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Histoire de la douleur féminine de l'Antiquité à nos jours- Dr Fabrice Lorin

 

 

Histoire de la douleur chez la femme de l'Antiquité à nos jours

Dernière mise à jour: 2 février 2014 

 

Dr Fabrice Lorin

Psychiatre des Hôpitaux

Centre d’Étude et Traitement de la Douleur

CHU de Montpellier

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On n’éteint pas chez la femme les sentiments naturels, comme la compassion, au profit des sentiments imposés   Mme de Stael

 

 

 

 

 

I-            Introduction :

 

Compagne de l’Homme depuis l’origine, la douleur est la bande-son de l’histoire de la médecine.

 

Dans l’histoire générale de la douleur, pouvons-nous décrire une spécificité de la douleur au féminin ? Une étude de genre, une Gender Studie de la douleur ?

 

L’histoire se construit sur la tension entre similitude et singularité. Le pluriel et le singulier, le groupe et l’individu. Auparavant les membres de la noblesse ou de l’Église étaient singuliers et ils ont écrit l’histoire. Les pauvres, les faibles, les enfants, les femmes, les malades n'ont pas écrit l'histoire, même s'ils y ont participé, oh combien! Le 20ème siècle voit l’émergence de l’individu, de la singularité, une démocratisation du sujet au risque de n’être que « star d’un jour »...

 

La femme n'acquière une singularité que récemment. Elle lui permet de rentrer dans l’histoire.

 

La thématique de la douleur chez la femme réserve donc une première surprise: il n'y a pratiquement pas de littérature sur le sujet.

 

Le livre de référence, la monumentale « Histoire de la douleur » de Roselyne Rey, pourtant une femme, montre dans l'index des noms propres, 5 noms de femme sur 650 patronymes : par ordre d'apparition Thérèse d'Avila, Charlotte Corday, Mme de La Fayette, la reine Victoria et Colette.

 

L'histoire de la douleur féminine reste à écrire. Et que dire de l'histoire des femmes ! Avec Galilée, nous dirons : « et pourtant elle tourne ».

 

L'histoire de la douleur féminine suit le statut de la femme. Les historiens ont acté une déshistoricisation de la condition féminine. La femme est assujettie tant du point de vue du droit que des usages et des coutumes. La femme reste au foyer, se consacre aux tâches ménagères, à la reproduction et à l'éducation des enfants. L'idée d'égalité des sexes ne commence à se réaliser que très récemment. Avec retard. Pourtant Condorcet l'avait théorisée au XVIIIe siècle.

 

Dès l’origine, dans les plus anciens manuscrits, apparaissent en médecine deux champs classiques de la douleur. Chez la femme, la douleur est obstétricale, elle est une fatalité. Chez l’homme, c’est la douleur de guerre, douleur de blessures ou d’amputation.

 

 

 

 

II-        Antiquités grecque et romaine

 

 

2-1 Dans la Grèce antique, la femme est un animal domestique à but reproductif. Certes la femme riche est enfermée dans le gynécée, entourée de servantes. Mais le club d'hommes exclus les métèques, les esclaves et les femmes. Et contrairement aux métèques et aux esclaves, la femme ne peut jamais devenir citoyenne. Dans l’épopée homérique, l’union est monogame. Les femmes sont épouse, reine ou maitresse de maison. Mais les servantes sont à la disposition (sexuelle) du maitre de maison. Il peut avoir une hétaïre, une concubine à la maison, souvent une esclave. La femme athénienne est une éternelle mineure, sous l’autorité d’un tuteur : son père, puis son époux voire son fils. Elle doit être strictement fidèle afin de donner des fils, héritiers des biens paternels. Sparte est une exception : les filles ont la même obligation scolaire que les garçons, de 7 à 18 ans ; puis elles deviennent des mères de solides et disciplinés guerriers hoplites.

 

La médecine grecque pré-Hippocratique est guerrière et religieuse. Guerrière car la combativité des grecs et leurs visées expansionnistes les conduisent à livrer de multiples batailles. Il suffit de relire les épopées contées par Homère et dessiner l'empire d'Alexandre Le Grand, jusqu'aux marches de l'Inde. La médecine naît avec le besoin de soigner les blessés. Religieuse car la médecine est aux mains des prêtres. Elle s’organise autour de deux cultes : le culte oraculaire d’Apollon à Delphes et le culte d’Asclépios. Hippocrate serait le 17ème asclépiade de Cos.

 

Dans la collection hippocratique, la douleur des femmes est diagnostiquée.

 

Mais la thérapeutique grecque montre une grande irrationalité dans le traitement des maladies spécifiques des femmes. Les observations gynécologiques sont riches et systématisées dans plusieurs traités consacrés aux « Maladie des femmes », l'une des plus grandes avancées de la médecine hippocratique. Les maladies tournent autour de la fonction de reproduction et de la stérilité. Ce champ est plus difficile que d'autres en raison de sa nouveauté, de la honte des femmes a révéler leur maladie, et enfin de la difficulté de l'examen clinique. Mais pourquoi imaginer un utérus vagabond dans le corps féminin ? Pourquoi prescrire des quantités énormes de médicaments aux femmes ? Pourquoi des médicaments liés à la sexualité animale (testicules et pénis d'animaux) ou des excréments animaux ou humains ? Pourquoi une agressivité de traitements locaux et de longueur inhabituelle ? Seuls les traités d'obstétrique œuvrent au rationnel, développés plus tard par Soranos d'Éphèse dans son magistral ΤὰΓυναικεῖα / Tà Gunaikeĩa (Gynaecia). Les médecins hippocratiques emploient aussi des plantes narcotiques, la mandragore, la jusquiame, la morelle et le pavot.

 

Pour la médecine antique, la douleur n'a pas d'autre signification que d'annoncer telle ou telle maladie et d'en fournir le pronostic. Hippocrate est attentif aux problèmes de la douleur, aux substances susceptibles de l'apaiser. Le vocabulaire utilisé n'établit pas de distinction entre douleur physique et douleur morale. La représentation de la douleur est pendant longtemps moniste. Un exemple est donné chez la femme : le risque d'abcès ou de saignement de nez chez la femme qui ressent de vives douleurs après l'accouchement sans autre mauvais signe. La douleur avertit l'être vivant et le protège.

 

Le mot Odune exprime une douleur aigue et lancinante en général bien localisée. Elle renvoie à l'instrument qui a causé la blessure, une pique, javelot. Ainsi dans le champ cinq de l'Iliade lorsque Aphrodite est blessée. Dans le récit de l'Iliade, le chant 11, les douleurs de l'enfantement s'appellent odines ῶδἰνες.

 

 

2-2 La femme romaine : les romaines sont juridiquement assimilées à des enfants mineurs et soumises toute leur vie à l'autorité d'un tuteur, père puis mari. Il a le droit de vie ou de mort sur les membres de sa famille. Mais les femmes ont libre accès au stade, au théâtre et au lieu public. Au deuxième siècle après Jésus-Christ l’empereur Marc-Aurèle délivre la femme romaine, et lui donne un statut de majeur. Elle peut désormais divorcer, se remarier. Les « matrones » acquièrent un statut social.

 

Avec Gallien, c'est l'introduction de la classification des différentes formes de douleur toujours actuelle : « pulsatile, gravative, tensive et pongitive ». Gallien dit qu'à l'origine de la douleur, il y a la tension car il se représente les nerfs comme les cordes d'une cithare qui se rompent quand elles sont trop tendues et cette sensation va du point d’origine à l'extrémité du nerf. Comme lors de l'accouchement.

 

Pour comprendre le monde antique, le lien à la douleur est dans l'opposition des épicuristes et des stoïciens. Pour l'épicurisme, le Souverain Bien est le Plaisir « tout plaisir est à prendre et toute douleur est à rejeter ». Le mode de vie est austère car il faut rechercher l'ataraxie. Pour les stoïciens, le Souverain Bien est dans la Vertu, le bien n'est pas dans la nature: supporte et abstiens-toi. Le bonheur du sage ne sera pas dans la jouissance active. Une alliance objective s'est nouée entre le stoïcisme et le christianisme car derrière l'épicurisme il s'agit d'un souci de soi, condamné par les critiques stoïciennes et la nouvelle morale chrétienne.

 

Pour les stoïciens, la douleur n'est pas un mal. La douleur est déplacée hors du champ du bien et du mal, hors du champ de la moralité. Et c'est dans cette négation volontaire que se trouve la source d'une attitude de silence et d'occultation de la douleur des femmes dans l'Occident médiéval.

 

 

 

 

III-       Au Moyen Age

 

Nous n'imaginons pas combien la place des femmes a progressé pendant le Moyen-âge. A partir du XIIIème siècle, le culte marial est en plein essor; il est centré sur la Vierge Marie. La beauté esthétique, sous-tendue par le désir sexuel dans l'Antiquité gréco-romaine, laisse la place à la beauté intérieure, beauté de l'âme, incarnée par la Vierge et la représentation de la mère protectrice. Interiorem cultum exteriorem ornatum: le culte de l'intérieur car l'extérieur n'est qu'ornement. 

 

Cependant l’Église catholique conserve une position ambigüe. La femme peut accéder à la sainteté et son âme à l’immortalité. Mais elle est exclue des fonctions de sacerdoce. Saint Augustin distingue l’ordre de Grâce, la femme est l’égale de l’homme, et l’ordre de la Nature, la femme est au service de l’homme. Le modèle est la Vierge Marie, association de la pureté (virginité) et de la maternité. Les vierges ont un statut supérieur aux veuves et aux femmes mariées.

 

D'une manière générale, le christianisme joue un rôle de protection vis-à-vis des femmes. Le mariage chrétien nécessite un double consentement. L'église interdit le viol, le rapt, et l'inceste père-fille qui est l'obsession et la calamité du Moyen Âge. Mais la femme mariée reste sous le pouvoir de son époux.

 

Christianisme et douleur au Moyen Âge :

 

La société est essentiellement masculine, dominée par l'église et les féodaux, toujours en train de guerroyer, il n'y avait pas de place pour la douleur dont l'expression serait une simple affaire de femmes.

 

La position du christianisme est double : châtiment de Dieu d'une part et d'autre part signe d'une élection particulière avec une récompense dans l'au-delà. Le Moyen-âge dessine un paysage où il n'y a guère de place pour les soins du corps, où la douleur est occultée quand elle est éprouvée. Cependant nous voyons la débauche d'imagination concernant les douleurs physiques à la naissance du purgatoire au XIIe siècle.

Supporter la douleur car elle est un don de Dieu, un sacrifice qui rapproche le fidèle du Christ est un moyen de rédemption.

 

Cependant au Moyen-âge, les valeurs de l'Au-delà descendent sur terre. C'est un tournant historique (Jacques Legoff). Auparavant l'existence était considérée comme une vallée de larmes. Le Moyen-âge n'est pas synonyme d'obscurantisme. C'est le début des universités, des enseignants, des professionnels de la pensée. Auparavant le souci existentiel du salut, avait absorbé les efforts des hommes, et l'existence terrestre était assimilée à un passage. Désormais, l'homme se sent associé à l'oeuvre divine dès son passage sur terre, l'homme doit agir et créer à son tour. Cette idée est profondément juive à l'origine et passe dans le christianisme entre 1150 et 1250.

 

 

 

 

 

IV-       Renaissance : Naissance de l’individu

 

La Renaissance est une époque de régression des droits de la femme. Elles sont exclues de la vie politique et publique. La réinstauration du droit romain conduit les femmes à redevenir mineure, abolissant les acquis du Moyen-âge.

 

Dans le catholicisme, la Renaissance est une période où se multiplient les tableaux de descente de croix, de Mater Dolorosa et de Pietà. Ces figures féminines prennent en charge toutes les souffrances du monde et les adoucissent par leur compassion.

 

Les religieuses prennent comme modèles de figure féminine, des femmes qui ont châtié leurs corps : Marie l’Égyptienne, Catherine de Sienne. Mais au XVIème siècle, Thérèse d’ Avila s’impose à toutes. Thérèse d’Avila : souffrir ou mourir. Le récit de la vie de certains mystiques et en l'occurrence d'une femme mystique constitue autant de témoignages ou d'exemple d'un rapport des femmes à la douleur, modifié par les croyances, lié à des arrière-plans philosophiques et religieux divers. Thérèse d' Avila avance que l'apprentissage de la douleur est une épreuve sur la voie du salut, dans l'attente de la vie éternelle, une occasion d'offrir sa souffrance à Dieu et lui prouver son amour. Pour le non-croyant c'est sans aucun doute un des points les plus inacceptables du dogme chrétien.

 

Citons également Hildegarde de Bingen, bénédictine, une des premières femmes médecin dans l’Histoire, mystique et compositeur de magnifiques chants, elle a élaboré des recettes de gâteaux contre la souffrance morale : les biscuits de la joie. Voici la recette, avec la farine de petit épeautre, très riche en magnésium et pauvre en gluten :

 

 

"Prendre une noix de muscade, un poids égal de cannelle, et un peu de giroflier; réduire en poudre; avec cette poudre, de la fleur de farine et un peu d'eau, faire des petites galettes et en manger souvent: cette préparation adoucit l'amertume du corps et de l'esprit, ouvre le cœur, aiguise les sens émoussés, rend l'âme joyeuse, purifie les sens, diminue les humeurs nocives, apporte du bon suc au sang, et fortifie."

 

 

La Renaissance et la Réforme protestante bouleversent la morale, introduisent la pensée positiviste, inaugurent la démarche scientifique. La découverte des mondes terrestre et maritime accompagne la découverte du corps humain. Le pape Jules II lève enfin l’interdit sur la dissection et l’étude anatomique en 1503. Le flamand André Vésale reprend la dissection de cadavres humains et publie une œuvre majestueuse en 1543.

 

Le montpelliérain et ami de Rabelais, Guillaume Rondelet dissèque sa propre femme, sa belle-sœur, deux de ses collègues, un de ses fils mort-né.

 

La dissection ouvre aussi la connaissance du corps de la femme. L'anatomiste chirurgien italien Gabriel Fallope décrit les trompes en 1561. Le danois Caspar Bartholin, surdoué nommé à 19 ans professeur de philosophie, décrit les glandes de Bartholin De ovariis mulierum et generationis historia epistola anatomica (Rome, 1677, in-12).

 

La Renaissance voit les derniers procès en sorcellerie. Ils posent la question de l'extase, de la séparation du corps et de l’âme, cherchant une explication de l'insensibilité réelle ou supposée des sorcières.

 

 

 

 

V-          La douleur à l'âge classique

 

L’importance de la femme est clairement reconnue dans l'éducation des enfants. L'idée de Saint-Augustin du péché d’Ève, évolue vers l'idée de « nature féminine », portée à l'amour et à la vie affective plus qu'à la Raison. Nous en reparlerons plus loin.

 

Mais l’âge classique est d’abord marqué par les extraordinaires découvertes dans le domaine des mathématiques, induisant des avancées incomparables en physique, astronomie etc. La médecine suit ce mouvement vers les sciences dures, et l’Homme machine de Descartes en est une illustration.

 

Descartes approfondit la conception de la sensation et plus particulièrement de la douleur comme moyen de connaître l'union de l’âme et du corps. Dans les principes de philosophie, en 1644, il étudie le problème de la douleur des membres fantômes à partir du cas d'une jeune fille qui avait subi une amputation de la main et de l'avant-bras. Pourquoi avait-elle une persistance de douleur venue d'une extrémité qui n'existait plus ? « La douleur de la main n'est pas ressentie par l’âme en tant qu'elle est dans la main, mais en tant qu'elle est dans le cerveau ». Cela lui permettait d'affirmer que la douleur est une perception de l'âme. Il en fixe le siège dans la glande pinéale. Cette première localisation cérébrale ouvre la voie aux recherches actuelles sur les localisations des fonctions cérébrales.

 

 

Sydenham, l'Hippocrate anglais est l'inventeur du laudanum. Il traite avec succès les douleurs, les troubles du sommeil mais aussi l'hystérie féminine.

 

Voici la préparation : « prenez du vin d'Espagne, un livre ; opium, deux onces ; safran, une once ; cannelle et clous de girofle en poudre de chacun un gros ; faites digérer tout cela ensemble au bain-marie pendant deux ou trois jours, jusqu'à ce que la liqueur est une consistance requise ; passez-la ensuite, et la garder pour l'usage. » Une étude clinique de l'hystérie lui avait appris que les douleurs que ressentait alors ces malades, ne pouvait être soulagée que par la prise de laudanum pendant plusieurs années, avec augmentation progressive des doses pour contrebalancer les effets de l'accoutumance, sans que pourtant il ait pu constater des effets nocifs sur le cerveau ou les nerfs.

 

Sydenham s'est intéressé à l'étiologie des maladies nerveuses, surtout l'hystérie et l'hypocondrie, cherchant à comprendre le lien entre le corps et l'âme, comment s'organisait la perturbation de la distribution des esprits animaux dans le corps, la genèse de la douleur erratique et de la boule hystérique. Sydenham conclu à l'existence d'un « homme intérieur » en étudiant les femmes. À la dualité classique de l'âme et du corps, il superpose une autre dualité, géniale intuition, la vie intérieure ou vie organique (système nerveux végétatif), et la vie de relation (système nerveux central).

 

À l'âge classique, le médecin a pour mission de soulager la douleur il y a une répartition des rôles entre le médecin et le prêtre, une séparation des domaines. La religion essaie de donner un sens à la souffrance. Mais l'écrasante majorité de la population n'a pas d'autre choix que de supporter la douleur, en raison de la pauvreté, de l'éloignement du médecin en milieu rural et des habitudes culturelles qui désignent le prêtre ou la châtelaine comme des médiateurs entre le malade et le médecin.

 

Dans cette lutte de l'humanité contre la douleur, la balance entre l'homme et la femme n'a pas été égale : « la nature féminine ».

 

La nature féminine. Tous les discours et les plus contradictoires ont été tenus. Soit la femme est plus sensible et plus impressionnable ou plus faible que l'homme avec un seuil de tolérance à la douleur inférieure à celui de l'homme. Elle est le pantin de ses émotions. Par conséquent il ne faut pas tenir compte ni de ses larmes et ni de ses cris. Pour d’autres si la femme était plus sensible, elle était aussi plus flexible et s'adapte mieux à la douleur. Ou bien encore ayant davantage l'habitude de souffrir ne serait-ce qu'à cause de l'enfantement elle était finalement plus résistante ? Tous ces discours se sont parés de la science comme alibi de mode de représentation et d'organisation sociale au bénéfice des puissants de ce monde.

 

Sur un point précis, l'attitude du médecin est calquée sur le commandement de l'église : la naissance. La vie de l'enfant est systématiquement privilégiée sur celle de la mère. De ce choix médical directement issu de la doctrine catholique, une série d'attitudes concernant les douleurs et l'issue de l'accouchement en découle.

 

Parfois les femmes elles-mêmes contribuent au mépris du corps comme la janséniste Mme de La Fayette. Ou Mme De Montespan, ex-maîtresse du roi, et qui, par sa disgrâce, la conduit à porter des épines et des pointes de fer pour mieux racheter ses fautes et ses péchés (Saint-Simon).

 

La question est le sens à donner au séjour terrestre, au compromis à passer avec le monde quant on vit dans le monde. Si la finalité de l'homme sur la terre est de servir et d'aimer Dieu, la santé n'a pas plus de valeur par elle-même que n'importe quel autre bien terrestre. La maladie et la douleur peuvent être considérées comme des bienfaits d'après Pascal. Pour le non-croyant, Pascal délire lorsqu'il en vient à demander la douleur.

 

 

 

 

 

VI-       La douleur au siècle des lumières

 

« Dans les accouchements, les douleurs quoique très vives, sont absolument nécessaires ; et bien loin de les calmer, on cherche à les provoquer lorsqu'elles sont trop faibles. La douleur qui suit la plupart des opérations chirurgicales annonce une sorte de travail ou de réaction de la part de la nature et devient aussi elle-même un des moyens de guérison : en général ces opérations ont moins bien réussi lorsqu'on a voulu employer des sédatifs dans la vue d'épargner des douleurs aux malades. » Ce point de vue de François-Joseph Double formulé en 1805 est loin de faire l'unanimité au siècle des lumières.

 

Le montpelliérain Boissier de Sauvages est le premier à définir la « maladie douloureuse ». Il décrit chez la femme la polyalgie de la tête aux pieds a capite ad calcem avec des renforcements sur la tête, la poitrine ou le bas-ventre. Il repère des « douleurs et anxiétés souvent universelles », sans cause organique connue, il définit l'idée d'une douleur maladie et décrit la fibromyalgie. Boissier est animiste. Pour lui la douleur qu'éprouvent les hystériques est une somatisation de la souffrance mentale, elle ne procède ni d'un dérangement des fibres du cerveau ni d'une irritation spasmodique de la matrice qui agirait par sympathie avec les fonctions intellectuelles, mais d'un conflit entre les actions libres ou volontaires de l'âme et les actions naturelles qui relèvent des appétits. La malade est responsable de sa douleur et de sa folie car il n'y a plus d'harmonie entre la volonté et les désirs.

 

La décapitation de Charlotte Corday pose une question importante : sa tête a rougi sous le soufflet donné par le bourreau après la décapitation. La douleur se prolonge-t-elle au-delà de l'extinction apparente de la vie ? Y a-t-il le maintien d'une forme de conscience et notamment de douleurs après une décapitation ?Mais relisons "L'Histoire des Girondins" d' Alphonse de Lamartine qui décrit Charlotte Corday montant au supplice: " Le ciel s'était éclairci. La pluie qui collait ses vêtement sur ses membres, dessinait, sous la laine humide, les gracieux contours de son corps, comme ceux d'une femme sortant du bain". Le bourreau brandit sa tête coupée à la foule et la gifle. Elle rougit.

 

Boerhaave recommande dans les cas d'hystérie collective et de convulsions qu'il avait eues à traiter notamment au couvent de à Haarlem, l'application d'un fer rouge ; persuadé que la menace suffirait à supprimer toutes ces manifestations de désordre. Ce point de vue rationaliste fut largement partagé par les médecins des lumières.

 

Les femmes convulsionnaires de Saint-Médard, entre 1729 et 1732, fidèles de François de Paris, se faisaient battre à coups de bûches et suppliciés sans paraître rien ressentir. Pour les médecins des lumières, ces convulsions sont des crises d'hystérie.

 

 

 

 

 

VII-      Le XIXe siècle : les grandes découvertes

 

 

La morphine est isolée en 1806 à partir de l'opium par un pharmacien d'Hanovre. En 1828 une étude sur 800 malades est publiée par Bailly. Les douleurs étaient traitées par des doses de 1/16 de grain pour les femmes à ¼ de grain pour les hommes, deux fois par jour avec toute une gamme d'augmentation possible à condition de procéder lentement (titration).

 

Le débat sur l’éthérisation porte en particulier sur les accouchements et le risque de mort par inhalation ou d'autres conséquences secondaires. Dès 1846, l'éther est utilisé pour les accouchements avec césarienne dans les hôpitaux parisiens.

 

Le 19 janvier 1847, James Young Simpson, professeur d'obstétrique à Édimbourg utilise l’éther pour la première fois, pour un cas de « vice de conformation du bassin » qui exigeait la « version » de l'enfant. Il poursuivit ses expériences sur lui-même et sur ses assistants et substitua le chloroforme à l’éther.

 

Le 8 novembre 1847, il utilise le chloroforme pour la première fois dans un accouchement. À ses détracteurs qui lui opposaient le verset de la genèse « j'augmenterai beaucoup les souffrances causées par ta grossesse : tu mettras au monde des enfants dans la douleur », Simpson oppose le passage de la Genèse où Dieu voulant donner une compagne à Adam fait tomber sur lui le sommeil pour lui prendre une côte et refermer la chaire. Dieu fut le premier anesthésiste.  תַּרְדֵּמָה עַל-הָאָדָם : וַיַּפֵּל  יְהוָה אֱלֹהִים  Mot à mot: Et tomba l'Éternel Dieu un  sommeil sur l'homme. תַּרְדֵּמָה : anesthésie en hébreu moderne.

 

En un an, Simpson réalise 150 accouchements sous anesthésie. Cependant certains s'interrogent sur les effets de l'éther sur le nouveau-né ainsi que sur l’accouchée, sur les risques de relâchement des muscles utérins et le travail des contractions. On ne constate aucune modification des contractions abdominales et utérines mais un relâchement des muscles du périnée qui facilite l'expulsion.

 

Magendie signale en 1848 à l'Académie de médecine des cas où l'administration de l'éther provoquait chez les jeunes filles ou des jeunes femmes, des rêves érotiques, et semblait lever tous les interdits et transformait des patientes réservées et pudiques en bacchantes déchaînées. Le spectre de la « fureur utérine » ou nymphomanie est brandi. Magendie compare le délire des éthérisées aux convulsionnaires de Saint-Médard.

 

Le 7 avril 1853, la reine Victoria donne naissance à son quatrième enfant, sous chloroforme, avec l’aide de l'anesthésiste John Snow.

Cependant des procédures en justice surviennent comme en 1848, une jeune femme de 30 ans, Mlle Stock, est décédée sous inhalation de chloroforme, lors de l'extraction d'une pièce de bois qui avait pénétré profondément dans sa cuisse à la suite d'un accident. Le rapport de l'Académie conclut que le chloroforme n'était pas le responsable direct de cette mort. Mlle Stock présentait un « cœur d'un volume extraordinaire ».

 

Cependant l'anesthésie reste encore trop souvent mortelle : ¼ des anesthésies est mortelle en 1880. Il fallait du courage pour accepter une anesthésie au XIXe siècle.

 

Anesthésie mortelle en France 1999 : 1 décès pour 145 000 anesthésies (SFAR), 7 décès pour 1 000 000 d’anesthésies.

 

La naissance de l'anesthésie pose la question d'une position de l’Église par rapport à la douleur. Pour l'église catholique, la douleur est salvatrice, celui qui souffre se rapproche du Christ, il offre sa souffrance en pardon de ses péchés, Dieu éprouve ses fidèles.

 

La tradition paulinienne a accentué cette vision de la souffrance comme communion avec Dieu : Paul -Épître aux Colossiens Col 1:24-« En ce moment je trouve ma joie dans les souffrances que j'endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l'Église».

 

La tradition augustinienne affirme : « Nul n'est malheureux s’il ne l’a mérité », la douleur est le châtiment du méchant et l'anticipation de la rétribution finale. Elle est un moyen de progrès moral et de salut.

 

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la prise en charge de la douleur est imbriquée dans un ensemble de débats sociaux, l'organisation de la classe ouvrière, l'enseignement, la place des femmes. Pour les médecins, la douleur n'est pas une préoccupation éthique majeure. Ils sont plus préoccupés par la question de l'avortement et le problème de la réanimation du fœtus, le baptême des nouveau-nés. Quelle est la conduite à tenir devant une femme enceinte qui vient de mourir ? Le baptême de l'enfant dans le ventre de sa mère est-il alors valide ? La douleur de l’accouchement n'est pas le premier sujet. Et l'accouchement sans douleur ne posera pas de problème réel. Il n'y a pas de réflexion théologique spécifique sur ce sujet. La position de l’Église s'inscrit dans le statut d'opprimée de la femme, et son absence d'autonomie juridique. En réalité la douleur et la résignation se sont greffées sur la situation faite à la femme.

 

Les religieuses qui soignent : les hôpitaux fonctionnaient avec des religieuses, médiatrices entre la population et le médecin. La thérapeutique et le prosélytisme sont alors intimement liés. Rappelons le combat du Dr Désiré Magloire Bourneville sous la 3ème République pour la création d'école d'infirmières laïques, et la laïcisation des hôpitaux. Les religieuses se substituaient souvent au médecin ou désobéissaient aux prescriptions médicales. Elle n'avait souvent aucune instruction. Le traitement de la douleur passait par elles car elles avaient les clés de la pharmacie de l'hôpital. L'image du médecin libre penseur s'est construite au XIXe siècle.

 

L'anesthésie hystérique : l'insensibilité des hystériques était connue mais interprétée comme une simulation ou comme une fixation exclusive de l'attention. L'interprétation était purement psychologique et étendue aux convulsionnaires. Vers 1850, la réalité physique de l'insensibilité est constatée.

 

En 1852, Octave Landry, interne à l'hôpital Beaujon, décrit le cas de Anna Baudin, 19 ans, hospitalisée pour une « chlorose compliquée d'hystérie avec vomissements nerveux opiniâtre. Les sensations douloureuses sont partout abolies ; un pincement, une piqûre d'épingles ne sont nulles parts appréciées ». Il établit que « les quatre sensations de contact, de douleur, de température et d'activité musculaire sont essentiellement différentes et distinctes entre elles, et pourraient correspondre à des filets nerveux différents ».

 

Pharmacie et chimie à la fin du XIXe siècle : le répertoire général de pharmacie pratique de Dorvault nous montre l'apparition de médicaments contre la douleur au nom souvent féminin (marketing de la mère consolatrice) : Migrainine, Anesthésine, Duboisine. La Migrainine est composée d'aspirine, de caféine et d'acide citrique. Guronsan… Le XIXe siècle est balisé par la morphine et l'aspirine.

 

Construction d'un mythe médico-social : la polynévrite alcoolique toucherait les adultes jeunes entre 30 et 50 ans et surtout les femmes. Il y a derrière ce mythe, l'idée de la dégénérescence, du psychiatre Morel, dégénérescence politique, économique et sociale avec le développement du travail des femmes dans les usines et les manufactures, et la remise en cause du modèle de la femme gardienne du foyer et de la famille.

 

L'électrothérapie : électricité à haute fréquence, dénommée «darsonvalisation », elle est expérimentée en 1892 à l'Hôtel-Dieu dans le service du Dr Apostoli, en gynécologie, sur 34 malades dont 12 atteintes de fibromes. Si l'électricité ne fait pas régresser les fibromes, elle « exerce une action très nette sur le symptôme douleur ». L'intérêt de ce moyen de lutte dépasse bientôt la gynécologie pour s'étendre à toutes les maladies douloureuses.

 

Magnétisme et hypnose : la Congrégation du Saint-Office condamne l'hypnose en 1851. La suggestion de la jeune fille ou de la jeune femme à son magnétiseur compromet la morale. Pourtant l'Académie de médecine est interpellée en 1826 par une opération sans douleur sous sommeil magnétique, l'extirpation d'un sein sur une jeune fille qui « tout en restant capable de parler, d'éprouver des chatouillements, ne ressenti aucune douleur, opérée par le chirurgien Hippolyte Cloquet. En 1837, l'extraction de plusieurs dents réalisée sur une jeune femme de 25 ans insensibilisée par le sommeil magnétique, opérée par Oudet. C'est en Grande-Bretagne que James Braid publié en 1843 son travail sur l'hypnose. Il sera soutenu en France par Broca en 1859. Braid décrit des « résultats thérapeutiques étonnants dans des cas de crise tétanique aiguë et dans des douleurs rebelles ». L'école de Nancy (Bernheim) pose la question : les spasmes, les contractures et les douleurs guéries par Braid, n'étaient-ils pas de nature hystérique ? En 1910 Babinski abandonne l’hypnose. « Des pratiques de psychothérapie à l'état de veille auraient tout aussi bien débarrassé de leur mal les hystériques guéries par l'hypnose ».

 

 

 

 

 

 

VIII- Les temps modernes

 

Le XXe siècle voit l'introduction de la théorie darwinienne dans l'évolution des conceptions de la douleur. Elle s'inscrit dans un rapport de lutte, de compétition et d'adaptation. La localisation cérébrale des centres de la douleur devient une recherche. La douleur est une modalité de réaction émotive, partagée par l'homme et les animaux, antérieure à l'hominisation et conservée en raison de sa valeur d'adaptation. Dans les années 50, à la croisée des recherches embryologiques et de l'interprétation darwinienne, le nouveau-né ou le tout jeune enfant ne ressentent pas la douleur. On pratique des paracentèses ou des interventions de chirurgie abdominale sans anesthésie. L’algopédiatrie n'existe pas.

 

René Leriche publie « la chirurgie de la douleur » en 1937. Il définit la « douleur maladie ». Il insiste sur la réalité de la sensibilité viscérale, sans lésions anatomiques, notamment les douleurs pelviennes chez la femme. « La sensibilité n'est pas le privilège de la peau. Elle est une propriété de la matière vivante. » Il est un humaniste, militant contre toutes les formes de dolorisme de l'époque. Pour lui, la douleur n'a pas grande valeur, ni du point de vue diagnostic, ni du point de vue pronostic.

 

L'accouchement sans douleur ASD: techniques développées en Grande-Bretagne et surtout en URSS (1951), à partir des travaux de Pavlov. N'oublions pas que pour les médecins soviétiques (Nicolaiev, Platonov) la douleur féminine n'a qu'une origine historique et sociale. C'est par l'éducation, applicable aux masses, qu'il faut remanier le psychisme féminin. L'ASD est introduit en France par des sympathisants communistes. La respiration du petit chien est inventée par le kinésithérapeute André Bourrel; puis la technique du Dr François Lamaze. Les opposants conservateurs ne sont pas que religieux : des femmes psychiatres-psychanalystes comme Hélène Deutsch, argumentent que la douleur de l’accouchement permet à la femme de se réaliser, symbolisée par la séparation d'avec le nouveau-né.

 

La péridurale se généralise à partir de 1972.

 

Par deux études européennes (Von Korff 1989, Bingetors 2004), nous savons que la femme souffre plus que l'homme. Lors d’expériences de douleur provoquée, la douleur apparait plus tôt chez la femme et elle la tolère moins bien. Les hypothèses évoquent une exposition précoce et récurrente à travers les cycles menstruels, les facteurs émotionnels (anxiété, dépression), les inégalités sociales, et enfin l’influence hormonale qui reste à démontrer.

 

En 2007, l’IASP (International Association for the Study of Pain)  instaure l'"Année mondiale de lutte contre la douleur chez les femmes".

 

 

 

 

Conclusion :

 

 

Les médecins sont intéressés par la douleur comme sémiologie. Les philosophes se sont interrogés sur son statut parmi les sensations et sa valeur morale dans la Condition humaine. Les physiologistes ont étudié la nociception, les voies et transmissions de la douleur. Les thérapeutes ont navigué entre les découvertes empiriques. Le XXe siècle a démontré l'importance du langage et de la mémoire de la douleur. Le XXIème siècle sera une approche pragmatique et multidisciplinaire.

 

 

 

Tocqueville nous enseigne que plus l'égalité de condition progresse, plus, les inégalités ne deviennent insupportables. Nous pourrions étendre cette idée au travail (objectivement moins pénible actuellement qu'il y a un siècle), à la violence (en diminution hormis les génocides), à l'insécurité, à la qualité alimentaire (en augmentation), à l'écologie...et à la douleur! Plus et mieux elle est traitée, plus elle devient intolérable.

 

 

 

Douleur et compassion : dans le gisement paléolithique de la nécropole de Columnata en Algérie plateaux de l’Oranais, les archéologues ont trouvé le squelette d'une jeune femme de 12 500 ans, parmi 116 individus. Elle a les traces d'un grave accident, une chute d'une grande hauteur ou un écrasement. Son bassin présente des fractures majeures : les os des hanches ont éclaté. La tête d'un des deux fémurs est luxée, le sacrum est fracturé par un tassement vertical avec une hauteur réduite de moitié. Les conséquences sur les structures vasculaires et nerveuses de la région pelvienne, à type d'hématome, de dilacérations musculaires, de paraplégie et d'incontinence l'ont probablement placée en situation de dépendance complète. Mais, après un examen soigneux, chacune de ces multiples fractures présente une consolidation satisfaisante ce qui implique une survie de plusieurs mois voire d'une année. On peut avancer l'hypothèse que l'entourage de la jeune femme lui a portée secours et assistance pendant une longue période. Un lien social inter-féminin puissant a sauvé la femme.

 

 

 

Bibliographie:

1- Histoire de la douleur, Roselyne Rey, Paris, La Découverte, 1993 

2- Histoire des femmes en Occident, Tome II XVI-XVIIIè siècle, Georges Duby Michelle Perrot, Plon, 1991

3- Le Mal Joli accouchement et douleur, Claude Revault d'Allonnes, Union Générale d'éditions, 1976

 

 

 

 

 

 

 
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