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Douleur, médecine et judaïsme - Dr Fabrice Lorin

 

Dr Fabrice Lorin 

 

חיים   לורין

 

 

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Douleur, médecine et judaïsme

 

Pain, medecine and Judaism

 

כאב ויהדות 

 

 

Rabbi Levi Isaac de Berditchev écoute un jour le discours qu’un Rabbin fait à la synagogue. Il n’y est question que des pêchés, des transgressions des fidèles et de leur mauvaise conduite. Il s’adresse alors au Rabbin : « Maintenant que tu as passé en revue tous ces pêchés, il est temps que tu t’adresses aussi à D.ieu et que tu lui dises la liste des douleurs et des souffrances qu’il a infligé à ses fidèles et surtout n’oublie pas de lui dire que ça suffit comme ça! (dayenou)»

 

 

Quiconque sauve la vie d'un homme, sauve un monde entier (Talmud babylonien Sanhédrin 37a 38-39)

 

Tant que l'homme sera mortel, il ne sera jamais complètement décontracté (Woody Allen)

 

 

 

 

La culture religieuse imprègne profondément l’approche de la douleur et son traitement.

Dans la question générale d’une anthropologie de la douleur, quelles sont les spécificités de la civilisation juive face à la douleur? Et quelles sont les conceptions d’une permanence singulière de 3500 ans? D'une culture qui se transmet de générations en générations? Pourquoi cette obsession du peuple juif est-elle de toujours transmettre? (Lédor vador: de génération en génération) 

 

Pour aller à l’essentiel, le judaïsme n'est ni une religion de mortification, ni une religion d'ascèse. Si un jour, vous croisez un ermite solitaire dans sa grotte, maigre fantôme erratique, anorexique et meurtri par une contrition masochiste, il ne peut pas être juif...Sauf s'il se cache d'une persécution ancestrale.

 

Le judaïsme interdit la souffrance et l' esseulement. Le judaïsme est une révélation de liberté et de vie. Et cette révélation a surgi dans un désert improbable et universel: le Sinaï (Torah min Hashamaïm: la Torah venue du ciel). Ensuite la révélation est collective, elle eu lieu devant des centaines de milliers de personnes au pied du Mont Sinaï; tout le peuple hébreu a entendu le début des dix commandements. La révélation n'est donc pas individuelle comme dans les autres monothéismes (les solitudes de Jésus, de Mahomet). Cette dimension collective est très importante pour comprendre l'approche de la douleur, et nous reviendrons sur cet aspect.  La libération est double: physique et psychique. D'abord physique à la Pâques juive (Pessa'h). Elle est le souvenir de la sortie d'Égypte et de la fin de l'esclavage, de la liberté enfin retrouvée après 215 ans d'esclavage. Et sept semaines après, la libération devient spirituelle (Shavouot : semaines).

 

Le Midrash ( histoire, parabole) raconte l'histoire de cet homme juif très pieux qui perd le même jour son épouse et son fils. Pour le soutenir, ses amis lui disent qu'avec une telle quantité de souffrance morale, le jour de sa mort,  il ira directement au paradis à coté de Moïse (Moshe Rabenou). Que répond-il à ses amis? Il préférerait ne pas souffrir et ne jamais aller au paradis (Pardes). Que nous dit le Talmud à travers ce Midrash? Il nous dit que la douleur involontaire ou volontaire, n’a aucune signification, et n'aura jamais aucune valeur rédemptrice. Toute douleur doit être apaisée et traitée. La douleur ne peut donc être ni une recherche, ni une célébration, ni une sanction, ni un espoir, ni un pardon. Elle doit être combattue sans complaisance.

 

 

A travers douze chemins de montagne, nous allons tenter d’explorer l' écoumène juif, la "patrie portative" du poète allemand Heinrich Heine,  le "Massif hébraïque" pour le philosophe protestant Paul Ricœur. Remarquons que notre connaissance sur ce sujet reste fort incomplète et le lecteur voudra bien nous lire avec la plus grande des indulgences. Par avance, nous l'en remercions.

 

 

 

 

 

 

Homme zodiacal circoncis, superposé à un Homme aux veines, illustrant les points de ponction et effets de la saignée,  

XIVe siècle, BNF, Paris, 

(Médecine hébraïque, manuscrit hébreu 1181, Librairie de Blois de François Ier)


 

 

1- Une célébration de la vie

 

 

Le judaïsme ne prône pas le culte des morts car il célèbre la vie, pleinement la vie. Et même plus: un pluriel de vies. "Le’haïm"  (Vers les vies) vie matérielle et vie spirituelle. Et le peuple s’affirme toujours vivant, ‘haï, en hébreu חי

 

Le philosophe psychanalyste Daniel Sibony avance que le peuple juif a construit une "texture de la vie", spécifique. Cette texture est marquée par la transmission, mais également par un aspect unique du texte biblique: écrire sur soi en écrivant contre soi. La lecture de la Torah, l'Ancien Testament pour les chrétiens,  montre le peuple juif souvent dans la faute, dans l’égarement et la transgression. Prenons pour exemple l'histoire du "Veau d'Or": une tragédie et une succession de fautes humaines. La dimension humaine éclate à chaque verset de la lecture biblique avec les errements et la faute; ils restent le terreau de la vie. Le juif vénère donc un livre qui  s’attaque à lui-même. Quand les péchés et imperfections s'égrènent au fil des versets, nous sommes loin d'une hagiographie narcissique.  Voilà comment dès la Torah, l'autodérision s'est probablement installée.

 

L'injonction de la vie se retrouve dans plusieurs passages de la Torah. Dans le livre de Devarim 4:9 (Deutéronome)  "Garde-toi et protège avec soin ta vie",  dans Devarim 4:15 « Venishma’htem meod lenafashote’hem » veillez très attentivement sur vous-mêmes, dans Devarim 23:9 « Venishma’hta mikol davar ra » gardes-toi de toutes mauvaises choses,  enfin dans le  Devarim 30:19 "ouba'harta ba'haim", vous choisirez la vie, "Choisis la vie, afin que tu vives" וּבָחַרְתָּ בַּחַיִּים. La vie est une valeur éthique centrale dans le monde juif. Facteur de survie d'une civilisation vouée trop souvent à disparaître Le psychiatre viennois, le Dr Viktor Frankl, à sa sortie d'Auschwitz en 1945, s'exclama: "Und trozdem Ja zum Leben sagen", "Et cependant dire oui à la vie".

 

Mais si nous n'avons pas le droit de donner la mort à quelqu'un qui souffre, une histoire extraite du traité sur les mariages (Ketoubot dans le Talmud babylonien), rapporte un avis divergent. C'est l'histoire d'un rabbin célèbre, le rabbin Yehuda HaNassi (compilateur de la Mishna) qui approche de la mort mais il souffre le martyre car il est maintenu en vie par les prières de ses disciples. : "Alors que les Sages élevaient vers D.ieu leur supplication pour que Rabbi vive, sa servante, le voyant en proie à des souffrances intolérables, demanda à D.ieu d'y mettre fin: que ta volonté soit que ceux d'en haut l'emportent sur ceux d'en bas". La Gemara nous dit que la servante est alors montée en haut de la maison et qu'elle a jeté un pot de terre en bas dans la rue. Avec le bruit du choc, les gens ont arrêté de prier; alors Rabbi est mort et Dieu a pu reprendre son âme, sa Neshama. Les Sages ont donc admis que l'on puisse intercéder en faveur d'un malade pour qu'il meure.

 

 

La question de l'empathie et de prendre les douleurs de l'autre est posée dans le Talmud à propos de Rabbi Yo'hanan: pour guérir un confrère rabbin, il lui prend la main, mais à son tour, il tombe malade. Un rabbin visiteur vient le voir et lui demande "Ces souffrances te sont-elles supportables?" Et le Rabbin Yo'hanan répond: "Non, ni les souffrances, ni leur récompense". Le rabbin visiteur a alors guéri Yo'hanan en lui prenant la main à son tour.

 

Chaque religion développe un corpus de valeurs, de croyances et de symboles  centrés sur des temporalités humaines. Au 6ème siècle avant l'ère commune,  le bouddhisme s'est construit autour des enseignements de la vie exemplaire du Bouddha. Quelques siècles plus tard, le christianisme s'est agrégé autour de "l'Evènement Jésus". Jésus: sa conception, sa naissance, son éducation, sa vie publique, sa mort et sa résurrection.  Le catholicisme a surtout célébré dans "l’ Evènement Jésus", la souffrance et la mort à travers la Passion du Christ à Pâques. Contrepoint à la souffrance et la mort, véritable réforme juive du christianisme, le protestantisme  insistera sur la résurrection et le retour à la vie de Jésus. Quant à l'islam, il considère le texte du prophète comme in-interprétable, il est tourné vers un avenir qui est l'au-delà. Le judaïsme est centré sur un texte constamment interprétable, la Torah, (shivim panim laTorah: les 70 visages vers la Torah),  un hymne à la vie et à un futur humain meilleur. Dès lors le Kaddish, appelé prière des morts, est avant tout un hymne à la vie. Sa traduction montre d'ailleurs une grande proximité avec la prière chrétienne (Notre Père), qui s'en est largement inspirée.

 

Certes le judaïsme  a abordé la notion d'un Dieu triste et fragile, en souffrance. En effet, les Maîtres de la Tradition, (les kha’hamim), disent qu'il existe un lieu appelé baMistarim    במסתרים   qu'on peut traduire par "dans les lieux cachés", où Dieu pleure toutes les nuits. Dans la tradition juive, il y a donc un Dieu qui rit, un Dieu qui pleure, un Dieu sensible, un Dieu pour qui ce qui ce passe ici-bas est un drame et qui nous attend à la fin de l'Histoire; un Dieu qui participe, mais qui attend l'Homme. Mais le Dieu juif, même s'il est sensible, il n'est pas fragile, se différenciant ainsi du Dieu chrétien.

 

Néanmoins certains Sages avancent que la signification de la souffrance physique est à considérer à travers un raisonnement sur les deux langages: langage matériel, langage spirituel. La Torah orale a été donnée par Dieu aux hommes dans la langue des hommes: le langage du corps. Le langage de la matière, du corps. Celui de la souffrance physique, ou de la maladie par exemple. La Torah emploie des termes très concrets et qui parlent immédiatement à l’homme. Des maux qui renvoient immédiatement au corps de l’homme. Et c’est à l’homme de prendre cette langue du corps pour la remétamorphoser et la renvoyer à Dieu dans ce qui est la langue de la Torah orale,  la souffrance physique devient symbolique. L’homme fait le travail inverse, il va reprendre ses maux et les réinterpréter dans une langue plus conceptuelle et abstraite, la langue du dédommagement par exemple pour « œil pour œil, dent pour dent ». Si Dieu peut utiliser les deux langues, l’homme peut utiliser la langue de la matérialité mais aussi, à travers la réflexion intellectuelle des Sages, il a accès à une spiritualité immatérielle forte. Dans la conception juive de l'homme, il y a toujours une démarche d'arrachement à la torpeur de la matérialité, vers la spiritualité.

 

Enfin pour certains Sages, la douleur pourrait avoir une valeur messianique. La période messianique sera précédée par les douleurs d'enfantement du Messie, disent-ils. Des douleurs terribles comme l'homme n'en a jamais connue, s'abattront sur le monde! Si fortes qu'un Sage du IVème siècle disait: " Je vis chaque jour dans l'attente du Messie, mais je préfère ne pas être là lorsque ces douleurs commenceront!". Pour certains le XXe siècle et la Shoah témoignent de ces douleurs. Nous serions donc dans un temps pré-messianique...

 

Revenons à cette fameuse injonction primordiale de la vie: 'haï. Une première constatation montre l'absence de guerres civiles au sein du peuple juif dans l'Histoire. S'il y eu des régicides et luttes de pouvoir entre les royaumes de Judée et royaume d’Israël au 8ème siècle avant l'ère moderne, des exactions de la part des zélotes au Ier siècle, , il n'y eu jamais de guerres civiles comparables aux guerres de religion en France, à la guerre de Sécession aux USA, aux guerres du monde arabo-musulman.  Deuxième constatation: elle pose inévitablement en creux, la question de la survie du peuple juif à travers ses cinq milles ans d'histoire. Georges Steiner explique que justement l'antisémitisme est issu de cette longévité du peuple juif: "le juif a duré trop longtemps en tant qu'identité ethnique et historique". Les juifs ont un pacte inextinguible avec la vitalité et le mystère de cette longévité, de cette survie, exaspère les autres peuples. Et comment a-t-il pu survivre à tant de massacres, de pogrom et de volonté exterminatrice? Curieusement, si un peuple peut invoquer la notion de "résurrection" au sens symbolique dans sa longévité,  c'est bien  le peuple juif! De la première déportation par les Assyriens en -722 avant l'ère commune, qui conduit à la disparition de dix des douze tribus, de dix des douze familles descendantes de Jacob, puis la déportation par Nabuchodonosor en -586 avant l'ère commune, à la chute du second Temple (70) et le premier génocide romain (1,5 millions de morts) lors de la révolte de Bar Korbah jusqu'au XXème siècle et la Shoah: comment un si petit peuple a-t-il pu ressusciter après chaque séisme? Là où tant de civilisations glorieuses sont disparues corps et biens dans les naufrages de l'Histoire: babylonienne, perse, égyptienne, grecque, romaine, arabe, ottomane, inca, maya...La liste est longue.

 

La première réponse à cette survie plurimillénaire est dans la croyance religieuse. La protection est divine. Elle est la garantie et la démonstration de l'Alliance éternelle entre Dieu et le peuple juif. Les religieux ont foi en cette explication, ce qui peut parfois aboutir à un rejet de l'armée israélienne, car Dieu seul va protéger son peuple et la Terre d’Israël, son lieu de résidence.

 

Hors du religieux, dans les sciences humaines, le psychiatre Boris Cyrulnick a élaboré le concept de résilience. Maintenant le terme est bien connu, il s'applique à un individu qui se reconstruit malgré une histoire chaotique qui aurait du le mener à une destruction psychique, sinon corporelle. L'extension du concept de résilience au peuple juif est pertinente. Elle a commencé depuis l'esclavage en Egypte et surtout la sortie d'Egypte. Le franchissement de la mer rouge est symboliquement une route vers un avenir de vie. Pour certains, la résilience du Am Israël est le signe d'une mission  quasi prophétique pour l'ensemble de l'humanité.

 

C'est ainsi que les juifs sont devenus un "peuple monde" qui a traversé le temps et l'espace, un peuple qui a parlé dans plusieurs langues et a développé des traditions populaires distinctes, des modes de vie variés. Mais avec des valeurs communes issues de la Loi religieuse, la Halakha,  avec une même conscience historique depuis la chute du second Temple en 70 après l'ère commune. Alors à coté de nombreuses explications religieuses, sociologiques, ethnologiques, économiques, administratives, militaires... nous avançons l'hypothèse de la survie des corps complexes, une transposition darwinienne des corps biologiques aux corps sociaux. Pour détruire un ennemi, il faut bien le connaitre, c'est-à-dire avoir assimilé toutes les parties du corps pour tuer son cœur. L'Histoire de l'antisémitisme montre qu'aucun des  ennemis des juifs n'avait vraiment étudié,  connu, compris réellement le corpus profond du judaïsme. En parallèle et en réponse,  le judaïsme n'a cessé de développer des ramifications complexes afin de mettre toujours à l’abri le cœur du peuple. Un réseau de transmission interne bien sur, mais aussi une complexité spirituelle et intellectuelle. Alors, après chaque tentative d'extermination, la repousse revient à partir d'une racine intacte, aidée en cela par le nomadisme et l'inscription de la diaspora dans la mondialisation bien avant le siècle actuel . Comme dans la vie biologique et les questions darwiniennes de l'évolution et de l’adaptation. Corps simple ou corps complexe? Si la repousse n'est pas d'ordre physique, si la réponse n'est pas de la puissance militaire par exemple, elle sera intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2-  Les médecins juifs

 

 

"Tous les médecins sont juifs...Tous les pharmaciens sont juifs...Tous les archevêques de Paris sont juifs...Tout le monde sont juifs. Pour les médecins, je suis formel...enfin pour le docteur Petiot je ne suis pas sûr..." nous dit Pierre Desproges dans son sketch "Les juifs". Alors est-ce vrai ? Pourquoi cette représentation populaire est-elle si forte ?

 

Le 15 décembre 1945, à la prison de Nuremberg, l'idéologue nazi Alfred Rosenberg -après avoir entendu lors du procès les plans secrets d’Hitler et les destructions massives- répond au capitaine américain Gustave Mark Gilbert, psychologue de la prison : « Nous n’avions l’intention de tuer personne au début…Retirer aux juifs leurs positions dominantes, c’est tout. Au lieu d’avoir 90 % de docteurs juifs à Berlin, réduire cette proportion à 30 %...Je ne pensais jamais que cela conduirait à des horreurs telles que des assassinats en masse ». Alfred Rosenberg sera pendu le 16 octobre 1946 à Nuremberg pour crime contre l’Humanité. Mais il avoue par-là que trop de médecins juifs est une cause d’antisémitisme. La figure du médecin juif dans l'idéologie nazie touche au délire chez Julius Streicher (directeur du journal antisémite Der Stürmer et pendu en 1946 à Nuremberg) qui confie au capitaine Gilbert: " Nous savons maintenant pourquoi le juif utilise tous les artifices de séduction pour entraîner des jeunes filles allemandes à un age aussi jeune que possible; pourquoi le docteur juif viole ses malades pendant qu'elles sont sous anesthésie. Il veut que la jeune fille et la femme allemandes absorbent le sperme étranger du juif".

 

 

 

Revenons à la figure du médecin juif dans le judaïsme. Si nous suivons, pas-à-pas la Torah, le premier médecin, c'est Dieu. Le verset d’Exode (Shemot) 15 : 26 est simple et direct : "je suis Dieu ton médecin" (Ani haShem Rofe'ha). Les talmudistes se posent alors la question :  mais si Dieu est notre seul médecin, devons-nous appeler un médecin si nous sommes malades ? Ou peut-être devons-nous obéir au seul destin divin ? Et attendre éventuellement une guérison venant de Dieu ? C'est le premier verset et il nous laisse bien sûr en suspens. Fort heureusement un second verset arrive un peu plus loin, Exode (Shemot) 21 : 19, et il dit : "Et soigné, il sera soigné" (Verapo yerapé), avec redoublement du signifiant soigner. Disons-le avec force, grâce à ce verset, les talmudistes s’engouffrent dans un passage étroit au bout duquel ils ouvrent le chemin à.. Toute la médecine des hommes. Incroyable, mais qu'est-ce qui était en question ? Réponse simple : Dieu créée les maladies, mais les hommes ont-ils le droit de soigner ces maladies ? Voir de les guérir et se substituer ainsi au Tout-Puissant ? Oui répondent les Sages. Si c'est écrit dans la Torah, et accompagné d’une bonne interprétation... Ensuite des champs intellectuels et scientifiques s'ouvrent à la recherche humaine. Sans fin. Nous sommes devant une rupture épistémologique remarquable.    

 

 

Après l'Exode et la sortie d'Egypte, vient le désert du Sinaï où Moïse reçoit cette injonction de Dieu, Nombres 21 : 8 (BaMidbar) :  et l’Éternel lui dit : « Fais-toi un serpent venimeux et place-le sur une perche. Toute personne mordue qui le regardera aura la vie sauve. » Nous reconnaissons le caducée, symbole de la médecine, symbole de la thérapeutique.

 

 

Pour synthétiser notre propos, cinq petits versets de la Torah définissent la médecine. Cinq versets, pas plus, pas moins. La fonction et le but de la médecine depuis 3000 ans sont ici résumés. Cinq phrases courtes : Tu choisiras la vie, tu devras faire très attention à ta vie, je suis Dieu ton médecin, et soigné il sera soigné, toute personne qui le regardera aura la vie sauve.

 

 

A partir de la Torah, le Talmud définit les conduites à l'égard de la santé : un malade a le droit de se soigner mais il a aussi le devoir de se soigner. Il ne doit pas rester à souffrir et dépérir. Il doit choisir la vie.  Le commandement (mitzvah) est alors d'aller consulter un médecin et de préférence le meilleur des médecins. Et le médecin juif doit être dans les meilleurs...Car depuis des siècles, soigner est pour lui un commandement divin. Progresser, être à l'avant-garde des connaissances, est encore un commandement renouvelé dans le Shoul'hane Arour de Joseph Caro. Le médecin doit s'updater constamment.  La Formation Médicale Continue est écrite dans le Talmud depuis bien longtemps.

 

 

Si soigner est un commandement, nous comprenons pourquoi nombre de rabbins étaient également médecin et le plus fameux d'entre eux, bien sûr Maïmonide dit Le Rambam. Soigner les âmes et soigner les corps n'est pas contradictoire pour une religion qui a une conception moniste des relations entre l'âme et le corps.

 

 

Et pour le paiement ? Combien ça coûte Docteur ? Combien je vous dois ? Si pour un médecin, soigner est un commandement divin, peut-il accepter un paiement ? Les Sages nous disent qu'un médecin ne peut pas gagner de l'argent avec un commandement (mitzvah). Exactement comme un Rabbin pour sa communauté. Le paiement à l'acte est inconcevable dans les fonctions, qu’elles soient médicales ou rabbiniques. Alors le paiement sera calculé en fonction du temps passé, superposable à une activité profane potentiellement rémunératrice. Si j'ai soigné des malades pendant 8 heures, combien aurai-je gagné si j'avais été ingénieur pendant le même temps ?

 

 

Plus tard avec le second Moïse, Maïmonide (1138-1204), appelé le Rambam, la figure du médecin juif devient universelle et reconnue. La prière du médecin de Maïmonide, Tefilat HaRofeh, orne souvent les cabinets médicaux des médecins. Elle est inspirée du serment d'Hippocrate.

 

 

 

                                            La prière du médecin (Tefilat HaRofeh) de Maïmonide

 

 

« Mon Dieu, remplis mon âme d'amour pour l'art et pour toutes les créatures. N'admets pas que la soif du gain et la recherche de la gloire m'influencent dans l'exercice de mon Art, car les ennemis de la vérité et de l'amour des hommes pourraient facilement m'abuser et m'éloigner du noble devoir de faire du bien à tes enfants. Soutiens la force de mon cœur pour qu'il soit toujours prêt à servir le pauvre et le riche, l'ami et l'ennemi, le bon et le mauvais.

Fais que je ne voie que l'homme dans celui qui souffre. Fais que mon esprit reste clair auprès du lit du malade et qu'il ne soit distrait par aucune chose étrangère afin qu'il ait présent tout ce que l'expérience et la science lui ont enseigné, car grandes et sublimes sont les recherches scientifiques qui ont pour but de conserver la santé et la vie de toutes les créatures.

Fais que mes malades aient confiance en moi et mon Art pour qu'ils suivent mes conseils et mes prescriptions. Éloigne de leur lit les charlatans, l'armée des parents aux mille conseils, et les gardes qui savent toujours tout : car c'est une engeance dangereuse qui, par vanité, fait échouer les meilleures intentions de l'Art et conduit souvent les créatures à la mort. Si les ignorants me blâment et me raillent, fais que l'amour de mon Art, comme une cuirasse, me rende invulnérable, pour que je puisse persévérer dans le vrai, sans égard au prestige, au renom et à l'âge de mes ennemis. Prête-moi, mon Dieu, l'indulgence et la patience auprès des malades entêtés et grossiers.

Fais que je sois modéré en tout, mais insatiable dans mon amour de la science. Éloigne de moi l'idée que je peux tout. Donne-moi la force, la volonté et l'occasion d'élargir de plus en plus mes connaissances. Je peux aujourd'hui découvrir dans mon savoir des choses que je ne soupçonnais pas hier, car l'Art est grand mais l'esprit de l'homme pénètre toujours plus avant ».

 

 

Belle leçon de sagesse du rabbin médecin Maïmonide. Il réussit à concilier l'héritage juif de Jérusalem et l'héritage grec d’Athènes; il réussit une synthèse des deux grandes sagesses du monde occidental.

 

Mais pourquoi y-a-t-il eu toujours autant de médecins juifs, de ces grands noms de Maïmonide à Freud? De chercheurs,  de biologistes, de dentistes et pharmaciens?

 

L'attrait des disciplines intellectuelles est illustré par le prophète Zacharie 4:6:" Ni par la puissance, ni par la force mais par mon Esprit".

 

Aussi, soigner un homme malade est un commandement de la Torah. Un commandement, ou en hébreu une "Mitzva". Ensuite, si pour soigner une maladie le médecin ordonne au malade  quelque chose qui est contraire à la Torah, et bien le malade doit lui obéir! S’il faut manger le jour du jeûne de Kippour, s'il faut prendre une ambulance à Shabbat ou manger du porc, manger de la viande mélangée au lait (ne pas cuire le chevreau dans le lait de sa mère, Lo tevashel Gedi Ba khalav Imo), manger des aliments non casher...afin de rester en vie...Aucun problème. C'est Pikouakh nefesh, sauvetage d'une âme.  La vie est fondamentale dans le judaïsme. Les règles de la Torah, issues du don de la Torah au Sinaï, s'effacent devant l'urgence de la santé. Dès lors le médecin a dans le triptyque cognitif juif "pensée-parole-action",  le pouvoir de "mettre la Torah entre parenthèses". Les rabbins (Rabbanim) n'ont pas ce pouvoir. La vie est une valeur primordiale, supérieure à toute exégèse.  

 

 

Mais alors, pourquoi tant de médecins?  Avançons au minimum...cinq réponses possibles. 

  

Premièrement soigner les hommes pour conserver la vie; nous renvoyons au chapitre précédent. Deuxièmement la profession médicale fut une des rares activités tolérée pour les juifs, et troisièmement une activité professionnelle immédiatement transportable en toutes contrées. Transporter son fond de commerce, ne pas avoir un stock qui retarde les déplacements, voyager sans craindre les voleurs, les bandits et les détrousseurs de grands chemins. Faire tenir le fond de commerce en soi, simplement dans son cerveau. Qu'il ne tienne qu'à la connaissance, au savoir et à la sensibilité. Transporter son savoir comme on transporte un instrument de musique, et si possible dans un petit étui. Alors le violon plutôt que le piano, la clarinette plutôt que l'orgue ou la contrebasse... Les deux disciplines qui appliquent ces principes sont la médecine et la musique. Ajoutons l'orfèvrerie, le commerce et la traduction. A propos de la joaillerie une histoire new-yorkaise dit que jew est le diminutif de jeweler.  Pour mieux comprendre le choix du métier dans le judaïsme, rappelons le Tragique du "destin juif": il est  soutenu par au moins deux sentiments: le sentiment de précarité et le sentiment d'être rejeté par la monde. Etre médecin répond en partie à cette double contrainte. Le médecin espère la sécurité personnelle et l'estime de ses patients ou de ses pairs, pour éloigner l'exil et le rejet.  Ensuite parce que les sciences sont essentielles dans la conception juive du monde; la recherche et la connaissance sont une nécessité pour la priorité de la vie. Mais revenons sur le Tragique du destin juif: le grand historien américano-polono-autrichien Salo Wittmayer Baron (1895-1989) a ironisé sur "la conception lacrymale de l'histoire juive", en soulignant la nécessité de distinguer l'histoire de l'antisémitisme, et l'histoire du peuple juif.

 

Un jeune juif  a donc au moins cinq bonnes raisons pour s'engager dans les études médicales, surtout si ses parents lui "suggèrent" fortement...! Soigner et conserver la vie, une profession tolérée, une activité transportable, la recherche et la connaissance, enfin être aimé et reconnu malgré le rejet identitaire a priori. Nous laisserons de coté momentanément la fierté de sa mère, une future Parnassa (réussite matérielle), et d'autres aspects réparateurs dans la vocation (enfants de rescapés des camps de la mort, ou de l'exil séfarade).

 

Si devenir médecin est une première étape, être médecin juif, ouvre une seconde porte: la porte de l'humilité: "il paiera les frais de guérison" (Exode [Shemot] 21-19). Le médecin paye de sa personne...La Torah orale dit que nous avons le droit de guérir (Talmud, Traité Baba Kama 85B). Enfin plutôt que guérir, surtout le devoir de soigner. C'est acquis. Mais pourquoi est-il écrit que "le meilleur des médecins, mérite l'enfer"? "Tov sheBeRofim liguehinom" (Talmud, Traité Kidoushin 82A). La réponse est simple. Le médecin qui se pense le meilleur des médecins est dans la Toute Puissance de la pensée et de la fonction. Il perd sa dimension humaine. Il devient dangereux. Il a oublié l'humilité de l'homme. Le Dr Julius Preuss (1861-1913), brillant médecin talmudiste décédé prématurément à 52 ans, a fait graver sur sa tombe une épitaphe si typiquement marquée par l'autodérision : "Rofé velo lo ": "médecin mais pas pour lui-même"... "La vie est sacrée, nous ne pouvons pas décider si nous devons la donner ou l'enlever" nous disait le Rabbin Didier Kassabi. Dès lors la médecine est comme la Loi juive, la Halakha, elle est en discussion, en progrès. Un bon médecin doit être sûr de lui,  attentif à la marche du monde, au progrès de la science et des dernières connaissances. Mais jamais se croire le meilleur!

 

Pour rebondir sur cette soif de connaissance, la libido sciendi, souvenons-nous des premiers cartographes maritimes; ils sont juifs majorquains (chuetas) et ils établissent les premières cartes maritimes et terrestres dès le XIVème siècle. Intermédiaires, traducteurs (Tordjman), polyglottes, voyageurs, commerçants, ils circulent entre les mondes chrétiens et musulmans. Le plus célèbre d'entre eux est Abraham Cresques, l'auteur de l'Atlas Catalan en 1375. Ils servent les rois ibériques, les rois d'Espagne et du Portugal, comme Henri le Navigateur, qui pourront avec ces cartes, bâtir leur empire...Découvrir la Terre, c'est comme découvrir le corps. Les cartographes sont des anatomistes. Les continents terrestres sont une émergence du corps de l'humanité, du corps de l'homme, de la création divine. La curiosité ne peut avoir de limite dans le judaïsme. Connaitre la terre, c'est connaitre l'homme, c'est approcher Dieu. Connaitre le monde, c'est envisager la création divine et le Maître de l'Univers. Si les kabbalistes traquent Dieu dans la moindre lettre de la Torah, les anatomistes et les géographes font à l'identique dans les sciences.  Médecine et cartographie sont intimement liées, depuis ces temps anciens du Moyen-âge, jusqu'à l'imagerie médicale moderne!

  

Les sept tuniques de l’œil, Selecta artis medicalis, XIVe siècle, BNF, Paris, hébreu

(Médecine hébraïque)

 

Dans la Talmud, si un juif ne doit pas vivre dans un endroit sans médecin, toutefois il ne doit pas mettre toute sa confiance dans un seul médecin. Une histoire raconte qu’il faut s’installer et vivre dans une ville où il y a deux médecins…et deux synagogues. Car un juif a toujours deux synagogues: celle qu'il fréquente assidûment... et celle dans laquelle il ne mettra jamais les pieds! Cependant la disparition progressive du spirituel au profit du matériel, du sacré au profit du profane, a conduit le médecin à remplacer le prêtre (Cohen) dans la gestion du pur et de l'impur: Tahor véTamè טהור וטמא. Le pur c'est ce qui est de l'ordre de la vie, l'impur ce qui est de l'ordre de la mort.

 

Dans le Labyrinthus medicorum errantium (Nuremberg, 1553), le médecin suisse Paracelse1 écrit: "Quant à la médecine, les Juifs d'aujourd'hui, comme ceux d'autrefois, se vantent d'abondance et n'ont pas honte de mentir. Ils prétendent être les plus anciens et les premiers médecins. Certes, ils sont les premiers parmi toutes les nations, les premiers gredins, s'entend… Eux qui ont rejeté Dieu et son unique fils, eux qui ne les ont pas reconnus, comment pourraient-ils connaître les pouvoirs mystérieux de la Nature ? Dieu leur a retiré, leur a arraché des mains l'Art de la médecine, les condamnant et les bannissant tout à la fois, eux et leurs enfants, pour toute éternité… Néanmoins, ils revendiquent comme leurs, toutes les louanges de la médecine. N'y prêtons pas attention… Car ils ne sont pas nés pour la médecine et n'y ont jamais été formé. Depuis le tout commencement du monde, ils ont reçu pour mission d'attendre le divin Messie… Et tout ce qu'ils ont entrepris par ailleurs leur est resté étranger et faux. La médecine a été donnée aux Gentils."

 

Paracelse nous fait la triste liste des thèmes antisémites classiques, il rappelle la seconde alliance au profit dorénavant des médecins chrétiens... et il rend "à l’insu de son plein gré" un hommage jaloux. Au XVIème siècle, la concurrence est rude entre médecins chrétiens et médecins juifs! Toujours trop de médecins juifs! C'est exactement l'argument de l’idéologue nazi Alfred Rosenberg en 1945 (voir ci-dessus). Mais à la Renaissance, le sens de l'histoire devient défavorable, les médecins juifs vont être effacés progressivement du monde européen à coup d'interdictions successives.

 


Pourquoi? La raison est simple. Les chrétiens ont toujours beaucoup apprécié les médecins juifs pour leur savoir et leur pratique omnipraticienne (3). Le médecin juif fait de la médecine et de la chirurgie, il n'a pas toutes les contraintes réglementaires imposées au médecin chrétien. Nombre d’Archevêques avait à leur service un médecin juif et les praticiens juifs sont retrouvés dans le sillage des Papes en Avignon et des grandes Maison de Savoie, de Bourgogne et d'Anjou. Au fronton de la Faculté de médecine de Montpellier, nous lisons les noms d’Isaac Ben Abraham, Meshulam, Shem Tov Ben Isaac, Profacius. Jacob Ben Machir ibn Tibbon (appelé Don Profiat ou encore Profiatus Judaeus),  est astronome et médecin.

 

 

Cependant il faut détruire un mythe sur la fondation de la plus vieille faculté de médecine au monde, celle de Montpellier fondée en 1220. Le mythe raconte que chrétiens, juifs et musulmans étaient dans cette université. Il n'en est rien. Des chrétiens oui, mais les juifs sont interdits et les musulmans absents. L'influence de l'Islam ne se fait que par les livres. Aucun médecin arabe n'est venu à Montpellier. Par contre il y a dans le sud de la France de nombreux médecins juifs qui se forment hors des universités où ils sont tout simplement refusés. Ils se forment par compagnonnage, un apprentissage de deux ans ou plus avec un Maître juif; le plus souvent ce sont des dynasties médicales familiales. Ce compagnonnage implique des bibliothèques médicales privées détenues par des médecins juifs. Ce compagnonnage hors université a le mérite de générer d'excellents médecins, nombreux et de qualité. Ainsi à Montpellier, il y a 3 médecins juifs pour 17 médecins chrétiens au XIIe siècle et 10 médecins juifs pour 45 médecins chrétiens au XIIIe siècle soit 18 % (4). De même, à Marseille, le nombre des médecins juifs est plus élevé que celui des médecins chrétiens, 20 pour 16 soit 55%, durant la première moitié du XVe siècle (Caroline Darricau-Lugat). A partir du XVe siècle, ils subissent néanmoins les persécutions et perdent en grande partie leur patientèle chrétienne. A Rome, le pape de la Renaissance Jules II, le protecteur de Michel-Ange auquel il commande les peintures de la fameuse Chapelle Sixtine,  a pour médecin personnel le Rabbin médecin Samuel Sarfati; nous savons qu' il a offert au pape Jules II, une bible magnifiquement décorée lors de l'accession de Jules II au pontificat en 1503. Ainsi la fondation de la Faculté de médecine de Montpellier en 1220 officiellement par le Seigneur Guilhem VIII avec la ferme détermination du Légat du Pape le Cardinal Conrad d'Urach, a peut-être pour motivation profonde de  christianiser la formation médicale.  

 

Les interdictions ont couru jusqu'au XXème siècle, avec l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste de Mussolini. Ainsi les lois de septembre à novembre 1938 en Italie, interdisent les mariages mixtes, excluent les enseignants des écoles, excluent les juifs des bibliothèques, des annuaires téléphoniques...et interdisent aux médecins juifs de soigner des non juifs "sauf en cas de nécessité" si aucun médecin non juif n'est disponible. Le Grand-Rabbin de Rome, Elio Toaff raconte l'histoire de son frère chirurgien, Enzo Toaff. Alors qu'il opère, la police arrive et lui demande de quitter le bloc opératoire sur le champs. Il demande juste le temps de terminer l'intervention chirurgicale en cours et recoudre le patient. Le mois suivant, il émigre en Palestine. Nous sommes en 1938.

 

En 2014, Le sondage Fodapol (Fondation pour l'innovation politique) et son rapport sur "L'antisémitisme dans l'opinion publique française" , compare les données de 2004 et 2014. L'antisémitisme progresse. Nous apprenons que 8% des français -soit 5,3 millions de personnes- éviteraient d'avoir recours à un médecin juif. Ce chiffre monte à 28% chez les personnes proches du Front National. Par ailleurs 16% des français estiment que les médecins juifs sont trop nombreux en France. Les temps sombres de l'antisémitisme n'ont pas quitté les rivages du pays. Mais finalement, si les antisémites ne consultent pas un médecin juif, tant mieux. Rien de plus douloureux pour un médecin que d'entendre dans l'intimité de la relation médicale, le surgissement brutal de propos antisémites ou racistes. Saluons le nouveau médicament contre l'antisémitisme: Antisemitox disponible en patch, bonbons au miel, dans toutes les bonnes pharmacies! Et imaginons une nouvelle aventure d'Astérix le gaulois, "Astérix à Jérusalem" . Le héros gaulois rencontre un autre irréductible face aux romains : Antisemitix le druide juif, tombé dans la Torah quand il était tout petit.    

 

 

 

 

Moïse Maïmonide (1134-1204) : De Astrologia, Cologne, 1555

 

 

 

3- La maladie

 

Dans le judaïsme, la maladie est certes une manifestation de Dieu afin que l'homme prenne conscience de ses fautes par le corps ou l'âme. Mais un verset de la Torah vient contrecarrer le projet divin, Exode 21:19 (Shemot), il est dit:    

ורפא ירפא     Verapo Yerape  "Et soigné il sera soigné"

 

 

Le mot soigné est répété deux fois. Pourquoi? Les talmudistes savent qu'un mot, une phrase, ou un commandement  répété plusieurs fois dans la Torah, souligne l'insistance du concept. L'interprétation de ce verset ouvre donc tout le champ de la thérapeutique. Si Dieu envoie une maladie, l'homme doit néanmoins la soigner et la guérir. L’homme peut donc intervenir dans l’évolution du monde, dans la transformation de la Nature. Nous sommes dans le classique débat philosophique: Nature ou Culture, quelle rôle pour l’homme ? Le judaïsme a tranché pour la Culture et la transformation. Transformation de l'homme, de sa personnalité (métanoïa), de son milieu, transformation de la culture par la connaissance, transformation du monde, de la génétique, de l'épigénétique. Remercier la Nature oui, la transformer aussi. Alors même si le juif ne croit pas toujours en Dieu, il croit Dieu. S'il ne parle pas de Dieu, il parle à Dieu... Et dans le cadre de cet étrange dialogue, il peut interpeller Dieu, voire le mettre à l’épreuve. Attitude singulière dans l’histoire des religions, où la soumission est de règle.

 

 

Le Tikkoun olam, réparation du monde, est une notion du judaïsme cabalistique. Les kabbalistes nous disent qu'il faut réparer les vases brisés lors de la création, en suivant la loi juive, la Halakha. Les libéraux avancent que le juif doit réparer le monde par la voie politique et la justice sociale. La médecine est dans ce mouvement, elle doit traiter la souffrance et la douleur.

 

Le judaïsme proscrit l’ascèse et la mortification. La douleur auto-infligée n’a aucun sens. Toute douleur doit être apaisée et traitée.

 

 

4- Le vocabulaire de la douleur en hébreu

 

La langue hébraïque est très importante dans le judaïsme. Certains parlent d’un peuple-laboratoire pour la pensée et la foi, et d'un peuple-langue pour affirmer le lien profond entre le groupe humain, la communauté et sa langue. Alors voyons les termes utilisés.

 

Tout d'abord le mot Enosh qui signifie l'humain ou l'humanité, a la même racine que Anoush, la douleur physique ou morale, douleur que l'humain ressent pour lui-même ou qu'il partage avec autrui par empathie et/ou qu'il pourrait causer. Cette proximité entre l'humain et la douleur est un premier indice.

 

 La douleur se dit en hébreu Keev  כְּאֵב

 La souffrance se dit Sevel  סֵבֶל ou en hébreu ancien  עצב

 Les souffrances, les tourments, un mot au pluriel car de signification forte se disent yissourim ייסורים

עונש  signifie le châtiment.

 

 

Le judaïsme autorise donc un dialogue entre le croyant et D.ieu; ce dialogue peut aller de la plainte, du gémissement, de l’interpellation jusqu’à la rébellion. Le livre de Job est une bonne illustration de cette dialectique. Plus en profondeur, Job pose cette question inédite : Dieu peut-il vouloir le malheur, la douleur et la souffrance des hommes ? La Shoah a reposé avec horreur la question de Job. Ou Job pratiquait-il sans comprendre, sans se poser de questions ? C’est l’interprétation de Maïmonide.

 

 

5- Les sacrifices et la Cacherout :

 

Les Cohanim, prêtres du Grand temple, étendaient la règle humaine aux animaux : il fallait tuer l’animal du sacrifice, sans le faire souffrir. La Cacherout, désigne l'ensemble des règles alimentaires juives. Ces règles se trouvent mentionnées dans la Torah et sont développées dans la Tradition orale, le Talmud. La shehita ou jugulation, consiste à trancher la majorité de l'œsophage et de la trachée artère, les artères carotides et les veines jugulaires, avec un couteau effilé (hallaf). Le but de la shehita est de ne pas faire souffrir l'animal, puisque la jugulation vide instantanément le cerveau de son sang et donc supprime toute douleur.

 

 

 

6- La circoncision :

  

 

La circoncision, Giovanni BELLINI, 1500, huile sur bois, National Gallery, Londres

 

 

Appelée Brit milah (בְרִית מִילָה alliance circoncision), depuis Abraham elle symbole l’alliance avec Dieu, elle doit être effectuée à 8 jours, et si possible sans douleur.

 

En pratique actuellement, la circoncision est précédée par l'application de crème antalgique (Emla 5% lidocaïne prilocaïne) sur le pénis du nourrisson 1 heure avant la circoncision. L'application assure une antalgie complète.

 

 

 

 

 

 

7- L’accouchement :

 

 

 Accouchement de jumeaux (Esaü, Jacob)

Médecine hébraïque,

Haggadah de Sarajevo, 1350

 

Classiquement le verset de la Genèse serait un argument pour laisser libre cours à la douleur de la jeune accouchée :

אֶל - הָאִשָּׁה אָמַר הַרְבָּה אַרְבֶּה עִצְּבֹונֵךְ וְהֵרֹנֵךְ בְּעֶצֶב תֵּלְדִי בָנִים וְאֶל - אִישֵׁךְ תְּשׁוּקָתֵךְ וְהוּא יִמְשָׁל - בָּךְ: ס

A la femme il dit : «  j’aggraverai tes labeurs et ta grossesse ; tu enfanteras dans la douleur ; ta passion t’attirera vers ton époux et lui te dominera (Genèse 3.16)

En réalité, il n’en est rien, le judaïsme retient un autre verset, qui raconte l’endormissement d’Adam avant l’extraction d’une côte pour créer Ève et qui autorise l’anesthésie (Genèse 2.21) :

וַיַּפֵּל יְהוָה אֱלֹהִים תַּרְדֵּמָה עַל-הָאָד  Et tomba l’ Éternel Dieu un sommeil sur Adam

 

Dieu est donc le premier anesthésiste de l’histoire de la médecine et de l'humanité.

 

Dès lors, si une femme a trop souffert lors d’un accouchement, elle peut être autorisée à utiliser une contraception et ne plus avoir d’enfant. Soulignons ce fait rare dans l’histoire des religions qui promeuvent de préférence la natalité et la reproduction.

 

La douleur de l'accouchement est également mentionnée lors de la naissance du douzième et dernier fils de Jacob: Benjamin (Genèse 35, 16-20). Rachel a tellement souffert pour le mettre au monde, qu'elle prénomme son fils Ben-Oni, fils de ma douleur. Puis elle meurt des suites de couche. Jacob renomme alors l'enfant Benyamin, Benjamin, fils de la droite (coté favorable) ou fils de la vieillesse. Il ne voulait pas que son dernier enfant portât un nom aussi chargé d'une signification péjorative. Mais la douleur de Rachel n'est pas qu'une douleur physique de l'accouchement. C'est aussi sa souffrance de n'avoir eu que deux enfants, Joseph et Benjamin, pendant que sa sœur aînée Léa en avait eu six...Le premier roi d’Israël, Saül, descendra de Benjamin.

 

 

 

8- Communauté et douleur

 

Dans un midrash du Talmud, un rabbin fait cette proposition surréaliste : " si tu as trop de soucis, cherche une fourmi, proposes-lui de lui donner tes soucis et toi de prendre les siens. Mais fais attention à ce que la fourmi n'ai pas déjà servi". En clair, le Sage nous dit de rester prudent à prendre en nous les souffrances d'autrui.

 

Autre histoire, vraie celle-ci, le Rav Ariel Levin, Grand Rabbin de Géorgie, vient à Jérusalem , il va voir un jour un dentiste avec son épouse et il dit au dentiste: "Docteur! La dent de ma femme nous fait mal" " Votre dent vous voulez dire?" " Non la dent de ma femme!"

La famille doit entourer et soutenir l'homme souffrant. Il ne peut rester seul dans l'isolement et le dénuement. Depuis 3000 ans, l'histoire du peuple juif et les souffrances endurées, éclairent bien sur le refus de la douleur par un étayage familial et communautaire fort. Le phénomène diasporique accentue la prééminence du lien social intrafamilial.

 

Géopolitologue et historien, Alexandre Adler définit le peuple juif comme un "peuple-monde". Essaimage et diaspora, polyglottisme et internationalisme.  Mais le peuple juif est aussi un "peuple-famille" dans sa dimension affective. Peuple-familleVoilà une notion étrange et pourtant facile à comprendre. Chacun est membre d'une famille, issue d'une généalogie souvent bien déterminée, séfarade ou ashkénaze,  ou mixée, mais chacun fait parti du peuple entier. Si un membre du peuple-famille souffre, l'entourage doit faire le commandement (la mitzva) de "Bikour 'Holim". La visite aux malades. Renforcer leur moral.

 

 

 

Moïse Maïmonide (1135-1204), Mishne Torah, 1490

 

 


9- Approche philosophique : l'humanisme juif et la douleur

 

L’humanisme juif est à la base du refus de la douleur. Mais pour certains, l'humanisme n'est pas un héritage juif, car le souci de pureté a toujours pour conséquence l'absence de prosélytisme de la tradition juive. S'il y a absence de prosélytisme, il y a communautarisme, donc distinction et rejet, et refus de l'universalisme humaniste. Pour d'autres, l'humanisme est l'héritage du judaïsme. Le souci de pureté n'a pas empêché les juifs d'être dans le passé une religion très prosélyte. A l'époque romaine, les juifs représentent 10% de la population de l'Empire romain (5 millions sur 50 millions d'habitants), dont 2,5 millions de convertis en un siècle. Avec la chute du second Temple en 70,  1 million de juifs sont tués, c'est le premier génocide.

 

 

Le sens de l'humanité chez les juifs naît très tôt, dès la Genèse, dans la paracha de Bérechit. La Torah nous dit que tous les hommes descendent d'un couple fondateur, Adam et Ève. Il n'y a donc pas de races supérieures, pas d'ethnies d'origine supérieure, pas de peuples supérieurs à d'autres. Ils évolueront par la suite de manière différente, mais le creuset primordial est le même pour tout être humain. Le judaïsme a apporté l'idée de progrès, qui n'existe pas chez les grecs, l'idée de changement, de transformation de la nature, l'idée que l'esprit domine la matière, que l'intelligence vainc la force.

 

 

Puis dans la paracha de Noa'h, Noé, 7 commandements sont définis. Ils sont appelées les Lois noahides: interdiction de blasphémer, de tuer, de voler, d'union sexuelle illicite, d'idolâtrer, de manger un animal encore vivant et le devoir d'établir un système de justice avec des tribunaux. C'est la base d'un système politique d'humanité.

 

 

Puis le peuple hébreux naît avec Abraham et l'alliance. Derrière la représentation légendaire d'Abraham prêt à sacrifier son fils Isaac sur le Mont Moriah à Jérusalem, se joue l'interdiction des sacrifices humains il y a 4000 ans. Dieu arrête le geste d'Abraham, Dieu demande l'interdiction des sacrifices humains. Nous savons qu'ils perdureront encore plusieurs milliers d'années dans d'autres cultures... Une question se pose d'ailleurs sur Abraham: a-t-il bien compris l'ordre de Dieu de sacrifier Isaac? Ou l'a-t-il rêvé ou a-t-il déliré? Woody Allen dit qu’Abraham n’avait décidément pas le sens de l’humour ! Dieu aurait-il pu demander un sacrifice humain offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai?

 

 

Enfin le décalogue, transmis par Moïse aux hébreux, est un des plus anciens règlements de la vie humaine. Plus de 700 ans avant la première déclaration des droits de l'homme, le fameux cylindre du roi perse achéménide Cirrus-le-grand, écrit en 539 avant l'ère commune. Cirrus a failli se convertir au judaïsme et avec lui tout le peuple perse, l'Iran actuel. Le moyen orient aurait un autre visage de nos jours...

 

 

Nous devons nuancer la pensée juive vis-à-vis de la Loi en général. Il y a des lois naturelles qui règlent la vie humaine, normées par les commandements, et qui introduisent le droit à la sûreté (tu ne tueras point), le droit à la propriété (tu ne voleras point), l'exigence de fraternité (aime ton prochain comme toi-même) et la nécessité d'égalité des humains et de l'inscrire dans le droit. Et il y a la vie des hommes: elle est caractérisée par la transgression! Vie humaine et vies des hommes sont donc deux chapitres bien différents, mais complémentaires.

 

 

Puisque les hommes sont libres de choisir entre le bien ou le mal, ils peuvent transgresser à tout instant. Le judaïsme montre en son cœur la dualité transgression/repentir (Téchouva).

 

 

 

 10- Médecine, connaissance et judaïsme

 

Mais pourquoi ce petit peuple originaire du Moyen-Orient (14 millions de personnes en 2013) a-t-il tant marqué l'Histoire des hommes? Sur le plan cognitif, nous avançons l'hypothèse de la capacité à l’abstraction. Avec trois pistes: le monothéisme, la chute du Temple en 70, la langue hébraïque.

 

Tout d'abord le monothéisme. Il interdit les idoles, les représentations figuratives de Dieu. Abraham détruit physiquement et métaphoriquement les idoles du magasin de son père Terah à Ur en Chaldée. Le monothéisme est déjà un premier pas vers l'abstraction, au sens de s'abstraire du figuratif, du matériel, de la matière.

 

Ensuite rappelons-nous la chute du Temple le 9 Av en 70 après l'ère commune. A Jérusalem, le Temple est détruit et brûlé par l'armée de Titus. La destruction du Temple et avec lui de la Shekina שכינה (présence ou résidence divine) est une catastrophe. Cependant la destruction réelle du Temple va ouvrir l'idée de construction d'un temple spirituel personnel (dans l'âme, le cerveau) et collectif (la synagogue). Construire une "abstraction céleste". Nous pensons que cette "abstraction céleste" deviendra plus tard "l' abstraction" tout court pour de nombreux intellectuels juifs lors des Lumières juives la Haskala  השכלה (Moïse Mendelssohn) et plus tard au XIXème et XXème siècles, c'est-à-dire une propension et une faculté à s'extraire encore de la matière pour tenter de comprendre le monde.

 

Enfin la langue hébraïque, à la différence des hiéroglyphes égyptiens ou des idéogrammes chinois, n'est plus immédiatement représentative d’une figure d’une image et devient d’ailleurs pour les kabbalistes un outil mathématique (Gematria).

 

L'apport juif est aussi de penser l'Universel  tout en  demeurant singulier. Abraham, Moïse, Jésus, Maïmonide, Spinoza, Marx, Freud, Einstein, Larry Page et Serguei Brin (Google), Marc Zuckerberg (Facebook)... Pourquoi? Parce que le judaïsme inclue la liberté de penser et de la pensée; Raphaël Draï dit que le judaïsme énonce trois injonctions: l'injonction de la connaissance, l'injonction de la prudence et l'injonction du discernement. L'injonction de la connaissance est inscrite dans les Proverbes 3:6 de Salomon: "Par toutes les voies, connais-le" בְּכָל־דְּרָכֶיךָ דָעֵהוּ וְהוּא יְיַשֵּׁר אֹרְחֹתֶיךָ

 

 

Une notion centrale du judaïsme, c'est  le 'Hidoush: la nouveauté. La pensée talmudique s'organise autour de la nouveauté. Le Maître espère la question qui relancera une nouvelle interprétation du texte. Il espère l'élève qui va décoiffer par sa pertinence et sa fulgurance. Marc-Alain Ouaknin évoque une transcendance de l' intelligence dans la pensée talmudique. Dès-lors la transcendance du christianisme serait la foi et la charité, la transcendance de l'islam la conquête et le martyr dans les formes extrêmes, la transcendance du bouddhisme l'apaisement. Oh combien avons-nous besoin, nous occidentaux hyperthymiques hyperactifs, de l'apaisement bouddhiste!

Nous sommes devant des transcendances de moyens: l'intelligence, la charité, la conquête, l'apaisement. Le moyen devient dans un but d'un accomplissement de soi. Autant de Sagesses humaines, autant de moyens personnels pour advenir à soi-même. Car il n'y a pas une voie privilégiée. Toutes sont égales. 

Si pour le juif, la transcendance est dans la nouveauté, il n'aura pas de limites dans son désir de connaissances; qu'elle soit scientifique, littéraire, philosophique...peu importe. Toutes les connaissances sont à réfléchir, comme les Pères ont discuté la Torah depuis 3000 ans. Pour illustrer notre idée, resituons la démarche de l'inventeur de la psychanalyseSigmund Freud. Freud et ses disciples étaient des juifs qui voulaient réfléchir à une nouvelle pensée, à de nouveaux concepts, à de nouveaux textes, dans la démarche d'innover chaque semaine, comme une start-up intellectuelle, mais surtout sans jamais mettre le pieds à la synagogue! Ils n'étaient pas religieux pour un demi-shekel, ils n'étaient pas comme leurs pères, ces hommes pieux, ces haredim. Les fils étaient dorénavant modernes et laïques. Athées. Dieu n'existe pas et le fils médecin diagnostique une névrose obsessionnelle à son père croyant et à tous les croyants par extension! Mais au final les fils ont fait comme leurs pères. Ils ont renouvelé la réflexion pour innover. Comme en étude talmudique, en Gemara. Freud a fait du 'Hidoush, du  neuf. Et ainsi de générations en générations.

 

 

Il y a 3000 ans, Dieu donne la Torah, il s'adresse à l'ensemble du peuple d'Israël. Il dit à Moïse que le rôle des Maîtres d'Israël sera de découvrir à travers leur raisonnement et leur travail, les différents aspects de la Vérité. Il énonce le double principe de la transmission et du monde de l'Étude, du questionnement. Le raisonnement et le travail ne peuvent être solitaires, le débat contradictoire (la makhloket), doit être permanent. Les élèves étudient toujours par deux.

 

La makhloket est le débat juif, le débat talmudique joyeux et intelligent. L'équivalent de la dialectique grecque. En partie car...imaginons deux copies de philosophie: la copie grecque est solide et bien structurée en trois parties logiques: thèse-antithèse-synthèse. La copie juive sera interminable: thèse-antithèse-antithèse-antithèse-antithèse...Comme dans les discussions. Deux juifs, trois opinions, quatre partis. La makhloket est une dialectique incessante et joyeuse, qui peut épuiser l'art du raisonnement jusqu'à la transe. Dans l'étude talmudique, le Maître attend et espère LA question de l'élève qui sera génératrice d'une réelle nouveauté. Au 3ème siècle en Galilée, Rabbi Yohanan était ravi d'avoir comme disciple Rech Lakish, un ancien gladiateur. Après la mort de Rech Lakish, Rabbi Yohanan tomba dans un grand désespoir et mourut peu après. Faute de contradicteurs, ce fut la fin du Talmud de Jérusalem. Sur une page de Talmud, nous pouvons donc lire des opinions totalement opposées juxtaposées les unes à coté des autres dans une apparente totale contradiction. De plus jamais un Rabbin dira à un autre Rabbin "Vous avez tort!" Il dira "Autre parole" (davar a'her en hébreu). C'est à dire un autre avis, un autre point de vue, mais qui ne cherche pas à détruire le précédent. Ajoutons que le Talmud se chante, se cantile: "il y en a qui disent....d'autres pensent que..." Les fameux Yesh Omrim (il y en qui disent) ou le Yesh mekomot (il y a des lieux)... Au 18ème siècle le Ram'hal -Rabbi Moshe Haïm Luzzato- a déterminé les 7  parties dans la dialectique talmudique: la proposition en discussion (le memra), questions, réponses, contradictions, preuves, objections, solutions.  Alors comment résoudre ces juxtapositions de sagesses parfois contradictoires? En réalité, les Sages disent que lorsque viendront les Temps messianiques, le prophète Elie reviendra et il tranchera définitivement en faveur de la bonne opinion. En attendant, les avis divergents restent en suspension.

 

La logique du Talmud est donc au-delà de la logique classique et contradictoire d'Aristote. Elle est classique mais n'hésite pas à raisonner jusque dans l'absurde et au-delà. Jouant sur les mots, les lettres, les sonorités, les homophonies etc. Par exemple à propos de la mitzva du nid d'oiseau dans Deutéronome 22:6 "Si tu rencontres en ton chemin un nid d'oiseau sur quelque arbre ou à terre..." le Rabbin A'her (autre en hébreu...) n'hésite pas à se poser la question: "et si le nid d'oiseau est dans ma tête? Que fais-je?" Et il avance une réponse logique: l'homme vient du premier homme Adam, qui vient de Adama la terre en hébreu, l'homme est donc semblable à la terre et si le nid d'oiseau est dans ma tête, c'est comme s'il est à terre etc.

 

Deux peuples ont remarquablement formalisé le débat d'idées dans le monde antique: les grecs et les juifs. Mais de manière totalement différente. La dialectique grecque veut une synthèse harmonieuse, esthétique, permettant la contemplation d'idées parfaites et finies dans le temps. Ulysse revient dans son île après un long voyage initiatique qui lui apporte enfin la sagesse. Les grecs ont un pays, une indépendance, une fixité depuis des millénaires. La makhloket juive est sans fin, interminable, comme l'exil du peuple. Nous avançons que l'éparpillement forcé, l'exil perpétuel, sont une analogie au mode de raisonnement de la makhloket. On ne peut comprendre la pensée juive sans faire intervenir le tiers structurant de l'Exil. Il est un des constituants primordiaux avec le peuple, la torah, la terre d’Israël.

 

 

La discussion talmudique fonctionne selon le principe du shakla vetarya : question réponse (en araméen). Donc toujours à deux, deux élèves formant un couple intellectuel d'apprentissage

 

Cette discussion contradictoire juive, la makhloket,   est une mise en commun fluide et pertinente, des pensées d'individus. Elle est à l'origine du Brain Storming  (tempête de cerveau) des entrepreneurs créatifs et du Think Tank (réservoir de pensée) des politiques. Nous avançons que le judaïsme a inauguré la mise en commun des pensées et du futur "méta-cerveau" construit avec Internet. Nous pourrions penser que le seul débat et son ivresse sont le fondement de la ma'hloket. En réalité, la discussion talmudique a un but essentiel, la nouveauté. Le 'hidouch, le renouvellement du sens. Un Maître devra apporter un regard nouveau sur un verset, sur un commentaire, un point de vue original qui va ouvrir de nouveaux horizons de pensées, de spiritualité. Créer un nouveau monde de sens. Et pour cela, utiliser le questionnement, le doute, la dialectique, les énigmes, la langue protosinaïtique etc. Rabbi Nahman de Braslav a énoncé l'idée par un aphorisme "il est interdit d'être vieux". Marc-Alain Ouaknin le décline en "il est interdit de désespérer", et "souviens-toi de ton futur".

 

 

Dans la Gemara (partie du Talmud), les raisonnements sont souvent poussés jusqu'à l'absurde et... au delà; une sorte de surréalisme jubilatoire. Elle nous rappelle l'expérience de pensée (Gedankenexperiment en allemand) que pratiquait Einstein. L'Expérience de pensée, c'est comment résoudre un problème par la seule puissance de l'imagination. Un exercice de philosophie analytique. Galilée en faisait la clé de ses recherches scientifiques. Génial successeur, Einstein pratique également l'expérience de pensée; il se pose un problème de physique. Par exemple une question: deux horloges s'éloignent l'une de l'autre en ligne droite, chacune d'elle est censée retarder par rapport à l'autre d'après le Relativité Générale, ce qui est contraire au sens commun... Einstein essaye de résoudre le problème par l’intellect. La Gemara, le Talmud procèdent de la philosophie analytique. Les Rabbins de la Gemara ont pratiqué les expériences de pensée de manière continue durant des siècles et il n'est pas surprenant de retrouver cette technique dans les champs scientifiques investis par les juifs au XXème siècle. Derrière les expériences de pensée, la question est de comment "ouvrir des espaces"? Les footballeurs savent répondre à cette question. La circulation du ballon est une métaphore de la circulation de la pensée.

 

Les sciences cognitives se sont intéressées aux caractéristiques du génie humain. Les résultats sont surprenants. Le seul QI (quotient intellectuel) ne suffit pas. On peut avoir un QI à 160 et n'avoir aucune imagination, aucune créativité, et on peut avoir un QI à 120 et devenir un génie. Alors quelles sont les facultés attendues? L'essentiel du génie réside dans la créativité. Dix critères de la créativité sont dénombrés.  Un créatif a cinq traits de personnalité et cinq caractéristiques cognitives. Cinq traits de personnalité: l'ouverture d'esprit (chercher la nouveauté, essayer des choses inconnues), la tolérance à l’ambiguïté (capacité à supporter des informations contradictoires), suivre son intuition, prendre des risques, être motivé à créer. Cinq dimensions cognitives essentielles: la flexibilité mentale, faire des associations d'idées, la pensée convergente (capacité au raisonnement et à la synthèse), la pensée analogique (créer des métaphores), la pensée divergente (production d'alternatives à partir d'une seule information). Il est un trait de personnalité qui nous intéresse particulièrement: quand l'esprit peut supporter les ambiguïtés, les paradoxes, les contradictions. En d'autre terme, vivre de manière non conflictuelle des positions opposées, et ne pas vouloir trancher d'emblée. Trancher c'est stériliser un champs de créativité. La page de Talmud illustre la juxtaposition d'avis contraires, parfois contradictoires, mais ça ne dérange pas le talmudiste. Est-ce une des sources de la créativité juive? Ou une conséquence?

 

 

La mère d' Elie Wiesel, prix Nobel en 1986, interrogeait son fils quand il revenait de l'école: "Alors... quelle bonne question as-tu posé en classe aujourd'hui?". Les spécialiste de la guematria (calculs à partir d'un chiffrage des lettres hébraïques d'un mot) constatent que la sommes des chiffres de l'"Homme" (Adam) est égale à celle de "quoi?" (Ma), ce qui signifie que l'homme est question. Mais plus troublant encore, le nom de Dieu, le tétragramme, donne le même nombre, c'est-à-dire que Dieu aussi est question! 

 

 

 

Dans la cabale, les trois premières séphiroth sont  la Khokhma חכמה  (sagesse), la Bina בינה  (intelligence) et le Daat  דעת  (connaissance). C'est une mitzva, une recommandation que le Daat la recherche de connaissance. Comme l'intelligence, la binah; la binah a la même racine que bein qui veut dire en hébreu  "entre". C'est à dire que l'intelligence se situe dans l’entre-deux (cultures, connaissances etc.). Pour la connaissance,  il y a cependant une prudence, celle qui ordonne de ne pas consommer le fruit de l'arbre de la connaissance dans le Gan Eden, le jardin des délices. L'être humain placé dans des conditions primordiales se heurte à cette injonction. Enfin le discernement représenté par la prière de fin de shabbat, la Havdala ou prière du discernement. Le verbe lehavdil להבדיל qui signifie discerner.

 

 

Le juif est donc au cœur d'une dialectique entre deux injonctions contradictoires et une troisième résolutoire. La dialectique -grecque ou juive- créée un dynamisme de la pensée, une énergie et un mouvement d'ouverture. Mais elle peut conduire à la folie, à l'excès, la démesure. Maïmonide disait que "l'être humain est le seul élément du vivant qui soit doté de folie". Et Montesquieu dans l'esprit des lois affirme que " l'Homme est le seul être qui transgresse les lois dont il se dote".

 

 

 

 

 

11- Philosophes juifs et douleur :

 

 

Quand nous lisons le Talmud, nous sommes devant une longue discussion, qui traverse les siècles,  succession d'opinions organisées de manière concentrique. Voilà une suite d'avis de Rabbins, d'interprétations, de positions, de convictions. Le lecteur fait sa synthèse et construit sa pensée. Nous sommes au cœur de la philosophie, dans la dialectique. Nous ne sommes pas dans la philosophie grecque socratique qui utilise la dialectique Maître-élève, Maître-contradicteur, pour souligner là au final, la seule et bonne vérité du Maître. Ici nulle conclusion, tout reste en suspens, aménageable par une génération suivante, par une intelligence à venir, une fulgurance à venir, un messie à venir. La pratique de l'interaction intellectuelle permanente, structure la pensée juive. Elle est philosophie.

 

La question de la souffrance traverse la philosophie juive, et par exemple la pensée de Hermann COHEN.

 Hermann COHEN (1842-1918) voit le juif comme pouvant être le symbole de l'humanité car dit-il la souffrance est devenue son énergie vitale. Il est commentateur de KANT mais il avance qu'en même temps qu'il y a un mobile de la conduite morale ou éthique qui est la Loi Morale, il y a un moteur qui est la compassion. Cette synthèse de la morale kantienne dans son austérité et son sens du devoir avec de la compassion, plus classiquement retrouvée chez un JJ Rousseau est intéressante et rejoint une proximité avec le hassidisme. Pour Hermann Cohen "l'Autre c'est un humain avec qui...". Il y a du LEVINAS, le "mit Mensch" prélude au "mit sein", l'être avec. Comme le peuple d’Israël, Am Israël, c'est l'être avec.

 

Baruch SPINOZA:

 

" A présent je mène deux existences. Le jour, je suis un homme neuf qui a quitté sa vieille peau, lit le latin et le grec, aborde des sujets passionnants, est libre de ses pensées. Mais la nuit je suis Baruch, un juif errant que sa mère et sa sœur réconfortent, que les anciens interrogent sur le Talmud, et qui trébuche parmi les ruines carbonisées d'une synagogue. Plus je m'éloigne de la veille et de la conscience, plus je retourne à mes origines et m'agrippe aux fantômes de mon enfance" (Le Problème Spinoza par Irvin Yalom). Ces paroles de Spinoza imaginées par le Dr Yalom, illustrent la difficulté du chemin parcouru.

 

Spinoza a eu une éducation juive rigoureuse et complète. Puis il est sur le plan philosophique d'abord héritier de DESCARTES et du rationalisme continental, a conçu un monisme original et opérant; le problème corps-esprit est à considérer comme « une seule et même chose, mais exprimée de deux manières ». SPINOZA élimine toute finalité de la Nature, toute planification intentionnelle. Son monisme intégral fournit un cadre de pensée satisfaisant pour les neurosciences et les avancées en biologie, sciences cognitives, sciences physiques et chimiques. Même son déterminisme absolu rend possible une liberté par la connaissance et laisse de côté le fumeux libre arbitre à ses illusions. Pour SPINOZA, savoir qu'une douleur est due à telle cause, ce n'est pas du tout la même chose que de me croire malade parce que je suis maudit, puni pour mes fautes, mis à l'épreuve par la volonté de Dieu « ce refuge de l'ignorance ». Si je comprends le processus par la connaissance et le savoir, je cesse de le subir en aveugle. Je deviens pleinement vivant et je participe à l'activité de Dieu Nature, Deus sive natura. Il avance dans l'Éthique que «la douleur est le passage à un état de moindre perfection». La douleur, la souffrance ne sont jamais bonnes par elles-mêmes : le spinozisme s’oppose et à l’ascétisme et au dolorisme. Pour SPINOZA, l'homme est animé du conatus, cet effort de persévérer dans notre être, l'augmentation de notre puissance d'agir ou de penser. Le corps cherche l'utile et l'agréable, l'âme recherche la connaissance pour elle-même. Le conatus rejoint le concept d'élan vital des psychiatres, ou de désir des psychanalystes. La dépression est la faillite du conatus. Le philosophe juif d'Amsterdam était un intellectuel solitaire, exclu de la communauté juive, il polissait des lentilles pour télescopes afin de gagner sa vie; il a bouleversé la pensée et inventé la modernité. 

 

Levinas critique ainsi la pensée de Spinoza. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus opposer simplement une lecture croyante à une lecture scientifique. Spinoza s’est tourné vers le passé et il a voulu faire la genèse du texte, dans cet esprit critique, dans cet esprit scientifique, mais il n’en n’a pas fait l’exégèse. Pourtant sa haute culture talmudique aurait renouvelé considérablement l’interprétation exégétique. La lecture philosophique est existentielle et éthique. Quand les archéologues avancent que la domestication du chameau date de -1200 avant JC, alors c’est une preuve tangible que le récit biblique selon lequel Eliezer qui prend les chameaux d’Abraham, est donc un récit fictif. Est-ce si important ? Les chameaux d’Abraham, dans le Talmud, sont très particulièrement décris : ils sortaient toujours avec une muselière pour ne pas brouter l’herbe qui ne leur appartenait pas ; c’est une leçon qu’on ne trouve pas dans les vestiges archéologiques. C’est une leçon des Sages. Et c’est une leçon qui traverse les siècles. Ce n’est pas par une approche scientifique qu’on arrive à cette leçon-là. La lecture éthique,  c’est la lecture reçue de l’école de pensée juive de Paris. Levinas oppose l’Exégèse et la Genèse. Levinas critique Spinoza et il regrette que Spinoza n’ait pas fait l’exégèse du texte, exégèse qui est la créativité, la dimension féconde de l’interprétation, exégèse qui est tournée vers le futur et surtout vers le présent, c'est-à-dire qu’est-ce que ce texte est en train de dire mais qu’est-ce que ce texte est en train de nous dire ?

 

 

 

 

 

 

 

Baruch SPINOZA (1632-1677)

 

 

 

Au XXème siècle, le philosophe LEVINAS réinterroge les concepts de liberté et de déterminisme à travers une confrontation de la philosophie grecque et du judaïsme. Si ses thèmes connus sont le visage, la responsabilité, la réflexion de Levinas trouve ses sources dans la philosophie, plus précisément la phénoménologie, et dans le judaïsme. Deux sources qui se nourrissent et s’interrogent l’une et l’autre. Sa phénoménologie est une phénoménologie de la Révélation et de la gloire de Dieu, et s’appuie sur le dieu juif qui n’est pas le dieu chrétien. Le dieu juif n’a pas été incarné et cela importe dans la description de la transcendance. Levinas veut faire une critique de la philosophie de l’être de Heidegger, à partir du judaïsme. Faut-il partir du Dasein ou partir de l’être juif ? Il fait du judaïsme une catégorie ontologique. Si l’être juif est une catégorie de l’être, c’est associé à deux thèmes : le thème de la persécution. C’est la persécution de la subjectivité de la personne, dans ce qu’elle a de plus unique, on ne persécute pas des choses ni des idées. Le second  thème est que L’être juif au commencement n’est pas libre, il est déjà habité par une alliance et par une élection. Il est précédé dans l’être par une parole qui l’appelle et le fait responsable. La Grèce est la rigueur du concept, de la raison, mais avec l’être juif il y a un autre point de départ. Le bonheur de l’homme n’est pas dans la liberté mais dans l’obéissance à une idée supérieure à lui. La liberté procède de l’obéissance à la transcendance. L’obéissance à Dieu, dans laquelle j’abandonne tous mes pouvoirs de sujet, paradoxalement m’élève et m’inspire. La liberté procède d’une obéissance hétéronome, pas autonome. Cette obéissance, loin de m’aliéner, me libère ! La vraie liberté c’est dans l’obéissance et non dans la liberté totale de l’homme face à lui-même. L’obéissance a la même racine étymologique que l’écoute. Cette obéissance me fait advenir à ce que je suis dans ma profondeur la plus singulière. C’est une élection.

 

 

Levinas marque avec force le fait que «la souffrance physique, à tous ses degrés, est une impossibilité de se détacher de l'instant de l'existence», et qu'il y a dans la douleur et la souffrance une «absence de tout refuge», une «impossibilité de fuir et de reculer».

 

 

«L'épreuve suprême de la liberté n'est pas la mort, mais la souffrance» (Totalité et infini, p. 216). C'est à cette épreuve de la souffrance que médecins, infirmières ou infirmiers et toute personne humaine concernée ont à répondre, en réalité.

 

 

 

 

 

 

Emmanuel LEVINAS (1906-1995)

 

 

 

Depuis la seconde guerre mondiale, le traitement de la douleur est devenu une priorité  du monde occidental. Il est né aux USA après la seconde guerre mondiale avec le Dr John Bonica. Supprimer la douleur devient un objectif thérapeutique majeur. Nous avançons l'hypothèse d'une double influence culturelle et religieuse, le double souffle de la médecine américaine, au confluent du judaïsme et du protestantisme. Les influences de l'émigration juive ashkénaze et des idées de la Réforme protestante ont construit la culture américaine et l'ont orienté vers l'avant-garde et la modernité.

 

 

 

 

 

12- L’humour juif est-il un masochisme ?

 

« La vie est insupportable, elle n'est qu'une suite de longues souffrances, mais le pire c'est qu'elle s’arrête »Woody Allen 

 

 

 "La douleur, ça ne s'exprime pas toujours avec des mots nobles. Ça peut sortir par de petites plaisanteries tristes, petites vieilles grimaçant aux fenêtres mortes de nos yeux » Albert Cohen 

 

 

 

A quoi sert de courir après le bonheur alors que la douleur est à portée de main? Dans "le Rire du somnambule: humour et sagesses" Jean-Louis Maunoury constate que deux religions se détachent loin des autres quant à l'humour: le judaïsme et le bouddhisme zen. A l'inverse le catholicisme considère l'humour comme suspect car il relève de l'oeuvre de Satan. Dans le célèbre roman "Le nom de la Rose", Umberto Eco met en scène un manuscrit secret d'Aristote sur le Rire qu'il faut absolument soustraire aux croyants en raison du danger intrinsèque qu'incarne le rire. Le Tragique de la passion de Jésus qui a souffert et est mort sur la croix pour sauver l'humanité, met en avant la souffrance plutôt que le rire pour l'Eglise. Face au même Tragique de la vie, l'humour juif interpellera Dieu et lui reprochera de l'avoir élu dès le premier tour alors qu'il n'était pas candidat et n'avait rien demandé et que cette élection ne lui rapporte que des ennuis, des avanies et des malheurs! Nous avançons l'idée que l'humour, l'autodérision, la distanciation à l'égard des mythes fondateurs dans les Sagesses, sont superposables à leur approche de la douleur. Nous pensons que les sagesses qui utilisent l'humour, refusent la douleur.

 

Cependant l'auto-dérision de l'humour juif, peut être considéré comme masochiste par certains. Puis on évoque le Mur des Lamentations ou bien le livre des lamentations de Jérémie. Pour conclure rapidement que, décidément le Juif est trop souvent dans la plainte et dans le masochisme. Quand est-il de cette affirmation? Est-elle pertinente?

 

 

Rappelons que le Mur des Lamentations est une invention britannique du XIXème siècle, traduite de l'arabe! Pour les juifs, nulles lamentations, le Mur est le Kotel occidental, mur ouest, lieu de vœux et de prières, pas un lieu de plaintes.

 

Cependant la souffrance imprègne toute la culture juive.

 

Un exemple à travers Esaü, le frère de Jacob. Il a vendu son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Esaü se dit Esav en hébreu, qui signifie ce qui est fait. Qui ne peut donc plus changer, sans évolution possible, à l'inverse de toute la pensée juive. Esaü est l'ascendant d’Amalek le pire ennemi des hébreux, l'exterminateur. Autant dire qu’ Esaü est vraiment mal considéré. Pourtant une Tradition des Sages rapporte que les larmes qu’ Esaü a versé le jour où il a appris que, Jacob venait de lui voler la bénédiction de leur père Isaac, ce sont ces larmes-là que les souffrances d’Israël sont en train de payer.

 

 

L'humour yiddish a pourtant dénommé l'homme qui est adepte de la plainte: le Kvetscher, qui vient de Kvetsch la plainte. L'autodérision conduit à des formules comme " Born to Kvetch", né pour se plaindre.

 

En 1945, le procureur général représentant les États-Unis au procès de Nuremberg, Robert Jackson prépare le procès et déclare: "Il ne faut pas faire venir les Juifs à Nuremberg, ni les faire témoigner, car ils ont toujours tendance à exagérer leurs souffrances". Il faudra attendre le procès d' Adolf Eichmann en 1961 pour entendre les témoignages de la Shoah.

 

 

Mais en réalité la "plainte juive" n'est pas masochiste, elle ne vise pas à obtenir de la jouissance de la souffrance; elle est surtout du coté du rire et de la vie. Le code de la plainte est: "je me moque de moi en train de me plaindre, non pas de la situation en soi, et, je réagis à mon angoisse et je m'adapte". Il ne faut surtout pas prendre la plainte pour argent comptant!

Le juif est heureux et inquiet. Il vit en situation de veille. Il est toujours aux aguets et à l'avant garde sur le plan religieux, culturel, artistique, scientifique, économique...Alors l'humour juif surgit surtout pour se distancier d'une histoire marqué par les persécutions, les évictions et les massacres. Un exemple, la scène se passe à Auschwitz: "Mais où est passé Isaac?", "il s'est suicidé", "Ah, il ne faut jamais empêcher un juif de vouloir améliorer sa condition."

 

Daniel Sibony nous dit que le rire, c'est secouer l'identité en étant sûr qu'on peut la récupérer. Sinon c'est l'angoisse...Il faut saisir l'humour dans la Bible en général et même dans le livre des lamentations de Jérémie en particulier: "Jusqu'à quand, Oh mon Dieu, vas-tu te mettre en colère éternellement?" Se plaindre, c'est se consoler de son malheur afin de l'éloigner. Se plaindre de sa douleur, de sa souffrance, a pour but de l'écarter. La plainte peut être une litanie réconfortante et rassurante. Mais par l'humour et l’autodérision, on se console aussi de son bonheur d'être élu. En 2012, le Grand Rabbin Gilles Bernheim écrit: "Et au plus profond, l'homme qui rit de lui-même va vers sa Vérité". En écho Daniel Sibony avance que "Le Je est l'ensemble des jeux qu'il a pu supporter".

 

Quand la douleur et la souffrance sont trop fortes, les règles de pudeur, de Tsiniout vont alors intervenir.

 

 

 

 

Nous conclurons avec l'écrivain juif polonais Stanislaw Jerzy Lec, évadé en 1943 d'un camp de concentration, qui disait: "Ne succombez jamais au désespoir: il ne tient pas ses promesses".

 

 

 

 

 

 

 

Mur Occidental ou Kotel, Jérusalem

 

 

Bibliographie:

1- Yerushalmi Yosef Hayim, Le Moïse de Freud, p 84, Gallimard, Paris, 1993

2- Sibony Daniel, Le sens du rire et de l'humour, Odile Jacob, Paris, 2010

3- Iancu-Agou Danièle, Les médecins juifs en Provence au XVe siècle; praticiens, notables et Lettrés

4- Iancu Carol, , Les Juifs et la médecine à Montpellier au Moyen Age, La Médecine à Montpellier du Xlle au XXe siècle (sous la direction de L. Dulieu), Havas, 1988

5- Gustave Marc Gilbert, Le journal de Nuremberg, Flammarion, Paris, 1947.

 

 

 

 Dernière mise à jour de la page: 19 09 2019

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
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