passe épistémologique. Cependant, l'échange n'a cessé entre la psychologie et l'occultisme. Dans les années 80, le retour à Freud a modifié le dogmatisme d'une pensée catégorique et fermée. Parler de toute puissance des idées, fonctionnement archaïque, pensée magique, mégalomanie infantile... ne suffit plus à répondre aux questions posées. Le lecteur francophone se trouve face à une pénurie de traduction de textes freudiens consacrés d'abord à l'occultisme, et trahit par le détournement militant d'Ernest Jones (1). Fragments mineurs dans l'œuvre de Freud, nous voulons retracer et comprendre son approche des phénomènes occultes. L'enjeu n'est pas des moindres. Autant Freud est convaincu et catégorique en privé, mais prudent et nuancé en public - pour raisons de "politique extérieure" ‑ Autant son contemporain en Suisse, Théodore Flournoy a toujours affiché sa conviction en l'existence de certains phénomènes, et a probablement perdu là le crédit scientifique dont il jouissait. Enjeu en profondeur, vital pour les fondements de la psychanalyse : "les voies de la technique analytique seront-elles aussi délaissées, si l'espoir fait signe que l'on puisse établir par des dispositions occultes une liaison immédiate avec les esprits qui sont à l'œuvre". (1) II- APERÇU HISTORIQUE ET DÉFINITIONS DE L'OCCULTISME Dérivé du latin occultus (caché), le terme d'occultisme apparaît au XVIème siècle, dans le traité d'Agrippa, "De occulta philosophia", première tentative d'une synthèse des pythagoriciens agnostiques, kabbalistes, hermétistes, alchimistes et astrologues. En 1856, année de naissance de Freud, il réapparaît sous la signature d'Eliphas Levi, dans son ouvrage "Dogme et rituel de la haute magie". Cependant les pratiques magiques existent depuis l'Antiquité, et Camille Flammarion, grand expert en médiumnité, cite une pléiade de précurseurs : Socrate, Pythagore, Numa Pompilius, Origène, Apollonis de Tyane... Classiquement, les pratiques occultes regroupent trois unités : la mantique, la magie, l'alchimie. La mantique ou divination se divise en mancies du grec μαντεία: manteia = divination, dont l'astrologie, la cartomancie, la chiromancie, l'oniromancie découlent... Par souci de rigueur, nous laisserons de coté la magie et l’alchimie, des domaines qui furent intéressants dans l’Histoire des sciences, mais complètement tombés en désuétude en ce début de XXIème siècle. Retrouveront-elles un lustre sous d’autres cieux ? Le spiritisme est d'invention récente, puisque son origine se situe en 1848, aux États Unis, lorsque les deux filles de John Fox, eurent l'idée de correspondre avec les esprits : un coup frappé = oui, deux coups =non. La passion de l'Au-delà envahit la France vers 1853 où le spiritisme fait un tabac. Notre gloire nationale, notre panthéon de la littérature Victor Hugo en exil à Jersey, consulte les esprits et discute avec Eschyle, Aristophane, Jésus-Christ, Mahomet, Molière, Shakespeare... Implanté dans la vieille Europe, le langage spirite se complique, les guéridons domestiquent l'alphabet, de véritables conversations de salon se tiennent ; l'écriture automatique du médium autorise une accession rapide à l'information d'outre-tombe. Remarquons que l'invention du Morse est contemporaine du mouvement spirite (1856) et de la naissance de Sigmund Freud. En 1857, Allan Kardec, pseudonyme d'Hippolyte Rivail rédige la bible des spirites, sous la dictée des Esprits : "le livre des esprits contenant les principes de la doctrine spirite". Plusieurs expériences y figurent, également dans la revue Spirite, qu'il a fondé et dont l'épigraphe est : "Tout effet a une cause - tout effet intelligent a une cause intelligente. La puissance de la cause intelligente est en raison de la grandeur de l'effet". En plus de sa profession de foi, A. Kardec soutient que les messages fournis par un médium ne peuvent provenir du médium lui-même, ou d'autres personnes présentes, ni lui ni elles n'ayant conscience d'en être les auteurs. Une conception unitaire du Moi sous-tend son discours, adéquation complète entre l'individu humain et sa personnalité consciente. Ceci a pour corollaire, le refus d'une scène inconsciente et de ses influences nourricières. Pour Kardec, les messages proviennent des esprits des morts, des désincarnés, mais d'autres sectes occultistes, théosophiques invitent les esprits des anges, des démons, des élémentals et des élémentaires, des coques et larves astrales... Une revue complète de l'occultisme n'aurait d'intérêt que pour confirmer le dénominateur commun à un ensemble de doctrines et de pratiques rituelles. Il y a une philosophie de l'occultisme dont l'ossature est la théorie des correspondances (1). La vision du monde se rapporte au double sentiment de la diversité et de l'unité du monde. A chaque élément correspond un autre et Hermes Trimegiste formule son principe fondamental "Ce qui est en haut est en bas". Un avatar du monisme universel ? Par conséquent, l'homme est un organe dans le corps vivant de l'univers. La diversité apparente des facteurs se mue en une unité parfaite, fondamentale, hors du temps et de l'espace. Par analogie. Citons l'astrologie, science des correspondances entre le macrocosme universel et le microcosme humain - Plus que la correspondance, l'intention est essentielle, surtout dans la magie, quand le sorcier exerce une influence maléfique sur les êtres par l'intermédiaire d'une statuette ou d'une poupée, baptisée du patronyme de la personne visée, et mise en correspondance avec le modèle référentiel par la volonté du magicien. La piqure d'épingle signifie l'intentionnalité et la magie apparaît comme un moyen d'agir sur un des éléments de l'univers en utilisant les correspondances analogiques qu'il possède avec tout autre élément de l'univers. Le vecteur est le nom, le mot, la formule et le signifiant ; le vecteur devient porteur de pouvoirs magiques, au delà de l'arbitraire du signe. L'intentionnalité occultiste introduit le fantasme de toute puissance des idées, fantasme infantile mis en évidence avec génie par Freud dans « l'homme aux rats ». Du surnaturel occulte, le mouvement des idées évolue d'abord vers le supra normal de Myers, première tentative scientifique fin XIX° siècle, puis vers la parapsychologie de Rhine où la théorie des correspondances n'a plus aucune place. Freud à Vienne et Flournoy à Genève, participent à cette évolution et nous allons étudier la subjectivité de leur appréciation. III- FREUD ET LA TRANSMISSION DE PENSÉE – "Peut-être aussi y-a-t-il en moi une secrète inc1ination pour le merveilleux, inclination qui m'incite à accueillir avec faveur la production de phénomènes occultes". Malgré son penchant avoué pour le merveilleux, Freud reste toujours très prudent, et sa préoccupation constante est d'éliminer toute la part de pensée magique susceptible d'imprégner les faits surnaturels. Ses écrits constituent une récusation des explications occultistes, et il se pencha en rationaliste sur ces problèmes. Lorsqu'il publie, à de rares occasions, un texte sur l'occultisme, il confronte et éprouve la solidité de la théorie psychanalytique plus, qu'il n'apprécie le phénomène pour lui-même. Toutefois sa correspondance témoigne qu'avec son entourage et en privé la question de l'occultisme le préoccupe. D'abord Fliess, l'ami le plus intime de 1887 à 1902 ; l'auto-analyse de Freud qui se poursuit dans une situation transférentielle exemplaire - Fliess est à l'origine de trois découvertes : Les relations intimes entre le nez et les organes génitaux féminins, la bisexualité et la périodicité. Dans la théorie des périodes, il existerait deux grands cycles dans les espèces végétales et animales, et tout événement d'importance coïnciderait avec des multiples du nombre représentant le cycle. Un tel délire sur les chiffres n'a pas épargné Freud, qui conservera une interrogation superstitieuse quant à la date de sa mort (0. Mannoni (3)) : 61 ans à la suite d'un nouveau numéro de téléphone qu'on lui avait attribué, et d'un voyage en Grèce avec son frère, puis 81 ans, âge du décès de son père et de son demi frère, Emmanuel puis 95 ans, comme sa mère. C.G. Jung tente le premier d'aborder la question de l'occultisme avec Freud. Depuis sa thèse et surtout après le divorce avec Freud, il publiera "L'énergétique d'une âme" (1928) ; "Le secret de la fleur d'or" (1929) ; "Psychologie et religion" (1940) ; "Psychologie et alchimie" (1944). Les premières remarques apparaissent en 1907 dans une lettre de Jung, où il annonce sa nomination en tant que membre honoraire à la Société américaine de Recherches Psychiques. Freud ne répondra pas à la question de Jung : "Vos découvertes font ici leurs preuves de la façon la plus brillante. Que pensez-vous de ce domaine ?" Deux ans plus tard, à Vienne, ils se rencontrent et la question de l'occultisme est largement soulevée. Dans le bureau de Freud, l'armoire bibliothèque craque une première fois au moment opportun, à leurs stupéfactions ; mais lorsque Freud dit qu'il s'agit de pure sottise, Jung lui répond qu'il se trompe car le même craquement va se reproduire -aussitôt dit, aussitôt fait. Freud le regarde sidéré... Mais les esprits frappeurs (Poltergeist) ne se manifestent plus après le départ de Jung et Freud lui adresse par courrier une longue démonstration (Lettre du 16-4-1909) : "Il est remarquable que le même soir où je vous ai formellement adopté comme fils ainé, vous ai sacré successeur et prince héritier -in partibus infidelium- qu'en même temps vous m'ayez destitué de la dignité paternelle, destitution qui semble vous avoir plu autant qu'à moi au contraire l'institution de votre personne. Je crains à présent de retomber auprès de vous dans le rôle du père si je parle de ma relation aux fantômes frappeurs de coups ; il me faut cependant le faire, parce qu'il en va quand même autrement que vous ne pourriez le penser. Je ne nie donc pas que vos dires et votre expérience m'aient fait grande impression. Je me suis proposé d'observer après votre départ, et donne ici les résultats. Dans ma première chambre, cela craque sans cesse, là où les deux lourdes stèles égyptiennes reposent sur les planches de chêne de la bibliothèque, cela est donc trop transparent. Dans l'autre, là où nous l'avons entendu, cela craque très rarement. Au début, je voulais admettre comme preuve que le bruit si fréquent pendant votre présence ne se fasse plus entendre - mais il s'est manifesté à plusieurs reprises depuis lors, jamais cependant en rapport avec mes pensées et jamais quand je me préoccupais de vous ou de ce problème particulier qui est le votre. (Maintenant non plus, ce que j'ajoute en guise de défi.) Mais l'observation a bientôt été dévalorisée par autre chose. Ma crédulité ou du moins ma disposition à croire, a disparu avec la magie de votre présence personnelle ici ; Il est de nouveau, pour certains motifs intérieurs, tout è fait invraisemblable pour moi que quelque chose de cette sorte puisse se produire ; le mobilier désenchanté se tient devant moi, comme, devant le poète après le départ des dieux de la Grèce, la nature dédivinisée. Je chausse donc à nouveau les lunettes d'écaille du père et avertis le cher fils de garder la tète froide et de préférer ne pas comprendre quelque chose plutôt que de faire de tels sacrifices à la compréhension, secoue aussi ma tête blanche en face de la psychosynthèse et pense : Oui, ils sont ainsi, les jeunes, seul leur fait un véritable plaisir ce où ils n'ont pas besoin de nous emmener, où avec notre souffle court et nos jambes fatiguées nous ne pouvons pas suivre"(4). Freud ne le suivra pas et la question de l'occultisme accentuera la brèche ouverte par les divergences sur la sexualité. Sandor Ferenczi Moins connu mais plus influent, Ferenczi psychiatre hongrois, fidèle aux théories de base de la psychanalyse, poursuit néanmoins ses recherches sur l'occultisme, commencées bien avant la rencontre avec Freud (5). Il se distingue de Jung dans la mesure où, convaincu par l'existence de la télépathie, il refuse toute approche mystique ou spiritualiste et souhaite expliquer le phénomène par une approche scientifique, dans laquelle la psychanalyse a une place de choix. En 1889, sa première publication dans un journal médical hongrois (Gyogyaszat) est consacrée au spiritisme. Très proche des conceptions françaises, il propose d'évaluer les mécanismes inconscients en cause dans les phénomènes médiumniques. "Il est tout à fait possible que la plus grande part des phénomènes spirites s'expliquent par un clivage simple ou multiple dans le fonctionnement mental, une seule des fonctions étant concentrée dans le champ de la conscience, tandis que les autres s'exercent de façon automatique et inconsciente". Ferenczi situe sa réflexion dans l'orbite des courants janétiens (Pierre Janet), qu'il a lu et étudié attentivement. Il n'offre aucune nouveauté d'un modèle fonctionnel et automatique de l'inconscient. Manifeste en faveur d'une méthodologie scientifique, en dehors des convictions des savants célèbres (Camille Flammarion), pour Ferenczi "ce qu'il faut, c'est trouver un scientifique ou un comité d'hommes de sciences pour prendre en charge ce domaine, mettre la fraude en évidence, faire la lumière sur les méprises et enrichir la psychologie des nouvelles découvertes qui en résultent". En février 1908, Ferenczi rencontre Freud et les deux hommes deviennent rapidement les meilleurs amis. Ferenczi est convaincu de l'existence de la télépathie. Au retour du voyage aux États-Unis en 1909, ils consultent Frau Seidler à Berlin, voyante douée de lecture extra-rétinienne (yeux bandés). Pour la première fois, Freud ne peut expliquer le phénomène que par un "don physiologique" possédé par la médium. Sans croire à l'occultisme, il reconnaît que "ce n'est qu'une question de transfert de pensées. Si cela est prouvé, il faut croire. Il ne s'agit point de phénomène psychique mais d'un phénomène purement somatique, d'importance capitale il est vrai". La dernière distinction psychique/ somatique prouve la prudence et la non intégration de la télépathie dans le discours freudien, comme s'il lui fallait refaire le trajet depuis 1893, retrouver la signification et l'origine psychique de la conversion somatique dans l'hystérie. L'année suivante, Ferenczi lui communique plusieurs exemples de télépathie et Freud à partir du cas de l'homme empoisonné par les crustacés (6), tente de comprendre l'interaction entre la dynamique inconsciente et le phénomène télépathique : il replace les désirs inconscients dans la dynamique affective et souligne la fonction économique de la prédiction. Les audaces de Ferenczi se développent. Il se présenta comme "l'astrologue de cour des psychanalystes", tente des expériences dans le cadre analytique avec Ernest Jones, alors analysant chez Ferenczi et cobaye malgré lui ! Freud modère l'impatience du hongrois, soucieux du développement politique du mouvement psychanalytique. L'heure de la confrontation publique n'est pas encore advenue. Les articles et observations restent dans les tiroirs. Cependant en novembre 1913, Ferenczi présente devant la Société psychanalytique de Vienne un travail intitulé : Expériences sur la transmission de pensée ; avec la participation d'un voyant, le professeur Alexander Roth et d'une jeune femme médium. Ernest Jones rapporte que la démonstration fut un échec lamentable. Du texte proprement dit, il n'y a plus de trace, puisqu'aucun compte-rendu détaillé ne figure dans les minutes de la Société psychanalytique de Vienne. Les investigations de Ferenczi vont s'interrompre pendant la guerre, et les deux hommes reprennent leurs échanges en 1925. En privé, Freud et Ferenczi se livrent à des expériences de médiumnité, en compagnie d'Anna Freud. "Ferenczi est venu ici un dimanche, nous avons fait tous trois des expériences concernant la transmission de pensées. Elles étaient étonnamment réussies, particulièrement celles où je jouais le rôle de médium et analysais ensuite mes associations. L'affaire devient urgente pour nous". (7) Freud va rédiger quatre publications sur une dizaine d'années : "Psychanalyse et télépathie" (1921) "Rêve et télépathie" (1921) "La signification occulte des rêves" (1925) "Rêve et occultisme" (1932). Freud est également sollicité par H. Carrington, directeur de l'American Psychipal institute, pour une contribution aux Proceedings de la S.P.R., revue de La Psychical Reserch. Depuis 1911, il est membre correspondant de la société de Londres, membre honoraire de la société américaine pour la recherche psychique en 1915, et de la société grecque en 1923. William James, l'ami de Flournoy, et Stanley Hall sont les présidents de la branche américaine. En réponse à l'offre de Carrington en 1921, Freud, réticent, décline la proposition. Il souhaite établir une ligne de démarcation très nette entre la psychanalyse et "ce champ de connaissance encore inexploré", afin de ne pas donner l'occasion à malentendus sur ce sujet. Une certaine similitude transparaît dans les attitudes de Freud à l'égard de l'occultisme et de Flournoy à l'égard de la nature sexuelle de la libido. Lorsque Flournoy reconnaît l'importance de la sexualité dans la dynamique inconsciente, il propose néanmoins de "rendre plus facilement acceptable pour le sens commun ce qu'il y a de profondément vrai dans les découvertes de Freud", pour ne pas "choquer l'éthique" et "se préoccuper des conséquences morales et de l'opinion publique". Il déguise la libido d'un costume d'entrain et d'élan vital, souhaitant, en toute franchise, servir la cause freudienne ! Nous savons combien Jung a tenté de telles entreprises et la correspondance Freud/Jung est truffée de rappels à l'ordre de Freud, qui n'accepte aucune compromission, aucun travestissement de ses concepts en général, de la sexualité en particulier. Dans le même élan, le suisse Théodore Flournoy stigmatise son intérêt pour la médiumnité et l'occulte, avec la même rigueur et l'honnêteté intellectuelle que Freud pour la sexualité. Associer sexe et psychologie équivaut à l'alliance occulte/psychanalyse. Il y a là un chassé-croisé intéressant, préhistoire de la psychiatrie dynamique, qui se résoudra par un double mouvement. Flournoy, après le décès de sa femme, se désintéresse de l'occulte et enseigne la psychanalyse, Freud élabore la seconde topique, la compulsion à la répétition et la pulsion de mort, retrouve Kant et affronte avec créativité le transfert de pensées. L'occulte s'instaure du fait de prendre un produit de la réalité psychique pour un produit de la réalité matérielle. Dans son fondement, le mécanisme de la projection des désirs refoulés, qui permet d'éluder la question de la castration et de la mort. Castration ? Elle revient comme un retour du refoulé dans la symbolique du cérémonial magique : Klingsa, le magicien de Parsifal fut castré, Wotan perdit un œil, le dieu des magiciens, dans la mythologie scandinave est borgne, et que penser des baguettes de magicien, de fée, des balais des sorcières. La mort ? Elle est au premier plan de l'occultisme, qui tente désespérément de l'occulter 1 Dans l'Umheimliche (l'inquiétante étrangeté), Freud rappelle "qu'il n'y a guère d'autre domaine dans lequel nos pensées et nos sensations ne soient aussi peu modifiées depuis les temps primitifs, de ce qui est ancien soit si bien conservé sous un léger vernis, que nos relations avec la mort... Notre inconscient a, aujourd'hui aussi peu de place qu'autrefois pour la représentation de notre propre mortalité". L'image spéculaire, non reconnue et non symbolisée provoque l'angoisse, relative à une fausse unité du moi. Du narcissisme de l'enfant, il en est question dans la toute puissance des idées, la pensée magique. Magie mue par deux principes fondamentaux : similitude et contiguïté (2) (Frazer). Freud les retraduit à la lumière du travail du rêve et y reconnaît les principes de fonctionnement psychique : condensation et déplacement, qui deviendront métaphore et métonymie dans l'approche linguistique de Lacan. Mots magiques, l'occultisme repose le problème du langage du rapport signifiant-signifié. Dans la magie, le lien S/s n'est plus conventionnel, coutumier, gratuit, relatif ou extrinsèque comme l'affirme Saussure, mais intrinsèque, ontologique, hors des déterminations. Le temps ne le défait pas. Au "pas-de-sens" de la glossolalie, renvoient l'indéfectibilité et l'inaliénabilité du signifiant magique. Die Gedanken Ubertragung - (le transfert de pensée) Le terme de "télépathie" n'apparaît à aucun moment dans le premier texte freudien intitulé : "Psychanalyse et télépathie". Freud lui donne pour titre original : Vorbericht (Rapport préliminaire). Ce sont les éditeurs qui transforment le titre et introduisent la télépathie. Ceci a de l'importance car comme nous le voyons, le Gedanken Ubertragung procède du transfert - Par contre, le terme, télépathie, dérivé de l'anglais Télépathy, se construit à partir des racines grecques tele = à distance et pathos= supporter-sentir. Ainsi la Gedanken Ubertragung ne contient pas la notion proxémique ou spatiale, alors que la télépathie n'explicite pas le contenu du sentir : cela pourrait être la pensée, le discours, l'image, l'affect. Mais ce n'est pas précisé dans la structure du mot. Il y a donc un premier danger à une traduction superficielle, qui transformerait le sens des mots. Freud s'attaque au transfert de pensées et se dit : La communication télépathique restaure un désir archaïque, cela ne saurait pour autant impliquer que je doive rejeter l'hypothèse de son existence. Alors il en postule l'existence et s'attache à analyser les facteurs et conditions du phénomène. Le problème de la nature de la télépathie reste en suspend, Freud se déclare incompétent. Nous allons donc tenter de synthétiser l'apport freudien à l'étude des phénomènes télépathiques, longtemps séparés artificiellement du reste de son œuvre. D'abord se pose le problème de la communication. La transmission de pensée, conçue selon un schéma de la communication, pose le problème d'une définition des intervenants. Émetteur/Récepteur, d'après le modèle de Shannon (1947), c'est comparer la télépathie à une communication téléphonique (Shannon était ingénieur de la Bell Company). Locuteur/Allocutaire, termes retenus par Roman Jakobson, signifie que l'information est acte de langage. Les éthologues, penchés sur les communications animales, ont distingué la fonction représentative (liée à la genèse de la relation objectale et concrétisée par la possibilité de représentation mentale de l'objet absent), la fonction sémiotique (liée au développement de la sémantisation des signaux conventionnels, et exprimée par la possibilité d'utiliser un de ces signaux pour informer sur l'objet absent). Or le langage se caractérise par le fait qu'il permet l'usage de la fonction sémiotique représentation d'un objet absent associé à l'utilisation d'un système conventionnel. Reste la terminologie des para-psychologues : "agent", le sujet censé émettre le message, et percipient" celui censé le recevoir. Nous emploierons cette terminologie pour la suite de notre exposé. Nous avons dégagé cinq propositions concernant la télépathie dans les textes freudiens : 1°/ C'est un désir inconscient ou conscient de l'agent, qui est l'objet de transfert de pensée. Nous retrouvons cette idée dans le désir de mort, inconscient puis devenu conscient à l'égard du beau-frère (premier cas de "psychanalyse et télépathie") ; désir œdipien et identification à la mère chez la femme à laquelle le voyant a prédit la naissance de deux enfants à 32 ans ; désir de vengeance à l'égard de la courtisane (observation sur Schermann). 2°/ L'information télépathique est en apparence neutre, mais elle est captée dans le champ du désir du percipient. L'affaire Forsyte, Forsyth, Vorsicht, exposée dans Rêve et occultisme (nouvelles conférences sur la psychanalyse), situe la communication dans le cadre analytique, en situation transférentielle. Monsieur P., surnommé Herr Vons Vorsicht par une jeune fille, (Monsieur la précaution), est en analyse pour une impuissance sexuelle de mauvais pronostic. Son analyse doit s'arrêter et il devra céder la place au médecin anglais, Docteur Forsyth, venu pour une analyse didactique. Hors ce médecin s'est présenté chez Freud et il a laissé sa carte de visite, 15 minutes avant le début de la séance de Monsieur P. Lorsque sur le divan Monsieur P. parle de Vorsicht, Freud tient dans sa main la carte du Docteur Vorsyth. Il est profondément frappé, il la montre à Monsieur P. Dans cet exemple, l'hypothèse est celle d'une similitude des contenus inconscients rendant possible une résonance entre agent/percipient. 3°/ Le matériel télépathique n'échappe pas au travail du rêve, aux mécanismes de défenses. A l'état vigile, les associations de signifiants (Vorsicht-Forsight-Forsyte-Forsyth) montrent la déformation et le déplacement au travers de deux langues. De même les lapsus (Freud = joie - Freund = ami). Le rêve télépathique subit condensation et déplacement ; le message télépathique, considéré comme une partie du matériel contribuant à la formation du rêve, à la façon de n'importe quel stimulus externe ou interne, bruit de rue ou sensation organique, se trouve remodelé dans une réalisation de désir et se fond avec d'autres matériaux (Rêve et télépathie). La nouvelle télépathique joue le même rôle que tout autre reste diurne, et est remaniée, comme ce dernier, en fonction du désir inconscient et de la censure. 4°/ Le sommeil crée des conditions favorables à la télépathie, la forte coloration émotionnelle du message, l'affect facilite la transmission, et la télépathie a les plus grandes chances de se produire au moment où l'idée émerge de l'inconscient, ou, en termes théoriques, au moment où elle passe du processus primaire au processus secondaire (signification occulte des rêves). De ces quatre propositions, la dernière apporte un éclairage intéressant puisqu'elle intègre la télépathie dans un point de vue topique, économique et dynamique. Topique : puisqu'il s'agit du passage de la représentation chargée d'affect du système inconscient vers le système préconscient-conscient. Economico-dynamique : par le passage de l'énergie psychique d'un état libre, à un état lié avec stabilisation de l'investissement des représentations. Toutefois, Freud ne développera pas l'approche métapsychologique du transfert de pensée. 5°/ La télépathie est un mode archaïque de communication extra-sensorielle, peut-être d'origine animale, reléguée au second plan du fait de la communication par des signes perceptibles à l'aide d'organes sensoriels. L'ancienne méthode peut continuer à subsister à l'arrière plan et à se manifester en certaines circonstances (Rêve et Occultisme). Freud remarque que la télépathie est un phénomène courant dans la vie psychique de l'enfant, ou qu'il survient dans certains états altérés de conscience. D'où la question du message télépathique : langage ou système préverbal ? Freud ne répond pas mais emploie les mots Gedanken = pensée, idée et Kenntnis = connaissance, savoir (1) ; en allemand, l'association d'idée se dit Gedanken Verbindung et nous oriente déjà vers une chaîne des signifiants, comme celle des maillons d'une chaîne. Plus précis, Die Kennung (marque, signe distinct), du verbe kennen, sous-entend une inscription dans le langage, plus qu'une représentation imagée extra-verbale. Das Kennungwort = le mot de passe. A travers les différences entre ces deux signifiants, télépathie et Gedanken/Keantnisse übertragung, il y a l'enjeu du langage, son occultation et on ne s'étonne pas de la position lacanienne. IV- JACQUES LACAN ET LA TÉLÉPATHIE – "Le recours à la communication protège les arrières de ce que périme la linguistique, en y couvrant de ridicule - qui souvent ne se décèle que de l'a postériori - c'est à savoir ce qui dans l'occultation du langage, temps premier, ne faisait figure que de mythe à s'appeler Télépathie - enfant perdue, mendigot de la pensée que ce qui se targuait de sa transmission, la pensée sans discours. Il arrive pourtant, ce mythe à capturer Freud, vous le savez, qui ne démasque pas le roi de cette cour des miracles dont il annonce le nettoyage. Miracle, c'est bien le cas de le dire, quand tout se remonte à celui, premier à s'opérer de ce qu'on télépathise du même bois dont on pactise, contrat social en somme, et fusion communicative, les promesses du dialogue, quoi !" (8) Lacan dénonce l'occultation du problème de la perte liée au langage dans une tentative imaginaire de fusion spéculaire et de communication totale, "embrassée au ciel ouvert d'une omni-communication de son texte". Reprenant le cas de Monsieur P. Vorsicht-Forsyth, Lacan explicite son approche de la télépathie : "que l'inconscient du sujet soit le discours de l'autre, c'est ce qui apparaît plus clairement encore que partout dans les études que Freud a consacrées à ce qu'il appelle la télépathie, en tant qu'elle se manifeste dans le contexte d'une expérience analytique. Coïncidence des propos du sujet avec des faits dont il ne peut être informé, mais qui se meuvent toujours dans les liaisons d'une autre expérience où le psychanalyste est interlocuteur - coïncidence aussi bien le plus souvent constituée par une convergence toute verbale, voire homonymique, ou qui, si elle inclut un acte, c'est d'un acting-out d'un panent: de l'analyste ou d'un enfant en analyse de l'analys6 qu'il s'agit - cas de résonance dans des réseaux communicants de discours, dont une étude exhaustive éclairerait les faits analogues que présente la vie courante" (8) La complaisance du hasard n'est en aucun cas brisée ; André Breton l'appelle « magique circonstancielle » (9) rencontre d'une causalité externe et d'une finalité interne, et le place en position de dénominateur du Désir. Le renouvellement de la question de l'Occulte pose l'enjeu de l'interprétation analytique ; nommé par l'analyste, l'objet de désir recentre la transmission de pensée autour d'un sujet moins prétendu que supposé savoir comme la diseuse de bonne aventure, le voyant, l'analyste enfin... A partir du savoir supposé, dont l'inconscient rend sujet, et lieu du désir,'l'autre vient occuper la place du "soit disant diseur de vérité". Que l'on comprenne enfin qu'il faut faire le deuil de l'extra-sensoriel. Lacan peut alors donner le coup de grâce à un "effet de recoupements de discours contemporains" (10). La théorie psychanalytique restera une "putain respectueuse" et "elle ne fera pas le trottoir de n'importe quel côté". Tout un peuple survit à l'ombre du signifiant télépathie chez Lacan : enfant perdu, mendiant, bateleur de foire, prostituée... déchets d'un nettoyage freudien encore insuffisant et dont Lacan-Jésus se charge, les para-psychologues –assimilés aux marchands du temple- en sont pour leur frais. Mais l'interprétation analytique, à rendre caduque toute entreprise au niveau de la réalité, retrouve par un cheminement original, une position conformiste, où la part de subversion du discours contenue dans la télépathie ne fait plus recette en tant qu'objet de recherche. Conclusion : A Ernest Jones, réticent et hostile, Freud se plaisait à citer Hamlet "Il y a plus de choses au ciel et sur la terre que n'en rêve votre philosophie." En 1921, Freud rédige pour la première fois, à l'intention des psychanalystes, un article sur l'occultisme : "Psychanalyse et Télépathie". Notre dernière remarque veut situer la place de l'occultisme par rapport à la technique analytique. L'étude des phénomènes occultes a ouvert une brèche vers l'exploration de l'inconscient, pour maints savants : Myers à Londres, Ferenczi à Budapest, Jung à Zürich, opèrent un glissement de l'occulte vers la psychanalyse, glissement corollaire au surgissement d'une scène de l'inconscient. D'une autre manière, c'est le passage d'un phénomène groupal et universel (spiritisme) vers un langage individuel et unique. Mais les phénomènes occultes sont intraitables ! A l'inverse, Freud vient tardivement à l'occultisme, muni d'une clinique, d'une technique de cure et d'un savoir opérant qui ne demande qu'à s'enrichir, quitte à se confronter avec un ailleurs. Quant à Lacan, il dynamite la question de la télépathie et la renvoi au cirque. Bibliographie : 1- Freud Sigmund in "Psychanalyse et télépathie", in Wladimir Granoff et Jean-Michel Rey, L'Occulte, objet de la pensée freudienne, Paris, P.U.F., 1983 2- Amadou Robert, l'Occultisme, esquisse d'un monde vivant, Julliard, 1950 3- Mannoni Octave, Freud, Seuil, 1968 4- Correspondance Freud/Jung Tome I p. 295-296, Gallimard, 1975 5- Lorin Claude, Le jeune Ferenczi (1899-1906), Aubier, 1983 6- Lettre circulaire de Vienne, datée du 15 mars 1923, (Freud) citée in Freud et l'occultisme de Christian Moreau Privat 1976 7- Moreau Christian, Freud et l'occultisme, Privat, 1976 8- Lacan Jacques, Écrits p. 265, Seuil, 1966 9- Breton André, L’Amour Fou, Gallimard, 1937 10- Lacan Jacques, Écrits p. 796, Seuil, 1966 Page mise à jour le 27 décembre 2011
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