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Graphosphère : Simon BENAMRAN, Claude MICHEL, Jean-François BREYNE, Mustafa CHERIF, Brigitte RIMLINGER, Fabrice LORIN
Simon BENAMRAN, Claude MICHEL, Jean-François BREYNE, Mustafa CHERIF, Brigitte RIMLINGER, Fabrice LORIN : SUICIDE ET RELIGIONS


SUICIDE ET RELIGIONS 

 

Judaïsme, Catholicisme, Protestantisme, Islam

 

3ème congrès franco-algérien de psychiatrie,

9 juin 2007 Montpellier

 

Dr Simon BENAMRAN, Père Claude MICHEL, Pasteur Jean-François BREYNE, Pr Mustafa CHERIF, Dr Brigitte RIMLINGER, Dr Fabrice LORIN

 

 

 

INTRODUCTION

1 Pourquoi l’initiative de cette rencontre ? Par le Dr Brigitte RIMLINGER 


Pour paraphraser Albert Camus dans Le mythe de Sisyphe -« Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide »- « Il n’y a qu’un problème psychiatrique vraiment tabou, c’est le suicide ».

« Tabou » est un nom polynésien. Son opposé est « noa » : libre. Le tabou définit ce qui est permis et ce qui ne l’est pas.

« Est tabou », écrit Roger Caillois, dans L’homme et le sacré, « ce qui porte atteinte à l’ordonnance universelle qui est celle de la nature et de la société ».

Le tabou est donc destiné à maintenir l’intégrité du monde organisé ; il empêche de mourir en retournant symboliquement à un état chaotique, celui d’avant l’arrivée des dieux créateurs.

Comment donc parler du suicide, de cet acte qui vient transgresser le tabou fondamental du respect de la vie : du « Tu ne tueras point » entendu par Moïse au Mont-Sinaï, à la Cour Européenne qui, en 2002, a confirmé à l’unanimité que le suicide n’entrait dans le champ d’aucun droit de l’homme, cet interdit est gravé dans notre histoire.

Nommer l’acte suicidaire comme tel est déjà difficile ; un « accident », « une prise exagérée de médicaments » en sont souvent les masques funéraires. S’interroger sur le suicide d’un patient, dialoguer avec sa famille, avec ses confrères, laisse démuni, désemparé. La rationalisation médicale est souvent la première et seule tentative : « il était déprimé…impulsif…alcoolisé ».

Mais après… ?

Dans notre société, où le sacré se déplace souvent de la religion vers la rationalité de l’idéal scientifique, que dit le médecin quand il est interpellé par le sens de l’acte suicidaire ? C’est parfois grâce au silence empathique que l’entourage ose demander : « Vous êtes croyant, docteur ? » Comme si pour lui, à travers l’impossible réponse, le médecin redevenait profane ; comme si on pouvait alors l’interroger sur d’autres formes de sacré…

C’est donc une forme d’examen de consciences, consciences que nous allons essayer aujourd’hui d’éclairer et de partager avec nos différents intervenants.

2 Suicide et philosophie par le Dr Fabrice LORIN :

Pour cette table ronde, notre souhait est d'aborder la question du suicide à trois niveaux, que je vois comme trois étages d'une fusée.

1-Le premier niveau est celui du psychiatre. Pour le praticien, le patient qui se suicide -et que pourtant nous suivons attentivement en soins- est un échec. Tout à fait comparable à l'opéré qui meurt sur la table d'opération entre les mains du chirurgien. Car là nous sommes au cœur de la machine , l'être humain, et les relations que nous avons nouées avec un autre être humain. L’approche univoque du seul homme biologique apparaît distanciée et incomplète. Revenons à l'Homme. Chaque psychiatre sait au fond de lui, dans son intime état des lieux, d'examen de conscience et d'analyse de son activité ou de sa carrière, quels sont ses patients qui se sont suicidés. Il peut ressentir de la culpabilité. Nul n'est à l'abri. Heureusement. Au risque de la toute puissance. Devant ces difficultés, nous psychiatres, nous nous tournons et nous sommes en demande d'aide vis-à-vis des gens de religion. Messieurs, par votre pratique, par votre expérience, aidez-nous dans la prévention du suicide, l'accompagnement du suicidant, aidez-nous à diminuer cette hécatombe : 800 000 suicides/an dans le monde, 1 décès par suicide toutes les 30 secondes.

2-Le second niveau de la fusée est le point de vue de chaque religion vis-à-vis du suicide, vis-à-vis de l'accompagnement de la famille, vis-à-vis d'un ailleurs, d’une altermondialisation des âmes.

3-Mais ce second niveau, est indissociable du troisième niveau : notre conception de la mort et de « l' après la mort ». Nous sommes entrés dans le champ de la métaphysique. Classiquement la science et la philosophie s'arrêtent à ce seuil et laissent à la religion tout ce domaine. Mais en allant plus loin, il y a 2 sortes d'approche : l'une sacrée religieuse et l'autre que je nommerais approche culturelle athée; mais, à l'insue de son plein gré, l'athéisme républicain rejoint toujours le sacré: il est frappant de voir que chaque Président de la République française à peine élu, a pour premier geste d'aller se recueillir soit au Panthéon, soit sur une dalle funéraire. Et là je cite Léo STRAUSS : « Un peuple vivant est un peuple habité par ses morts ». L’athée se pose la question de la mort volontaire, de l’euthanasie.

Voilà donc nos trois étages de la fusée :

Le psychiatre face au suicide, La religion et le suicide, L’homme et la mort

Suicide, mort et philosophie : la philosophie ne dit rien frontalement sur la mort. Elle l'aborde sous les concepts de négatif ou de néant et elle laisse à la religion le discours sur l'au-delà. Elle ne peut penser la mort que dans la vie, soit pour définir une ontologie de la finitude, soit pour suggérer une éthique du savoir-mourir. La mort du philosophe devient alors une affaire de pédagogie pour les vivants. Cependant la mort de soi demeure toujours impensable et l'on se découvre comme des survivants face à la mort des autres.

Il y a une impasse de la philosophie à parler de la mort en soi, de la mort de soi, elle ne peut parler que de la mort de l'autre.

En philosophie, le trio grec de l’âge d’or -SOCRATE, PLATON et ARISTOTE- est contre le suicide. Surtout PLATON ! Plus tard le mouvement philosophique stoïcien fait évoluer les idées. Nous connaissons le suicide de SENEQUE, précepteur de NERON. SENEQUE se suicide sur l’ordre du tyran. L’idéal stoïcien reste de faire la paix définitive en soi, de se rendre invulnérable à toute atteinte du monde extérieur et surtout qui viendrait de ce qui ne dépend pas de soi, cet idéal peut conduire au suicide. Dans Les lettres à LUCILIUS, SENEQUE explique que la soumission au destin n’est pas une résignation ou une négation de la liberté : si le sage prend acte des arrêts du destin, il lui reste à choisir l’attitude qui convient, à se placer du coté du courage et de l’excellence. Le suicide stoïcien est à lire comme courageuse acceptation du destin. Quand NERON lui ordonna de mourir, SENEQUE s’ouvrit les veines pour mourir en homme libre, comme SOCRATE et CATON d’Utique après la défaite de POMPEE.

A la Renaissance, MONTAIGNE affirme : « philosopher c'est apprendre à mourir »

Le duo des philosophes contemporains à s'être penché sur la mort sont HEIDEGGER avec l'être pour la mort (l’Etre en vue de la mort) et LEVINAS pour lequel l'expérience fondamentale est l'autre ; comme si ma mort n'était pas aussi intéressante poignante et saisissante que l'autre qui va mourir.

Dans notre société, nous essayons de lisser l'horreur de la mort, construire une cosmétique généralisée vis-à-vis de la mort. Mais elle troue le masque et interroge de façon radicale. L'idée fondamentale de notre époque est de ne plus mourir, se débarrasser de cette finitude. L'Humanité se sépare d'ailleurs en deux par un apartheid économique et social : il y a d’un côté les plus mortels, les pauvres à espérance de vie de 40 ans et de l'autre les moins mortels, les riches, d'espérance de vie pouvant aller jusqu'à 100 ans.

L'idée de la mort volontaire, du suicide peut donner de la force, et/ou poser un problème de place dans la transmission. Qu'est-ce qui se transmet dans ce geste-là ? Un suicide dans une famille, amène la descendance à être hantée par ce risque.

Au 20e siècle, le suicide de Jean AMERY rescapé d'Auschwitz, puis de Primo LEVI également rescapé d’Auschwitz 3 Monowitz (camp de concentration et non pas d’extermination qui était Auschwitz 2 Birkenau), pose la question du survivant et de la culpabilité du survivant. Primo LEVI dit que les justes ont tous été tués et seuls s’en sont sortis ceux qui ont été débrouillards, ceux qui ont pu travailler, voire voler le pain et la soupe des autres etc. Lui ne l’a jamais fait mais comme il ne meurt pas en camp, il est donc du coté des voleurs. Quand il se donne la mort en 1987, c’est le camp qui le tue, 32 ans après sa « libération » par les russes, il redevient in fine un juste.

Pour CAMUS « la seule question philosophique sérieuse c'est le suicide ». Que faire de sa vie ? Comment la terminer ? La liberté du sujet libre implique son rapport libre à sa mort librement consentie, une liberté donnée et achevée.

En dehors des quatre monothéismes, nous observons dans la culture Inuit traditionnelle, que les vieilles personnes se laissaient mourir de froid quand elles devenaient une charge trop importante pour leurs proches.

Le film d’IMAMURA « La ballade de Narayama » illustre le même destin au Japon : une vieille femme sans utilité pour sa communauté est abandonnée dans la montagne.

Ces traditions posent la question des relations entre suicide et sacrifice, pour la survie économique ou démographique de la communauté.

Questions :

1-Quelle aide la foi peut-elle apporter au fidèle lorsqu'il a des idées de suicide ?
2-Comment la religion se positionne t' elle vis-à-vis de la liberté individuelle ?
3-La religion est-elle au même titre que l’Art, l'imaginaire, un fantasme pour voiler le réel de la mort, ce gouffre qu'il faut transformer en beauté ?
4-Y a-t-il un Au-delà pour le suicidé ? Un autre monde, une altermondialisation des âmes ?
5-Quel soutien, quelles paroles les monothéismes peuvent-ils apporter à la famille et aux proches du suicidé ?
6-Que pensez-vous de l’assistance au suicide, de l’euthanasie ?
7-Est-ce que la confession au prêtre dans la religion catholique protège mieux la vie que la confession solitaire face à Dieu dans le protestantisme, le judaïsme, l’islam ? La confession introduit-elle un tiers, un guide, un lien social ? La liberté individuelle expose t' elle au danger ?
8-Après un suicide raté ou pour l’entourage endeuillé, y-a-t-il un retour vers une pratique religieuse ? La religion a fonction d’étayage et de lien social.
9-Le suicide collectif dans certaines sectes : quand la religion pousse t' elle au suicide?
10- Certains historiens avancent que l’Eglise catholique par St Augustin (354-430) et St Thomas D’Aquin (1227-1274), a interdit tardivement le suicide car auparavant avec Eusèbe de Césarée, il y avait trop de candidats-martyres au « suicide religieux » face aux persécutions (l’hagiographie de Sainte Pélagie) et cela décimait les rangs de la chrétienté, cf. les martyrs de l’islam actuellement.

Pour aborder toutes ces questions, nous avons réuni pour cette table ronde un vrai carré d’as et j’en profite pour les remercier tous les quatre d’avoir agréé notre invitation :

1- Le Dr Simon BENAMRAN est médecin et anime l’association Rambam (Rabbénou Moché ben Maïmone= Maïmonide), association de médecins juifs du Languedoc-Roussillon, qui réfléchit sur des questions d’éthique.

2-Le Père Claude MICHEL, délégué de la pastorale de la santé au diocèse de Montpellier, prêtre de la paroisse de Lattes

3-Le Pasteur Jean-François BREYNE, pasteur de l’Eglise Réformée de France à Nîmes,

4-Le Pr Mustafa CHERIF, professeur de culture islamique à l’Université d’Alger, ancien ministre de l’enseignement supérieur, ancien ambassadeur d’Algérie en Egypte.


SUICIDE ET JUDAISME par le Dr Simon BENAMRAN

La position traditionnelle du judaïsme envers le suicide nomme deux principes :

1- Interdiction de se suicider

2- Interdiction d’accorder les rites mortuaires au suicidé

Mais au delà de ces principes, la Bible, au travers de ses commentateurs, a, de façon très sensible, offert une relativité toute certaine à l’application de ces dogmes.

Ce bref exposé, illustré de quelques exemples historiques, a pour ambition, très modeste, d’aider à peaufiner nos grilles de lecture habituelles, au travers d’un prisme cultuel, qui ne se veut pas comparatif.

Premier principe : l’interdiction de se suicider.

Dés le début de la genèse (Chap. 9 verset 5) la Tora proclame « Votre sang, partie de vous même, j’en demanderai compte. » 

La tradition en conclut que l’homme n’est pas habilité à porter atteinte à soi même.

Dans le Traité des Pères, il y a cette phrase dure dans sa réalité : « C’est malgré toi que tu as été créé, que tu es né, que tu vis et que tu mourras et malgré toi tu devras rendre compte. »

Cela laisse peu de place à l’homme libre, au choix inévitable de vivre ou mourir.

La vie est un don divin sacré dont on ne dispose pas.

Il est permis, selon Maimonide, de renoncer au sacré pour sauver une vie. Un exemple concret: le médecin est dispensé de tous les interdits religieux pour assurer sa mission.

C’est dans le Sanhédrin (37 a) que l’on retrouve la fameuse phrase gravée sur la médaille des Justes : «  Qui sauve une vie sauve le monde. »

Et puis « Tu ne tueras point. » figure bien dans les dix commandements.

Tout ceci pour souligner la détermination des textes dans l’affirmation de la primauté de Dieu sur la vie.

Nous en sommes uniquement les gestionnaires et surtout pas les propriétaires.

Le judaïsme aurait cette particularité selon Maimonide qu’il n’existe pas de différence entre verser son sang ou verser celui d’autrui.

Le suicide représente ainsi une double offense à Dieu

1- Désobéissance

2- Une remise en question sinon une atteinte au pouvoir divin sur la vie sur la mort

Le 2ème principe est relatif au rite mortuaire.

Il est enseigné dans le Traité de Semahot (11 / 1) : «  Tout ce qui constitue une marque d’honneur envers la famille endeuillée on l’accomplit, tout ce qui rend honneur au défunt on s’en abstient. » Cette mesure d’une sévérité exceptionnelle contraste avec le respect et la vénération qui caractérise la relation des textes au cadavre humain.

Il semble que la double Impasse éthique constitué par d’un coté la réalité du suicide dans le monde et de l’autre la tradition a poussé les décisionnaires à réévaluer dans d’implacables disputations l’application de ces lois.

Trois exceptions sont édictées dans Yoma 32 : l’idolâtrie, l’inceste, le meurtre.

Devant donc l’obligation de commettre un meurtre un inceste ou un acte d’idolâtrie, le suicide éventuel serait requalifié en mort accidentelle et il serait permis de rendre les honneurs au défunt.

En dehors de ces exceptions il y a des situations exceptionnelles qui permettent de se pencher de façon favorable sur tous les cas.

On souligne que tant qu’il existe une possibilité d’expliquer le décès comme résultant d’un coup de folie, d’une inconscience soudaine, le suicidé est réhabilité.

La loi prend pour axe de pensée le fait que l’instinct de conservation est si difficile à étouffer pour quelqu’un de psychiquement normal qu’il est permis de présumer , jusqu'à preuve du contraire, que la mort était accidentelle .

Pour illustrer ces données j’aimerais exposer quelques exemples à commencer par celui de Primo Levi.

Retrouvé mort en bas de la cage d’escalier alors qu’il venait de quitter sa concierge il est fort possible qu’il ait eu un malaise qui l’ait fait chuter ; l’hypothèse qu’il se soit suicidé n’est pas exclue mais rien ne permet d’en faire la preuve.

L’éthique juive oblige à ne pas reconnaître cette disparition comme un suicide.

Dans la bible les exemples sont rares mais réels.

Tout le monde connaît l’histoire de Samson et Dalila. Samson humilié et détruit ne réintègre son image de puissance qu’en emportant avec lui dans la mort ses tortionnaires.

Mort toutefois honoré parce qu’il échappe à une fin indigne dans le culte d’un peuple idolâtre.

Le suicide des insurgés contre Rome dans la forteresse de Massada est resté une légende. Ils s’immolent par l’épée afin que cette besogne ne soit pas laissée à l’adversaire.

Et puis il y a le roi Saul vaincu sur le mont Gelboé qui se précipite sur son glaive pour ne pas subir la mort de la main de ses ennemis ; mais la mort tardant à venir il suppliât un de ses soldats de l’achever, ce qu’il fit.

Pour Rachi commentateur français du moyen âge « ce n’est pas un assassinat, c’est une mort qui est apportée. » Cela situe exactement le problème de l’euthanasie suicidaire. S’ensuit une multitude d’analyses qui se concluent par 2 principes connus : celui qui précipite la mort d’un agonisant est un assassin mais est également condamnable celui qui entrave le déroulement normal de l’agonie.

Ni euthanasie ni acharnement thérapeutique.

Mais je crois que l’on empiète sur un autre débat

Pour conclure je soulignerais que les essais pour comprendre le suicide sont soumis au mode de fonctionnement intellectuel du judaïsme qui est de tout soumettre à la controverse afin d’exclure les dogmes.


SUICIDE ET RELIGION CATHOLIQUE, par le Père Claude MICHEL

Le suicide est l’acte délibéré de mettre fin à sa vie.<

C’est un acte d’auto destruction.

Autolyse dans le domaine médical

Parler du suicide en général, ce n’est pas parler des personnes qui se suicident.

On cite le chiffre de 11.000 suicides par an, sans parler des TS plus nombreuses encore.

Fondements : « Tu ne tueras pas »morale naturelle, l’une des 10 paroles de Yahvé à Moïse « car la vie ne t’appartient pas, elle est DON gratuit de Dieu et d’ailleurs l’instinct le plus fort n’est il pas la conservation de soi ? »

Cet interdit fondateur protège les personnes les plus vulnérables.

Il y a 3 domaines d’application : l’homicide, le suicide, l’euthanasie

Bref historique : la BIBLE rapporte un cas de suicide (2 de Samuel 17/23) :

« Abitophel voyant que son conseil n’avait pas été suivi, mit de l’ordre dans sa maison, puis s’étrangla ; on l’ensevelit dans le tombeau de son père. » Le cas de Saül est différent (1 de Samuel 31/4) il demande à son écuyer de le supprimer : « Tire ton épée et transperce moi, de peur que ces païens ne viennent et ne se jouent de moi. »

La mort de Judas (Math 27 /5 et A 1 /13) peut être considérée comme une catharsis, comme un besoin de purification.

Dans l’histoire de l’Eglise : avant l’édit de Constantin (313), la doctrine de l’église ne condamne pas expressément le suicide. Les choses changent avec Augustin. Dans la Cité de Dieu (413) onze chapitres sont consacrés à la question, c’est un crime de se tuer. Augustin n’accepte aucune raison de se donner la mort. En 452, le concile d’Arles déclare le suicide d’inspiration diabolique. Un siècle plus tard, il est interdit d’enterrer le corps du suicidé (Orléans 533)

Thomas d’Aquin durcit cette position pour les mêmes raisons qu’Augustin et également parce que « la vie est un don de Dieu concédé à l’homme ».

La doctrine de l’Eglise est ainsi définie pour des siècles. Pie XII et le concile Vatican II réaffirmeront le même jugement.

Textes du magistère:

Le 5 Mai 1980, la Congrégation pour la doctrine de la foi, prend en compte les acquis des sciences humaines, dans un texte qui concerne l’euthanasie et déclare : « le suicide est aussi inacceptable que l’homicide, car il constitue de la part de l’homme un refus de la souveraineté de Dieu et de son dessein d’amour envers soi même…bien que parfois on le sait, interviennent des conditions psychologiques qui peuvent atténuer voire supprimer la responsabilité. »

Le 25 Mars 1995, dans l’encyclique Evangelium vitae (n°66) Jean Paul II : « le suicide est toujours moralement inacceptable, au même titre que l’homicide. Bien que certains conditionnements psychologiques, culturels et sociaux puissent porter à accomplir un geste qui contredit aussi radicalement l’inclination innée de chacun à la vie, atténuant ou supprimant la responsabilité personnelle, le suicide, du point de vue objectif, est un acte gravement immoral, par qu’il comporte le refus de l’amour envers soi même… »

Dans le Catéchisme de l’Eglise catholique  au n° 2280.2281 « Chacun est responsable de sa vie devant Dieu qui la lui a donnée C’est Lui qui en reste le Souverain Maitre…. Nous sommes les intendants et non les propriétaires de la vie que Dieu nous a confiée. Le suicide est contraire à l’amour du Dieu vivant. »

Les obsèques religieuses des personnes suicidées :

Pendant longtemps l’église catholique a refusé les obsèques religieuses aux personnes suicidées. C’était encore le cas dans le Code de droit canonique de 1917. Il en était de même pour les divorcés remariés, les excommuniés, les hérétiques et les francs maçons.

Mais dans le nouveau Code de droit canonique de 1983 il n’en est plus question.

De plus dans un document publié en 1977 par l’épiscopat français sur les funérailles, on peut lire : «  ils peuvent être admis aux funérailles religieuses, ce qui ne signifie nullement une approbation du suicide, mais plutôt l’expression d’une difficulté à discerner les motivations qui ont poussé à un tel acte ainsi qu’à en mesurer le degré de responsabilité et le désir de confier celui qui l’a commis à la miséricorde de Dieu. »

Ce changement d’attitude montre bien que le développement de la psychiatrie a pu modifier le jugement téméraire qui était porté sur les suicidés. Jusqu’alors on pouvait penser qu’il fallait tout faire pour préserver les personnes de la tentation du suicide.

Aspect moral:

Le suicide est le plus généralement le refus d’une vie mortelle au profit d’une mort qui donne la liberté. Dans tout suicide responsable, il y a une volonté de ne plus être homme, mais d’être Dieu sans limite. C’est là probablement le fondement sous jacent de la position de l’Eglise et de son refus du suicide.

On peut estimer que certains suicides sont effectués consciemment et librement.

C’est sans doute le cas d’Henri de Montherlant, admirateur de la force antique, est-ce un acte de courage ?

Dans ce cas il y a transgression de l’interdit fondamental : « tu ne tueras pas »

Or vous savez mieux que moi que la fonction première de l’interdit est d’être humanisant, dans la mesure où il permet à l’homme de croître. (père mettre)

Les interdits sont des repères (re-pères) grâce auxquels l’humanité peut développer la liberté, encourager la vie avec autrui (inceste, meurtre)

Le suicide est considéré comme une faute par rapport à Dieu, par rapport à soi même et par rapport à autrui. En effet je suis dépendant des autres, j’ai des devoirs vis-à-vis de mon conjoint, de mes enfants, de ma famille… et ils ont des droits vis-à-vis de moi, ils ont besoin de moi.

D’où la notion de responsabilité : le Moi est vulnérable, il est requis par et pour autrui. Le visage de l’autre m’interpelle. Le visage de l’autre m’ordonne de le servir. (Levinas, Totalité et infini)

C’est bien pourquoi l’entourage de la personne suicidée ne cesse pas de s’interroger sur sa part de responsabilité par rapport à l’acte posé.

Cependant il est bien difficile de juger un cas de suicide, tant il y a d’éléments subjectifs qui entrent en jeu dans l’acte de se donner la mort. On est en présence d’un cas de suicide seulement lorsque l’intention de l’acte était bien la mort. mais le plus souvent il s’agit d’un acte de révolte, de désespoir, de fuite du réel ou de l’incapacité à supporter le réel. Le suicidé ne voit plus aucun sens à la vie, aucune solution à son problème, ou aucun sens à la souffrance qui l’accable.

Le suicide, un défi à la société ?

La société se doit de se préserver de la mort, de lutter contre ce qui cause la mort.

L’interdit permet de vivre en société et de respecter la vie d’autrui. Toute société s’institue pour repousser la mort et pour rendre possible un vouloir vivre ensemble en canalisant la violence. Plus positivement c’est le devoir de la société de fortifier dans l’individu le désir de vivre. De ce point de vue le suicide est un échec de la société.

Il est nécessaire de mobiliser toutes les énergies, toutes les institutions pour éteindre le goût du suicide. La question qui demeure est de savoir ce qui peut donner le goût de vivre, ce qui peut donner de la valeur et du sens à la vie, pour que l’élan vital l’emporte sur l’ennui, le pessimisme et la morosité. La prévention s’impose plus particulièrement vis-à-vis des personnes vulnérables.

Pour finir je citerai le docteur Ceicely SAUNDERS, pionnier pour le traitement de la douleur à St. Christopher Hospice, qui disait à propos de l’euthanasie (qu’on appelle aussi assistance médicale pour mourir ou assistance médicale au suicide): « Je pense que le droit à la mort légalisé, ne peut manquer de devenir un « devoir de mourir » pour beaucoup de personnes vulnérables ou au mieux la seule option offerte. »

Et Albert CAMUS : « Il n’y a qu’un seul problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » (Le mythe de Sisyphe)

Claude MICHEL


SUICIDE ET PROTESTANTISME par le Pasteur Jean-françois BREYNE

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,

Tout d’abord vous remercier de l’honneur que vous me faites d’intervenir devant vous. Ensuite vous faire part de mon embarras. En fait, d’un double embarras :

 - Celui de ne pas être un spécialiste de ces questions. Je ne suis en effet pas un universitaire, et c’est donc en tant que pasteur de paroisse, de praticien de terrain, devrais-je dire, que je vais tenter de tracer quelques pistes de réflexions avec vous ce matin.

 - Mon second embarras vient du fait de devoir incarner « la voix du protestantisme ». Car s’il est deux caractéristiques du monde protestant, c’est bien

   o sa diversité et

   o son absence de magistère.

Pas de discours unique donc, et il convient de distinguer au moins deux grandes familles au sein du protestantisme :

 - celles dites « évangéliques », c'est-à-dire les Eglises apparues surtout au début du 20ème siècle, notamment aux Etats-Unis, et qui se caractérisent par une lecture plutôt fondamentaliste de la Bible,

 - et les Eglises dites historiques, c'est-à-dire directement issues de la réforme luthéro-calvinienne et qui privilégient une approche plus historico-critique du texte biblique.

Je ne peux donc m’exprimer que du lieu d’où je viens, c'est-à-dire de la seconde famille, et plus précisément de l’Eglise Réformée de France.

Résumer en quelques minutes une telle question et vouloir être exhaustif n’étant pas possible, je choisis d’interroger dans un premier temps le corpus biblique, et dans un second temps de vous présenter les réflexions de deux grandes figures de la théologie protestante au XXème siècle, à savoir Karl BARTH et Dietrich BONHOEFFER.

Mais avant, une petite anecdote, dont vous comprendrez que je taise le nom des protagonistes. Une ville de France qui reste très fortement marquée par l’empreinte du protestantisme. Il y a un an à peine. Deux pasteurs retraités y vivent.

Deux fortes personnalités qui ont marqué la ville. L’un, à l’aube de ses 80 ans, apprend qu’il est atteint d’un cancer. Il refuse tous soins invasifs, et décède quelques mois plus tard. Une semaine après, son vieux camarade de faculté, notre second pasteur, met fin à ses jours. Il s’en était entretenu depuis longtemps avec ses proches, et laisse une lettre à son épouse. L’histoire ne dit pas s’il avait un déficit de sérotonine…

Deux histoires, deux attitudes, deux souffrances et deux issues différentes de la part de deux hommes ayant reçu la même formation universitaire, ayant exercé le ministère dans la même Eglise…

C’est bien de cela qu’il s’agit : de la singularité d’une histoire humaine, avec sa part d’ombre et de secrets insondables.

Et puis il y a l’acte, encore une fois posé dans sa singularité absolue, et la lecture que nous pouvons en faire : et entre les deux, cette énigme qu’est l’intimité du sujet.

Parler du suicide, donc, n’est pas, en vérité possible, et je me méfie de toute massification lorsqu’il s’agit de l’homme face à sa souffrance.

Pourtant, il nous faut bien tenter de penser l’impensable, et dans le monde protestant, notre premier réflexe est de nous tourner vers notre corpus de référence, à savoir le texte biblique.

Force alors est de constater, et BARTH comme BONHOEFFER le confirme, que "le suicide ne se trouve nulle part explicitement interdit dans la bible"1. Cette affirmation vient en rupture des lectures juives et catholiques que nous venons d’entendre, mais qui dit textes fondateurs dit aussi diversités possibles quant à leur interprétation.

Si le corpus biblique pose comme absolu l’interdit du « tu ne tueras point », nous interprétons cet interdit comme étant celui du  meurtre, et non point dans le sens d’exclure totalement le cas de toute  mise à mort  possible, comme en témoigne maints exemples qui se terminent par cette terrible injonction «  et il sera mis à mort ».

Constatons seulement que le suicide ne fait pas partie des exceptions explicitement autorisées, pas plus qu’il n’est explicitement interdit.

Nous trouvons dans la Bible trois suicides "réussis", ceux de Saül, d’Ahitophel et de Judas2.

Arrêtons-nous d’abord sur celui de Saül.

Saül n’est pas n’importe qui : il est le premier roi d’ISRAEL, et il est précédé d’une histoire.

Le professeur ANSALDI note que : "Saül est précédé dans son malheur et que, d'une certaine manière, il porte les symptômes de son groupe, en l'espèce, ceux de son peuple. En effet ce dernier vient interpeler Samuel: « [...] donne-nous un roi pour nous juger comme toutes les nations »"3. 

Le comme est ici d’importance : ce comme va marquer la suite de la vie de Saül car son destin est tracé : être roi comme les autres rois, sans égard pour l'unicité de sa vocation (du nom que lui donne son Seigneur et qui le rend témoin unique parmi un peuple unique).

"Saül se donne la mort quand il devient évident pour lui qu'il ne peut pas être comme, ressembler à l'idéal royal qu'il s'est donné.

Le suicide couronne ici l'échec de se construire par lui-même, et donc signe l'impossibilité de maintenir un peu d'amour de soi pour soi (effondrement du minimum de narcissisme nécessaire pour vivre)"4. Notons chemin faisant que son geste ne peut être interprété dans sa seule singularité, car le texte précise qu’il entraine aussi la mort de son écuyer : « voyant que Saül était mort, se jeta lui aussi sur son épée et mourut avec lui ».

Par manque de temps, laissons Ahistophel, qui était conseiller de David qui passa du coté d’Absolom pour nous arrêter à Judas.

La lecture de l’épisode de Judas est également pleine d’enseignements : car la tradition néotestamentaire nous présente en fait deux versions assez contradictoires, puisqu’en Matthieu5, Judas se pend, alors que la tradition lucanienne6 le fait mourir par accident. De là à parler de suicide indirect par acte manqué, je laisse cela aux professionnels que vous êtes.

Judas, comme Saül, semble prisonnier d’un destin. Il est pris dans une histoire, un désir collectif, dont il va devenir le porteur privilégié et tragique : celui d’une attente messianique frustrée.

Je m’explique: tout, porte à penser que les auditeurs de Jésus attendaient un messie politique et militaire qui viendrait bouter hors de la terre d’Israël l’occupant romain. Jésus résiste et n’entre pas dans ce projet. Judas, l’Iscariote, dont le nom semble désigner un groupe de résistants-libérateurs extrémistes, ne supporte pas ce qu’il lit comme étant une volte-face de son maitre. Il décide alors de le livrer.

Est-ce une ultime provocation pour obliger l’homme de NAZARETH à se révéler par la force et la puissance ? Nous ne le saurons pas.

Ce que nous savons, c’est que la violence de Judas, ne pouvant plus s’exprimer contre Jésus, se retourne contre lui-même.

Mais la violence de Judas se répercute comme en écho sur le groupe dont il est issu : sa trahison même semble faire écho à une culpabilité du Groupe des 12 : alors, ultime dénégation ?

Le suicide du traitre se transforme en mort accidentelle ! ?

La difficulté que la première communauté chrétienne parait avoir à relire cet épisode du suicide de Judas me semble exemplaire de notre propre capacité à lire le suicide de l’autre : meurtre, ou tragique accident de la vie lorsque celle-ci ne semble plus possible aux yeux du sujet ?

Résumons-nous :
 - La Bible n’interdit pas explicitement le suicide, me semble-t-il.
 - Ceux qu’elle nous présente ne sont pas jugés.
 - Celui de Saül montre un homme pris au piège du « comme », et de la blessure narcissique
 - Le traitement du geste de Judas suggère une communauté aux prises avec la relecture de cet épisode tragique, et la culpabilité qui en résulte.
 - Enfin, dans les deux cas, l’acte du sujet ne peut être isolé : il y a immanquablement une violence en retour faite par le suicidant à l’autre.

J’en arrive aux positions défendues par la théologie protestante contemporaine.

En abordant tout d’abord la question liée à l’ensevelissement : s’il est vrai que le protestantisme n’a jamais refusé de funérailles pour un suicidé, c’est parce que les funérailles sont destinées à accompagner la famille et les proches du défunt, et non ce dernier lui-même. La discipline de mon Eglise précise d’ailleurs que l’Eglise "ne refuse jamais son aide à ceux qui la demandent dans le deuil"7. Dont acte !

Mais si l’homme est toujours accueilli pour être placé au bénéfice de la grâce, le geste, lui, est bien discuté et contesté.

Qu’en est-il ?

BARTH distingue deux champs, celui de la morale et celui de la théologie. Selon la morale (mondaine, qu'il distingue de la théologie), dit-il, le suicide peut être acceptable. Je cite : "La mort volontaire est un dernier moyen, le plus radical, de se procurer à soi-même droit et liberté"8.

Cet acte, qu’aucun animal n’est capable de faire, pose l’homme dans toute l’ampleur de sa liberté. Et BONHOEFFER de dire : "Il n’y a pas de liberté devant Dieu, pas de vie humaine sans la liberté de sacrifier sa vie"9.

BARTH va plus loin, en contestant la lecture qui ferait du suicide la "substance de l’acte ultime et  irrévocable d’un être humain. Mais qui nous donne le droit [dit-il] d’isoler le dernier instant d’une existence humaine, de ceux qui l’ont précédé, et de juger un homme uniquement en fonction de ce dernier instant ? "10

Et de s’interroger, avec BONHOEFFER, sur le pourquoi d’une telle "surestimation du dernier instant ".

Et BARTH d’affirmer : "le suicide n’est pas comme tel un péché irrémissible" 11.

Pour autant, le suicide n’en demeure pas moins, théologiquement, un péché, au sens d’un échec tragique de la vie, d’un renoncement au combat de la vie que Dieu veut.

Ensuite, parce que la théologie protestante, à la suite de LUTHER, conteste l’idée qu’il puisse y avoir une "mort libre " (pas plus d’ailleurs qu’il ne puisse y avoir de vie libre "en soi", cf. la controverse du cerf et libre arbitre avec ERASME).

Enfin, parce qu’il n’incombe pas à l’homme de se juger lui-même. Nul n’est habilité à être son propre juge !

Pourquoi ?

Parce que mon identité n’est pas à faire, mais à recevoir, me dit l’Evangile relu et médité par Paul.

Ce n’est donc pas parce que je ne peux plus faire que je ne peux plus être. En tout cas, c’est le message de libération que veut nous apporter l’Evangile. C’est une des conséquences de notre compréhension du salut par la grâce au moyen de la foi.

De sorte que BARTH s’exclamera : "s’il existe vraiment un pardon des péchés, alors il s’étend aussi au suicide"12.

Ce point, vous le comprenez, est essentiel pour la pastorale et pour essayer de travailler les liens de culpabilité chez les familles.

Et BONHOEFFER de dire : "il n’y a aucune loi, ni humaine ni divine, capable d’empêcher l’acte ; seuls la consolation de la grâce et le pouvoir de la prière fraternelle apportent un soutien dans une telle tentation…"13.

Ce que l’Eglise peut et veut partager, c’est que la parole de l’Evangile ne proclame pas un « tu dois vivre », mais bien un « tu peux vivre », un « il t’est permis de vivre, car Dieu croit en toi, même si toi tu crois que tu n’en vaux plus la peine ».

Voilà la position, me semble-t-il, de la tradition qui est la mienne.

Une catéchèse axée sur la notion d’identité reçue, dans la foi, et non pas dans la logique mondaine de devoir se  faire un nom  pourrait participer d’une démarche préventive, à notre échelle, du geste suicidaire.

Je vous remercie de votre attention.

Pasteur Jean-François Breyne


Bibliographie:

1 Cf. K. Barth, in Dogmatique, Genève, Labor et Fides, 1965, tome 16 de la traduction française, page 93.  
2 En 1 Samuel 31, 4 et 5 ; 2 Samuel 17, 23 et Mt. 27, 5 et Actes 1, 18.
3 In : Le suicide, collectif, Genève, 2002, Presses universitaires bibliques, p. 145
4 Idem, p. 146.
5 Mt. 27, 5
6 Actes 1, 18
7 In Disciple de l'Union nationale des associations cultuelles de l'Eglise réformée de France, Article 10, § 2.
8 Op. cit. p. 87.
9 In Ethique, Genève, Labor et Fides, 1969, p. 133.
10 Dogmatique, op. cit. p. 88.
11 Dogmatique, op. cit. p.89.
12 Dogmatique, op. cit. p. 90
13 Ethique, op. cit. p. 138.



SUICIDE ET ISLAM par le Pr Mustapha CHERIF

Mesdames Messieurs, chers collègues, je remercie vivement l’Association Franco-Algérienne de Psychiatrie de m’avoir invité, le Dr Mohamed Taleb m' a sollicité avec tant de courtoisie  que je n’ai pu décliner. Je suis  honoré et en même temps assez impressionné d’adresser la parole à ceux qui ont le savoir et le talent pour tenter de comprendre et d’essayer de guérir objectivement les déséquilibres mentaux. Quant on invite un philosophe, un théologien, un islamologue, croyant de surcroît,  on s’attend peut être à entendre, une fois de plus, un plaidoyer pour la religion et un rappel des interdits en la matière. C’est précisément ce que je m’astreins toujours à ne pas faire.

Dans le contexte de la domination de la raison instrumentale, du progrès technoscientifique  et de la sécularisation du monde, horizon défini comme opposé a la subjectivité, aux idéologies et aux obscurantismes, parler de religion et encore plus de l’islam, ce méconnu, dans le contexte de la crise de la vie moderne, à des psychiatres et à des psychanalystes peut paraître risqué voire suicidaire.  Pourtant, il faut bien essayer de dialoguer, de prendre du recul, de prendre la parole, ce bien si dangereux, et tenter de penser ou déconstruire  la question du suicide au regard de la religion, sujet au cœur de tant d'enjeux.

Dans « L’avenir des illusions », Freud écrit : « Vous savez que le combat de l’esprit scientifique contre la vision religieuse du monde n’a pas pris fin, il se déroule encore sous nos yeux, dans le présent … et nous n’allons tout de même  pas nous refuser de chercher à y  voir clair dans cette dispute ».  J’ajouterai : chercher à y voir clair est une exigence majeure, surtout lorsqu’il s’agit de la question tragique par excellence le suicide. Si en 1917 dans « Actes obsédants  et exercices religieux » Freud assimile la religion à une culture fétichiste généralisée dans les dénis des réalités humaines, le propos qu’il développera plus tard dans L’avenir d’une illusion inscrit le phénomène religieux dans le champ de l’ensemble des savoirs que s’est donné l’homme pour tenter de maîtriser les forces de la nature. Bien plus, dans « Malaise dans la culture », il se demande quel destin attend l’humanité et par quelles transformations de la religion elle est appelée à passer.

Un regard musulman, sans le moins du monde sous estimer les opportunités, les acquis considérables et prodigieux de la modernité, considère que le malaise est profond, que les deux plus hautes performances de l’être humain : science et art, n’ont pas comblé cette caverne creusée dans l’être que l’on appelle : la sortie de la religion de la vie.  Ce regard constate les dérives, les injustices, les violences et la désignification du monde et les signes multiples de déshumanisation. Il est étonnant que les maladies mentales, les angoisses et les suicides ne soient pas encore plus visibles. En conséquences, au vue de la complexité de la question, le débat, la recherche, l’interdisciplinarité, voire l’interculturel et l’interreligieux paraissent comme vitaux pour tenter de faire face à ce qui est requis des gens du savoirs .

D’Ibn Sina  à Ibn- Rochd, d’Ibn Omran à Ibn Khaldoun et Ibn Arabi, ces penseurs et grands esprits n’ont pas succombé à une opposition irréductible entre foi et savoir, et je le crois non plus, ces penseurs "areligieux" que sont Freud, Lacan, Derrida, Foucault, Deleuze, Desanti, Granel, Nancy, Major et d’autres penseurs de notre temps. L’attachement à la science et à l’exercice de la raison sans condition n’est pas exclusif. Ces penseurs et praticiens ne méprisaient pas la religion, la foi, les valeurs de l’esprit. Chez les penseurs musulmans classiques qui ont traité de la question de la maladie mentale, des désordres psychologiques et partant de l’aboutissement extrême, le suicide, opéraient des analyses et interprétations qui tenaient compte de la singularité de la religion musulmane, comme source de prévention et de guérison, sans amalgame ni confusion.

Je dis bien singularité de la religion musulmane, en tant que telle. Car, par delà le fond commun et des dimensions proches avec les autres religions, notamment monothéistes, l’islam est singulier. En termes méthodologiques, cela nous oblige à rappeler que les psychiatres et les psychanalystes, les chercheurs en Occident, en général, comme nous le dit Lacan lui même, font souvent prévaloir, articulés et mondialisés, sur le plan de l’expérience morale, humaine et culturelle : l’expérience religieuse  judéo-chrétienne.  Par conséquent des concepts, même sécularisés sont encore imprégnés d’une vision qui n’est pas identique ou applicable aux référents des autres cultures et singularités, en particulier ceux de l’islam. Cela dit, il reste à garder le cap sur l’universel et les exigences éthiques de la civilisation et les objectifs de la science, en tenant compte de ce qui est singulier. C'est à dire tenir compte des singularités et en même temps, tenter de nous accorder sur des instruments d'analyse métaculturelle.

L’Islam, sans détour, affirme que vivre c’est être mis à l’épreuve. Rien n’est donné d’avance. Nous sommes risqués. La vie est dure, grave, et belle à la fois. Elle nous apporte un peu de joie, et des douleurs, des déceptions qu’il faut surmonter. Tâche apparemment insoluble et impossible que celle d’éviter avec certitude les errements et les errances de toutes natures, de  maîtriser aisément la difficulté du vivre, de comprendre et d’apprendre à vivre. L’Islam  bien compris ne propose ni un remède expéditif, ni un sédatif, ni une explication hâtive, ni un palliatif, qui satisfont les besoins de protection et de consolation dans le contexte indépassable des épreuves  et des risques. La Parole coranique et le Prophète, références fondatrices, refusent les voies de la diversion, qui font peu de cas de notre conduite humaine. Ils refusent les satisfactions substitutives et les pratiques qui prétendent nous rendre insensibles ou inhumains.

L’Islam oriente de telle manière pour que chacun assume l’épreuve du vivre, dans la patience et l’engagement à la fois, dans la multiplicité, à l’infini, des cas. Il ne s’agit pas de régler à priori la marche à suivre, mais d’adopter une direction de vie, qui permet, à certaines conditions, de trouver la mesure, de se préserver du pire, et de garder ouverte la possibilité de s’orienter vers le vrai. L’Islam affirme, que rien n’est donné d’avance, c'est-à-dire personne n’a la garantie de sortir sain et sauf de l’expérience du vivre et des risques du basculement, comme dans la maladie mentale et partant du suicide, forme extrême et majeure de l’échec, dont il faut justement se prémunir. La piété, ettaquwa, en islam signifie se prémunir. La religion musulmane se veut  l’horizon par delà tous les horizons pour se prémunir de toutes les dérives possibles.

Face à la complexité de l’esprit, à la difficulté de l’existence et à la dureté du vivre, notamment face à nos propres pulsions, illusions et contradictions, tout ensemble, qui peuvent faire rage contre nous de manière traumatisante, déstabilisante et mortifère, il est demandé par l’Islam de ne pas renoncer au bonheur, ni de s’isoler, ni de se replier, et fin des fins de ne pas se laisser mourir. La visée du Message, sans en rien occulter les difficultés, bien au contraire les éclaire, appelle à honorer la vie. Le suicide est explicitement prohibé et défini comme un meurtre. Ce n’est pas seulement à cause du caractère sacré de la vie, mais aussi et surtout du fait que la Parole coranique ne se limite pas à énoncer l’interdit, elle ouvre les voies, les possibilités  et les conditions pour résister, trouver la mesure et ne pas succomber. Il faut savoir que la tradition musulmane,  les ulémas, les savants, considèrent  qu’un déséquilibré mental lourd qui met fin à ses jours est irresponsable et partant garde, malgré tout, la qualité de musulman, et la possibilité du salut. Cela signifie que les conditions, les causes et les intentions de l’acte sont déterminantes pour ce qui est du devenir.

L’Islam appelle à l’ouvert. La première sourate, qui résume toute la Parole coranique, s’appelle la Fatiha, l’Ouverture, et des dizaines d’occurrences de ce concept essaiment le corpus. S’enfermer, refuser les autres, les épreuves du vivre et le sens ouvert c’est s’inscrire dans la logique du suicide. La singularité de l’Islam se situe aussi dans le fait que la vie n’est pas imposée. Selon le Coran, l’homme par un pacte de prééternité a accepté les conditions de l’existence. La vie dernière dans l’au-delà est la visée finale et essentielle, mais le Coran précise à l’être humain : n’oublie  pas ta part en ce bas monde. Il s’agit ainsi d’assumer, de s’engager, d’aller vers l’ouvert, mais de rester vigilant et modéré.

Pour prévenir les angoisses, les déséquilibres, les désordres et les maladies mentales, et leur forme extrême le suicide, contrairement à ce que font en son sein les extrémistes intégristes en usurpant le nom « musulmans », l’Islam ne rabaisse pas la valeur de la vie, ni  ne déforme de manière idéologique, délirante ou utopique l’image du monde réel. Il n’intimide pas  non plus l’intelligence et n’oppose pas la volonté d’autonomie et le besoin du vivre ensemble. Il ne garantit pas automatiquement et une fois pour toute le bonheur et le salut, mais il en ouvre la possibilité. Sa promesse est sans faille, se veut certaine, mais conditionnée par les possibilités de l’écoute sincère, sereine et attentive, à partir non de la soumission, comme les intégristes et les antireligieux le prétendent, mais dans la responsabilisation. Il s’agit de l’effort paisible, engagé et constant pour faire face au Monde  et répondre au monde.

Ce n’est point faire l’apologie que de dire que la foi musulmane fondée sur la trame des concepts et repères de la Parole coranique fondés sur la confiance accordée à cette Voix qui transforme les cœurs et les esprits, quant au sens de la vie et de la mort, est un frein contre la détresse extrême qui mène au suicide, avec ses multiples motifs. Ce n’est pas un hasard si, selon toutes les statistiques, le taux de suicide dans le monde musulman, 2 pour 100.000, est en moyenne dix fois inférieur à celui des autres régions du monde, en particulier au regard du taux  en Europe 20 pour 100.000. Mais la généralisation du mode de vie imposé par l’Occident, les dérives de la modernité et les contradictions et transformations non maîtrisées de notre époque et tout autant l’ankylose et les instrumentalisations des traditions religieuses sont en train de perturber les fondements de tous les peuples, y compris les musulmans, même si ces derniers sont des dissidents et des résistants singuliers au désordre du monde.

Contrairement aux dérives de certaines lectures arbitraires et à l’opposé de tant de discours de la diversion,  la Parole coranique  n’est pas faite pour que les malades, ou les personnes  en voie de l’être, ou les individus en général, ne s’aperçoivent pas de ce qui ne va pas. Bien au contraire,  le fait de croire, dans l’horizon précis de la parole coranique, à l’au-delà du monde et de rester à l’écoute de cette Voix qui nous parle aide à la prise de conscience, éveille, transforme et apaise. Il n’y a pas de garantie absolue et préétablie par le seul fait de croire, mais la Parole coranique oriente à la vigilance et à la prudence. Elle éveille, autant que faire se peut, à la vigilance et à la prudence, pour ne pas se laisser éblouir et emporter par le faste du monde et la satisfaction effrénée de nos pulsions et désirs, ou au contraire pour ne pas refuser la vie et se laisser désespérer par sa dureté.

 La Parole coranique prend en compte la complexité et  la fragilité des acquisitions culturelles et religieuses chez les êtres humains. L’effort constant de créativité est requis, sous le signe du souvenir permanent du sens de la vie et de la mort, pour faire face à la difficulté du vivre, aux épreuves  et aux incertitudes. Pour cela, par exemple, se souvenir sans cesse, non seulement par les cinq prières par jour, un mois de jeûne par an et une fois dans la vie au moins le pèlerinage, mais aussi dans la plupart des actes et gestes de la vie, seul ou en communauté,  par l’intention du cœur et la prononciation du bismillah, dire : au nom de Dieu,  il est demandé de se rattacher à l’Auteur de la vie, l’Absolu, celui à qui rien ne ressemble, en sachant que tout n’est pas religieux. Pour tout projet ou intention, il est recommandé de dire si Dieu veut " incha Allah". Le rapport au temps est rythmé par ces principes.

L’Islam voit la vie comme un tout, sans pour cela être un totalitarisme. L’acte de foi en Islam n’est pas un acte miraculeux, mais l’air libérateur que l’on respire. Cet acte implique des rapports sociaux ouverts, des rapports à soi, à l’autre et au monde ouverts, sans idoles, ni prétentions à devenir maître et possesseur de l’univers. Pour être musulman, c’est connu, il y lieu de prononcer en connaissance de cause la schahada qui est la clef : « il n’y a pas de dieux sauf Dieu, et Mohamed est son Prophète ». C’est l’acte libérateur par excellence, qui refuse toute idolâtrie, à commencer par celle de soi, et même de Dieu.

Refuser, en premier lieu, tout ce qui vient obscurcir notre vie, notre conscience, nos liens et nos relations pour pouvoir accueillir l’ouvert. Refuser tout ce qui vient enfermer et aliéner et qui de surcroît est éphémère et illusoire et rend comme amnésique quant à l’origine et au devenir. C’est comprendre par là que tout est relatif sauf l’Absolu, à commencer par le temps terrestre. Dans le destin d’être mortel assumer la vie et se projeter. Ni refuser Dieu, ni ressembler à Dieu, ni multiplier les dieux. Ni hâter la mort, ni l’oublier ; mais témoigner en toutes circonstances en créature privilégiée, car douée de raison et de liberté, de la faculté à saisir, un tant soit peu, ce qui est, à maîtriser, par la labeur et l’attention, la difficulté du vivre et  garder l’horizon ouvert.

La rupture du lien avec le divin  et la sortie de la religion de la vie, selon l’Islam, amplifient le risque du vivre. Certes la raison seule est capable de garder l’horizon ouvert, de  former un être humain civilisé, responsable et épanoui, mais le risque est plus grand de s’engager sur des chemins qui ne mènent nulle part. La foi bien comprise selon l’Islam est un atout, mais ne garantit pas tout, et parfois même peut se renverser en fermeture si notre compréhension de la Parole coranique est figée, démesurée et arbitraire.

Le risque du vivre est aussi une responsabilité collective. Ensemble il est moins risqué et moins dramatique de vivre, même si l’épreuve majeure du vivre est liée au rapport à l’autre.  Vouloir se suicider c’est se retrouver seul, en rupture avec les autres et avec ce qui nous tient en propre. C’est un échec qui concerne toute la collectivité. L’essence de la vie est d’être en partage. La foi et la raison, l’une et l’autre, peuvent conduire au vrai, au beau et au juste, tout comme, dans certaines conditions néfastes, elles peuvent mener à l’innommable. D’où qu’il y a lieu de préférer toujours un être ouvert à être un fermé.

Aujourd’hui, il ne s’agit pas d’être croyant ou incroyant mais d'abord ouvert ou fermé. La foi est une question liée au mystère, du cœur, Dieu guide à sa Lumière, dit le Coran, qui Il veut. Il ne s’agit pas d’opposer la foi et la raison mais de les lier, la vérité ne saurait être contraire à la vérité disait Ibn Rochd. Ibn Arabi relate lors de sa rencontre avec Ibn Rochd un débat lumineux à ce sujet. Ibn Rochd demande à Ibn Arabi si par la raison on peut accéder au vrai et se prémunir? Ce dernier répond « Oui », et le visage du philosophe s’éclaire. Puis un instant après il répond « Non », le visage d’Ibn Rochd s’obscurcit et Ibn Arabi  ajoute une phrase à envolée mystique liée au mystère, el ghayb, qui caractérise  le moment entre ceci et cela. Oui et non telle est la capacité à vivre heureux ou malheureux, sain ou malade mental, ou entre les deux et à se prémunir de l’aveuglement, de l’enfermement et du  suicide.

Refuser la démission, la lassitude et assumer la difficulté c’est commencer à honorer la vie par et dans l’ouvert qui rassemble. Cela se traduit aussi, par la fraternité des liens humains et  le vivre ensemble caractéristiques de la culture musulmane. La détresse extrême de l’autre dans ces conditions devient une responsabilité collective et peut être dénouée.

Le malade mental ou le délirant n’est pas un étrange étranger, mais l’un d’entre nous. Reste à préserver ces acquis, cela n’est pas garanti au vu de l’épreuve du temps et des défis de l’heure.

Pr. Mustapha CHERIF, philosophe algérien, www.mustapha-cherif.com

 

 


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