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Graphosphère : Dr Pierre Decourt
Dr Pierre Decourt : L'identité et la perte


Le concept d'identité fait l'objet depuis l'origine de la pensée de débats philosophiques contradictoires .Le cogito cartésien , la virulente critique nietzschéenne ne cessent aujourd'hui encore de nourrir de puissantes réflexions, repris par des auteurs plus proches de nous, comme E.Levinas[1] et P.Ricoeur[2].Dans le prolongement critique  d'une tradition philosophique anglo-saxonne ( Locke et Hume) Ricoeur oppose mêmeté et ipséité, et distingue deux significations majeures de l'identité. Pour Husserl, " la conscience du temps" est le lieu originaire de constitution de l'unité de l'identité en général, s'établirait ainsi, une équation entre identité personnelle et mémoire. L'identité serait ainsi suspendue au seul témoignage de la mémoire.

Heidegger différencie à travers l'exemple de la fidélité à la parole donnée," la permanence substantielle et le maintien de soi" .

La psychanalyse peut- elle à la lumière de l'expérience de la cure apporter quelque éclaircissement au débat? C'est assurément un défi que Freud a évité, tout en  posant les bases critiques d'un tel projet. C'est  dans le prolongement de celles-ci  que sont nées avec la prise en considération des pathologies narcissiques, des concepts essentiels.

Le concept d'Identité n’est pas pour certains un concept psychanalytique, mais nous savons, bien qu' absent du registre metapsychologique, il n'y a pas d'analyse sans quête identitaire, ou modification profonde du sentiment identitaire tant du coté du patient que de l'analyste. Etrangement, la conjonction des altérations du sentiment identitaire chez les deux protagonistes, constitue parfois les moments les plus mutatifs de la cure. Faudrait- il un minimum de vacillement identitaire pour que l'interprétation prenne toute sa force et sa profondeur? Ce point de vue a déjà été suffisamment démontré par de nombreux auteurs pour le considérer comme acquis.

Freud à propos de l' identité est gêné.Il limite délibérément à la fois son champ d'investigation, et le sens potentiel du concept, en évitant d'approfondir son equivocité. Nous savons qu'il parle d’identité à propos de la perception, ou de la pensée, et que les références dans le  " Projet de psychologie scientifique" fourmillent .Mais la référence à l'identité[3] se fait généralement pour introduire un élément de comparaison, avec un degré de symétrie entre des courants apparemment opposés qui traversent le fonctionnement psychique.

Freud perçoit dès 1889, avec la découverte de l'inconscient, que le concept d'identité ne peut être un concept metapsychologique, mais psychologique. Comme Nietzsche, Freud  y voit une catégorie dogmatique[4].A cause de la poussée constante de la pulsion, facteur d' instabilité, d'inachèvement et de son potentiel désorganisateur, il ne peut considérer l'identité comme une instance systémique en tant que telle. Il y préférera le concept de moi, objet de remaniements incessants, qui déborde, tout en la recouvrant partiellement, la question de l'identité et la prolonge du fait de ses racines inconscientes. N'est ce pas le potentiel de confusion inhérent à la notion de moi (rappelons qu'en allemand ich désigne à la fois moi et je) et son imprécision, qui conduira de nombreux auteurs à proposer une extension théorique enrichissante, d'autant plus argumentée qu'elle s'appuiera pour se définir, sur la prise en considération de la clinique actuelle des troubles identitaires qui imposent une reconsidération de la question de l'identité, précisément à partir de ses dysfonctionnements.

Nous chercherons au cours de cette contribution à aborder le thème de l'identité dans sa paradoxalité[5]. Si l'identité personnelle désigne ce qui est un, (au sens de l'adjectif qualificatif  utilisé pour désigner la réunion des parties et former un tout), comment articuler cette définition qui déborde largement le champ de la philosophie et de la psychanalyse, avec le thème de la bisexualité psychique et sa fonction organisatrice de notre imaginaire sexué révélée par la découverte du complexe d'œdipe et son élaboration.

Comment penser notre identité dans son unicité, en tant qu'être divisé?

 Pour cela nous prolongerons les pistes freudiennes, grâce en particulier au développement des travaux sur le thème du double - dont la problématique est consubstantielle de celle de l'identité- dans ses rapports avec le narcissisme. Nous essayerons aussi, d'inclure dans notre réflexion le rôle et la fonction de la langue comme support et véhicule de l'identité.

Nous militerons pour une approche de l'identité en terme de processus asymptotique, dont le moteur serait l'expérience psychique de la perte. Apres avoir tenté de la définir par ce qu'elle n'est pas ou ce quelle n'est plus, à l'examen de ses dysfonctionnements, nous en viendrons à considérer que l'identité se révèle, s'éprouve et se  définit dans la capacité du sujet à supporter psychiquement l'épreuve de la perte.

De quelle perte s'agit il? Perte et/ou plutôt altération à des degrés divers de la représentation de soi,  perte aussi et alors du dialogue interne entre le sujet et son double internalisé.

L'argumentation se développera à partir de l'étude des deux paramètres qui fondent l'identité, paramètres contradictoires, porteurs d'un fort potentiel de conflictualité interne.

Se dessine ainsi une opposition interne irréductible entre;

            - L'existence d'un noyau depermanence  ou de continuité qui commeun fil conducteur permet la reconnaissance de soi, par soi même ou par autrui, et assure de fait " une mêmeté avec soi même" - il s'agit d'une fonction du narcissisme, qui vole au secours du moi menacé.

- La marque d'une différence, qui assure la singularité subjectivante- dont le je[6] en est l'expression la plus affirmée, en ce qu'il " objective" la double différence des sexes et des générations. On pourrait dire de ce point de vue, contrairement au poète, que je n'est pas un autre, (alors que moi est un, ou plusieurs autres) mais une instance différenciée et " différenciante" qui propulse le sujet vers son destin singulier.

La mise en tension de logiques contraires qui régulent  le fonctionnement du narcissisme et celui de la subjectivité, dont le je en est la manifestation langagière, engendre un écart, une béance, entre l'idéalité d' une identité à jamais établie et la poussée pulsionnelle éternellement insatisfaite, et désorganisatrice à l'égard de l'unité du moi. Cette béance, espace de fermentation de ce qu'il y a de plus spécifique en chacun, est le lieu même d'une discontinuité  propice au déploiement de l'identité, habitée par un deuil qui ne se réduit pas aux seules conséquences de la perte. Cet espace engage et nourrit un mouvement singulier, " d'investissement infini de sa propre représentation" [7], en quête d'une image internalisée, plus ou moins stable du sujet.


C'est à partir de ses dysfonctionnements, que se définit habituellement l'identité

1)          Si le thème de l'identité n'appartient pas à la métapsychologie, il n'existe pas de cure ou de demande d'analyse où la problématique identitaire ne se pose!

- soit quand l'émergence de la bisexualité affleure, engendrant alors incertitude de l'organisation de l'imaginaire sexué, révélant la précarité et l'ambivalence des  identifications secondaires.

- soit quand plus crucialement, les fonctions défensives et intégratives du moi se trouvent " outrepassées" (Racamier) en raison de la perméabilité de la barrière du refoulement qui traduit son dysfonctionnement.

-                Soit enfin, quand la limite entre le monde interne et externe vacille, se fait plus poreuse, selon la description qu' André Green propose avec sa théorisation de la double limite.

Comment alors définir l’identité? L' identité se trouve généralement définie négativement, par son envers. C'est par ce qu'elle n'est pas ou ce qu'elle n'est plus, par ses manifestations psychopathologiques, qu'elle s'appréhende alors. On parle de troubles de l'identité, avec l'apparition de phénomènes de dépersonnalisation, de déréalisation, d'inquiétante étrangeté. Se trouve là indiquée la proximité des troubles de l'identité avec le fonctionnement de l'inconscient dans ses rapports avec la négativité, et avec la faillite même partielle et temporaire de la fonctionnalité du refoulement.

Mais cela est insuffisant; les troubles de l'identité que nous venons de rappeler très brièvement ne sont pas les seuls témoins de la rupture de la barrière du refoulement ou de l'émergence de la négativité; certaines situations de la vie en dehors de toute considération psychopathologique bouleversent le sentiment d'identité. Plus précisément les brutales variations des investissements objectaux et narcissiques en libido, tels qu'ils se déploient dans la vie sexuelle ou l'état amoureux engendrent des effets de rupture[8]du sentiment de continuité. Le déplacement de grandes quantités de libido tel qu'il s'observe alors, peut produire des effets de même nature que ceux que nous évoquions et qui appartiennent au registre de la psychopathlogie. Freud explique ces mouvements de la libido dans la " Théorie de la libido et le narcissisme" . Il affirme pour cela que le moi doit " être considéré comme un grand réservoir de libido; de la libido est envoyée vers les objets et le moi est toujours prêt à absorber de la libido qui reflue à partir des objets" . L'idée d'un flux incessant entre investissement objectal et narcissique, susceptible de modifier le sentiment d'appartenance est souligné par Freud.

On observe ainsi qu' il existe une corrélation étroite entre la sexualité et la permanence de la représentation de soi., produit d'une intrication complexe et fragile entre investissement du moi et l'investissement narcissique, entre économie objectale et économie narcissique.Ainsi, sila sexualité organise la création du sentiment de continuité, tout le développement freudien en atteste, sa forme la plus aboutie qu'est la genitalité peut aussi produire l'effet inverse. Au cours de l'orgasme, en raison précisément des bouleversements libidinaux qu' il entraîne, la certitude de l'appartenance à son propre corps s'évanouit,  pour à son décours se renforcer.

 

Identité et paradoxalité

Toute approche de la question de l'identité doit prendre en considération deux paramètres contradictoires, porteurs d'un fort potentiel de conflictualité interne. Se dessine ainsi une opposition interne irréductible entre.

            - Un noyau depermanence, ou de continuité, qui commeun fil conducteur permet la reconnaissance de soi même par soi même ou par autrui, source d'une impression d'adequation," d'une mêmeté avec soi même" - il s'agit d'une fonction du narcissisme.

- et la marque d'une différence, qui assure la singularité subjectivante- dont le je[9] en est l'expression la plus affirmée.

La combinaison de ces deux paramètres contribuent ausentiment d'appartenance et à ses variations

Examinons quels sont les paramètres qui caractérisent ces effets de permanence et de différence avant de penser leur  difficile conciliation.

 

A) Permanence

Nous avons vu ce qui pouvait produire la discontinuité. Qu'est ce qui garantit le sentiment de permanence, de continuité et donne à chacun de nous l'assurance de sa propre identité, y compris dans le changement? Tournons nous vers la génétique et le problème de la reproduction non sexuée de l'espèce pour prolonger cette question et en montrer les limites.

Le clonage, la réduplication infinie du même, si elle confère une continuité à l'espèce,  engendre paradoxalement une incertitude identitaire maximale, rendant impossible l'identification au sens de l'individualisation du sujet au sein d'une communauté de semblables.

Le temps du clonage et de la réduplication à l'infini de l'individu, telle qu'elle pourrait se concevoir à partir de la manipulation du code génétique illustre ce paradoxe. Le clonage, obscurcit la question de l'identité au sens où nous, psychanalystes, cherchons à l'appréhender. Produire de l'identique viendrait à produire de l'indéfini, en l'occurrence de l'indéfinissable à l'infini. Cette hypothèse a le mérite de lier l'identité à la temporalité - liée elle même à une dose de répétition- en montrant que " l'éternel retour du même" ,(Nietzsche) signe la mort de l'identité du sujet dans sa particularité- sauf pour le surhomme, suggère l'auteur- qui trouverait là, l'occasion de se surpasser. Sortir du cycle infernal des réincarnations constitue dans une autre culture l'enjeu de la liberté, et de l'épanouissement.

Qu'est ce qui assure le sentiment de continuité, puisque ça n'est pas la reproduction du même?

Qu'est ce qui garantit cette étrange capacité de se souvenir de nous-mêmes, et tisse ce fil conducteur ténu mais sensible, au delà du temps qui passe?

 Peut-on concevoir des invariants qui nous définissent, et garantissent l' illusoire mais irremplaçable sentiment de continuité psychique quelques soient les vicissitudes de la vie psychique.( même lorsque notre conscience est évanoui, comme dans le rêve à condition qu'il puisse être interprété, chacun peut y repérer la mise en scène de sa personne ).Ces invariants sont ils à l'origine de la capacité de se retrouver après s'être oublié ou perdu dans ses souvenirs? Sont-ils le support de cette double reconnaissance, par nous même d'abord, puis par autrui. Marqueurs de notre singularité, sont-ils à jamais fixés au sein de notre vie psychique, lieu supposé de notre identité, objet pourtant de remaniements perpétuels. Les traces mnésiques inscrites à notre insu, selon des expériences émotionnelles propres à chacun, accumulées tout au long de  notre vie, constituent les fondements d'une histoire qui s'inscrit dans la diachronie de notre parcours. Elles scellent le passé dans une mémoire qui nous appartient. L'investissement de ces traces jouent un rôle déterminant dans la construction d'une représentation de soi auquel le double[10]contribue largement et dont la problématique est consubstantielle de celle de l'identité même si elle ne la recouvre que partiellement.

Qu'est ce que le double?

 

Le double est une figure instable, souvent composite qui recoupe plusieurs réalités, ce qui contribue à une grande confusion conceptuelle. L’utilisation du même vocable est-elle justifiée pour décrire une modalité psychique rattachée à une problématique œdipienne ou spéculaire et une autrequi relève davantage du narcissisme primaire [11]?

 C'est à la fonction organisatrice du double que je me référerai. Ainsi «  le  temps du double  », est un temps originaire donnant naissance à la construction de sa propre image, à partir des perceptions sensorielles de ses propres contours, pour dans un moment psychique particulier, sous l'impulsion " d'une nouvelle action psychique" - opérer un  rassemblement des différents auto-érotismes. La construction  du double auto-érotique, permet au sujet de s'auto-éprouver, à partir de la perception de l'image de lui même, de sa trace, qu'il identifie en la nommant, dans le miroir, qui peut être le regard de la mère( Winnicot). Le rôle du regard dans la constitution de la représentation de soi ne doit pas être limité à la simple création d’un auto- portrait, d'une auto - représentation, même si l  ’expérience perceptive de son propre reflet est un moment identifiant, constitutif  de l'image de chacun. En contribuant au passage du registre perceptif à celui de l'auto représentation pour, via le narcissisme conduire à l'investissement de l'objet, le double participe à la construction d' une identité primaire, matrice du sentiment de continuité psychique. Le double est une sorte d’interface entre auto- conservation - reproduction du même- et sexualisation- nourri par le plaisir du jeu, du cacher- montrer: L’amour pour l’autre soi même constitue le temps homoérotique [12]. Le double est une étape médiatrice qui conduit de la perception de soi à la représentation de soi, à la mémoire de soi sur le chemin de la découverte de l' altérité.

 

Avec la construction d'une représentation de soi dont l'aboutissement jaillirait dans cette affirmation;" c'est bien de moi dont il s'agit" - avec " un indice de certitude absolue" [13]-se déploie un moment jubilatoire d' émergence fragile et trompeur du sentiment de continuité psychique. En effet ce temps est complexe, lié à la qualité de la relation que le sujet entretient avec l' image interne de lui-même. La construction de la représentation de soi, et la reconnaissance de soi, supposent un certain degré de décentrement - de dédoublement- de soi par rapport à soi même, toujours source d' une angoisse plus ou moins dépersonnalisante. Echafaudée par un effet de mise en tension de la capacité d’auto- observation, la spécularisation interne, nourrira, avec l'avènement du surmoi, la capacité d'auto- critique. S' instaurera un dialogue avec un autre- soi même interne, créateur d'un lien plus ou indéfectible qui tissera la trame de ce dialogue. 

La mémoire de soi se nourrit de ce dialogue et du lien, avec ce double interne qui se tisse et se " détisse" selon un rythme, celui de l'avant, de l' après, du temps en devenir.

Le double contribue à la naissance d'un dialogue interne à usage privé avec cet autre soi même, à la création d’une mémoire de soi, qui intègre à la fois le  perpétuel changement, «  en réfléchissant les progrès de la ruine sur le visage  »J.Dérrida[14]et la continuité, car " c’est cette mémoire de soi, qui quand on parle sans se voir, dirige notre propos, et les mouvements de notre corps, assure sentiment d’appartenance" .

Il ne peut y avoir de sentiment d'appartenance sans mémoire de soi. On pourrait considérer qu' à l'approche metapsychologique de l'identité se substitue celle de la mémoire, ce qui faisait dire en un temps pas si éloigné que la psychanalyse était un essai de théorisation de la mémoire. Cette position est trop réductrice: la psychanalyse n'est pas qu'une théorie de la mémoire fut elle inconsciente ; l'identité ne se résume pas à une mémoire de soi, mais peut être davantage à un oubli et à une redécouverte de soi.

Selon que l’on se place du côté du moi ou du côté du narcissisme,  nous voyons que le thème du double comme celui de l'identité, est au croisement de deux logiques. Ces deux logiques sont potentiellement porteuses de conflits. Le double sorte d’interface, révèle l’existence d’un conflit originaire irréductible entre la détermination unifiante (réduplication du même, c'est le double animique) et l’aspiration identificatoire du moi, porteuse de changements.[15]

B) Différence

 

L 'identité ne se résume pas à la reconnaissance d'une image spéculaire  et à l'intégration dans le moi de cette image. L'affirmation  de l'identité convoque aussi d'autres processus d'un tout autre registre, qui participent au processus de subjectivation[16].

Pour J.L.Donnet , le thème du sujet est dans l'œuvre de Freud partout et nulle part, il est en quelque sorte ubiquitaire.[17]Il y a une sorte de mis en suspens d' une théorisation du sujet.

Pour P.Ricoeur[18], l'identité est corrélative de celle de l'histoire racontée. C'est ce qu'il appelle la médiation narrative! C'est l'histoire racontée qui fait l'identité du sujet; est ainsi introduit au travers du temps narratif le problème de la langue qui constitue le support privilégié de l'identité, sans oublier deux points que ne souligne pas Ricoeur. Le premier concerne la qualité de l'investissement dont la langue sera l'objet, le deuxième touche à l'importance de l'effet d'après- coup, qui donnera sens à l'expérience narrative du sujet.

En affirmant que «  La distribution des effets de l’inconscient sur le langage se manifeste à tous les niveaux sans privilégier aucun d’eux, de la phonologie à l’énonciation, en passant par la syntaxe plus le rythme et l’émotion  », A.Green montre le rapport étroit entre la langue telle que le sujet en fait usage, et son propre fonctionnement inconscient. A ce titre " l'histoire racontée" est à comprendre comme une fresque qui engage le sujet au travers de la langue," qu'il parle et qui le parle" , porteuse des manifestations de son inconscient qui surgissent à son insu, et qui confèrent à son dire ce qu'il y a de plus vrai en lui, et de plus insaisissable.

La psychanalyse a montré que l'affirmation originaire de la singularité de chacun s'objective avec l'apparition de la négation[19] et de son potentiel de violence. C'est l'affirmation du non qui est fondatrice de la  démarcation qui objective la différence du sujet avec autrui .Cette opération  de démarcation est le produit " d' une objectivation qui le subjectivise" . Le paradoxe est ici à son acmé. L' assertion langagière du sujet compose l'autre versant de l'identité[20] et participe à l'inscription après-coup de celui ci dans le récit d'une histoire la sienne, à construire ou à reconstruire. Ainsi la " polyphonie intérieure" , pour reprendre l'expression de Anne Marie Merle Beral s'organise dans et par le non, temps fondateur de l'émergence d'un sens de soi en devenir. La négation propulse le sujet dans le registre symbolique, dont le récit est la forme aboutie, récit qui s'adresse à l'autre.

 C'est pour illustrer la fonction de la langue dans la constitution du sujet que Lacan[21]  complète la description du stade du miroir défini comme expérience spéculaire, en marquant qu'il constitue le temps initiatique d’ intégration du corps et du langage .Ce moment différenciateur et séparateur conduit de la capture imaginaire- le temps du double- à la subjectivation - Je suis bien celui dont les contours se reflètent dans le miroir sur lequel mon regard se pose. Il ne s’agit pas seulement de l’expérience d’une identification fondamentale à la conquête d’une image, celle du corps qui structure le moi, mais d'une expérience de nomination, marquée par le non, dans sa double acception signifiante.

Le dialogue créateur qui s' institue entre soi et la  représentation internalisée de soi passe par la naissance d'une grammaire et d'un vocabulaire intime, à usage personnel , avec la mise en circulation de ce que  M.de M' Uzan appelle " les idiomes identitaires" , dont l'écart avec la fonction du signifiant paraît étroit. Pour se transmettre, ce dialogue à usage singulier doit " s'affronter aux vivantes servitudes du principe royal du logos." ; Le signifiant est au carrefour du dialogue intérieur avec l'autre soi même et des exigences du cadre syntaxique. La référence au signifiant comme marqueur, poinçon de l'identité y est essentielle.

Pour nous, le signifiant doit être compris comme participant à l’activité de représentation. Position différente de celle de Lacan qui paradoxalement, récuse tout pouvoir de représentation[22]au signifiant

C’est dans le rapport du sujet à la langue - la langue comme objet de la satisfaction pulsionnelle- que s' articule pulsion, représentation, corps, prolongeant, en la compléxifiant la notion d’identité. La langue est le champ où la subjectivité, composante essentielle de l'identité va se dévoiler et s' affirmer, se véhiculer. La langue messagère du désir, est le lieu où se projette ce qu’un sujet a de plus personnel et spécifique[23]  .Elle est le lieu où peuvent se manifester les forces pulsionnelles destructrices, capables de désarticuler le rapport du signifiant et du signifié, capables d'engendrer des mouvements de régression syntaxique et de desymbolisation, dont le délire est la forme la plus parlante.

 

C)L'identité comme processus

 

La psychanalyse peut s'enrichir d' une conception dynamique de l'identité .Elle exige la mise en jeu d'une combinatoire où les fonctions du moi et celles du je  garantissent le passage du" je  me vois" , à " je me représente," à " je pense. Le passage  à " je parle"  introduit une conflictualité interne, et faitappel à d'autres processus, dont la perte est le moteur. Il s'agit alors de rétablir au dedans, de " réanimer" , l'objet perdu au dehors. C'est de cette élaboration sans fin, de la perte d'objet idéal, celui entre aperçu dans les reflets du miroir que naîtra le sujet en ce qu'il révèle la plus  grande proximité avec la part la plus authentique de lui même, c'est à dire la plus endeuillée.  

Si la cure se donne alors comme lieu de reprise possible des premières intégrations du corps et du langage elle revisite ce passage du perceptif au signifiant. Cette reprise se conçoit grâce au rôle du transfert qui crée un Espace transitionnel entre les deux acteurs, espace  qui se brise et se reconstruit après chaque séance. Cette rupture organise à la fois une discontinuité- dont la perte est l'illustration la plus patente- et paradoxalement une continuité dans l' expérience émotionnelle et signifiante. Confronté à l'absence de l'objet, l' hallucination joue un rôle temporaire dans le maintien du lien perdu avec l'objet. Même absent du champ perceptif, elle assure une présence  de l’objet investi, procurant  par cette substitution sporadique le remplacement d’une satisfaction réelle par une satisfaction de nature psychique. Ainsi l'hallucination révèle sa double fonction : maintenir le lien à l'objet absent[24], et préserver le narcissisme dépossédé d'un objet étayant enm aintenant la vie psychique en activité. La précarité du processus hallucinatoire, impose au signifiant  de prendre au plus tôt le relais de l' hallucination, d'amorcer le travail de deuil. Il appartient au signifiant de conduire la pulsion sur les chemins de la satisfaction et de préserver le moi des conséquences de la perte d e l'objet idéal. Ainsi l'identité se définit et s'éprouve dans  sa capacité  à supporter  l'épreuve de la perte, grâce à la mise en jeu de la fonction signifiante et de son pouvoir de représentation. Le moi, le self, au titre de signifiant de la subjectivité, participent à la naissance du sujet, qui pour J.Paulhan  est alors " confronté au mot dans son double pouvoir de véhiculer du sens et sa propre ruine" , " assujetti aussi - selonP.Ricoeur- à l'éprouvante synthèse de l'hétérogène" .

 


D)Conclusion

Nous avons constaté au cours du déroulement de ces brèves remarques que la pratique de la psychanalyse nous confronte à cette contradiction apparente

1° Le vacillement identitaire se révèle parfois comme un moment fécond de la cure, alors que paradoxalement, ce sont souvent les incertitudes identitaires qui conduisent au divan. Nous n' avons pas développé ce qui est un fait d'observation habituel, à savoir que l'interprétation prend souvent toute sa force si elle est précédée d'une sensible modification de nature généralement hypnotique des procédés défensifs qui eux mêmes participent à  l'identité d'un sujet.

2° La quête identitaire confronte chacun de nous à la division structurelle de l' être dont la bisexualité psychique est la manifestation la plus énigmatique, et qui révèle l'impossible représentation unifiée de soi. Comment penser l'impensable, c'est à dire notre propre division? Comment accepter la blessure de cette incomplétude, si ce n'est au prix de la confrontation avec la douleur imprimée par le  mouvement perpétuel de deuil de cette perte originaire, celle du paradis perdu, dont le mythe des origines est la forme la plus secondarisée. Est-ce pour cela aussi, que le renoncement au fantasme originaire de " l'unité perdue" et l'espoir de " recomposer l'antique nature" , chère à Platon n' est jamais totalement acquis!

En posant la question de l'identité dans son rapport complexe avec la perte de l'objet fantasmatique ou réel , la psychanalyse se démarque ainsi de la tradition philosophique, qui pose la conscience comme lieu singulier de la connaissance.

Contrairement à la proposition du " cogito" ,  la pensée consciente n'est pas une garantie de la permanence identitaire, du " je suis" .

Avec sa conception transcendantale du sujet, " deviens celui que tu es" , Nietzsche( Aphorismes) affiche un certain déterminisme parfois triomphaliste, auquel s'oppose le" Wo es war soll ich werden" freudienet son indice d' incertitude, d'espoir, et de pessimisme à la fois. S'ouvre avec Freud  l'idée d'une ontologie de la connaissance de soi en devenir, d'une conquête douloureuse du moi- je( ich) sur le ça, d'une découverte possible du sens  de la perte, et de l' incomplétude propre à la division qui précisément nous définit. Freud lie ainsi de manière irréductible, la question de la connaissance de soi, de l'identité en devenir à la problématique de l'inconscient. Il suggère l'idée d'une conquête, d'une définition asymptotique  du sujet, sujet qui ne sera jamais totalement assuré non seulement de ce qu'il est, ou a été, mais de ce qu'il croit  dire et parfois penser.


Résumé

 

Le concept d'identité fait l'objet depuis l'origine de la pensée de débats philosophiques contradictoires. La psychanalyse peut- elle à la lumière de l'expérience de la cure apporter quelque éclaircissement au débat, alors que Freud en posant les bases d'une conception de l'identité, n'a pas inscrit ce concept dans le champ metapsychologique. Nous en examinerons les raisons, tout en essayant d' aborder la problématique identitaire dans sa paradoxalité. Comment en effet penser la continuité de l'expérience de soi et le changement, la permanence et la différence, à partir du dialogue qui va s'instaurer le sujet et son double internalisé.

Mots clés

Sujet, représentation, double, signifiant



[1] Levinas E .Autrement qu'être ou au de-la de l'essence. Livre de poche 1978

[2] Ricoeur P. Soi même comme un autre. Editions du seuil

[3] Freud.S ; Nous avons reconnus les relations étroites et même l'identité interne entre les processus pathologiques et les processus dit normaux " ,in Les Nouvelles Conférences "

[4] Granier J.Nietzsche, p110, P.U.F

[5] Le choix du terme paradoxalité ouvre à une dialectique possible des contraires qui composent le concept d'identité .On aurait pu lui préférer dans le prolongement de Locke celui d' indecidablilité ou d'aporie face aux  paradoxes parfois paralysants que soulève la question de l'identité. C'était alors renoncer avant d'avoir commencé.

[6] Cahn R. " Moi et je ne sont pas réductibles l'un à l'autre" , in Bulletin de la S.P.Pn°19 1991

[7] Guillaumin. J. L'objet de la perte dans la pensée de Freud;48°congrés des psychanalystes de langue française des pays romans: Genève 1988.

[8] Decourt P." C'est l'aspect proprement organisateur de la sexualité qui est mis en péril au moment de l'orgasme , comme si à l'acmé du plaisir génital, rien n' était plus estompé que les limites entre les deux partenaires, unis qu'ils sont comme ces statuettes Incas, pour ne faire  plus qu'un…" in Sexualité et représentation .Privat 1979.

[9] Cahn R. " Moi et je ne sont pas réductibles l'un à l'autre" , in Bulletin de la S.P.Pn°19 1991

[10] Nous ne pourrons ici en signaler toutes la richesse du thème du double, ni montrer les effets liés à l’irruption soudaine du double au sein du moi(inquiétante étrangeté, confusion ,dépersonnalisation, et déstructuration mentale. La répétition du même engendre l’inquiétante étrangeté  .On assiste alors à l'émergence de quelque chose qui était dans l’ombre, qui aurait du y rester, et dont le retour en  débordant le refoulement et les autres procédures défensives, menace l'activité synthétique du moi.

[11] Le double animique en est la forme la plus manifeste. L' autre, son double est indistinct du sujet .Ils entretiennent des rapports marqués par l'indifférenciation, la confusion

[12] Decourt P . Destins homoérotiques: homoérotisme et économies  psychotiques in L'Erotisme narcissique, Bergeret J et coll. , Dunod 1999

[13] M.de M' Uzan; " L'indice de certitude " in NRP, automne 1993.

[14] Derrida.J .Mémoires d'aveugles p 41

[15] Au  regard du narcissisme; la création du double narcissique flatte l'idéal du moi,( Le  double narcissique est le produit des projections idéalisantes de l’idéal du moi sur l'objet.).

 et assure la reproduction du même, manifestation de l' auto-conservation,  Le double narcissique doit se modeler selon les caractéristiques fidèles et immuables de l’objet conduisant à une fusion entre la représentation de soi et cet objet. C’est le temps mimétique de la pure spécularité, de la pure symétrie, de l’indifférencié marqué par le besoin d’étayage, le besoin d’obtenir un appui ,un apport narcissique extérieur pour assurer sa propre existence, mais à ce titre, il peut être au service de la pulsion de mort  ; le même s’affiche alors comme négation de la subjectivité..

Au regard du moi  ;

La fonction du double contient en elle même une autre valence  , objectale en sa nature. Elle ouvre à la dimension de l’altérité et du désir. Pour cela, elle institue une dialectique relationnelle entre l’identique et le différent. Se dégageant de l’identification primaire, le double conduit sur le chemin de l’altérité via le jeu des identifications secondaires. A partir de l'expérience du dédoublement " s’originera" les fondements de la bilatéralité, des doubles identifications, de la  bisexualité psychique.

 Le motif du double annule et reconnaît la différence des sexes, et joue un rôle majeur dans l’intégration de la différences des sexes.

L’ autre en ouvrant le sujet à l’ altérité bouleverse radicalement le monde de l’équilibre homeostatique.

Le moi fonctionne comme processus intégrateur de ces différentes fonctions du double, de ces courants antinomiques, animés par des finalités à la fois différentes, complémentaires, voire opposées, c’est à dire organisatrices et désorganisatrices à la fois. La finalité de l’une, rappelons le, est la préservation unitaire  ;symétrie  et continuité en constituent les paradigmes et participent à une procédure d’évitement du déplaisir, l'autre bouleverse l'équilibre par la mise en jeu des identifications secondaires, et leur cortège d'ambivalence.

[16] Green A." La théorie de la subjectivation installe à son fondement le mythe de la pulsion en faisant du sujet celui de la pulsion, présentifié dans la psyché sous forme de représentations et d'affects" .(1989)

[17] Donnet J.L." Du sujet " … L' après- coup in R.F.P. 6/91

 

[19] Dans l’article sur la Négation(1925)  S.Freud affirme, qu ’ «  Un contenu de  représentation ou de pensée refoulée peut donc se frayer la voie jusqu'à la conscience à la condition de se faire nier p136  ».

 

[20] Levinas.E, La dénomination désigne ou constitue des identités; op,cit ;p; 62

[21]Le passage  du perceptif à l'imaginaire par la médiation du langage.  »Lacan  (Ecrits p 69 )

[22] Lacan récuse toute fonction de représentation au signifiant, si ce n’est qu’«  il ne représente rien d’autre que le sujet pour un autre signifiant E180  », moyennant quoi, il est bien investi de cette fonction de représentation qui lui est déniée. Borch Jacobsen M. in Le Maître absolu, p.222 Flammarion 1990.

[23]Pour Pierce selon sa conception sémiotique de la langue, celle ci est l'interprétant de tous les autres systèmes de signes. Elle est un ensemble de codes grammaticaux, phonétiques fait de scansions, en mouvement permanent.

[24] Elle a de ce point de vue une fonction anti-deuil


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