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Narcose toxique, narcose de transfert - Dr Pierre DECOURT

Dernière mise à jour de la page: 2 juillet 2009

 

Dr Pierre DECOURT

Psychiatre psychanalyste

Montpellier
 

Un peu de poison de temps à autre; cela donne des rêves agréables. Beaucoup de poison pour finir, cela donne une mort agréable!

Nietzsche

La différenciation est caduque d'un point de vue psychanalytique entre drogue dure et douce. La démarche psychanalytique porte sur la recherche des repères structurels qui fonderont une clinique des toxicomanies, à partir de l ' élaboration de la relation inconsciente que le toxicomane tisse entre lui et le toxique, entre lui et l 'analyste. Ce dernier propulsé à la périphérie de son cadre  théorico- spéculatif fondé à l 'origine de la psychanalyse sur le complexe d'œdipe, s' expose tant dans ses certitudes théoriques que dans sa personne! Aussi sera t 'il  confronté à plusieurs paradoxes, contradictions, ou autres apories.

 Enumérons en quelques uns.

1°Il n 'est pas sur que les psychanalystes soient les mieux placés, pour aborder la difficile question de l 'addiction, ses conséquences et les traitements qui conviennent . A bien des égards, les psychiatres et les intervenants sociaux trouvent des réponses plus pragmatiques et plus  immédiates, mais leur degré d 'implication personnel dont leurs réponses sont porteuses, les conduit parfois sur le divan.

2° Rares sont les patients souffrant d'addiction qui consultent un psychanalyste et dont la demande dépasse les premières bonnes intentions.

3° De surcroît,  il n 'existe pas à proprement parler une métapsychologie de l 'abus, même si le point de vue économique s' y réfère; il existe en revanche une métapsychologie de la dépendance ou plutôt des dépendances.

 4°  Enfin la rencontre avec les consommateurs de drogues est toujours une épreuve. L'analyste s'engouffre dans l'exploration d'un champ, celui de la non pensée, de l'indicible, de l 'agir. Ses outils seront inévitablement  soumis aux vicissitudes du potentiel destructeur exploré. Aussi, bien souvent il faut l 'avouer, les analystes se dérobent, ou  se  réjouissent pudiquement de la rareté des demandes. Quand  certaines alliances thérapeutiques peuvent se sceller, elles sont décrites souvent comme orageuses et violentes. Elles illustrent parfaitement la description faite par Bergeret de la " violence fondamentale" , violence non érotisée, régulée par le principe du tout ou rien; " c'est toi ou moi" . Dans ces rencontres, y apparaît,  la dépendance à l 'objet dans toute sa complexité. L' abus domine,           l 'excès triomphe, la destructivité règne en maître absolu! Cadre et théorie sont mises à mal. L' analyste se sent souvent comme abusé, pour ne pas dire désabusé, comme soumis aux effets stupéfiants de l ' échange,  prisonnier de l 'asservissement narcotique dont le patient est lui même la proie. On assiste alors à ce que j 'appelle cet état de co- stupéfiance qui répond au" fantasme le plus profond du toxicomane  qui est de faire tomber son thérapeute, d'en faire un dealer ou même de le rendre toxicomane, de  faire qu 'il  devienne  le dealer de son thérapeute, et de renverser la situation de dépendance." [1]

Univers de la paradoxalité au sein duquel l 'analyste est  perçu  comme ce toxique, poison et plaisir à la fois  dont le sujet attend tout et rien en même temps.

Vous êtes ma pompe à morphine, me disait dernièrement un patient, pour dire combien la perspective d'une séparation était douloureuse; Quand ça va pas, j 'appuie un petit coup, puis je relâche.

Comment mieux illustrer l 'emprise et ses effets sur l 'objet. Dépendant du désir destructeur du toxicomane, l' objet - analyste  n 'a d'existence que dans la soumission et la passivité. Cependant, tout manquement , toute absence de l 'analyste, seront perçus comme une défaillance insupportable; pire,  toute tentative de se soustraire à l'emprise constitue une menace, une attaque! Les séparations sont perçues comme des ruptures. Leur potentiel traumatique est dévastateur. Elles redupliquent des traumatismes antérieurs, lointains et inaccessibles et  résonnent comme l'annonce de la  mort.

Ne retrouve t' on pas là, dans le lien du toxicomane à son thérapeute le même rapport tyrannique qu 'il entretient avec le toxique, objet           d 'addiction. Ce rapport évoque le thème du pharmakon décrit par Platon. Platon nous  éclaire sur le rapport hétérogène et magique qu ' entretient le sujet avec le toxique.

L 'opération du pharmakon est à la fois conservatrice et destructrice. Dans l'acception grecque, le " pharmakon" définit toute substance salutaire ou malfaisante. Remède ou poison, l 'opération du pharmakon est cet acte qui transforme, entraîne une modification salutaire ou malfaisante.[2].Le recours au pharmakon, contient toujours l'espoir d'une guérison et son envers. L'opérabilité de ce médiateur est forte, immédiate, favorisant l' ultime incorporation d'un objet magique et dangereux. Par ses effets, il efface les oppositions, faisant communiquer les contraires; dehors-dedans, plaisir et destructivté se confondant. Le pharmakon guérit et tue à la fois, comme l 'injection qui sauve ou qui euthanasie, selon qui pousse la seringue et avec qu'elle arrière pensée.

Parfois

les rencontres entre l 'analyste et un sujet toxico-dépendant,  même brèves, inventent  un nouveau champ relationnel qui est précisément celui d'une clinique psychanalytique de la toxicomanie.

 L' analyste est contraint d' inventer à chaque instant un dispositif mental nouveau en puisant au plus étrange de lui même, aux confins de ses ressources mentales. Parfois c'est le dispositif lui même qui doit être réinventer; afin de concevoir de nouveaux montages, voire de nouveaux lieux de rencontres, afin de permettre la naissance de nouveaux espaces  de jeu au sens winnicotien..

Mais c'est souvent avec la rupture du lien de dépendance à         l 'autre ou à certains  idéaux,  qu' apparaîtront un certain nombre de manifestations psychopathologiques. Le sujet peut alors tenter avec des artifices et des fortunes diverses, de renouer avec l 'objet perdu.

Qui mieux que Baudelaire[3] en hommage a une amie perdue,  peut traduire les effets attendus du toxique.

L 'opium agrandit ce qui n 'a pas  de bornes,

Allonge l 'illimité

Approfondit le temps, creuse la volupté,

Et de plaisir noirs et mornes

Remplit l 'âme au delà de sa capacité.

Même

 si la pathologie addictive décentre la psychanalyse de son champ habituel d 'expérience, elle soulève une question essentielle, celle de la dépendance.

 Faut il rappeler que la dépendance n'est pas en soi pas une maladie; bien au contraire, elle caractérise certains aspects de l 'humain et de son développement, dans ses rapports avec lui-même et avec autrui. La dépendance au Surmoi , au narcissisme dans ses formes les plus structurantes pour la construction identitaire , la dépendance aux idéaux ou aux  croyances constitue un trésor dont les  manifestations  sont présentes  à tous les âges de la vie, depuis cette forme première de prématurité , qu 'est la neotenie, jusqu' à cet état de dépendance dont l' âge se fait le reflet ultime. 

Parce que  la dépendance est une des composantes profonde  de la condition humaine,  l' expérience des  psychanalystes peut s' avérer précieuse, dans l 'exploration du thème proposé.

Nous  essayerons de définir ce que pourrait être la fonction addictive et son rôle dans l 'économie psychique des toxicomanes.

La fonction  addictive et ses destins

 Deux exemples pour argumenter l 'hypothèse d'une fonction addictive!

celui d e Freud et celui de Déborah qui illustreront à la fois  l' hétérogénéité des addictions et leur caractère  paradoxal.

L 'intérêt des psychanalystes pour la question de la  dépendance  et  de l' addiction  est historique. Elle est antérieure à ce que Freud avait observé à propos de l' hypnose à propos de laquelle il écrit ; " Elle induisait, écrit il, une relation de dépendance entre     l 'hypnotisé et l 'hypnotiseur" , dont il convenait de se prémunir. Cette question de la dépendance et son énigme resteront  présentes tout au long de l 'œuvre d e Freud. Elle donnera naissance à la théorie  du transfert. Son intérêt se renouvellera avec l 'observation de certaines formes morbides du transfert, rendant parfois, la cure interminable.

  Un rappel historique s' impose pour argumenter notre propos!

Pour beaucoup, ce rappel sera redite mais il  me donnera l 'occasion de réfléchir et ce sera une partie de ma contribution, aux conditions de     l 'auto- sevrage  de Freud, dans ses rapports avec la création et la sublimation. Certains pourront  y voir un destin possible de l' addiction , c'est à dire un destin qui ouvre sur l' espace symbolique , celui de la créativité.

L' addiction de Freud [4]à la cocaïne fut à la fois source d'un enthousiasme scientifique réel, supposé lui apporter la célébrité, avec la découverte espérée de ses propriétés anesthésiques, mais fut aussi un adjuvant apprécié, stimulant sa propre créativité, et ses recherches. Nul n' ignore que son rapport avec la cocaïne fut un rapport complexe, source d'un immense espoir, à la fois scientifique et personnel, et d'un plaisir que les hagiographes ont tenté de minimiser ou dénier.

Aussi son dépit fut grand, ses ambitions déçues car la découverte des  propriétés anesthésiques du cocainum muriaticum en ophtalmologie lui échappa. La découverte appartient à Karl Koller .IL la fit  durant l ' été 1884, et   Freud la reconnaîtra assez tardivement et avec une relative rancœur.[5]

La consommation personnelle de Freud fut importante et étalée sur le temps; on considère que celle ci aura duré environ 12 ans( 1884 - 1896-peut être 1900) .Symptôme tenace d' un asservissement réel, mais aussi  source de satisfaction, puisque qu 'il en recommanda  la consommation à son entourage et en particulier à sa fiancée Martha, au prétexte " qu'elle  effaçait la fatigue, calmait sa terrible impatience" , et " déliait sa langue" .

C'est  le décès de son ami proche, Fleisch Von Markov d'une malheureuse tentative de sevrage  de sa  morphinomanie, par un traitement substitutif , premier du genre, et recommandé par Freud[6], à base d 'injection sous-cutanée de cocaïne,  qui causera la mort de cet ami. Bouleversé, Freud cessera progressivement la consommation de cocaïne.

Addiction, deuil,  sublimation et création

Double déception donc: la célébrité due à la découverte des propriétés anesthésiques lui échappait; un ami cher disparaissait, faisant peser une lourde culpabilité sur les épaules du jeune chercheur.

Mais plus intéressante est la prise en considération du travail psychique de Freud qui lui permettra de faire face à ce double deuil ; celui  de son ami cher, et le deuil de cette sournoise accoutumance .

Face à cette double perte de quels ressorts disposait Freud  pour surmonter l 'épreuve?

-                Les vertus antidépressives de la cocaïne ne suffisaient pas.               La rencontre avec Fliess eut un rôle déterminant dans le double travail de deuil que la réalité lui imposait. Tour à tour confident, conseiller, plus encore, thérapeute malgré lui,  Fliess  eut un rôle de substitution, d'objet de remplacement, de substitution en quelque sorte.

-                 La relation qui se déploya entre les deux hommes fut marquée par une profonde dépendance offrant à Freud plus qu 'un soutien , mais essentiellement un cadre psychique pour la poursuite de ses recherches, dont il tint son ami scrupuleusement informé .

Quelles étaient ses recherches ?

-                L' influence de la cocaïne  et ses effets narcotiques[7] sur sa propre activité onirique avaient stimulé sa vigilance. Cet intérêt a été déterminant  et joué un rôle  la  découverte essentielle, de son œuvre; la science des rêves . Deux rêves bien connus de Freud survenus dans le prolongement de l 'expérience  freudienne avec la cocaïne, vont marquer la naissance de la psychanalyse, et un tournant dans sa vie. IL s'agit du rêve de l 'injection faite à Irma, patiente dont la cure ne lui aura pas apporté les résultats escomptés, ce dont il se sentira personnellement très affecté, et du rêve de la monographie botanique. IL serait superflu ici de procéder à une nouvelle interprétation de ces deux rêves, objets d'innombrables études. Cependant on observera qu 'ils révèlent  au delà des éléments d'une actualité qui l 'affecte durement, les processus inconscients à l' œuvre dans le moi du reveur.

-                le thème de l' injection  renvoie aux injections de cocaïne prescrites à  Irma, l 'autre, celui de la Monographie botanique met en scène cette fameuse plante dont la forme des feuilles s'inscrit dans les pensées oniriques du rêveur, évoquant  la coca.

substitution et déplacement

Les mécanismes que Freud repère  en premier dans les rêves et l' interprétation qu' il en donne sont ceux du  déplacement, c'est à dire de la substitution! il observe une série de ricochets ou les personnages présents dans le rêve prennent la place de personnages qui lui sont proches, trop proches pour figurer comme tels. Grâce au travail du rêve ces personnages prennent des identités d'emprunt.

Si ce processus de substitution appartient au travail du rêve, constatons qu' avec son  interprétation, surgit une découverte essentielle. Au discours conscient, se substitue une autre logique , celle de l 'inconscient dont la conclusion en 1900 sera;

Je cite Freud, " Le rêve expose les faits tels que j' aurai souhaité qu'ils se fussent passés; son contenu est l 'accomplissent d'un désir, son motif,  un désir." [8]

S' opère un deuxième niveau de  substitution plus interessant.  L' 'excitation psychique provoquée par cette immense découverte lui procure t' elle un plaisir de pensée qui se substitue aux plaisirs artificiels? Simplification extrême! Mais le début de l 'abstinence du maître viennois est contemporaine de la découverte des mystères qui régulent l 'activité onirique! Comme si au plaisir narcotique s'était substitué un plaisir d'une autre nature, le plaisir de la découverte  et  de l'investigation.

Je ne peux ici que souligner le rôle de la fonction sublimatoire mise en jeu dans cette profonde transformation qui va déplacer le centre d' intérêt des recherches de Freud.

Si l'exemple freudien nous intéresse , ce n'est pas seulement en vertu de l 'addiction freudienne, mais par l 'élaboration mentale qui permet ce passage entre une dépendance tenace, et ses effets narcotiques et une théorisation de la fonction onirique, et  de la dépendance!

On arguera que cette " guérison" ne fut que relative, le temps de sceller à jamais un fort tropisme pour le tabac, pour au terme de sa vie solliciter son médecin Max Schurr , afin d'abréger sa souffrance en ayant recours à une injection de morphine. D'autres entre temps, de façon plus spécieuse, verront dans la théorisation du transfert une nouvelle détermination à explorer une autre forme particulière de dépendance. Apres tout pourquoi pas?

L' exemple freudien a ceci d'intéressant à propos du  phénomène addictif: Il illustre les conditions de la disparition progressive d'un symptôme, son penchant pour la cocaïne, grâce à la découverte  d' un champ nouveau ,celui  de l 'inconscient  où ses expériences ont trouvé à s'inscrire selon des modalités  dont il proposera une modélisation originale .Ainsi l 'addiction de Freud, nourrit une hypothèse de réflexion à partir de ses propres expériences et engage un travail psychique douloureux qui s 'appuie sur un double deuil. Naîtra de cette évolution interne, une théorie; la science des rêves.

 Le phénomène addictif est ici un médiateur entre un penchant pour certains états de modification de la conscience et la découverte universelle du sens contenu dans les états oniriques et les rêves.

Addiction et auto-guerrison

Pour Déborah, tout essai de sevrage d'une polytoxicomanie débutée à l' âge de douze ans menace gravement son espace psychique. L 'effondrement la guette, l' anéantissement de ses maigres ressources psychique prompt à révéler sa vacuité interne, et l 'absence de toute activité représentative. Elle illustre ces états d' agonie psychique tels que René Roussillon [9]les a décrits. Ces états sont au delà du manque et  de l 'espoir.

A défaut de pouvoir symboliser son vécu douloureux, seul le recours au toxique peut l' apaiser passagèrement, mais efficacement .  Ce recours au toxique qui calme et détruit à la fois, illustre le double fonctionnement du pharmakon. Ces expériences de tension et de  plaisir sont sans représentation, sans issue.

L e recours au toxique participe de mon point de vue du fonctionnement des procédés auto- calmants[10], à la recherche désespérée de l 'apaisement assurant un embryon de survie psychique .

Les procédés auto- calmants sont des procèdes de portée générale, présents chez tout individu. Ils se caractérisent par la décharge motrice d'une quantité d'angoisse plus ou moins grande.

         Certains d 'entre nous auront besoin pour écrire, de fumer, d'autres pour apprendre un texte de déambuler, de parler à haute voix,  d'écouter  de la musique etc …ils sont comme une sorte d'adjuvant, de stimulant de l' activité de pensée, qui n 'est aucunement entravée habituellement dans son déroulement, bien au contraire , elle se trouve stimulée, nourrie!

Dans d'autres cas, comme pour ce qui concerne Déborah, les procédés auto-calmants prennent une place démesurée, et empêchent les processus de pensée de se déployer. Ils révèlent alors de grandes difficultés pour un sujet à contrôler l' angoisse éprouvée et poussent inexorablement à la répétition de la consommation de toxiques. Ils assurent une certaine forme de défense contre la désintégration mentale, en faisant appel à la motricité et à la perception. On peut considérer que ces procédés sont  à l'œuvre dans les expériences de manque; ils participent d 'une forme de survie psychique, cherchant à sauvegarder le capital narcissique restant, en relançant les activités auto-érotiques de base.

Très tôt, pour Déborah, c'est à dire dés l 'enfance,  les ingrédients furent réunis pour que la fuite dans la consommation de drogue devienne à la fois une modalité de résolution des tensions et l' objet d' une souffrance extrême, à la fois bruyamment affichée et déniée à la fois. Récemment l 'accélération brutale du rythme des conduites toxiques et des conduites à risques venaient décapiter tous les projets porteurs d' un caractère organisé et structurant , pouvant offrir une limite à une dérive inéluctable, tout en répondant à ses besoins vitaux. Comment dans ces conditions assurer la survie des lambeaux d' une relation qui ne cessaient de se dissoudre? Déborah était là, prisonnière d'un logique négative, au sein de laquelle on observe un renversement radical des valeurs. La souffrance devenait plaisir, la peur, excitante, le sommeil terrifiant, l' exhibition des auto- mutilations source d'une profonde jouissance, l 'état narcotique malgré ses pièges, une finalité protectrice! Ces manifestations, où le fonctionnement de l 'appareil psychique s'emballe, en déconstruisant ce qui peut faire lien sont  un défi pour  l 'analyste, attaqué dans ses propres capacités à penser et à soutenir un cadre, même minimaliste. Dans le meilleur des cas, ce fonctionnement donnera naissance à une sorte de perversification du lien à l'autre, et au cadre, perversification qui suppose déjà une forme d'organisation mentale ou sein de laquelle la castration bien que déniée a traversé l 'espace psychique du sujet..

 Tenter de faire des liens entre des expériences appartenant à son histoire et leur répétition dans le hic et nunc de la séance, au mieux ne sert à rien! au pire, réactive des situations traumatiques du passé, à coup s^ur, " delamine" la trame du tissu relationnel.

  Pourtant Déborah était bien là! Quel lien subsistait -il au sein de ce chaos? De fait, la concordance fantasmatique ultime entre nous, reposait sur l 'idée de la mort! Nous partagions une même idée ; l'idée de la mort! Mort de nos processus psychiques respectifs, probablement! une sorte de " co- sensorialité" assurait- elle un lien entre nous? " Elle est en phase terminale" pensais- je, convoquant pour traduire ce que j'éprouvais,  l' appellation funeste  réservée aux grands malades considérés comme perdus!

L'expérience toxique et ses effets narcotiques fonctionnaient pour Déborah,  comme ultime évitement du vécu d'anéantissement. L'expérience narcotique avait ce mérite; faire surgir furtivement des sensations qui contribuaient à la survie et au sentiment d'existence.

Survivre psychiquement, grâce au recours aux stupéfiants revitalisait artificiellement les lambeaux d'un univers psychique terrassé par l'assèchement des satisfactions auto-érotiques de base. La fonction addictive fonctionnait comme une tentative  désespérée d'auto-guerison. En effet, la répétition des expériences toxiques a une finalité, généralement mal comprise, pourtant capitale. Elle cherche à renouer avec l' éprouvé de la satisfaction acquise lors de l'expérience précédente, craignant que sa trace ne s'évanouisse et disparaisse. Se dessine ainsi, un avant et un après, constitutif d' un rythme qui inscrit l'expérience dans une temporalité. Ainsi, la répétition et c'est sa fonction positive, vise à assurer tant bien que mal une sorte de continuité entre l 'actualité d'un vécu et les traces somato-psychique de l 'expérience sensorielle précédente, dans l 'espoir de construire un souvenir durable, premier temps de la revitalisation d' une mémoire effondrée. Voilà ce qu 'est la fonction addictive et sa paradoxalité. Le recours répété à l'expérience narcotique qui empoisonne et revitalise.

Ainsi,  avec ces deux exemples aux antipodes l 'un de l' autre, on peut saisir la complexité de la fonction addictive; sublimée et créatrice  dans l 'expérience freudienne, terrifiante pour Déborah qui la précipite  dans un gouffre sans fond, dont elle ne peut s' extraire qu 'en ayant recours aux stupéfiants, mais qui lui offrent in fine la possibilité de faire l' épreuve psychique des effets de sa propre sensorialité, d'exister.

Narcose toxique, Narcose transférentielle?

Je disais au début de cet exposé combien la rencontre avec les sujets addictifs faisait voler en éclats nos connaissances Dans d'autres situations psychanalytiques appliquées par exemple à des névroses graves ou a des états limites, on observe les mêmes impasses que celles rencontrées avec les toxicomanes .Ces échecs ont ceci en commun; ils se manifestent par une dégradation incontrôlable de        l 'état psychique du sujet. L' analyste assiste alors impuissant à une régression des progrès durement acquis pendant la cure. Pourtant,       d 'aucune manière le sujet ne peut concevoir une interruption de celle ci. Avec le concept de masochisme primaire, de réaction thérapeutique négative, Freud y voit l' œuvre de la pulsion de mort et de son pouvoir de déliason.

Ce rapprochement entre échecs observés dans le traitement des patients toxicodependants et dans certaines cures analytiques, ouvre une voie de recherche prometteuse .L 'exploration des formes de dépendance morbides, à l'analyste ou aux toxiques conduit à rencontrer le concept de narcissisme dans ses rapports avec l 'objet. De quel artifice, de quel support le sujet a t' il besoin pour survivre psychiquement? La quête d'une supplément ou d'une suppléance vise à anesthésier la souffrance et protéger des carences narcissiques insondables. La narcose toxique ou transférentielle a cette fonction .

Narkos[11], le narcisse depuis la plus haute antiquité apparaît comme une fleur séduisante, fascinante qui peut entraîner la mort; elle a des propriétés narcotiques; fleur de l'illusion et de la séduction, elle est une fleur funèbre.

On distingue ainsi deux pôles dans le mythe, deux aspects que l'on retrouve au cœur de la problématique narcissique des toxicomanes.

-                Un aspect végétalhypnotique révélant le pouvoir effrayant de l'illusion , de la démence[12].

-                Un aspect créatif,donnant naissance à l'image de soi.[13]

On observe la dimension paradoxale du mythe; folle et organisatrice à la fois, tellement présente dans toute addiction!

Pierre DECOURT

115, avenue de Lodeve

34070 Montpellier



[1] Lembeye Pierre " Nous sommes tous dépendants  Odile Jacob, 2001. P. 142

[2] op . cit. p.98

[3] " Le Poison" ,  in les Fleurs du mal.

[4] L' étude des rapports de Freud avec la cocaïne a on le sait été assez largement délaissé, voir censuré par les biographes officiels au point que pendant très longtemps le texte " uber cocaïne " fut maintenu à l'index

[5] Il attribuera à Martha  la cause de cet échec pressée qu 'elle fut d e voir son fiancé la rejoindre à Vienne.

[6] Amputé du pouce droit suite à une infection,  Von Markov etait devenu très dépendant de la morphine,  connue aussi pour ses propriétés analgésiques. Cette grave dépendance  se rajouta aux difficultés de ce talentueux physiologiste. Le sevrage tenté sur les conseils de Freud[6] par injection sous-cutanée de cocaïne lui fut fatale

[7] Sami -Ali ;l'ivresse cannabique restitue l 'état d e rêve

[8] Freud .S. De la Cocaïne,  éditions complexe; p. 198

[9] Roussillon René. Agonie , clivage et symbolisation. PUF. 1999

10 Smadja Claude ;" a propos de procédés autocalmants du Moi" in Revue française  de psychosomatique1993. N. 4

[11] Hadot Pierre Le mythe  de Narcisse et son interprétation par Plotin, in Narcisses N.R.P n°13 1976

[12] Pour Ovide, Narcisse " fut le seul, et le premier à concevoir un absurde amour pour lui même" . Hormis l 'interprétation d'Ovide , toutes les interprétations du mythe son unanimes ;lorsque Narcisse se voit dans la source, ce n' est pas lui qu'il croit voir, mais un autre. IL tombe amoureux de cet autre, un autre homme dont la beauté le fascine, sans savoir que c'est son propre reflet dans l'eau qui l'attire.il ignore que ce reflet est son reflet

[13] cette imagedevient un objet érotique pour la mère. L'amour de soi  n'est que le prolongement de l'amour de l'autre pour soi! 

 
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