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Défaire les fixations - Pr François JULLIEN

 

Dernière mise à jour de la page: 3 juillet 2009

 

Défaire les fixations

Entre pensée occidentale et philosophie chinoise

 

Pr François JULLIEN, philosophe

Professeur des Universités, Université Paris-Diderot, Directeur de l'Institut de la pensée contemporaine

 

Montpellier octobre 2008

 

Je suis un intrus dans cette journée

Je vous parlerai des fixations de l'individu

 

 

Mon travail de philosophe : travailler dans l’écart :

L’écart de penser entre pensée chinoise et pensée occidentale

La pensée chinoise peut nous montrer comment débloquer les fixations pour rendre la fluidité à la vie.

 

 

Point de départ : la notion de nourrir : elle est élémentaire avant même la naissance.

C'est une notion qui est fendue en deux dès Platon : nourrir son corps, nourrir son âme.

Platon : la vocation du philosophe est de nourrir son âme par la vérité.

L'ordre du corps

L’ordre de l’âme

La tradition Patristique :    - le lait

                                       - les légumes : pour ceux qui ne croient pas encore

                                       - la chair de l’agneau : pour ceux qui sont proches du salut

- Gide : « les nourritures terrestres »

La pensée européenne laisse en friche l’espace entre santé et spiritualité, entre médical et psychologique.

D'où le courant (le marché économique) du « développement personnel » :

Vers les paramédecines, la parapsychologie

Mettre à côté (para) ce qui est dissocié.

Abondance de sous littérature, de magazines qui prospèrent.

 

 

Friche entre santé et spiritualité : enfoncer un coin dans cette friche à partir de la notion de nourrir sa vie. Ma vie est mon potentiel vital. En chinois : sin cheng

 

Nourrir sa vie ne signifie pas nourrir son corps ni nourrir son âme.

La vie comme capital d'énergie, de vitalité, est à affiner pour le rendre plus fluide.

Cette énergie se réifie, se bloque, s'opacifie, devient inerte ; elle se fixe.

Il faut rendre fluide ce qui s'est coincé. Nourrir la vitalité qui est en soi.

Affiner, c’est aussi rendre subtil.

En chinois « ting » la fleur du riz, l'esprit du vin, le sperme.

Activer cette vitalité. Quintessencier. Dire ce qui se trouve à l'entre-deux du psychologique et du corps. Le rendre plus alerte et plus en mouvement. Le contraire de la réification ou l'enlisement.

 

Illustration à travers deux dialogues :

-Une vieillarde de 90 ans qui a le teint frais d'un jeune enfant. Elle a su désentraver sa personnalité pour la laisser en allant, sans jamais l'user.

-Un prince interroge un maître. J'ai entendu dire que votre maître vous a appris ce qu’était nourrir sa vie. Le maître répond : moi, je me suis contenté de balayer à la porte de mon maître.

Il ne répond pas car le prince n'est pas capable de comprendre. Il s'agit de laisser l'autre déçu, à gérer la non-réponse.

Il faut balayer en soi, c’est une action modeste, tous les jours, au lieu de laisser la poussière s'accumuler. Balayer permet à l'énergie de se manifester.

 

Nourrir sa vie, c’est comme faire paître des moutons. Quand on voit des moutons qui traînent à l'arrière on les fouette.

 

Cette position est différente de celle du pasteur qui mène son troupeau vers la Terre promise.

 

Le pasteur est derrière. Le troupeau est devant, en mouvement. Le pasteur qui voit traîner des moutons les fouette.

Qu'est-ce qui traîne en moi ? Ce qui traîne est à fouetter, pour le rappeler à l'ordre, pour continuer à avancer.

 

Les cellules qui se séparent, se cancérisent.

 

Le névrosé est arrêté au lieu que sa vie psychique continue d'avancer.

Vivre c'est maintenir en élan, en allant, son potentiel de vie. Que sa vie ne s’opacifie pas.

 

Autre illustration par le prince et l'artisan boucher :

La pensée chinoise n'interroge pas l’être.

Le Tao est processus, procédure, façon d'opérer. La voie est la recette.

La question : nourrir la vie.

Le boucher dépèce un boeuf pour le prince : le couteau circule sur un air de ballet.

À quoi peut en arriver la technique. Le Tao dépasse toute technique.

L'activité se décante, s’affine ; le couteau épouse la constitution interne.

Un bon boucher doit changer de couteau tous les ans parce qu'il tranche la chair. J'ai le même couteau depuis plus de 20 ans. Le fil du couteau, à un point d’entremêlement, opère lentement.

Après avoir remis mon couteau en état, je le remets dans mon fourreau.

Le couteau défait la chair du boeuf en passant dans le vide, dans l’interstice. Son outil peut circuler toujours dans le vide. Contre quoi la lame pourrait-elle s'émousser ?

 

 

Maintenir dans la circulation, ne pas rencontrer de résistance (en chinois zouang zé)

 

 

Platon : dans La Métaphysique il y a la description de quelqu'un qui découpe un boeuf.

Le philosophe est comme un boucher qui découpe un boeuf. Il sépare les essences des choses par analyse et synthèse, pour trouver les éléments constituants. Il s'agit de respecter les frontières des éléments.

Alors que dans la pensée chinoise il s'agit de percevoir au sein de ce qui est le plus opaque des voies de circulation possible.

 

Le rapport âme/corps, le rapport au bonheur.

Qu'est-ce que je suis, moi ? Un potentiel d'énergie.

Soit je laisse l'énergie entrer en résistance avec tout, en l’usant, soit je laisse l'énergie alerte, ne s’usant pas.

 

Pour Homère le principe de vitalité se sépare du corps à la mort et va dans l’Hadès.

Pour Platon le propre de l'humanité est la dualité soma psyché.

Énergie, souffle, anima désignent  le souffle de vie, ce qui anime, qui a la capacité de vitaliser.

 

La sagesse : laisser l'énergie circulante, animante.

La pensée chinoise dérange la notion d'âme et de corps :

Ce qui d'énergie en moi s'opacifie

Ce qui d'énergie en moi se déploie

Plus je m’affine, plus je m'anime. La vitalité ne cesse de se renouveler.

 

 

 

Le bonheur :

Cette notion est aussi dérangée par la pensée chinoise.

 

En Occident : la finalité de la vie est le bonheur. Fondé sur le pilier de l’âme.

Finalité : en vue de ; toute activité en vue de ; toutes les actions tendent vers des fins qui les dépassent.

Existence pyramidale de vie tendue vers le Souverain Bien.

Daimonia, âme, le bonheur salut de l'humanité.

 

Le bonheur n'intéresse pas la Chine ancienne.

Dans la pensée chinoise, le bonheur est une fixation une cible qui fait perdre le côté alerte de la vie.

Être en forme veut dire être dans cette vitalité, se satisfaire.

Il faut évoluer, rester en souplesse, ne pas se fixer.

Être comme un poisson dans l'eau, dans le courant : c'est l'image du « bonheur ».

Le bonheur est une fixation dont il faut se déprendre ; rendre la vie à sa disponibilité.

 

 

 

Conclusion :

 

1- En Chine, il n’y a pas la notion de mal : le non bien

le mal, ça coince, ça bloque.

La voie chinoise ne mène pas : par où ça passe, ça va.

Ça ne cesse de passer, il y a du cours qui se maintient en cours.

Il n'y a que du coincement de la voie.

 

2 - Si parler va sans dire :

Parlez, mais ne cherchez pas à dire. La parole peut être fixation.

Aristote : parler, c’est dire. Dire c'est dire quelque chose. Dire quelque chose c'est signifier quelque chose.

Dans la pensée chinoise « ti » signifie : quelque chose, objet du dire. Si le discours n'a pas de « ti »…

Le principe de non-contradiction est le support de pensée de la science.

Parler est différent de dire, différent de dire quelque chose.

Dire à peine.

On ne fait que commencer à parler.

Confucius commence à parler ; des propos ténus, fins ; des petits coups de pouce qui décoincent.

Dire à côté. Dire de biais. Le pinceau de biais.

Illustration : un sujet fréquent de concours en Chine ancienne: peindre un monastère : un paysage, des montagnes, des eaux, et sur un chemin un petit moine portant de l'eau.

Quelque chose fait signe.

Au dire quelque chose, d'Aristote, s'oppose le dire au gré (Mallarmé ; la poésie moderne constituée contre le dire quelque chose d'Aristote)

 

3 - Disponibilité :

C'est une notion faible dans la pensée européenne.

Dans la pensée chinoise, la disponibilité est à déployer à l'envers de la fixation.

Selon Confucius il y a quatre choses dont le maître est dispensé :

- les idées : auxquelles il s'attache, donc sans projections qui se fixeraient

- la nécessite : pas de il faut qu'il s'impose à lui.

- la position : pas de position dans laquelle il s'arrête.

- le moi : pas de moi ; être sans moi donc être sans idées, ça fait boucle.

Confucius : l'homme sans qualités : tout reste ouvert, l'existence est ouverte dans tous ses possibles.

Mancius disait de Confucius : de la sagesse, il est le moment

Il ne se raidit dans aucune position.

 

 

 

Une pensée du dehors, chinoise, fait résistance à la pensée occidentale. Elle peut éclairer des aspects de la pratique psychanalytique, que le discours psychanalytique n'éclaire pas.

L’attention flottante : expression de la disponibilité.

 

 

 
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